Revue musicale - 14 janvier 1918

La bibliothèque libre.
Revue musicale - 14 janvier 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 457-468).
REVUE MUSICALE


Concerts de M. Edouard Risler. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Béatrice, légende lyrique en quatre actes ; paroles de M. Robert de Fiers et de Caillavet, d’après Charles Nodier, musique de M. André Messager. — M. Battistini dans Henry VIII. — Pour le centenaire de Gounod.


En écoutant pour la première fois après plus de trois années, et lesquelles ! un opéra, la Béatrice de M. Messager, nous posions tout bas à la musique, à la musique de théâtre, la vieille question : « Que me veux-tu ? Qu’y a-t-il présentement de commun entre toi et nous ? » Depuis si longtemps, nous vivions séparé, comme exilé de cette musique-là, qu’une reprise de contact avec elle ne pouvait manquer de nous causer un certain trouble, une sorte de vague malaise. L’autre musique, la musique de concert ou de chambre, celle qu’on a si bien nommée la musique pure, répond mieux, par sa pureté même, par ce qu’elle a de plus serein, de plus auguste et de plus libre, aux pensées, aux sentimens qui sont les nôtres aujourd’hui. Loin de les offenser jamais, ou seulement de les détourner, de les contraindre, elle les respecte et les seconde. J’en atteste les concerts donnés par M. Edouard Risler, seul d’abord, ensuite avec M. Lucien Capet, cet autre grand interprète des maîtres, leur interprète fidèle, pur, et je dirais volontiers religieux. Ils ont témoigné magnifiquement, ces concerts, de l’accord mystérieux, éternel, — où le regretté Charles Lévêque voyait la nature et l’essence même de la musique, — entre « les belles formes des sons et les belles forces de l’âme. » Plus haute et plus profonde que jamais, comme si la douleur, le deuil public, et le sien même, l’avait encore ennoblie et spiritualisée, l’exécution, par M. Risler, de certaines œuvres sublimes, a été digne de ce que ces œuvres sont, digne aussi des jours où nous sommes, qui les font plus sublimes encore. Oui, « les forces de l’âme, » l’incomparable artiste a su les exprimer par « les forces des sons, » mais également, et d’une façon plus rare peut-être, par leur tranquille et sûre plénitude, par leur calme et leur majesté. Sur nous, en nous, la splendeur pacifique d’un adagio de Mozart, de Beethoven pu de Chopin, grâce à M. Risler, a rayonné. « Pacifique, » fût-ce aujourd’hui, necraignons pas d’écrire le mot, à condition de le bien entendre. Paceêm summa tenent, a dit un ancien. Mais la paix dont il parle et qu’il envie, celle qu’au milieu même de la guerre, le grand art seul nous donne et la seule qu’il nous soit permis de goûter, cette paix ne trône que sur les cimes, ce n’est que là qu’il la faut chercher.

Ne la demandons pas, en ce moment, à la musique de théâtre. Musique « appliquée, » ainsi qu’on l’appelle quelquefois, nous souffrons mal aujourd’hui qu’elle nous « applique, » nous attache nous-mêmes avec elle à de vaines apparences, à des fictions, à des mensonges enfin, alors que la réalité, plus que sérieuse, terrible, nous presse de toutes parts et tout entiers nous possède. Voilà sans doute la première, sinon la seule des raisons qui nous firent prendre un plaisir moins vif à Béatrice qu’aux précédentes comédies lyriques, opéras-comiques, et même opérettes, d’un compositeur aimable entre tous ceux de notre pays. Aussi bien cela n’empêche pas que, s’il y avait pour la musique, comme pour les paroles, une Académie française, elle eût bien fait, avant Béatrice, et même après, d’accorder un prix, un prix de français, à M. André Messager, pour l’ensemble de son œuvre. Il a, le musicien d’Isoline et de la Basoche, de Mme Chrysanthème et de vortunio, voire de Véronique et des P’tites Michu, il a, comme le Daniel Eyssettes d’Alphonse Daudet, « une si jolie manière de dire les choses ! » Non pas toutes, il est vrai, mais les choses délicates, légères, spirituelles, poétiques parfois, qui sont, elles aussi, choses de France. Entre l’opéra-comique et l’opérette, Isoline forme une espèce de compromis ou de passage, et délicieux. Le style en est aussi loin de la fadeur que de la trivialité, de la tension et de la prétention que du relâchement. Tout y est facile et rien n’y est banal. A chaque instant, la plus simple des mélodies, le rythme le plus familier, s’avise d’un tour ou d’un détour heureux, s’avive d’un accent, parfois d’un éclat, qui le relève et semble le renouveler.

La musique de la Basoche, celle du premier acte surtout, chante et sourit encore, d’un peu loin déjà, dans notre mémoire. Maître Clément Marot et Colette sa femme faisaient là-bas le plus gentil, le plus mélodieux ménage, que venait troubler, un moment, une aventure à demi plaisante et mélancolique à demi. Les circonstances amenaient entre les deux époux une scène de reniement obligatoire et réciproque, analogue, en petit et dans l’ordre conjugal, à la rencontre, maternelle et filiale, de Fidès et de Jean, au quatrième acte du Prophète. C’est en petit également, et, bien entendu, sans l’ombre de réminiscence, d’imitation, encore moins de parodie, que M. Messager avait traité cette réduction, transposée, d’un grand sujet. Mais il y avait mis infiniment de goût, de mesure et de grâce, avec une sensibilité furtive et discrète, qui ne laissait pas d’attendrir. Il en avait soigné jusqu’aux détails, aux alentours, donnant une saveur d’archaïsme à deux chansons de Marot, (sur des vers du poète), et surtout, à certain chœur de femmes à la fontaine, un charme de langueur et de rêverie nonchalante, que le Bizet de Carmen et du chœur des Cigarières n’aurait pas désavoué. Ainsi, même au cadre d’un aimable tableau de genre, ni le pittoresque ne manquait, ni la poésie.

Il n’est pas jusqu’à la poésie de Musset, dont la musique de M. Messager n’ait, un jour, approché. Dans Fortunio, la musique est, beaucoup plus que les paroles, d’après l’auteur du Chandelier ou selon lui. Elle exprime en notes fines et légères, souvent spirituelles, quelquefois profondes, le caractère de Jacqueline et celui de Fortunio : de celle-là, tantôt la coquetterie perverse, tantôt les grâces amoureuses, savoureuses, et le sensuel abandon ; de celui-ci, la juvénile, inquiète et frémissante ardeur. Nous l’avons dit naguère, et nous ne saurions nous en dédire, deux actes de Fortunio, sur quatre, les deux premiers, ne sont pas loin de faire la moitié d’un petit chef-d’œuvre. La fameuse chanson n’est pas fort inégale à celle, que nulle autre n’égalera tout à fait, d’Offenbach. Pleines de malice, les dernières pages nous donnent comme une paraphrase, mais brève, pimpante, ironique à souhait, de la réplique : « Chantez donc, monsieur Clavaroche !  » par où finit la comédie littéraire. Et le mérite n’est pas mince, pour la comédie musicale, de compter maint passage où Musset, le plus musicien de nos grands poètes, se serait reconnu et qu’il eût aimé.

Un de nos poètes encore, un moderne, avait pu trouver çà et là dans une précédente partition de M. Messager, non seulement une image sonore et fidèle de visions qui lui sont chères, mais quelques traits, ou quelques échos de ses pensées et de son âme elle-même. Plus qu’ingénieuses et plaisantes, deux scènes au moins de Mme Chrysanthème sont d’une véritable, d’une émouvante beauté. La première est le dialogue, par où commence l’ouvrage, entre Pierre et son « frère Yves, » sur la passerelle du navire qui les emporte au loin. Ce lointain mystérieux, attirant, Pierre se le figure sous plus d’un aspect tour à tour. Tantôt, insouciant, il s’en amuse d’avance ; tantôt il y rêve, pensif et vaguement charmé. Mais en lui, soudain, voici qu’un souvenir surgit et, plus fort que son rêve, en dissipe le charme. Ce n’est plus le Japon, qu’il imagine et qu’il désire, c’est la Bretagne qu’il se rappelle, qu’il regrette, et qui le reprend. La reprise est soudaine, plus que mélancolique, tout près d’être poignante. Ce prologue d’une œuvre exotique reste étroitement lié pour nous, ou plutôt, dans l’ordre et par les formes de la musique, il correspond à la définition profonde qu’un jour, et justement, croyons-nous, à propos de Loti, Jules Lemaître donna de l’exotisme : « Tandis que nous imaginons de nouveaux aspects de l’univers, il arrive qu’une fois bien entrés dans ces visions, nous y sommes mal à l’aise et vaguement angoissés ; nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l’accoutumance nous a rendues rassurantes. » Voilà précisément ce qui donne ici à la musique de M. Messager, comme souvent à la prose, — ou à la poésie, — de Pierre Loti, quelque chose de délicieux et de douloureux à la fois.

N’allez pas croire pour cela que la musique de Mme Chrysanthème fasse le moins du monde, par un trop facile artifice, l’exotique et la japonaise. Sans emprunter à l’Extrême-Orient un mode, une cadence, une harmonie, elle fait bien davantage. Plus soucieuse du dedans que du dehors, c’est à l’expression plutôt qu’à la description qu’elle vise. Il arrive pourtant qu’elle les rencontre ensemble, dans certain air très beau, — ce n’est qu’un « air, » en vérité, — très libre aussi, très souple, sans reprises ni redites, qu’une symphonie qui l’égale, accompagne et renforce. Il est chanté, cet air, ou cet hymne, par le jeune officier de marine revoyant le pays étrange et la petite maison témoin de ses nippones amours. Là encore les deux sentimens analysés tout à l’heure se partagent l’inspiration du musicien, la plus chaude peut-être dont ait jamais battu son cœur. Là encore, aux délices dont l’exotisme nous enivre, l’inquiétude et presque la douleur dont il nous tourmente se mêle. Pleine de désirs et de volupté, la musique l’est aussi de regrets, de mélancolie, presque de larmes. Alors elle nous divise, elle n’est pas loin de nous déchirer. Tandis qu’une moitié de nous-même s’abandonne, l’autre se refuse ou se ressaisit. Ici le paysage musical n’est pas, comme tant d’autres, un état d’âme seulement. Il en est deux, et leur rencontre, ou leur conflit, fait sa beauté. Encore une fois, quand un musicien tel que celui de Fortunio et de Mme Chrysanthème n’aurait que surpris au passage un peu de l’âme d’un Alfred de Musset et de celle d’un Pierre Loti, c’est peut-être assez pour qu’il ait bien mérité non seulement de la musique française, mais du génie même de la France.

Et maintenant, nous pouvons parler de Béatrice. Nous la jugerons sans trop de rigueur : elle a de si bons antécédens !

La légende lyrique, — et plus mélodramatique encore, — de M. Robert de Fiers et de Caillavet, d’après Charles Nodier et M. Maurice Maeterlinck, est l’histoire d’un intérim ou d’un extra dont se chargea la Sainte-Vierge dans un couvent de religieuses et dans les circonstances que voici. Nous les rapporterons de notre mieux, dans la mesure, malheureusement imparfaite, où l’obscure diction de mesdames et de messieurs les artistes chantans nous a permis de les connaître.

Le lieu de l’action a été transporté du Jura d’abord, puis de Flandre, en Sicile. C’est plus brillant, plus chaud, et les passions y sont plus vives. Premier acte : le cloître. Cantiques, processions, prières à la Madone protectrice, dont la statue domine un reposoir fleuri. Visite pastorale de Sa Grandeur Mgr l’archevêque de Palerme, célébration par lui de l’office, auquel une des moniales, sœur Béatrice, pour je ne sais quelle peccadille, est privée d’assister. Demeuré seul avec la petite pénitente, Monseigneur l’interroge, et bientôt il en apprend, d’elle et sur elle, un peu plus que la Supérieure et les autres n’en peuvent savoir. Béatrice aima jadis un sien cousin, Lorenzo, dont le souvenir l’occupe et la trouble encore. « Voyons, mon enfant, tâchez de n’y plus penser, et allez en paix. » Hélas ! elle ne tâche pas du tout, la pauvrette, elle ne tâche même pas de tâcher. Or, le bon prélat à peine parti, survient, toujours fidèle aussi, l’amoureux, l’entreprenant Lorenzo. Béatrice lui résiste, mais il a prévu sa résistance et, par deux hommes à lui, il fait ravir la rebelle. Alors, voyant ce rapt, en prévoyant les suites et les pardonnant d’avance, la Madone s’anime, descend de sa niche, et, par un miracle de miséricorde anticipée, elle prend, avec les voiles gisans de Béatrice, sa figure et sa place au1 couvent.

Second acte. La grande vie, la vie mondaine, ou demi-mondaine. Chez Béatrice et Lorenzo, dans leur somptueuse villa près de Palerme, orgie nocturne, selon l’appareil ordinaire des orgies de théâtre ; autour de la table, trois ou quatre couples ; sur la table, deux candélabres, quelques flacons dorés et deux compotiers de fruits. Entrain factice, fausse gaieté, brindisi de rigueur. Profitant d’une absence momentanée de la maîtresse de maison, l’une des invitées se jette au cou du maître, et Béatrice, revenue à l’improviste, folle de colère et de douleur, de se venger aussitôt avec un des convives.

Troisième acte. La déchéance. Après le palais, un bouge, où Béatrice, tombée à l’état de fille de Bohême, chante et danse devant des pêcheurs avinés et brutaux. Lorenzo l’y retrouve et, repentant, s’efforce en vain de la reconquérir. Pour elle, deux de ses beaux galans en viennent aux mains et même aux couteaux. L’un tombe, frappé à mort, et les autres prennent la fuite. Cela, c’est la péripétie décisive. La vue de la mort et du sang a, comme on dit, « retourné » Béatrice. Le spectacle du manquement atroce au cinquième commandement éveille en son âme l’horreur et la honte d’avoir elle-même enfreint le sixième et, fondant en larmes de repentir, elle reprend le chemin du couvent.

Elle y rentre furtive (dernier acte) et d’abord elle s’y tient cachée. Cérémonies, cantiques, oraisons, tout comme au premier tableau. La fausse Béatrice, la remplaçante divine, y prend part. Abusées, mais plus édifiées encore par sa ferveur nouvelle, ses compagnes n’espèrent désormais que de son intercession le retour de l’image, mystérieusement disparue, de la Vierge tutélaire. Et leur espérance ne sera pas trompée. Entre la pécheresse et la rédemptrice, demeurées seules, tout s’explique et s’arrange promptement. Elles reprennent leur ancienne place, l’une au pied de l’autel et l’autre au sommet. La pieuse supercherie est consommée. Et sans doute il est bon que les bruits du théâtre, fût-ce du théâtre de l’Opéra-Comique, s’arrêtent au seuil des couvens. L’histoire de Béatrice risquerait d’inspirer à quelque jeune moniale, encore mal assurée de sa vocation, avec une dangereuse confiance en des grâces exceptionnelles, le goût d’une aventure analogue et qui pourrait moins bien finir.

Quelqu’un a dit de la partition de Béatrice qu’elle est une erreur laborieuse. Il y a du vrai, pourvu qu’il demeure bien entendu que dans l’œuvre total de M. Messager cette erreur ne fait pas compte. Elle nous paraît tenir au choix d’un sujet, non pas trop grand, mais trop gros, et trop mêlé de mélodrame. Religieuse et prostituée, palais et mauvais lieu, seigneurs et bandits, personnages, décor, tout ici, jusqu’au style parfois, sent la vieille antithèse, les vulgaires contrastes et la défroque usée du romantisme, quelque chose comme l’« idéal », ou le poncif, Meurice et Vacquerie. Tout ici, matière à certaine musique peut-être, ne l’était pas à la musique de ce musicien. Au contact et sous l’influence du sujet, elle s’est empâtée, alourdie. Infidèle à ses vertus natives, nationales, nous ne reconnaissons plus, en ce gros ouvrage, la fine ouvrière d’autrefois. Dans cet orchestre si vivant naguère et, quand il le fallait, si nourri, mais si léger pourtant, si modéré de ton, si français, pourquoi, trop souvent, cette emphase et cette pesanteur, cette tension, et, çà et là, ces à-coups, ces poussées presque brutales, à l’allemande ? D’où viennent à M. Messager des pratiques dont il s’était gardé jusqu’ici : le tout à l’orchestre, l’orchestre avant tout et toujours ? Les deux actes conventuels, les plus tempérés, les moins contraires à la nature du musicien, devaient être et sont en effet de beaucoup les meilleurs. Leur unique défaut est de se trop ressembler. Aussi bien, et comme eux, le compositeur ne fait-il guère autre chose ici que se ressembler à lui-même, et de trop loin encore. On a du moins plaisir à retrouver quelques traits, fussent-ils atténués, pâlis, de son ancienne, et charmante, et véritable physionomie. Tenez : il me souvient, — c’est au premier tableau, — de deux innocens octosyllabes, que chante Béatrice :


Mon avenir, c’est la prière,
Mon avenir, c’est d’aimer Dieu.


Certes, le musicien ne les a pas pris au tragique, à peine au sérieux. Il les a notés sur le mode aimable, enjoué, sur un tempo de valse, avec un petit accompagnement de rien. Et dans tout Béatrice il n’y a lieu non plus de si gentil. On aura beau dire que cela ne va pas trop bien, d’avance, avec la suite, plutôt grave, de l’histoire, tant pis. C’est la suite de l’histoire qui a tort et qui ne va pas, qui ne pouvait pas aller, mais pas du tout, avec le talent habituel, et naturel, de M. Messager. Peu de chose encore (premier acte également), une sérénade italienne, et dans la coulisse, comme nous en avons entendu plus de vingt, plus de cent, et qui se mêle, ou répond à de pieux cantiques. Et cependant, tandis qu’ils priaient et qu’elle semblait rire, nous nous rappelions une phrase éloquente, inspirée jadis à notre confrère M. Robert de la Sizeranne, par l’œuvre de Segantini, le peintre italien de la nature alpestre : « Quand on se trouve le soir, en voiture, dans la montagne, une des impressions les plus subtilement évocatrices qu’on puisse recueillir, est d’entendre l’Angelus tintant d’un clocher lointain et égrenant ses sons graves à travers le bruit des grelots des chevaux. Celui qui passe distraitement entend rire les grelots. Celui qui prête l’oreille entend pleurer la cloche. Et c’est toute la peinture de ce maître, et c’est toute la musique de la vie. » La canzone et les cantiques de M. Messager n’ont sûrement pas d’ambitions si hautes. Ni les mélodies elles-mêmes, ni leur alternative, ne sont quelque chose de bien rare. Mais c’est quelque chose de facile, d’agréable, et l’unique endroit de l’ouvrage où peu, très peu de musique, nous ait induit en des pensées, en des rêveries, que beaucoup de musique, partout ailleurs, ne nous suggéra point.

L’exécution musicale (orchestre et chant, orchestre surtout) de Béatrice ne fut pas mauvaise. Quant à l’exécution qu’on peut appeler verbale, parce qu’elle consiste dans la prononciation des paroles, elle se distingua par une presque universelle inintelligibilité. Nous n’excepterons de ce commun reproche que deux personnages, et secondaires, le brave jardinier du couvent et Mgr l’archevêque. Les autres, tous les autres, chantèrent pour ne rien dire, car on n’entendit rien de ce qu’ils chantaient. Aussi bien, c’est une manière de chanter fort répandue à présent. Un jour viendra, qui n’est pas loin, où les spectateurs ne pourront plus comprendre que par les gestes, avec le secours du programme et du livret, le sujet d’une action musicale. Qu’est-ce pourtant que chanter ? C’est parler en musique, et, pour n’être pas cela seulement, c’est tout de même aussi cela. Favellar in musica, disaient les Florentins, qui tenaient à la parole. Et nous autres Français, nous n’y tenons pas moins, nous y avons toujours tenu. Quelles leçons admirables, mais trop oubliées, de diction lyrique, et si française ! ne donna pas naguère, sur la scène de l’Opéra, le grand artiste, étranger de naissance, mais nôtre de langage aussi bien que d’esprit et de cœur, que fut M. Jean de Reszke ! Comme il chantait, celui-là, et comme, en même temps, il parlait ! Autant que certaines notes, certains mots de lui retentissent encore à nos oreilles : par exemple cette phrase de Jean de Leyde hésitant à quitter sa mère pour suivre les anabaptistes : « Partez sans moi, je reste à sa vieillesse, » et le mot final surtout, où l’artiste savait mettre, par la parole autant que par la, musique, une si tendre, si filiale pitié. Merveille aussi de déclamation, au dernier acte de Roméo et Juliette, certaine période pathétique et s’élevant par degrés jusqu’à l’éclat de terreur et de joie qui la couronnait : « Juliette est vivante !  » Là encore, là toujours, c’était à la fois de la musique et de la parole, et comme de chaque syllabe même, que semblait sortir, aux accens du tragédien chanteur, une seule même vertu.

Un dernier mot sur Béatrice. Nous aurions aimé lire et relire, pour la mieux connaître et sans doute pour la goûter davantage, la partition de M. Messager. Mais elle a été éditée à Berlin. Il est vrai que c’était avant la guerre. La chose n’en est pas moins regrettable. Et quand on nous assure que plus d’une œuvre musicale française se trouve dans le cas de Béatrice, cette assurance ne fait qu’ajouter à nos regrets.


Henry VIII, de M. Camille Saint-Saëns, a été repris à l’Opéra, pour permettre à M. Battistini, le célèbre chanteur italien, d’interpréter, après Hamlet, un second ouvrage français. Le chanteur a dû hausser maint passage d’un rôle un peu trop grave pour lui. Il a d’ailleurs trouvé dans ces variantes l’occasion de poser, et de tenir, — ou de filer, — avec un art consommé, certaines notes encore délicieuses d’une voix qui, loin de tomber, semble au contraire s’être élevée avec l’âge. Quant au comédien, intelligent et soigneux, sachant donner à son visage, à ses gestes, l’expression et la vie, il a pris en quelque sorte par le dedans un rôle que ses devanciers, un Lassalle, un Delmas, avaient plutôt développé et comme projeté au dehors. Il a marqué surtout le côté sournois, cauteleux, l’inquiétude secrète et sombre du personnage. On pourrait dire en deux mots que, dans son interprétation, l’esprit de finesse a prévalu.

Après quelque trente-cinq ans, l’ensemble de l’opéra tient, ou se tient encore, d’une ferme et belle tenue. Avec cela, rien de pesant, ou de massif. Dès les premières mesures, ici comme partout, l’orchestre, l’orchestre seul de M. Saint-Saëns donne, autant que de la force, l’impression de la souplesse, et celle de la plénitude, mais celle aussi de la transparence et de la fluidité. Des pages, des suites de pages comme les deux finales du premier et du troisième acte, n’ont pas fléchi. Ni les assises n’ont cédé, ni les étages. L’hymne par où le synode s’achève, pose, ou porte, avec un magnifique aplomb sur un thème bien anglais, même anglican. Dans l’autre finale (Buckingham conduit au supplice), les chants religieux, les doléances de la foule, les amoureux a-parte du Roi et les réponses troublées de la nouvelle ; favorite, autant d’élémens qui, distribués avec ordre, nombre et mesure, s’opposent sans disparate et se mêlent sans confusion.

Peu de musique moderne, on ne saurait trop le répéter, répond, aussi bien que celle de M. Saint-Saëns, à notre goût national pour la clarté, la logique et la raison. Avant tout, elle est objet de connaissance, elle satisfait l’entendement. Si, comme son présent interprète, elle possède l’esprit de finesse, l’esprit de géométrie ne lui manque jamais non plus. Enfin — pardonnez le jeu de mots, — la note sensible elle-même n’en est point absente. Elle retentit, cette note-là, dans le chœur des courtisans, voyant passer Buckingham condamné. Rien de plus « sensible » toujours, ou de plus touchant, avec plus de justesse, de retenue et de dignité, que le plaidoyer de la reine Catherine devant le synode. Rien, si ce n’est, au dernier acte, les vœux de fête, tristes et tendres, offerts par don Gomez au Roi, de la part de Catherine répudiée et captive. Rien, si ce n’est encore, un peu plus loin, la cantilène qui passe et repasse lentement sur les lèvres de la prisonnière, de la mourante, au gré d’un rythme flottant comme ses souvenirs et triste comme eux.

Il semble bien enfin qu’à la beauté du quatuor fameux, et digne de sa renommée, par où s’achève l’ouvrage, la sensibilité, la passion, l’âme n’ait pas moins de part que la composition, l’ordonnance, en un mot, que l’esprit. Ame diverse, animant quatre personnages de mouvemens différens, voire contraires, qu’il appartient à la musique seule de réunir et d’opposer en un seul concert. « Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier. » La première part est ici la part du Roi. A lui l’idée, ou la mélodie mère et maîtresse, la cellule vivante, autour de laquelle s’agrège et se développe l’organisme sonore. Mais aucune des trois autres voix ne demeure inactive, encore moins indifférente, et par telle « entrée, » ou « rentrée » de la reine Catherine surtout, il arrive que l’action dramatique et musicale soit tout à coup reprise et comme relancée. Musical et dramatique aussi, l’accompagnement du chœur lointain sert de fond harmonieux au tableau. Le quatuor d’Henry VIII, c’est quelque chose comme le quatuor de Rigoletto de l’opéra français.


Dans le peu d’espace qui nous reste à la fin de cette chronique, nous ne voulons qu’inscrire un grand nom. Le 19 juin de l’année qui commence, il y aura cent ans que naquit à Paris Charles Gounod. L’Amérique, assure-t-on, se prépare à célébrer ce centenaire. Nous demandons qu’en France il ne soit point oublié. Que faire pour le fêter dignement ? L’Opéra pourrait donner une représentation modèle, ou, si c’est trop exiger, tout simplement une bonne représentation, — (ce mot seul veut beaucoup dire), — de Faust, une autre de Roméo et Juliette. A l’Opéra-Comique, on aimerait d’entendre Sapho, dont Mme Croiza ne serait point une médiocre interprète. Le Médecin malgré lui ne s’y écouterait pas non plus sans plaisir. Nos deux sociétés de concerts, le Conservatoire et le couple Chevillard-Pierné, se réserveraient une exécution, partielle au moins, de Rédemption et de Mors et Vita. Et si parfois le soir, ayant fermé derrière soi la porte de sa chambre, chacun de nous, j’entends chaque musicien en France, se prenait, ou se reprenait, à feuilleter les cahiers, trop rarement ouverts aujourd’hui, des « mélodies » du maître, nul ne refuserait d’ajouter aux honneurs publics que nous réclamons pour Gounod, l’hommage plus intime d’une tendre et fidèle piété.

Gounod, on peut en répondre maintenant, à distance, a été notre plus grand musicien dramatique au siècle dernier. En ce long espace de temps, et dans notre pays, je ne vois pas un ouvrage de théâtre à mettre au-dessus de ses deux chefs-d’œuvre.

Gounod, chez nous et pour nous, a été un créateur.

Il a disposé les sons dans un ordre que la musique française ignorait, suivant des lignes qu’elle n’avait pas tracées avant lui. Une phrase, une « idée » de Gounod, c’est d’abord un élément, les métaphysiciens diraient une « catégorie, » par lui révélée, de l’idéal sonore. C’est aussi l’expression ou le signe d’une sensibilité, d’un amour, dont notre musique, à ce degré du moins et jusqu’à cette profondeur, n’avait pas encore été pénétrée et attendrie. Et par le mot d’amour, c’est tous les amours qu’il faut entendre, ou plutôt c’est le sentiment unique, mais divers, mais infini, dont ce mot seul, et qui suffit, enveloppe, embrasse tous les mouvemens et tous les modes : amour sacré, amour profane, amours humaines et divines amours. Dieu fait pour ainsi dire entre les grands artistes le partage de notre âme et de notre vie. Parmi les musiciens, il en est que nous écoutons plus volontiers aux jours de joie, d’autres aux jours de peine. Aux jours de tendresse, c’est à Gounod que nous allons toujours.

Alors, demanderez-vous, comment irions-nous à lui dans les jours où nous sommes ? Mais ne reconnaissez-vous pas en la guerre actuelle, autant que l’ouvrière d’une haine sainte, inexpiable, contre nos ennemis, la dispensatrice pour nous, entre nous, du plus généreux, du plus fraternel amour ? A côté de l’horreur inouïe de cette guerre, en voilà l’éminente dignité, la beauté plus merveilleuse encore. Et voilà pourquoi le plus tendre de nos musiciens nous apparaît comme un musicien de l’heure présente, que la France d’aujourd’hui, la France où tout le monde s’aime, doit glorifier et chérir. En cette année de commémoration, que ceux-là mêmes qui naguère l’ont oublié, méconnu, lui reviennent. Qu’ils entendent l’appel ou le rappel délicieux de Marguerite : « Reste, reste encore… Et voici le jardin charmant. » Il est bon d’y rentrer, et de revoir aussi le jardin de Juliette, et de s’asseoir, avec le petit pâtre, au pied de la falaise de marbre d’où va se précipiter dans les flots la poétesse amoureuse et trahie. Que d’autres lieux encore, une église, un tombeau, n’a pas consacrés le génie, quand il le fallait, puissant et sombre, du musicien de Faust et de Roméo. Que de paysages enfin, depuis la Provence de Mistral, et la Venise de Musset, qu’une mélancolique, presque douloureuse barcarolle fait aujourd’hui comme jamais touchante, jusqu’aux plus pures, aux plus nobles entre les strophes lamartiniennes : Au rossignol, le Soir ou le Vallon.

Aussi bien que les fictions du théâtre, elle excelle à traduire, cette musique de Gounod, la vérité et la vie. Nous ne saurions rencontrer compagne et confidente aussi douce, tout le long de notre chemin. Les échos d’un de ses cantiques ne se mêlent-ils pas au plus pieux souvenir de notre enfance ? Que de fiancés, que de jeunes époux, ont reconnu, dans telle cantilène de Faust ou de Roméo, la voix, toutes les voix de leur amour et de leur bonheur ! Enfin il est une œuvre sacrée du maître religieux où nous pouvons, aujourd’hui plus que jamais, recourir. Mors et Vita, l’ordre seul de ces deux mots contient un enseignement, une promesse, que l’œuvre entière commente et confirme. Pleurons nos morts au chant du Requiem qui forme la première partie de l’oratorio. Mais tout d’abord, aux fermes accens de l’Ego sum resurrectio et vita, nous aurons espéré pour eux, d’une invincible espérance. Enfin, que Gallia soit encore une fois, ainsi que naguère, le psaume de la France pénitente, mais que surtout vienne bientôt le jour où les trompettes de la Messe de Jeanne d’Arc sonneront, sur le seuil de nos basiliques, en l’honneur de la France victorieuse.


CAMILLE BELLAIGUE.