Revue musicale - 14 juillet 1898

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Revue musicale - 14 juillet 1898
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 464-474).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : La Cloche du Rhin, drame lyrique en trois actes, livret de MM. Montorgueil et Gheusi, musique de M. Samuel Rousseau. — Théâtre de l’Opéra-Comique : La Vie de Bohême, comédie lyrique en quatre actes, de MM. Giacosa et Illica, d’après le roman d’Henri Murger, version française de M. Paul Ferrier ; musique de M. Giacomo Puccini.


Le dernier livre du comte Tolstoï : Qu’est-ce que l’art ? commence par des pages qui ne sont point à lire avant une répétition d’opéra. Consacrées au récit de cet exercice, elles en étalent, avec une paradoxale, mais contagieuse ironie, la misère ou le néant. L’opéra que vit répéter le comte Tolstoï se passait aux Indes. L’action de la Cloche du Rhin nous reporte à l’époque de l’avènement du christianisme en Germanie. Mais, à l’Opéra, tous les peuples sont frères et, pendant la répétition de la Cloche, nous avons plus d’une fois pensé de ces Germains ce que pensa le grand écrivain russe des Indiens qu’il vit manœuvrer sur la scène : « Jamais il n’y a eu, jamais il n’y aura d’Indiens de cette espèce. Il était trop certain aussi que ce qu’ils faisaient et disaient, non seulement n’avait rien à voir avec les mœurs indiennes, mais n’avait rien à voir avec aucunes mœurs humaines, sauf celles des opéras. Car enfin jamais, dans la vie, les hommes ne parlent en récitatifs, jamais ils ne se placent à des distances régulières et n’agitent leurs bras en cadence pour exprimer leurs émotions ; jamais personne, dans la vie, ne se fâche, ne se désole, ne rit ni ne pleure comme on faisait dans cette pièce. Et que personne au monde n’ait jamais pu être ému par une pièce comme celle-là, cela encore était hors de doute. »

Tout cela nous revenait à l’esprit. Ayant lu ces pages le matin, le soir une répétition d’opéra nous paraissait un vain simulacre. A quoi bon, demandait une voix en nous, « ces costumes, ces processions et ces mouvemens de bras ?… Au profit de qui tout cela était-il fait ?… Pour qui cela se fait-il tous les jours, dans toutes les villes, d’un bout à l’autre du monde civilisé ? » En vain nous accusions l’écrivain de mauvaise humeur et presque d’impiété. Nous avions beau lui répondre que cet appareil, ou ces apparences, et ces artifices même, que tout ce travail de fiction, presque de mensonge, inutile et, si l’on veut, ridicule quand il ne produit que des œuvres insignifiantes, est pourtant la condition nécessaire, et qui peut être ennoblie, de chefs-d’œuvre admirables et sacrés. Nous en venions à penser, malgré nous et par la faute de Tolstoï, que les chefs-d’œuvre sont rares et que, de plus, ils ne sont reconnus pour tels qu’après de longues années. Alors les paroles décevantes du maître insinuaient en nous l’incertitude et le trouble, et ce n’était plus seulement des œuvres médiocres et vides, c’était de l’art lui-même et tout entier que nous arrivions à douter s’il est autre chose qu’illusion et vanité.

Le sujet de la Cloche du Rhin n’est pourtant pas, comme celui de l’opéra pris à partie par Tolstoï, « plus profondément absurde que tout ce qu’on peut rêver. » Voici l’argument de ce livret légendaire, barbare et pieux.

Dans le clocher d’un monastère de femmes, au bord du Rhin, des mains inconnues avaient suspendu une cloche mystérieuse. Elle sonnait d’elle-même quand un chef païen devait mourir. Aussi, dans le burg qui dominait le fleuve, le vieil Hatto, Konrad son petit-fils, leur écuyer Hermann et Liba, prêtresse des dieux, haïssaient la cloche fatidique. Ce matin même, elle avait sonné le glas, celui de l’aïeul sans doute. Et, ce matin, Hermann furieux était descendu dans la vallée avec ses hommes (d’armes. Il avait rencontré sur la route une des vierges consacrées, Hervine, qui montait vers le burg, et il la ramenait prisonnière.

Or Hervine venait, elle aussi messagère de mort, annoncer à Hatto sa fin prochaine et le supplier de croire au Seigneur. Sans l’entendre, Hatto tira son glaive. Alors de nouveau la cloche tinta, et le vieillard tomba sans vie. Ce que voyant, et voyant aussi que la jeune fille était belle, Konrad s’émut de colère d’abord, et bientôt d’amour. Et comme elle le repoussait, à son tour, il sortit du burg avec les guerriers ; il égorgea les compagnes d’Hervine, livra leur monastère aux flammes et jeta la cloche dans le fleuve, où presque en même temps, profitant de l’absence du chef, Liba faisait précipiter Hervine elle-même.

Trop cruellement vengé, Konrad s’est retiré dans la solitude. Il erre jour et nuit au bord du fleuve, appelant Hervine. Fidèle à sa douce morte, et pour elle, par elle, infidèle à ses dieux, il déteste leur culte ; il trouble de ses fureurs le sacrifice que leur offre Liba, et tombe, percé de coups, sur leur autel par lui profané. Au moment de mourir, il entend encore tinter doucement au fond des eaux la cloche engloutie ; mais la mort que cette fois elle sonne sera chrétienne, sera sainte, et le blanc fantôme d’Hervine, marchant sur les flots, vient recevoir le dernier soupir et le premier baiser de Konrad, repentant et sauvé.

La Cloche du Rhin (je parle maintenant de la musique) est un exemplaire très distingué de « l’opéra d’été. » On sait que l’Académie nationale de musique ne représente guère que deux opéras par an : un grand en hiver, en été un petit. L’ « Académie » consacre le reste de l’année à des loisirs, que trouble à peine l’exécution, régulière et médiocre, de quelques œuvres qui constituent le répertoire. La plupart des chefs-d’œuvre, et tous les ouvrages qui présenteraient un intérêt d’histoire, d’archéologie ou d’éducation publique, sont exclus de ce maigre fonds de roulement. Les opéras de Gluck n’y figurent pas plus que ceux de Weber, de Spontini, de Berlioz, et tant d’autres. Ils dorment tous, oubliés, dans la Bibliothèque. C’est là qu’il faut aller pour les connaître. C’est là que nous avons été bien des fois. Bien des fois nous avons ouvert la porte qui communique avec la salle. Et cette salle, où l’on devrait toujours travailler, préparer, essayer des œuvres ou des interprètes, nous l’avons toujours trouvée muette, endormie elle aussi, et comme figée sous sa croûte d’or.

Les opéras d’été sont courts et ne comportent jamais plus de trois actes. Le cahier des charges les impose aux directeurs, et les directeurs les commandent, par ordre d’ancienneté plutôt que de mérite, à des musiciens inégalement âgés, mais également « prix de Rome » et, pour la plupart, également ignorés. Il n’est pas impossible que dans la vie d’un compositeur, même fort distingué, cette commande reste unique. Le compositeur ne l’ignore pas ; aussi, n’ayant à jouer qu’une seule carte, il joue la meilleure, ou la plus forte. Il donne tout ce qu’il peut et montre tout ce qu’il sait. Excellent musicien, vieux musicien quelquefois, il tient à faire voir, ou entendre, que rien de la musique, et d’aucune musique, ne lui est étranger. Il remplit son œuvre, il la bourre, il la bonde, afin que la plénitude en rachète la brièveté.

La Cloche du Rhin témoigne de ce zèle. Prix de Rome, il y a juste vingt ans, maître de chapelle de Sainte-Clotilde, M. Samuel Rousseau, qui n’est pas encore un vieux musicien, est depuis longtemps un musicien excellent. Il est l’auteur couronné d’un opéra non représenté, Mérowig, où se trouve une longue scène, que je me rappelle de loin, admirable de mélancolie et de grandeur. Mérowig, errant, proscrit peut-être, s’est endormi la nuit sur la neige des champs. Le matin, passent des paysans, qui le réveillent et l’interrogent. Il leur répond qu’il cherche la demeure de sa bien-aimée et les supplie de l’y conduire. Mais, si j’ai bonne mémoire, comme celle qu’il leur nomme est la reine et que lui-même est méconnaissable sous ses haillons, ils le méconnaissent en effet. Incrédules, ou ne croyant qu’à sa folie, ils se retirent en chantant la beauté blanche de l’hiver. Et c’est vraiment très douloureux, très pathétique, le contraste de cette retraite lente, de ce froid abandon, avec l’ardeur et le désespoir de cet amour incompris et abandonné. Dans une lettre qu’il me fit récemment l’honneur de m’écrire, M. Samuel Rousseau me priait « de ne pas préjuger de la Cloche du Rhin par Mérowig » et de ne voir dans son œuvre ancienne que l’ébauche ou l’annonce de son style ou de son « système » nouveau. Mais il n’est pas bien sûr que M. Samuel Rousseau se connaisse lui-même et, malgré le très grand mérite de la Cloche, le beau fragment de Mérowig témoigne peut-être encore d’un effort plus soutenu, plus noble et plus heureux.

Dans la Cloche du Rhin le musicien ne s’est pas mis seulement tout entier : il y a mis un peu de tout, et c’est par-là qu’il semble bien avoir contenté tout le monde. Que nous parlait-il de « système ? » Il est le moins systématique des hommes, et les moyens ou les procédés les plus divers se rencontrent dans son œuvre et ne s’y contredisent point. Dans la Cloche du Rhin, il y a des leitmotive et il n’y en a pas. M. Rousseau m’en avait annoncé six ; j’en trouve un de plus que je n’espérais. C’est peu de chose, et la table thématique d’un Fervaal est autrement chargée. C’est assez pourtant, et M. Rousseau n’a pas tort d’estimer qu’ « avoir trente leitmotive équivaut à n’en avoir pas un. » Il a raison encore, se servant du leitmotiv, de ne s’y point asservir et au besoin de s’en priver ; de ne pas sacrifier à l’élaboration des thèmes, à la mosaïque et à la micrographie musicale, la liberté, l’ampleur de la forme, les lignes générales et les grands partis pris.

En matière d’instrumentation, d’harmonie et même d’enharmonie, M. Samuel Rousseau n’a rien épargné non plus. Prodigue de modulations, d’accords audacieux, il ne l’est pas moins de sonorités éclatantes. En écoutant cet orchestre rugir, hurler ce vieil énergumène de Hatto, et vociférer la prêtresse Liba, je rêvais à la douceur que ce serait d’entendre un opéra tempéré, sans fracas ni violence. Il ferait peu de bruit et beaucoup de bien. On n’y verrait plus de barbares, plus de guerriers aux longs cheveux, aux bras nus cerclés de fer ; plus de burg ni de burgraves, de prophétesses ni de processions ; plus de boucliers ni de lances, de bric-à-brac ni de ferblanterie. En cet opéra, des choses simples et, s’il se pouvait, aimables, — ce qui n’empêcherait pas qu’elles fussent profondes, — seraient exprimées par des paroles choisies, que les artistes prononceraient, que le public pourrait entendre ; par des chants, simples aussi, qui ne seraient jamais des cris, et que de fines harmonies, un orchestre sobre, accompagneraient délicatement.

Il y a dans la Cloche du Rhin au moins deux chants de cette espèce. L’un, chanté par Konrad à Hervine, est beaucoup plus qu’un leitmotiv de quelques notes : une longue et belle période musicale ; mélodie, air ou romance, — lequel choisir entre tant de mots disqualifiés aujourd’hui ? — quelque chose enfin d’élégant, de tendre, d’abondant aussi, que soutient légèrement un orchestre divisé, complexe, mais harmonieux. L’autre page, que je crois la plus haute et la plus poétique inspiration de l’ouvrage, est le dernier duo de Konrad mourant et d’Hervine morte. Je l’aime, ce duo, parce que la mélodie en est large, libre, sans banalité, avec, de temps en temps, un accent et comme une morsure qui l’avive ; je l’aime aussi, non seulement parce qu’il est très purement écrit dans le style ou la forme particulière du canon, c’est-à-dire pour deux voix qui se suivent et se font écho l’une à l’autre ; mais parce que cette forme est ici de l’effet le plus convenable et le plus heureux. La voix d’Hervine, chantant la première, attire la voix de Konrad, et la voix de Konrad s’approche de celle d’Hervine, l’imite et s’efforce de la rejoindre. Ainsi les deux voix sont dans le même rapport que les deux personnages ou que les deux âmes, et par cette correspondance profonde la figure sonore se trouve non seulement justifiée, mais embellie.

Ce musicien éclectique est aussi un musicien dramatique. Il a le sens et le don de l’action et du mouvement. Il a su non seulement fonder sur un rythme rigoureux et constant, mais composer, distribuer et surtout animer d’une vie intense et qui s’accroît jusqu’au bout, un très beau finale d’opéra, celui du second acte. Il a su, dans le beau duo de Konrad et d’Hervine, exprimer par un seul cri pathétique et puissant : Chantez, chantez, mes sœurs ! le péril et le salut de la vierge un moment égarée, mais se retrouvant et se reprenant elle-même au son lointain des cantiques.

Avant de s’affirmer à l’Opéra, le tempérament dramatique de M. Samuel Rousseau s’était révélé même à l’église. Un jour de Noël ou de Pâques, entrez dans la basilique de Sainte-Clotilde. Embaumée et fleurie, sous la clarté de ses lustres pareils à des couronnes de feu, les chants dont elle retentit ne sont point austères. Cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas religieux. Ils le sont comme il convient à ces voûtes gothiques, mais d’un gothique moderne et sans terreur ; à de nobles fidèles, à des chrétiens qui sont du monde plutôt que du peuple, et qui trouveraient la mélodie grégorienne un peu nue, un peu mystique et monotone l’harmonie de Palestrina. Entre ce temple, cette assistance et cette musique, la convenance est parfaite. Cette paroisse de choix a le maître de chapelle qu’il lui faut. Un « salut » de M. Samuel Rousseau, je veux dire composé de ses œuvres et dirigé par lui, m’a fait souvent songer à ce que devaient être certains offices dans l’Italie du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Et ce ne furent là, vous le savez, ni des siècles sans génie, ni même des siècles sans foi. Pour faire à l’action et au drame une part plus grande qu’à la prière, à la méditation et à l’extase, pour n’être pas des chefs-d’œuvre liturgiques, les cantates d’un Carissimi ou les psaumes d’un Marcello n’en sont pas moins des chefs-d’œuvre sacrés. J’ai pensé quelquefois que M. Samuel Rousseau devait les bien connaître et beaucoup les aimer. Il semble qu’on retrouve en lui quelque chose des grands maîtres de cette école et qu’il soit demeuré fidèle à leur idéal éclatant.


M. Albert Carré a deux visages ; il est le Janus des directeurs. Il regarde à la fois du côté de l’ombre et du côté du soleil. Il nous a donné coup sur coup Fervaal et la Vie de Bohême. Ce sont deux coups très différens. Je ne rechercherai pas lequel a été le plus sensible au public, et le plus agréablement. Mais tout de même il doit trouver quelquefois, ce pauvre public, qu’on le ballotte un peu, et qu’allant de l’austère Fervaal à l’aimable Vie de Bohême, la musique, comme le vaisseau de Molière, « va tantôt à la cave et tantôt au grenier. »

Un Italien qui s’y connaît, consulté sur le mérite de ses jeunes compatriotes par un critique de nos amis, lui répondait ceci : « Vous me demandez s’il y a quelques pages à écrire sur les jeunes musiciens d’Italie. Que dois-je vous répondre ? Si je vous encourage à le faire, je crains pour eux ; mais, si je vous conseille de ne point écrire et si leur mérite est plus considérable que je ne pense, le tort que je leur ferai sera plus grave encore. Je suis mauvais juge en cette question ; mes admirations sont ailleurs depuis trop longtemps et sur de trop hauts lieux. Vous me demandez s’ils ont un principe qui les relie ; non, mais ils écrivent tous la même musique. Quant au principe, ils s’en moquent, et sur ce point, je les approuve. L’instinct, ou le calcul, les porte à choisir leurs sujets dans une époque très rapprochée de la nôtre ; ils pensent, en agissant de la sorte, toucher le public de plus près et le mettre pour ainsi dire en cause ; leur idéal, — et ils sont près de l’atteindre, — est de mettre en musique le chapeau haute forme. Ils ont cet avantage sur vos jeunes musiciens à vous, qu’ils ne sont pas prétentieux et que le succès les accompagne partout ; ils abandonnent toute la besogne aux librettistes et ne se mêlent pas de bouleverser le monde avec des théories. Parfois l’intention scénique les visite ; ils possèdent l’orchestre comme les vôtres, et la clarinette basse (voix mystérieuse ! ) n’a pas de secrets pour eux. »

De tous ces considérans, il en est (les plus bienveillans) que justifie l’œuvre qui vient de nous être présentée ; elle infirme les plus rigoureux. Et d’abord, clarinette basse à part, il a paru que M. Puccini possède en effet l’orchestre aussi bien, sinon de la même manière, que tel ou tel de nos jeunes musiciens, et que son instrumentation ne manque ni d’éclat, ni de pittoresque, ni même d’esprit. Quant aux caractères essentiels de l’œuvre, le compatriote de M. Puccini en a justement signalé quelques-uns. Réaliste, ou « vériste, » comme disent les Italiens eux-mêmes, scénique, sincère et facile, voilà ce que cette musique est le plus.

La réalité qu’elle cherche, celle du moins que la plupart du temps elle trouve, n’est pas assez souvent cette réalité cachée, intime, et, pour ainsi dire, idéale, qui fait le fond de la vie ou de l’âme. La musique de M. Puccini s’attache volontiers à la réalité matérielle et sensible, aux dehors et aux apparences, aux signes extérieurs et légers. De telles attaches doivent être communes en Italie, puisqu’il s’y est rencontré deux musiciens, MM. Puccini et Leoncavallo, pour choisir un sujet comme le roman de Murger, dont le moindre mérite est sans doute l’analyse ou la psychologie. Cette réalité de surface, qui est à la vérité profonde ce qu’est le décor ou le costume (le chapeau haute forme) à la pensée ou au sentiment, la musique de M. Puccini l’exprime à merveille ; elle nous en donne la sensation aiguë et constante. Et comment y arrive-t-elle ? Quelquefois en se renonçant elle-même, en ne craignant pas de se sacrifier soit à la parole ou à l’action, soit à l’appareil théâtral et aux effets purement scéniques. Qu’est-ce qui fait si émouvante la dernière scène de la Vie de Bohême, la mort de Mimi ? Une musique d’où la musique est presque absente ; où le parler (je pense aux toutes dernières pages) remplace le chant, où le silence même a peut-être plus de part et d’efficacité que le son, jusqu’au moment où deux ou trois accords de cuivre, assénés tout d’un coup, nous ébranlent d’une secousse physique et nous arrêtent brutalement devant la réalité du cadavre encore plus que devant le mystère de la mort.

Réaliste aussi, le début du troisième tableau : une ancienne barrière de Paris, un matin d’hiver. On voit les hommes du poste s’éveiller, ouvrir les grilles aux balayeurs, aux charretiers, aux laitières. Les employés de l’octroi soulèvent les bâches et tâtent les paniers. Tandis que les réverbères s’éteignent, un prêtre gagne son église, des enfans leur école, et le facteur va de porte en porte. Encore une fois, on voit tout, tout ce qui passe et tout ce qui se passe à pareille heure, en pareil lieu. Mais on n’entend pas grand’chose : quelques appels, des cris lointains, un salut échangé à la hâte, deux ou trois mots de dialogue, un refrain dans un cabaret, un tintement de cloche ou de grelots. Ici, comme tout à l’heure et peut-être davantage, la musique se fait humble et la fiction sonore s’efface devant la réalité visible.

Mais le chef-d’œuvre du genre, c’est le second acte : le réveillon au quartier Latin. Ici, le plus de mouvement et de vie extérieure possible est rendu par le moins possible de musique. J’ai vu peu de spectacles aussi bien réglés, aussi variés et divertissans que ce tableau. Je ne dis pas que la réalité n’y souffre encore quelques atteintes légères. Le climat parisien ne permit jamais aux bohèmes les plus endurcis de faire réveillon en plein air. Et puis il y a trop d’enfans aux fenêtres. En chemise de nuit, la nuit de Noël ! Et si nombreux, au quartier Latin ! Des enfans naturels sans doute. Le reste, tout le reste est la vérité et la vie. Impossible de mieux donner aux yeux l’illusion de la foule, du fourmillement et de la cohue, d’une fête ou d’une foire nocturne, de l’entrain populaire, de la bousculade et du charivari. Étudians et grisettes, acheteurs et marchands ambulans, gardes nationaux et bourgeois, pas un personnage ne manque, pas un incident n’est omis, depuis la criée des jouets et des gâteaux, jusqu’à la retraite qui passe, avec le tambour-major et le chien. Des scènes de ce genre, moins triviales seulement, ont déjà tenté les musiciens : le Berlioz de Benvenuto Cellini, le Gounod de la Kermesse et le Bizet de Carmen. Mais, tandis que ceux-ci demandaient à la musique d’abord, surtout à la musique, l’expression de la réalité pittoresque et familière, M. Puccini la cherche trop, — et je reconnais qu’il l’y trouve, — à côté ou en dehors de la musique même. Ici la réalité, plutôt que d’être transformée, transfigurée par les sons, n’est guère plus qu’imitée ou reproduite par des bruits. Ainsi, dans les jours troublés qu’elle traverse, la musique hésite et se partage. Les uns, Français ou Allemands, retendent, l’accroissent et l’alourdissent ; il est des œuvres que, littéralement, elle écrase. D’autres, pour l’alléger, la dépouillent, la vident, et ce sont les Italiens, qui jadis lui faisaient peut-être trop de sacrifices, qui craignent le moins aujourd’hui de la sacrifier.

Heureusement, ils n’en ont pas toujours le courage, et la musique, leur musique, leur échappe et s’envole en chantant. «… Du talent et même de la facilité. » Oh ! oui, surtout, partout de la facilité, et, dans le temps où nous sommes, cela est précieux, cela semble presque divin. « Ils écrivent tous, disiez-vous, la même musique. » Mais du moins ce n’est pas la même que nous. On pourra se plaindre, et nous nous en plaignions tout à l’heure, que cette musique manque de profondeur et de « dessous. » Oui, mais la surface en est agréable et brillante. Et cela nous change et nous délasse de tant de musique dont le « dessous » est peut-être admirable, mais qui n’a pas de « dessus, » ou dont le « dessus » est affreux. La partition de la Vie de Bohême n’est certes pas un modèle d’écriture, et ses quintes successives sont déjà fameuses. Vous n’êtes pas sans ignorer que rien n’est plus défendu en musique que de « faire » deux quintes de suite. Cela est défendu, parce que cela est vilain et désagréable à l’oreille. Or, M. Puccini n’en fait presque jamais moins d’une demi-douzaine. Et cela, en effet, offense l’oreille ; mais il se peut quelquefois que cela satisfasse l’esprit. Je m’explique par un exemple célèbre. Au second acte de Guillaume Tell, dans le ravissant petit chœur : Voici la nuit, Rossini, qui se gênait peu, s’est permis une série de quintes descendantes. Il s’agissait là d’un effet à produire, et que les quintes ont produit : celui de la tombée lente et régulière du soir. Les quintes de M. Puccini sont généralement plus dures, parce qu’elles sont moins entourées, moins atténuées, que celles de Rossini. On en citerait pourtant quelques-unes (dans l’acte du réveillon, dans celui de la barrière d’Enfer) que l’intention dramatique ou pittoresque justifie et transforme presque en fautes heureuses.

Peu soucieux de la loi, M. Puccini l’est encore moins de la convention. Avec une désinvolture, un sans-gêne qui me ravit, ce libre Italien joue, plutôt qu’il n’en use, du leitmotiv allemand. Une ou deux fois, il nous montre qu’il saurait au besoin « traiter un motif par augmentation » (celui de Rodolphe ou celui de Mimi). Partout ailleurs il préfère, comme plus facile et faisant bon effet à meilleur compte, le motif rappelé. C’est ainsi que le dernier acte n’est, à peu de chose près, que la reproduction du premier. Je m’empresse d’ajouter qu’il n’en est pas pour cela moins attendrissant.

Et puis, comme vous savez, les quintes, ce n’est que l’écriture ; le leitmotiv ou ses variantes, ce n’est que le système ou le procédé. Au fond, une seule chose importe en art, ou du moins elle est la plus importante : c’est la sensibilité. Il ne s’agit pas seulement, mais il s’agit surtout d’avoir du cœur, et la musique de M. Puccini en a. Elle en a de bien des façons, toutes faciles et toutes sincères : souvent elle a le cœur gai, elle a quelquefois le cœur tendre, et d’autres fois elle a le cœur gros. Tout le début du premier acte de la Vie de Bohême est charmant. Je l’aime pour les notations sommaires, mais justes, dont il est fait, pour tant de touches un peu grosses, mais colorées, savoureuses ; pour l’épisode du propriétaire, ne fût-ce que pour une phrase étonnamment indignée : M. Benoit fait la fête à Mabille ! dont l’emphase héroï-comique eût ravi Flaubert, ennemi des bourgeois. J’aime la mauvaise tenue, justifiée et presque exigée par le sujet, de cet art bon enfant, un peu lâché, débraillé, et comme en manches de chemise. Tant de musique aujourd’hui, intéressante, estimable, toute pleine de science et de conscience, a le défaut d’être morte, qu’on pardonne, que dis-je ! qu’on sait gré à celle-ci de n’être qu’instinctive, en la bénissant d’être vivante. « Je vis, s’écriait un jour Henri Heine, et la rouge liqueur de la vie fermente dans mes veines. » Sans doute alors, ce n’est que la vie physique qu’il chantait. Celle-ci pourtant a son prix, même sa joie. On l’a trop oublié. Il n’est pas impossible que demain la sensation, et la sensation seule, ait son tour, ou son retour, et sa revanche. Et ce sera bien la faute des « intellectuels, » — il y en a en musique aussi, — car, à force de la mépriser et de la proscrire, ils en ont réveillé le goût et presque exaspéré le désir.

Je ne dis pas d’ailleurs que la musique de la Vie de Bohême soit toute sensuelle. Sentimentale souvent, elle sait l’être avec infiniment de grâce, de justesse et de vérité. La fin du premier acte, la première rencontre de Rodolphe et de Mimi, la nuit, dans la chambrette, tout cela, musique de théâtre ou musique pure, est délicieux. Pas de polyphonie, pas de symphonie, mais des filets ou des ruisseaux de mélodie courante, qui parfois se rassemblent en torrent impétueux. Musique d’amourette, mais en deux ou trois passages, vraiment lyriques, musique d’amour ; musique de mansarde et, encore une fois, de grenier, mais du grenier où on est bien à vingt ans.

Je crains même d’avoir été un peu loin tout à l’heure, et d’avoir paru étendre à l’œuvre entière de M. Puccini un reproche qu’elle ne mérite qu’en partie. Non, tout n’est pas superficiel et léger dans cette musique. Elle glisse souvent, mais il arrive aussi qu’en vraie musique italienne, elle appuie, enfonce et déchire. Straziante, con slancio, disent les Italiens, avec des mots qui ressemblent à leurs mélodies. Nous avons beau nous défendre, et, quand on nous parle de ces mélodies-là, faire les fiers et les forts, à peine les entendons-nous chanter elles-mêmes, que, Latins que nous sommes, amoureux malgré nous de force simple et de chaude clarté, elles nous reprennent, elles ont raison de nous par les raisons du cœur, et devant elles, nous redevenons enfans. Au premier acte de la Vie de Bohême, entre tant de phrases rappelées, écoutez cette phrase nouvelle, la plus belle peut-être de tout L’ouvrage, celle de Mimi mourante, restée seule avec Rodolphe, et lui murmurant son amour dans son dernier soupir, le lui criant dans son dernier sanglot. Écoutez la plus grande partie du troisième acte : deux duos, un quatuor, tant de cantilènes faciles, un peu lâches, mais d’où jaillit à tout moment l’accent de la tendresse ou de la douleur, celui de la vie et de la vérité. Écoutez enfin, au premier acte, s’élargir certaine phrase de Rodolphe. Écoutez ces violons chanter à plein archet, ce ténor à plein cœur, et la musique monter, monter toujours jusqu’à certaines notes, frémissantes et comme éperdues, de l’instrument et de la voix. Alors vous aurez beau faire, protester peut-être au fond de vous-même contre votre trop facile et trop physique plaisir, votre plaisir sera le plus fort. N’en ayez pas de honte, car ces accens vont loin, plus loin que la situation, les sentimens ou les personnages. Et c’est aussi de loin qu’ils viennent : de la vieille terre illustre où la mélodie est née, où, si déchue, si appauvrie qu’elle, soit, elle survit encore et se défend. Aimée ainsi, pour elle-même, pour elle seule, la mélodie italienne reste le signe ou le souvenir affaibli, mais touchant, de quelque chose de grand, presque de sacré. Là-bas, « ils chantent encore » et quand un de leurs chants, un chant qui soit bien à eux, qui soit bien eux, arrive à notre oreille, est-ce notre faute, notre très grande faute, si nous sentons, comme disait le poète, notre Italie nous battre dans le cœur, si je ne sais quelle douceur de vivre nous pénètre et nous inspire un vague désir de larmes ?

La représentation pittoresque et scénique de la Vie de Bohême est quelque chose de délicieux. L’interprétation musicale en est excellente. Mlle Guiraudon (Mimi) est toute charmante d’intelligence et de sensibilité. Au dernier acte, elle a été simple et douce envers la mort ; c’est déjà une artiste que cette toute jeune fille.


CAMILLE BELLAIGUE.