Revue musicale - 14 mars 1913

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Revue musicale - 14 mars 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 445-456).
REVUE MUSICALE


Concerts du Conservatoire : le Faust de Schumann. — Théâtre de la Gaité-Lyrique : Carmosine, comédie musicale en quatre actes, d’après Boccace et Alfred de Musset ; paroles de MM. Henri Cain et Louis Payen, musique de M. Henry Février.


La critique musicale réserve de temps en temps à ses fidèles quelque bonne fortune. Dans l’ordre même de la poésie, elle comporte, elle commande des rappels ou des retours heureux. C’est ainsi qu’à propos d’une Carmosine lyrique et de l’exécution intégrale, au Conservatoire, du Faust de Schumann, il nous a été donné de relire le poème de Goethe, voire le Paradis de Dante et la comédie de Musset. Mais tandis que celle-ci n’a fourni qu’un sujet et qu’un nom à MM. Henri Cain, Louis Payen et Henry Février, Schumann a mis jadis en musique le texte littéral de Goethe. On sait, de son propre aveu, qu’il ne s’y décida pas sans appréhension. L’événement le rassura bientôt. Après une première exécution, partielle, et devant des auditeurs choisis, il écrivait (juillet 1848) : « Je me réjouis beaucoup de diriger cette musique à Leipzig en présence de mes amis, et, avec l’aide de Dieu, j’espère le faire au commencement de l’hiver. Ce qui m’a surtout ravi, ce fut d’entendre dire de tous côtés que la musique faisait encore mieux comprendre la poésie, alors que je craignais justement qu’on m’adressât le reproche contraire : « Pourquoi ajouter de la musique à une œuvre aussi complète ? » D’un autre côté, depuis que je connais cette scène, j’ai la sensation que très certainement la musique lui donnera une plus grande puissance. » Il ne parlait encore que de la scène, ou des scènes, qui se passent dans le ciel. Mais pour les autres également il avait raison, d’avance. La musique a rarement couru, — si même elle le courut jamais, — le risque d’une alliance aussi étroite, ou plutôt d’un absolu contact, avec une telle poésie. Elles y ont gagné toutes les deux, et cela ne leur fait pas médiocrement honneur. Il est vrai que pour leur beauté commune, composée de deux élémens, dont chacun renforce l’autre et le multiplie, rien n’est dangereux comme l’épreuve de la traduction. L’œuvre de Schumann en souffre, à chaque page, un inévitable autant qu’irréparable préjudice. Nous en signalerons, en passant, plus d’un exemple.

Dès l’année 1845, Schumann écrivait : « Le Faust me préoccupe toujours. Que penseriez-vous de l’idée de traiter tout l’ensemble en oratorio ? N’est-elle pas hardie et belle ? Actuellement, je ne puis qu’y penser. » « Tout l’ensemble, » c’était impossible. Mais il faut reconnaître que Schumann arrêta son choix sur des parties du poème que personne ou presque personne après lui, parmi les musiciens, ne devait choisir. On a reproché communément à Gounod d’avoir extrait de « tout l’ensemble « un épisode unique, celui de Gretchen ; en quoi notre grand musicien d’amour a montré seulement qu’il était meilleur juge que personne de ses inclinations et de ses facultés. Aussi bien, sans prétendre tout traduire de l’œuvre allemande, Gounod du moins n’en a rien trahi. N’était-ce point un Allemand, ce roi de Hanovre, qui, le soir de la première représentation de Faust sur son propre théâtre, admirait qu’un musicien de France « eût été capable d’entrer jusque-là dans l’esprit et la conception de Gœthe. » Allemande aussi, mais à d’autres égards, la Damnation de Faust contredit sur un point essentiel, et rien que par le titre déjà, l’idée première et dernière de l’œuvre originale. On pourrait définir la Faust-Symphonie de Liszt un triptyque sonore, dont chacun des trois personnages principaux, Faust, Marguerite et Méphistophélès, occupe un volet. M. Boito seul a traité dans son Mefistofele certains épisodes empruntés au second Faust : celui d’Hélène, entre autres, et la mort du héros. Seul également, le poète-musicien d’Italie s’est inspiré des scènes mystiques de Gœthe, et le prologue ainsi que l’épilogue dans le ciel nous paraissent même les pages demeurées les plus belles de la partition. Liszt, il est vrai, n’avait pas négligé de donner à son poème une conclusion religieuse : pour célébrer l’influence de l’ « Éternel féminin » et pour fêter le salut de Faust, un chœur reprend et développe le thème ou le motif de Marguerite. L’intention est délicate et l’allusion touchante, mais en effet il n’y a là qu’une allusion, et très brève, à tout l’ordre d’idées, de sentimens, de mystères, qui, dans l’œuvre de Schumann, occupe la première place ; deux fois la première : par la date et par l’importance, ou l’étendue. Écrites avant les autres, les scènes du Paradis les surpassent aussi. Comme elles furent l’origine de l’ouvrage, elles en demeurent le sommet.

La composition et la disposition de l’ensemble est celle-ci : d’abord trois scènes, tirées du premier Faust : le jardin, Marguerite devant l’image de la Vierge des douleurs, la cathédrale. Puis, trois épisodes empruntés à la suite du poème : le sommeil et le réveil de Faust, son dialogue avec le Souci et sa mort. Enfin, troisième et dernière partie, la plus développée : dans le ciel.

On accorde généralement peu d’intérêt à l’ouverture. On a tort. Inférieure à celle de Manfred pour l’ampleur et le développement, plus ramassée et pour ainsi dire plus en dedans, épaisse et massive, une sourde inquiétude y fermente, qui l’agite et, par momens, la secoue tout entière. Elle a quelque chose de commun avec le caractère du héros ainsi qu’avec sa destinée, au moins sa destinée sur la terre. Rien de léger au contraire comme la scène du jardin. Ce n’est qu’une esquisse, une sorte de concert-promenade à deux personnages : Marguerite et Faust. Méphistophélès et la voisine interviennent seulement à la fin. On dirait d’un lied pour orchestre, accompagné, suivi par le chant, que l’aimable symphonie entraîne en son cours. Nulle passion, mais de la douceur, de la tendresse même, avec ce mélange de désir et de langueur que les Allemands nomment Sejnsucht, et que la musique, leur musique surtout, mieux que notre parler, sait rendre. Mais tout de suite ici, dès les premiers mots et les premières notes, apparaît, autant que l’intimité, que l’unité des unes et des autres, le trouble et le désaccord qu’y introduit un idiome étranger. « Clair de lune empaillé, » disait Henri Heine de sa poésie traduite. De la poésie mise en musique, cela est vrai deux fois.

Une esquisse, ou plutôt une ébauche, mais celle-là rigoureuse et tragique, la prière de Marguerite devant la Vierge des douleurs n’est guère autre chose non plus. La beauté ne consiste pas ici dans l’ordonnance, encore moins dans la suite, mais dans l’inégalité, presque dans l’incohérence d’un style où la ligne mélodique, indiquée à peine, aussitôt se brise, où le chant s’emporte jusqu’au cri, à moins qu’il ne se fonde en sanglots ou ne s’évanouisse en soupirs.

Tout autre, par la composition et le développement, est la scène de l’église. L’ordre pourtant, et même une certaine régularité, s’y concilie avec la violence au paroxysme. Rien de saisissant comme l’exorde ex abrupto de l’orchestre, qui, de chute en chute, semble s’écrouler tout entier sur la pénitente. C’est à la manière d’un coin, ou d’un levier de fer, que la voix inflexible du « Mauvais Esprit « entre, s’enfonce note par note dans la symphonie et dans l’ame de la malheureuse. Tout conspire contre celle-ci, tout, jusqu’au chant d’un Dies iræ, plutôt imprécation que prière, et qui, bien loin de la relever, ne fait que l’écraser davantage. Ainsi les élémens, les forces conjurées de la musique donnent toutes ensemble, dans le même sens, et se prêtent mutuellement un atroce secours. Enfin leur pesée, leur poussée universelle aboutit à ce manquement de tout l’être, que figurent admirablement par leur simplicité, par leur banalité même, succédant à tant de lyrisme, les trois pauvres mots prêtés par Gœthe à Marguerite défaillante : « Voisine, votre flacon ! » Le traducteur, hélas ! a traduit ainsi : « Il m’a dit : Sois maudite ! » Mais, balbutiées tout bas, entrecoupées et comme évanouies dans le vide, les notes suffisent à rendre admirablement la détresse, en même temps que la familiarité, de ce dernier recours.

Quant aux trois scènes suivantes, elles n’ont leurs pareilles en aucune musique inspirée par le poème de Gœthe. Autrefois Caro donna pour titre à l’un des chapitres de son livre sur la Philosophie de Gœthe : « L’idée de l’activité, unité du poème, principe du salut de Faust. » Non pas, en réalité, principe unique : le repentir et l’intercession de Marguerite y auront eu pour le moins autant de part. Quoi qu’il en soit, le salut du héros est célébré dans la dernière partie de l’œuvre de Schumann, admirable série de tableaux ou de cercles sonores, de plus en plus vastes et rayonnans. Les trois épisodes qui forment la seconde partie ont pour sujet l’activité de Faust, ou son action : « C’est l’action maintenant qui va prendre sa vie, c’est l’action qui tente sa liberté rajeunie, réveillée comme en sursaut, après les angoisses d’un rêve tour à tour enchanté et sinistre. L’action, si l’on prend ce mot dans son sens le plus haut et le plus large, l’action opposée à l’égoïsme delà passion et à celui de la pensée solitaire, opposée à la spéculation qui se dissipe dans l’abstraction vide, ou à l’agitation non moins stérile des vains désirs qui étreignent le nuage ; l’action enfin, soit qu’elle s’exerce dans les devoirs positifs de la vie pratique, soit dans les grandes œuvres qui régénèrent un pays ou un peuple, soit dans la culture esthétique ou scientifique de l’esprit[1]. »


Un tel sujet, ou plutôt un tel programme, est vaste, grandiose même, et très musical. Philosophique, il est vrai, le sentiment, le pathétique s’y mêle à la philosophie, et surtout ce désir fiévreux, dont Schumann a su rendre, entre tous les musiciens, la sombre, inquiète, inextinguible ardeur. Le paysage enfin, dans le tableau du sommeil et du réveil de Faust, accompagne l’état d’âme, ou plutôt le précède. Autour de Faust endormi, les Esprits de l’air voltigent et murmurent. Alors, dira-t-on, comme dans Berlioz ? Non pas, et justement il n’y a rien ici de pareil. Rien ici ne ressemble à la berceuse étrange, unique aussi dans son genre, du Méphistophélès de la Damnation, contemplant son compagnon, son disciple, j’allais dire son enfant, couché parmi les roses.


Sur ce lit embaumé,
O mon Faust bien-aimé...


Qui pourrait oublier, l’ayant, ne fût-ce qu’une seule fois, entendue, accompagnée solennellement par les harmonies étouffées des instrumens de cuivre, l’incantation mystérieuse, magique, et pourtant si humaine, paternelle même, où l’âme du réprouvé s’attendrit sur la créature en proie à son funeste pouvoir. Il y a là comme une halte sur la voie de perdition et, dans l’éternelle haine, un instant, un soupir d’amour. Très différente est la scène de Schumann. Le démon d’abord n’y figure pas. Et puis, autour de Faust endormi, tout dans la nature est propice. Pour lui, comme eût dit Renan, « l’intention de l’univers est généralement bienveillante. » Rien de fantastique et rien de méchant ; partout la grâce et la tendresse : une introduction délicieuse, où les notes vives, détachées, des harpes, alternent avec les cantilènes liées, enveloppantes, du quatuor ; puis d’aimables chœurs, où le rythme caressant, à deux, à quatre temps, est mêlé, çà et là, de triolets qui l’alanguissent encore. C’est une chose originale et belle que le lever du soleil. Pour le figurer, la musique, au lieu de s’étendre et de s’épancher, ainsi qu’elle fait souvent, se rassemble au contraire et s’amincit en un rayon, presque en un point, le « point brillant » dont parle Rousseau, qui « part comme un éclair. »

Les premiers accens de Faust réveillé sont pour saluer, remercier la nature, qu’il retrouve une fois de plus vivante et mêlée à sa propre vie. « Tu excites en moi, lui dit-il, une forte résolution de tendre toujours au plus haut degré de l’être. » La tendance, l’aspiration, voilà le sentiment exprimé dans ces pages, avec une singulière énergie, par la musique de Schumann. Mais cette énergie (et cela encore est très conforme à l’idée de Gœthe, au caractère de Faust), cette énergie a ses retours, ou ses défaites. La vie, ardemment convoitée, saisie âprement, à chaque instant se dérobe. « Partout où se manifeste dans le monde la puissance créatrice, une ombre se lève à côté, qui limite cette puissance, et, dans une certaine mesure,, l’anéantit[2]. » Alors, dans la musique active, enthousiaste, il se fait de soudaines ruptures et comme des vides affreux, il s’ouvre des parenthèses, des silences tristes jusqu’à la mort. Après toute la grandeur de l’homme, c’est toute sa misère, c’est le néant à côté de l’être, et toujours prêt à l’engloutir. Encore une fois, tout cela peut-être est de la philosophie, mais vivante, mais humaine, et qui propose, il faut le reconnaître, à la poésie d’abord, ensuite à la musique, un bien autre caractère, un tout autre héros, que le Faust amoureux.

Poétique et musical, le personnage grandit et s’élève dans les deux scènes qui suivent. D’abord, quatre ombres, quatre fantômes de vieilles femmes assiègent la porte de son palais. Mais leur assaut n’a rien de brutal, ni même de bruyant. Au contraire, tout l’effet du morceau (pour quatre voix de femmes et orchestre) ne consiste que dans un pianissimo constant. Le rythme est d’un scherzo léger, en notes piquées et frêles, au-dessus desquelles, à l’aigu, des tenues d’instrumens à vent, dont une petite flûte sinistre, s’étendent longuement. Aussi bien, — depuis la dernière reprise, en pizzicati et tout bas, du scherzo de la symphonie en ut mineur, — on sait quelle impression d’angoisse est capable de produire l’extrême ténuité des sons.

Trois des lugubres compagnes s’en sont allées. Une seule demeure. Autour de Faust alarmé, tremblant, une musique indigente à dessein, des notes distantes, de maigres et creuses harmonies, des unissons grêles, semblent faire le vide, la solitude et presque le silence. Un dialogue à mi-voix s’engage entre le héros et la triste visiteuse. D’abord elle se décrit, se dépeint elle-même d’une voix chétive, subtile, qui s’insinue et pénètre. Elle se nomme enfin : die Sorge, du nom féminin que l’allemand lui donne et que traduit mal notre mot français et masculin, le Souci. « Faust, ne l’as-tu jamais connu ! » Alors, oh ! alors, et longtemps, c’est de toute beauté, d’une beauté que peut-être jamais non plus ne connut la musique et que seule aussi pouvait réaliser une musique allemande. L’idée, ou plutôt le sentiment, la joie, l’orgueil de vivre, inspire à Faust une protestation passionnée contre tout ce qui peut menacer, troubler la vie, ou seulement l’amoindrir. La réplique est d’une vigueur et d’une abondance étonnante. Sur ces mots : « Je n’ai fait que désirer et accomplir, » elle atteint au plus haut degré du lyrisme, au paroxysme de l’éloquence. Autant la musique avait de maigreur et de misère, autant elle a de richesse et de plénitude ; éparse tout à l’heure en minces filets, elle s’épanche maintenant comme un torrent.

Elle ne dévie ni ne décroît jusqu’à la fin de la scène. Aveuglé pour jamais par le spectre malfaisant, Faust ne permet qu’un sanglot, déchirant, à sa souffrance ; il n’accorde qu’un adieu, sublime, au jour, à la lumière qu’il a tant aimée et qu’il ne verra plus. Mais le poète l’a dit :


Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume.


La musique de Schumann pourrait servir de paraphrase magnifique au vers de Victor Hugo, et cette lumière intérieure, qui transparaît, qui rayonne au dehors, un héroïque épilogue en célèbre l’éclosion, le progrès et l’épanouissement.

Dernière scène terrestre : la mort de Faust. Devant les portes du palais, les bêches, les hoyaux frappent et fouillent le sol. Des travailleurs sont à l’œuvre : à l’œuvre que Faust a souhaitée, ordonnée pour le bien de son pays, de ses frères, et qu’il croit entendre enfin s’accomplir. Œuvre de mort en réalité, de sa mort à lui, de qui les pionniers infernaux, en chantant, creusent la tombe. Ricanant tout bas avec eux, Méphistophélès mène le chœur ironique et la funèbre besogne. La musique est mêlée étrangement ici de bonhomie hypocrite et de sourde haine. Aveugle, mais voyant, Faust longuement s’enivre de ses visions grandioses et vaines. Dieu manque seul en ces pages, qui respirent, a dit quelqu’un, la volupté de l’amour social, et qu’on définirait assez bien un chef-d’œuvre de lyrisme philanthropique. L’action, l’activité qui s’exalte jusqu’au paroxysme, tel est de plus en plus le caractère ou l’éthos de la musique. Mais voici que du faîte où cette musique est montée, par une soudaine, une brutale rupture, elle tombe, nous donnant la sensation tragique de la vie, de l’être à son comble, anéanti tout d’un coup et tout entier. Une fois encore, après la plénitude, c’est le vide et presque le silence. Au-dessus de l’abîme flottent seulement quelques mots, quelques notes de Méphistophélès, méprisantes et froides. Puis les chœurs, en peu de mesures, et l’orchestre plus longuement, les trombones surtout, des trombones à la Berlioz, majestueux et doux, exhalent la plainte et le deuil de l’humanité tout entière, pour laquelle ont été, généreuses et fières, mais, hélas ! impuissantes aussi, les dernières pensées du héros.

Humaine en effet, profondément, et même, au gré de certains, obscurément humaine en ces deux premières parties, la musique de Schumann, dans la dernière et la plus développée, rayonne de lumière, de la lumière céleste. Il ne s’agit plus ici d’une ou de plusieurs scènes. mais de tout un ensemble, d’un ample poème sonore. C’est une symphonie pour orchestre, soli et chœurs, ou groupes de voix çà et là détachés des chœurs. L’ordonnance en est variée autant que vaste. La diversité des rythmes et des mouvemens y est égale à celle des sonorités, à celle des personnages et des sentimens eux-mêmes, l’état d’âme, ou des âmes, allant ici de la prière fervente, passionnée, à la contemplation pure et à l’extase. Partout cependant règne la paix. La musique tantôt n’exprimait guère que l’aspiration, la tendance et la mobilité ; maintenant elle s’est fixée à jamais, elle a revêtu le caractère, elle porte le signe du repos, de l’accomplissement et de la consommation éternelle.

Le premier chœur est exquis. « Ravins, bois, rochers, solitude. Saints anachorètes dispersés sur les sommets ou dans les grottes. » Telles sont les indications de Ga ?the, et la musique s’y conforme naturelle, ou pittoresque, et surnaturelle à la fois, paysage de la terre en même temps que du ciel. Plein ciel ensuite, peuplé d’anges et d’élus, de saints docteurs, de saintes femmes et d’enfans bienheureux. Le chœur universel des voix, quelques voix unies, une voix isolée, se partagent la longue série des chants. Trois vieillards, trois « pères, » que Gœthe a nommés, de noms un peu scolastiques, Pater Extaticus, Pater Profundus, Pater Seraphicus, se répondent d’abord. Le premier, dit Gœthe encore, « flotte dans l’air, tantôt en haut, tantôt en bas, » et son ardente cantilène, surtout le chant de violoncelle solo qui l’accompagne ou l’enlace, s’élève et s’abaisse pareillement. A chaque instant, la direction des lignes, l’aspect des figures sonores se renouvelle et se métamorphose. Horizontale ici, la mélodie ailleurs se forme en cercles, en sphères mouvantes. Ailleurs même elle tombe, retombe, et, la musique imitant les images de la poésie, l’une fait pleuvoir les notes ainsi que l’autre les fleurs. Un motif choral offre quelque ressemblance avec le chant, choral aussi, du finale de la Neuvième symphonie. Il a ce même caractère de généralité, voire d’universalité, que Wagner avait raison de signaler et d’admirer dans le thème beethovenien.

Quant au chœur central : « Il est sauvé ! » chœur des anges « portant, dit le texte de Gœthe, ce qu’il y a d’immortel dans Faust, » il est peut-être l’édifice sonore le plus vaste et le mieux ordonné que Schumann ait jamais construit. Le cantique des roses effeuillées, comme un portique élégant, le précède. L’ensemble de la polyphonie se compose d’étages ou d’ordres divers. Parmi les lignes ou les forces de la musique, les unes paraissent monter, les autres descendre. Il y a des « motifs, » des ornemens qui s’élèvent, il en est qui retombent. De simples appels, des cris de joie, de triomphe, éclatent çà et là, coupant d’un accent rythmique et bref de plus longues et plus suaves cantilènes. Tantôt les chants sont mélodie, et tantôt ils se réduisent à l’harmonie, à des séries d’accords. Ils intercèdent, bénissent, adorent tour à tour. La puissance n’a d’égale ici que la tendresse, et la gloire que l’humilité. Rien n’est aimable, courtois, mais d’une céleste, d’une divine courtoisie, comme la bienvenue souhaitée en quelques mesures à l’âme de Faust. Rien enfin, dans la musique entière d’oratorio, n’approche, autant que le dernier Hosannah, des plus magnifiques acclamations d’un Haendel. Enthousiasme, apothéose, ce n’est pas trop de tous les mots où l’idée de Dieu est contenue, pour qualifier ces mystiques, ces divins concerts.

La Vierge, après Dieu, les inspire et reçoit ici l’hommage d’un grand poète et d’un grand musicien protestant. Serait-il donc vrai que l’art, plus heureux que la foi, n’a subi nulle déchirure et que toute musique religieuse (témoin la Messe de Bach) vient, ou revient à nous, inévitablement ! Le culte, au moins le respect de la Vierge, de son influence et de son pouvoir, des mystères en elle et par elle accomplis, que pourrait bien signifier, sinon tout cela, cet « éternel féminin, » dont les derniers vers du poème de Gœthe proclament l’universel, impérissable attrait ? Autour, ou plutôt au-dessous de l’Immaculée, « souveraine maîtresse du monde, » musique et poésie évoquent un cortège de femmes, pécheresses naguère, aujourd’hui pardonnées, rappelant chacune un souvenir plus saint, un titre plus sûr et plus doux à la divine miséricorde. C’est Marie de Magdala, c’est la Samaritaine, c’est Marie d’Egypte, c’est enfin, humble et pénitente entre ses sœurs, qui la conduisent et, pour ainsi dire, la présentent, « une qui s’appela Gretchen autrefois. » Leur fraternel concert est une chose délicieuse de tendre empressement, de timidité, de mélancolie. Il environne d’un halo sonore l’invocation, ravissante autant que ravie, du Doctor Marianus à la Vierge, un des purs chefs-d’œuvre de la mystique musicale. Dans un seul morceau, tel que celui-là, même variété que dans la succession des morceaux. Partout l’unité du sentiment et la diversité des formes. D’abord une introduction contemplative : la voix pose et soutient longuement des notes graves, à peu près contiguës, sur des accords profonds. Et ces « harmonies d’immensité, » comme aurait dit Chateaubriand, semblent étendre devant nous, autour de nous l’infini de l’espace. Bientôt une cantilène adorable, un Ave Maria peut-être sans égal, s’y élève et s’y épanouit. Un hautbois çà et là répond à la mélodie, une harpe constamment l’enveloppe. « Comme un bon cithariste accompagne un bon chanteur avec le frétillement de la corde, en sorte que le chant en reçoit plus de charme. « 


E come a buon cantor buon citarista
Fa seguitar lo guizzo della corda
In che più di piacer lo canto acquista[3].


Après le calme du début, voici le mouvement ; après la pensée au repos, la pensée en acte. Aussi bien, l’alternance de ces deux élémens, de ces deux états, entre lesquels se partage même la conclusion chorale de l’ouvrage, assure, du commencement à la fin, l’équilibre et la parfaite harmonie de ce « Paradis » en musique. Oui, « Paradis, » voilà le mot, le souvenir inévitable, par où la troisième partie du Faust de Schumann va rejoindre, encore plus loin, plus haut que le Faust de Gœthe, la troisième « cantica » de la Divine Comédie.

Trois vers de Dante sont venus sous notre plume. Combien d’autres, sans nombre et d’eux-mêmes, s’ajouteraient à ceux-là ! Dante et la musique ! Admirable sujet, que nous avons ébauché naguère et que traita depuis, sans l’épuiser, un de nos confrères italiens[4]. Carlyle a dit un jour : « Le poème de Dante est un chant. C’est Tieck qui l’appelle un mystique et insondable chant, et tel est littéralement son caractère... Je donne à Dante ma plus haute louange, quand je dis de sa Divine Comédie qu’elle est, en tout sens, essentiellement, un chant... Sa profondeur, et sa passion ravie, et sa sincérité, la font musicale. Allez assez profond, il y a de la musique partout... Dante est le porte-parole du moyen âge ; la pensée dont on vivait alors s’élève là, en musique éternelle. »

A côté de cette page, on nous permettra d’en rappeler une autre, par nous déjà citée, et qui vaut la première : « Dante et la musique, nous écrivait Arrigo Boito, comment ne s’est-il pas trouvé jusqu’ici, à travers six siècles de lecture, un lecteur de la Divine Comédie assez musicien pour sentir la beauté de ce thème et la nécessité de la proclamer !... Prenez-y garde : Dante a créé la polyphonie de l’idée ; ou, pour mieux dire, le sentiment, la pensée et la parole s’incarnent chez lui si miraculeusement, que cette trinité ne fait plus qu’une unité, un accord de trois sons, parfait, où le sentiment, lequel est l’élément musical, prédomine. La divination par laquelle il choisit la parole, la place que cette parole occupe, ses liens mystérieux avec les vocables, les rythmes, les assonances, les rimes qui précèdent et qui suivent, tout cela, et quelque chose de plus secret encore, donne au tercet de Dante la valeur d’une véritable musique de musicien. » Tout cela, c’est la nature ou l’essence musicale, c’est, — qu’on nous passe le néologisme, — la musicalité du génie de Dante. Mais son œuvre même abonde en exemples, en comparaisons, plus encore en descriptions, en tableaux empruntés à l’ordre sonore. S’il n’y a pas de musique dans l’Enfer, le Purgatoire et surtout le Paradis baignent dans la musique autant que dans la lumière. Les deux élémens s’y combinent, ils y agissent de concert et, de quelque manière, en fonction l’un de l’autre. Or il semble bien, et nous ne prétendons pas davantage, que dans la troisième partie du Faust de Schumann, l’imagination musicale ait approché, plus que nulle part ailleurs, de l’imagination poétique de Dante. Ici l’image sonore, à tout moment, éveille le souvenir de l’image verbale ; on dirait qu’elle l’imite, ou qu’elle en dérive, et par cette analogie elle ajoute la beauté d’un rapport ou d’un reflet, et lequel ! à sa personnelle et spécifique beauté. Reflet du sentiment parfois, et parfois reflet de la forme elle-même :


Cosi la circolata melodia
Si sigillava[5]...


Que d’exemples ne citerait-on pas, dans la partition de Schumann. de mélodies en quelque sorte circulaires, et que la cadence finale, comme un cachet, comme un sceau, vient fermer ! Et puis, et surtout, dans l’un et l’autre Paradis, la musique n’est que tendresse et qu’amour. « Regina cœli, chantaient-ils, si doucement, que de moi jamais plus ne s’en éloigna le délice[6]. » Ailleurs : « La mélodie la plus suave qui résonne ici-bas, attirant le plus à soi notre âme, paraîtrait le fracas du tonnerre déchirant la nue, à côté des sons de cette lyre, dont se couronnait le beau saphir qui teint de saphir le plus clair de tous les ciels[7]. » Ce saphir qui bleuit l’empyrée, c’est la Vierge, et je ne sais pas un chant, que la lyre ou la harpe accompagne, plus digne que l’invocation du Doctor Marianus, de poser sur le front de Marie son diadème sonore. Ainsi par l’esprit ou le sentiment, et par la lettre, par la note, poésie et musique se ressemblent. Ainsi, croyant peut-être ne s’inspirer que de Goethe, Schumann a composé, d’après et selon Dante, « la dolce sinfonia di Paradiso. »

Gardons-nous bien de rompre, mais plutôt resserrons, entre un génie tout allemand par ailleurs et le plus grand des génies italiens, cette attache mystérieuse. Elle ne peut que nous rendre l’œuvre du musicien plus précieuse et plus sainte. Personnellement, c’est à Rome, il y a quelque trente ans, que le Faust de Schumann, par une longue étude, nous est devenu familier. C’est à Rome qu’il nous mena le premier, par un détour peut-être, au delà de Goethe, jusqu’à Dante. Cela ne s’oublie pas et, depuis, nous n’avons cessé de l’en remercier et de l’en bénir. Que de fois, dans certaine petite chambre de la via Gregoriana, la fenêtre ouverte sur le ciel visible, étincelant, nous enchantèrent les mélodies du Paradis sonore ! Encore aujourd’hui, quand il nous arrive de rouvrir, aux pages mystiques, certaine vieille partition, reliée à l’italienne, tranche rouge et dos de parchemin, quelque chose de la beauté, de la joie, et même de la foi romaine, se mêle pour nous à l’idéal allemand, et ce mélange fait de l’œuvre de Schumann une de nos plus anciennes et plus chères amours.


Nous voilà bien loin de Carmosine, trop loin pour avoir le temps d’y arriver aujourd’hui. Dans la comédie musicale représentée sur le Théâtre-Lyrique du square des Arts-et-Métiers, ni le métier, ni l’art n’est méprisable. Le livret est « d’après » le conte de Boccace et la comédie de Musset ; oui, d’après le sujet de l’un et de l’autre, mais non pas du tout d’après le style de l’autre. Quant à la musique, elle n’est pas laide, elle n’est pas lourde, elle n’est pas obscure. Si l’originalité, si la vraie et profonde poésie lui fait défaut, elle ne manque pas de facilité, ni parfois d’une certaine élégance, ni de sensibilité, voire de sensiblerie.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Caro, Philosophie de Gœthe, ch. III.
  2. Caro, op. cit.
  3. Dante, Parad., c. XX.
  4. M. Arnaldo Bonaventura, Dante e la musica. Livorno. Guisti editore. 1904.
  5. Parad., c. XVIII.
  6.  ::Regina cœli cantando si dolce,
    Che mai da me non si parti il diletto.
    Parad., c. XXIII.
  7.  ::Quatunque melodia più dolce suona
    Quaggiù, e più a sè l’anima tira,
    Parrebbe nube che squarciata tuona,
    Comparata al sonar di questa lira,
    Onde si coronava il bel zaffiro
    Del quale il ciel più chiaro s’inzaffira.
    Parad., c. XXIII.