Revue musicale - 14 juin 1893

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Revue musicale - 14 juin 1893
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 941-944).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : Phryné, opéra-comique en 2 actes ; paroles de M. Augé de Lassus, musique de M. C. Saint-Saëns.

Phryné, au cours de sa brillante carrière, eut deux succès mémorables entre tous : l’un, d’ordre judiciaire ; l’autre, d’ordre religieux. Le premier lui fut ménagé par son avocat, on sait comment, et je ne crois pas que les Causes célèbres relatent un autre exemple ni de cet effet d’audience, ni de cet audacieux emploi de l’argument ad… homines. Et voici le second triomphe de la belle hétaïre, tel qu’elle le rapporte elle-même devant son amant Nicias et son esclave Lampito, dans l’opéra-comique de MM. Auge de Lassus et Camille Saint-Saëns. C’est à Vénus, sa patronne et sa déesse, que s’adresse la courtisane :


Un soir, j’errais sur le rivage,
Rêvant de vivre en ton doux esclavage,
Près d’un temple où tu fais séjour,
Ô Reine de beauté ! Je te sentais présente,
Si doux était l’adieu de l’heure finissante.
Si pur était le ciel aux feux mourans du jour.
Bientôt, tranquille et dédaigneuse,
Folâtrait la baigneuse.
Mes longs cheveux flottaient, des zéphirs caressés ;
Les alcyons passaient, alanguis et lassés.
Tout à coup retentit ton grand nom : Aphrodite !
Ainsi me saluaient, étonnée, interdite,
Les pêcheurs abusés dont les dieux s’égayaient.
Excuse leur démence !
Ils m’avaient aperçue et c’est toi qu’ils voyaient,
Comme en ce premier jour où dans ta gloire immense,
Ton beau corps ruisselant des pleurs du flot amer.
Tu t’élevais superbe au-dessus de la mer !


M. Saint-Saëns a fait, avec cette vingtaine de vers, le plus beau tableau peut-être qui soit en musique, de la naissance de Vénus. Tout y est exprimé : non-seulement le paysage et l’apparition de la déesse, mais le sens mystérieux et sacré du mythe païen. Le paysage est décrit par la période musicale qui correspond aux six premiers vers. La basse, arpégeant lentement et jusqu’à dix-sept fois de suite le même accord, étend partout un calme profond, que de mesure en mesure seulement traverse un frisson d’attente. Sur cet accompagnement descriptif, la voix de Phryné pose tout bas un chant de longue haleine, une mélodie mollement déroulée et tombante, où flotte la douceur du soir, et d’où se répand sur la promeneuse solitaire et déjà vaguement émue, l’influence nocturne des dieux. Bientôt se croisent des gammes agiles ; aux notes claires de la voix répondent, claires aussi, des notes de flûtes éparpillées en gouttelettes sonores, en arpèges chromatiques par degrés évanouis. « Néère, ne va pas te confier aux flots. » Elle s’y confie, la blonde baigneuse, et la voilà saluée déesse. Oh ! l’admirable salutation païenne ! Avec quelle ampleur retentit le grand nom d’Aphrodite, par-dessus la vibration à peine perceptible d’un trémolo presque silencieux ! À s’entendre ainsi nommer, l’orgueil, l’enthousiasme envahit la belle créature. L’orchestre bouillonne et se soulève, comme si réellement la vie, que dis-je, l’immortalité affluait au cœur de cette mortelle, que vient de sacrer déesse la glorieuse méprise des nautoniers. Si nous citions l’autre jour les vers de Musset, c’est que la représentation par les sous égale ici en beauté plastique la représentation par les mots. L’apparition de Vénus naissante est aussi sensible, aussi éclatante dans la musique que dans la poésie. L’accompagnement serre et fouette l’harmonie comme l’écume ; la basse gronde sourdement, s’enfle en houles profondes, et finit par jeter sur le rivage la forme radieuse. « Le flot qui l’apporta recule » non pas épouvanté, mais enorgueilli, et bien après que Phryné s’est tue, l’orchestre célèbre encore, en quelques mesures d’une acclamation magnifique, le miracle et le bienfait de la beauté apparue au monde pour la première fois.

De la déesse évoquée, la courtisane et les deux jeunes gens ont cru sentir la présence ; quelque chose d’elle a passé, qui flotte sur les pages suivantes, sur le petit trio pieux. C’est un bijou que cet unisson des trois voix dans la méditation, la prière et l’extase : bijou mélodique par la pureté de la ligne, l’inflexion exquise des contours ; bijou harmonique par la couleur de l’accompagnement, où tinte une note répétée à des hauteurs différentes, où se joue une élégante arabesque. À cette note fixe, le chant est suspendu ; il dit l’émoi religieux devant le secret un instant surpris de l’amour et de la vie, de la vie qu’on croit entendre circuler sous le réseau léger des sons. Et peu à peu se dissipent les mystérieux effluves ; ils s’évaporent comme les dons divins que le centaure de Maurice de Guérin rapportait de ses courses errantes, et qui ne se retiraient de lui qu’avec lenteur, à la manière des parfums.

Voilà la page maîtresse de l’œuvre ; la seule où le musicien ait rendu par les sons (avec quelle grandeur !) et la forme sensible, et le fond métaphysique et sacré de l’idée païenne. Mais autour, ou plutôt au-dessous de cette chose admirable, il y a dans la partition de M. Saint-Saëns de toutes charmantes choses. Ce n’est pas le vulgaire finale du premier acte que je veux dire : on eût souhaité ne pas entendre au pied du Parthénon ce refrain de guinguette. Puisqu’un Saint-Saëns comprend l’antiquité (il l’a prouvé tout à l’heure) autrement qu’un Offenbach, la Grèce de Phryné n’aurait pas dû ressembler, fût-ce un instant, à celle de la Belle Hélène. Heureusement cet instant est court, et le premier acte, sauf le finale, a beaucoup d’agrément. Le chœur d’introduction est franc sans rien de trivial ou de banal seulement. On subit, dès les premières mesures, le charme facile et pourtant délicat du rythme bien marqué, de la tonalité brillante, des mélodies spontanées et immédiatement intelligibles, d’une orchestration où l’air et la lumière se jouent. On reconnaît et on comprend tout de suite la langue de son pays. Qu’il l’écrit bien, le grand écrivain, même en de petits sujets ! De quoi s’agit-il ici ? D’abord d’une cérémonie civique, l’inauguration d’un buste ; à demi lyrique, à demi railleuse, voici la cantate de rigueur. Puis surviennent de jeunes esclaves, apportant à Phryné les dons de ses adorateurs, corbeilles et guirlandes fleuries. Aussitôt le style un peu massif du premier chœur s’allège, le rythme s’alanguit, les accords s’éparpillent, et dans l’orchestre comme au seuil de la courtisane, se tendent aussi des guirlandes. Phryné paraît à travers les sonorités et les parfums, et la foule lui rend hommage. Hommage d’admiration, presque d’adoration, qu’on murmure à voix basse, à l’unisson, un peu comme une prière. Et c’est bien d’une prière, en effet, qu’il sied à ce peuple d’artistes de saluer cette femme. Devant la courtisane antique, devant l’élue de la beauté et la dispensatrice d’amour, on s’explique la solennité de cette bienvenue, ce recueillement et cet émoi presque religieux. Par une association d’idées et de sensations contraires, rappelons-nous une autre entrée fort différente, celle de Juliette, au premier acte de l’opéra de M. Gounod, et l’aimable petit chœur : Ah ! qu’elle est belle ! L’accueil alors était d’une grâce exquise, mais toute mondaine : on s’inclinait devant une enfant ; on s’agenouille ici comme devant une déesse. La nuance du sentiment est finement rendue, et le plus musicalement du monde, par l’effet de l’unisson et du pianissimo. La musique en cela ne fait qu’imiter la nature : plusieurs personnes, émues d’une émotion religieuse, parleront toujours très bas, et, parlant très bas, parleront de même.

Enfin, si vous ne saviez depuis longtemps quel grand classique est M. Saint-Saëns, le duo du premier acte entre le ténor et le baryton suffirait à vous l’apprendre. Il est fait, ce duo (nous parlons de facture et non d’inspiration), comme les duos de Mozart, avec une pointe d’archaïsme en plus. On goûte à l’écouter, à le suivre, le plaisir exempt de trouble et d’inquiétude, la sécurité de l’oreille et de l’esprit que donnent les œuvres d’autrefois, les œuvres précises et formelles. La tonalité, le rythme, la phrase chantante, partagée en périodes symétriques qui se balancent et se répondent, les modulations, toujours bornées aux notes prochaines, tous les élémens enfin de la musique, sont ici aisément et immédiatement saisissables. C’est beau, n’est-ce pas, la mélodie infinie, la mer immense et tempétueuse. Mais un fleuve coulant entre ses rives, mais la mélodie définie, n’est-ce pas que c’est beau ? Sans compter que la psychologie n’y perd rien. Entre les deux personnages ici l’opposition est exquise : en bas, les bassons grondeurs et les séniles remontrances ; en haut, quelques notes claires, une effusion de jeunesse et de printemps ; il n’en faut pas davantage à M. Saint-Saëns pour faire avec un duo musical un duo de caractères ; avec un duo de baryton et de ténor, le duo d’un oncle et d’un neveu, l’éternel duo des soixante ans moroses et des gais vingt ans.

Le public, que la Walkyrie transporta d’enthousiasme, ne dédaigna pas Phryné, et le public n’eut pas tort, n’en déplaise à qui voudrait toujours l’enfermer dans un camp ou dans une école. À l’opuscule de M. Saint-Saëns, venant après l’œuvre colossale de Wagner, le hasard donne un peu le sens, oh ! non pas d’un manifeste, mais d’une modeste réclamation. C’est le génie classique, latin, notre génie, qui réclame et tout bas nous avertit. Il est trop certain que le livret de M. Auge de Lassus manque de poésie et de gaîté. Mais, du moins, il y est question de Vénus, que toujours nous préférerons à Fricka ; pour le flocon d’écume d’où naquit la déesse, nous donnerons toujours l’arbre généalogique des Wälsungen ; toutes les nuées du ciel Scandinave pour un coin de l’azur d’Ionie. Quant à la forme musicale dont la partition de M. Saint-Saëns est un exemplaire, non pas éclatant sans doute, mais plus d’une fois agréable et spirituel, elle n’est pas près de disparaître. Le mot de Victor Hugo n’est pas toujours vrai. Ceci ne tue pas cela, quand cela est la clarté, la proportion, la convenance et la mesure, parce que cela ne peut mourir.

Les trois principaux interprètes de Phryné sont MM. Clément et Fugère et Mlle Sybil Sanderson. Les uns ont le talent ; l’autre, la beauté. On ne peut tout avoir.


CAMILLE BELLAIGUE.