Revue musicale - 31 mai 1895

La bibliothèque libre.
Revue musicale - 31 mai 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 699-708).


REVUE MUSICALE


________



Théâtre de l’Opéra : Tannhæuser , opéra en 3 actes, de Richard Wagner..


Trois opéras célèbres : le Freischütz, Robert le Diable et Tannhæuser représentent le partage éternel de l’homme et l’éternel combat que l’ange et la bête se livrent en lui. De ces trois représentations, le Freischütz est sans doute la plus naïve, et dans une acception du mot que nous fixerons, la plus naturaliste ; Robert le Diable en est la plus concrète et la plus étroite : la plus large au contraire — et avec cela la plus exclusivement intérieure et spirituelle, la plus chrétienne enfin — c’est Tannhæuser .

Qu’il y ait déjà du symbole dans le Freischütz, que la musique partout y dépasse, y déborde le poème, c’est ce que, sans faire injure au génie de Weber, on ne saurait contester. Il n’est pas une page qui n’en porte témoignage. Au premier chant, au premier cri de Max, ni l’oreille ni le cœur ne se trompe. Est-ce seulement un paysan, un tireur malheureux qui souffre et se désespère ainsi ? Non, c’est un bien autre personnage, et ces admirables imprécations, ces mélodies de douleur et de colère portent en elles infiniment plus d’âme et d’humanité. Max est déjà l’homme, le héros de l’orgueil, de l’ambition et du désir. Il l’est dans le trio du premier acte ; il l’est dans les parties mélancoliques ou violentes de l’air qui suit ; il l’est, avec plus de grandeur encore et d’âpreté farouche, au second acte, dans le trio avec les deux jeunes filles et dans la scène de la Gorge aux Loups.

Mais cet homme, entre quelles puissances ennemies le voit-on se débattre ? Quels adversaires se livrent en lui le combat qu’est l’opéra tout entier, que l’ouverture annonce et résume, et dont les tableaux alternés marquent avec symétrie les phases et les vicissitudes ? C’est ici qu’apparaît ce que nous appelions, faute d’un meilleur terme, le naturalisme du Freischütz. Oui, le bien et le mal ont dans l’opéra de Weber un caractère naturel, en ce sens qu’ils se manifestent surtout dans et par la nature, par l’ordre ou le désordre extérieur et matériel, par la beauté des choses ou par leur horreur, en un mot au dehors de l’homme encore plus qu’en lui-même. Si coupable que soit Max, il l’est beaucoup moins que Tannhæuser, coupable à coup sûr d’une faute moins formelle et pour ainsi dire moins profonde. Au milieu des sortilèges de la Gorge aux Loups, il semble que le mal ne fasse guère que l’environner. Il en connut la curiosité et l’ambition inquiète ; mais il en ressent déjà l’épouvante et non les délices. Il est dans le royaume du péché, mais il n’a pas fait de son âme ce royaume même. S’il a appelé l’enfer au secours de son désir, l’objet de ce désir : le pur amour d’une vierge, est en dehors, au-dessus de l’enfer. Ainsi le mal n’est pour le héros de Weber qu’un moyen ; pour celui de Wagner il sera le but et la fin.

Du bien encore plus que du mal, la conception ou l’idéal a dans le Freischütz un caractère extérieur et comme un aspect de nature. À l’inquiétude, au trouble, qu’est-ce que l’ouverture oppose tout d’abord ? La paix et la beauté des choses, un paysage, un chant de cor au fond des bois. Rappelez-vous le grand air de Max : après la fièvre du récitatif l’admirable mélodie : « Durch die Wälder, durch die Auen ; » est-ce que vraiment elle ne vient, elle ne souffle pas de la prairie et de la forêt ? Plus loin, quand Samiel a passé dans le fond du théâtre, quand le ciel un moment s’est voilé, et l’âme du jeune homme avec lui, il suffit qu’un hautbois soupire, et c’est le ciel encore plus que l’âme qui s’éclaircit ; c’est le soleil qui de nouveau rit là-bas sur la maison, sur le seuil où rêve assise la fiancée du chasseur.

Elle-même, l’innocente Agathe, la fille du garde-chasse, est associée partout à des scènes et à des impressions de nature. Les deux airs célèbres qui sont presque tout son rôle, baignent en quelque sorte dans l’atmosphère : l’un dans le crépuscule, l’autre dans la clarté du matin. Agathe n’est qu’une paysanne, une enfant de la forêt, je dirai presque une figure du monde extérieur, et non de ce monde moral qu’un jour Élisabeth représentera. Extérieur, voilà décidément le meilleur terme pour qualifier dans le Freischütz le bien et le mal en présence, le salut et la perdition. Gardons-nous au moins de le prendre en mauvaise part et pour synonyme de médiocre ou superficiel. Le salut n’est ici que dans la lumière du soleil, dans la joie, l’ivresse même de la vie saine, et non pas encore de la vie sainte, au milieu de la saine nature, mais ce n’en est pas moins le salut. Idéal primitif si on le compare à l’idéal de Wagner, mais idéal pourtant. Que demain vous relisiez le Freischütz, ayant entendu hier Tannhæuser , vous aimerez encore la beauté des choses après celle des âmes ; dans la simplicité de la vie naturelle, vous en qui la vie intérieure et morale aura surabondé, vous goûterez une sensation délicieuse de rafraîchissement et de repos.

Quelque dix ans après le Frehschütz, Robert le Diable a posé de nouveau l’éternelle question du bien et du mal. Robert est symbolique aussi, et l’œuvre est le signe d’une pensée plus large qu’elle. « Ce mot de philosophie de l’art, écrivait naguère Blaze de Bury, un bien gros mot en vérité, sied pourtant merveilleusement à caractériser le génie de Meyerbeer. Il y a chez lui de ces effets qu’un simple musicien ne saurait produire. Prenez un Italien de belle et bonne race et donnez-lui à mettre en musique le trio de Robert le Diable, qu’y verra-t-il ?… Une situation dramatique, un morceau à effet pour ténor, soprano et basse ; mais à ce magnifique résumé de toute une période de l’histoire, à cette figuration solennelle de l’homme entre l’Ange et l’Esprit du mal reproduite sur tous les frontons des cathédrales, croyez bien qu’il ne songera pas une minute. La musique de Meyerbeer est l’œuvre d’un musicien de premier ordre et aussi d’un penseur. En même temps qu’il y a des idées, il y a aussi l’Idée[1].

Blaze de Bury ne se trompait pas. L’Idée assurément est dans cette musique. Mais elle n’y donne malheureusement pas tout ce qu’elle renferme ; elle n’y atteint pas à son développement supérieur. En l’ajustant à son génie essentiellement concret et scénique, à son art tout en relief et en dehors, Meyerbeer a dramatisé le symbole ; il l’a peut-être rétréci. Il a créé des individus et non des types ; il a placé Robert entre deux personnages plus qu’entre deux principes ou deux forces. Bertram, par exemple, est une admirable et sans doute immortelle figure. Que le démon ait un fils et qu’il l’aime, qu’il ne le puisse aimer que pour le perdre, cela est beau, de la beauté la plus dramatique. Il y a dans cette paternité diabolique une imitation et comme une contre-partie grandiose de la paternité divine. Voilà ce que Meyerbeer a magnifiquement exprimé. Relisez le rôle de Bertram, surtout les récits du premier et du cinquième acte. Il n’en est pas un qui ne soit un cri, un mouvement, un transport d’infernale et sublime tendresse. Mais considérez aussi que cette tendresse, en caractérisant le personnage, amoindrit et pour un peu contredirait l’idée du mal, du mal absolu, qu’il doit symboliser. Paire de Robert le fils de Bertram, et le fils passionnément aimé, c’était fournir à l’incertitude, au trouble du héros, à son attrait pour l’enfer et à ses velléités de le choisir, l’excuse et presque la justification sinon de la piété, du moins de la pitié filiale.

Jusque dans le trio final, qui reste un chef-d’œuvre en dépit de certaines faiblesses, le génie de Meyerbeer apparaît ainsi concret et formel. Un testament produit au moment favorable, une horloge qui sonne minuit, des élémens enfin ou des causes extérieures décident de l’issue de la lutte, et la mainmise en quelque sorte visible d’Alice sur Robert assure la victoire matérielle du bien. Et ce bien quel est-il ? De ce combat quel est l’enjeu ? L’amour de l’insipide Isabelle, la « princesse d’opéra » par excellence, et le prie-Dieu nuptial qui attend à côté du sien, devant le maître-autel de la cathédrale de Palerme, Robert encore frémissant, encore chaud du souffle de l’enfer.

Il faut reconnaître que l’idée de Tannhæuser est d’une autre portée et d’une autre grandeur. Wagner ici peut demander et répondre avec le Corneille de Polyeucte :


Y va-t-il de l’honneur ? Y va-t-il de la vie ?
— Il y va de bien plus !


et des trois opéras où l’ange et la bête sont aux prises, Tannhæuser est celui où l’un et l’autre sont le plus la bête et le plus l’ange.

La bête d’abord. Wagner est le premier qui l’ait osé déchaîner elle-même. Qu’était-ce, dans le Freischutz, qu’une heure de connivence avec les esprits de l’abîme, la participation d’une nuit aux diableries de la Gorge aux Loups ? Qu’était-ce pour Robert qu’un baiser de hasard pris en tremblant sur l’épaule glacée de l’abbesse sortie de son tombeau ? Dans Tannhæuser il ne s’agit plus des mystères de la nature, mais de ceux, plus terribles, de l’âme. Ici plus d’enchantemens ni de maléfices, mais le mal lui-même, le mal en soi, voulu et choisi délibérément ; le mal non plus au dehors de l’homme, mais en lui, tenant le centre ou le fond de son être. Et quel mal ? le plus dévorant de tous, la sensualité et la luxure, toute la fureur, toute la folie de la chair et du sang, et, comme écrivait un philosophe chrétien, « le corps entier qui n’est bientôt qu’un holocauste au feu d’enfer[2]. »

Le bien à son tour dans Tannhæuser n’a plus rien d’extérieur ni de matériel. La joie n’y est point terrestre, et comme le mal y est le péché, le bien y est le salut, j’entends le salut éternel. Cet opéra n’est pas de ceux qui finissent par un mariage. Dès le début de l’ouverture, ce n’est plus la nature qui chante, mais la foi ; c’est la mélodie des pèlerins, ce n’est plus celle de la forêt. La nature pourtant n’est pas absente du drame ; elle y coopère, elle y est source d’émotion et de beauté, mais en se faisant elle aussi toute spirituelle et morale, en se colorant pour ainsi dire d’un reflet de piété. La chanson du pâtre s’unit d’elle-même au cantique des pèlerins. Le souffle qui abat Tannhæuser à genoux est à la fois le souffle de l’Esprit et celui du printemps, et Wolfram au dernier acte ne demande à l’étoile du soir que de saluer pour lui l’âme d’Elisabeth entrant au ciel.

Le dernier acte de Tannhæuser est le plus beau des trois parce que les deux forces de l’œuvre y sont portées au comble, parce qu’elles s’y rassemblent et s’y affrontent, autrement dit parce que cet acte est en même temps une sublime opposition et un raccourci sublime.

La symphonie du mal ou du péché, comme on pourrait nommer l’ensemble des motifs se rapportant au Venusberg, cette symphonie est plus belle encore au troisième acte qu’au premier. D’abord elle y est plus courte. La Bacchanale par laquelle s’ouvre l’ouvrage et la scène suivante entre Vénus et Tannhæuser ont des proportions véritablement excessives. Tout y surabonde et y déborde. De ces mélodies, de ces harmonies, de cette instrumentation extraordinaire on ne jouit plus à force d’en jouir. Ici au contraire tout se ramasse pour frapper un seul coup, et foudroyant. En quelques pages toutes les forces de cette musique donnent ensemble. C’était l’analyse au début, maintenant et pour finir c’est la synthèse. C’est le contraste aussi. Tannhæuser vient d’achever le magnifique récit de son pèlerinage, hélas ! inutile. Il a dit, avec l’orchestre haletant et brisé, la fatigue et l’angoisse du chemin, ses pieds meurtris, ses lèvres pénitentes fuyant jusqu’à la fraîcheur des sources, et ses yeux indifférens au soleil italien. Il a dit, et les thèmes pieux ont tinté, et les thèmes de colère et de malédiction ont rugi, il a dit son arrivée à Rome, ses aveux, son repentir, le pontife imploré vainement, et le pardon qui sur lui seul n’a pas voulu descendre. Alors, tandis que dans la nuit, pour d’autres indulgente et pour lui sans pitié, se perdaient les dernières harmonies de miséricorde et de salut, alors, d’un seul et furieux élan Tannhæuser s’est rejeté dans le mal « et le nouvel état de cet homme a été pire que le premier. » Jadis, au chant des pèlerins, au soleil d’avril, son âme s’était attendrie et fondue, et s’écroulant, comme dit Wagner lui-même, « dans la plus effroyable contrition, » Tannhæuser avait jeté, sur un trait fulgurant de l’orchestre, le cri sublime : « Seigneur, soyez béni ! Ah ! votre grâce est infinie. » Plus encore peut-être que le cri du salut, sublime est le cri de la perdition. Tous les thèmes de luxure et de volupté lui répondent. De la symphonie du Venusberg on sait la frénésie, les élans ou plutôt les élancemens, les convulsions et les spasmes, enfin toutes les torturantes délices. Qu’on se reporte ici par la pensée à la Gorge aux Loups du Freischütz. Qu’on s’en rappelle surtout le début : les tenues profondes, la lente descente des basses, les frissons funèbres et la psalmodie qui tombe en notes régulières et lourdes. Cette musique est sombre, on dirait presque humide comme la nuit ; elle est froide comme la mort. Chaude au contraire est la musique de Wagner, chaude comme la vie, et la vie impure : « Je viens à toi, déesse aimée, » dit le texte. Il faudrait : « Je reviens, » car le rappel des motifs n’est beau ici d’une si tragique beauté que parce qu’il signifie ce retour, la rechute pire que la chute, le mal choisi pour la seconde fois et pour l’éternité par l’impénitence et le désespoir.

Si maintenant du fond de l’abîme nous regardons vers les sommets, nous les verrons très hauts et très purs. « Je crois à la communion des saints et à la rémission des péchés. » Le troisième acte de Tannhæuser pourrait porter cette épigraphe, car il n’est que la transposition dans l’ordre de la beauté, la transfiguration par les splendeurs de la poésie et de la musique, de ces deux vérités de la foi. Le double aspect que nous signalions au début : le christianisme et l’intériorité de l’œuvre, se découvre surtout d’ici. Devant Elisabeth à genoux, ensevelie dans ses voiles blancs et dans sa prière, souvenez-vous de ses sœurs, bienfaisantes aussi et protectrices : de l’amie de Robert et de la fiancée de Max. Les trois héroïnes, les trois chastes ouvrières de grâce et de salut vous apparaîtront comme sur trois degrés inégaux.

Ce qu’il y a d’admirable chez Agathe, c’est qu’elle ignore. Elle n’intervient dans le drame ni par des actes, ni même par des intentions, mais par on ne sait quelle secrète influence émanant de son amour et de sa pureté. Sans doute elle est rêveuse et grave : à sa rieuse cousine elle ne répond que par des chants qui ressemblent à des soupirs ; quand le soir tombe sur la clairière, elle ne le voit tomber ni sans mélancolie, ni sans effroi. Elle écoute le moindre souffle qui se lève, une feuille qui tombe, l’eau qui pleure en fuyant, l’oiseau qui frappe du bec le tronc des hêtres, enfin tout ce que la musique apporte à son oreille de bruits lointains et de nocturne silence. Dans ces dehors obscurs, dans toute cette nature qui l’environne, elle devine vaguement un mystère, des puissances occultes, peut-être ennemies, et pour en préserver celui qu’elle aime et qu’elle attend, elle prie. Mais que demain vienne le jour, l’enfant ne se souviendra plus d’avoir eu peur, et sa prière du matin sera plus sereine que ne fut troublée sa prière du soir. Agathe cependant, la vierge qui ne sait pas le mal, ressemble, oh ! de très loin, mais ressemble à Elisabeth, la vierge qui le sait, qui le pardonne et qui le rachète. Entre les deux figures on pourrait surprendre de singulières correspondances : montrer par exemple qu’au début du troisième acte et du Freischütz et de Tannhæuser, après un second acte dramatique et mouvementé, la prière d’Elisabeth et le second air d’Agathe produisent une détente pareille. Et dans la dernière péripétie du Freischütz, dans le cri d’Agathe effleurée par la balle enchantée, je serais tenté d’apercevoir comme un pressentiment de la grande idée expiatoire, une ébauche du sacrifice qu’Elisabeth un jour consommera.

Agathe est innocente ; Alice est active. Alice ne rêve pas, elle n’a rien de sentimental, de mystique ni d’allemand ; c’est une héroïne toute française. Elle n’a pas peur, elle affronte bravement le démon. Elle lutte avec lui pied à pied ; elle lutterait au besoin corps à corps, et pour le vaincre elle use de procédés matériels, j’allais dire pratiques, tels que le pieux écrit prudemment réservé pour le suprême effort. Puis, ayant sauvé son jeune maître, elle le marie, et s’en va de son côté rejoindre son petit amoureux.

Alice est désintéressée ; Élisabeth est renonçante et rédemptrice. Elisabeth se donne elle-même et meurt pour que celui qu’elle aime vive éternellement. Des trois figures de femme que nous venons d’évoquer, elle est la plus belle et la seule divine. Humaine cependant et vivante. Elle l’est beaucoup plus que la Senta du Vaisseau Fantôme, dont l’amour pour le Hollandais errant a quelque chose de trop imaginaire et fantastique, l’étrangeté de la possession ou de la suggestion ; plus que Brunnhilde peut-être, dont l’admirable personnage ne se dégage pas toujours de l’attirail mythologique et cosmogonique qui l’environne et l’étouffé. Enfin si, comme il le faut croire, la rédemption par le sacrifice est au-dessus de la connaissance par la pitié (durch Mitleid wissend), on nous accordera peut-être qu’Élisabeth l’emporte même sur Parsifal, et qu’elle est dans l’œuvre de Wagner à la fois la plus réelle et la plus idéale personnification du renoncement chrétien.

Dans sa lettre fameuse à Frédéric Villot, peu de temps avant la représentation à Paris de Tannhæuser, Wagner écrivait : « Vous trouverez déjà beaucoup plus de force dans le développement de l’action de Tannhæuser par des motifs intérieurs. La catastrophe finale naît ici, sans le moindre effort, d’une lutte lyrique et poétique où nulle autre puissance que celle des dispositions morales les plus secrètes n’amène le dénouement, de sorte que la forme même de ce dénouement relève d’un élément purement lyrique. » C’est au dernier acte que l’intériorité de Tannhæuser et surtout du rôle d’Élisabeth est le plus manifeste. Je ne crois pas que dans aucun autre drame, musical ou non, tout lien sensible soit aussi vite, aussi brusquement rompu entre les deux principaux personnages. Élisabeth et Tannhæuser ne se rencontrent (je parle de rencontre morale) qu’une seule fois : dans le duo du second acte. À partir du moment où Tannhæuser, en célébrant les délices du Venusberg, a jeté son péché comme un outrage au front de la jeune fille, celle-ci ne lui parlera, ne le regardera même plus jamais. Après avoir couvert un instant de son corps virginal ce corps souillé que menaçaient les glaives, elle se détourne, elle s’enferme en elle-même, et descend de plus en plus dans les profondeurs où se consomment les derniers mystères de l’âme, ceux de la damnation et ceux du salut.

Le printemps est venu, puis l’été. L’automne aujourd’hui rougit les bois de la Wartburg, du château maintenant attristé, dont le nom signifie attente. Le rideau se lève et laisse voir Élisabeth priant en silence. Wolfram, doux compagnon de sa douleur et de sa prière, la contemple, lui aussi presque silencieux. Voici les pèlerins qui reviennent de Rome. Élisabeth à leur approche se relève et regarde. Ils passent devant elle ; ils sont passés, et Tannhæuser n’était point avec eux. Alors, poussant un grand cri, elle retombe à genoux. Les pages qui suivent sont les pages capitales du rôle et de l’ouvrage entier. Ici le drame se dénoue : ici la beauté morale et la beauté musicale s’élèvent ensemble au plus haut degré. La prière d’abord est une merveille. Trop longue sans doute, mais il y fallait mettre tant de choses ! Il fallait qu’Élisabeth y rassemblât tous les trésors de son être ; que de sa jeunesse et de son amour, de sa pureté et de sa douleur, de ses prières et de ses larmes elle fît ici la totale et suprême oblation. Il fallait qu’on entendît presque son âme se détacher avec douceur et avec lenteur aussi ; que ce détachement n’eût rien de brusque ou seulement de matériel et de sensible. Or c’est bien par l’immatérialité que la prière d’Élisabeth est le plus admirable. Il n’y a là, disent quelques-uns, que des accords. — Et quand cela serait. Y a-t-il donc autre chose en presque toute la musique de Palestrina, par exemple ? — Mais cela n’est pas. Si la prière d’Élisabeth est belle par les harmonies qui l’accompagnent et justement par certaines consonances et certaines successions palestiniennes, elle ne l’est pas moins par le mouvement, les sonorités, les modulations et la mélodie même. Tout y est uniforme ainsi qu’il convient. Le tempo n’y varie qu’une ou deux fois, et à peine ; même parti pris d’unité dans la couleur tonale. Les rares modulations, finement expressives, s’écartent à peine de la tonalité préétablie et pour y rentier aussitôt. Rien de plus grave et de plus doux à la fois que l’orchestration : les seuls instrumens à vent tiennent de longs accords ; pas une fois on ne sent la morsure d’un archet sur une corde. Quant à la mélodie, elle trace sur ce fond uni sa ligne pure et presque horizontale. La voix, comme la pensée, ne dévie pas. Tandis que Tannhæuser n’est que contraste et contradiction humaine, on voit en Élisabeth quelque chose de la constance et de la fixité de Dieu. « Opérez votre salut, a dit saint Paul, avec crainte et tremblement. » Toutefois, ajoute Bossuet aux paroles de l’apôtre, « toutefois il faut encore bannir l’agitation et l’inquiétude de cette recherche. » Telles sont bien les dispositions d’Élisabeth opérant un salut plus cher que le sien, et dans la suprême oraison de la jeune fille, dans cette mélodie à la fois si humble et si persévérante, on ne sait qu’admirer davantage, le tremblement et la crainte, ou la confiance et la paix.

C’est ici le sommet du bien, comme la symphonie du Venusberg est l’abîme ou le fond du mal. Ici la musique de plus en plus se spiritualise. Dans la symphonie du Venusberg tout est corps, tout est sens ; tout, au contraire, est âme dans les harmonies et dans la mélodie sans paroles qui accompagne Élisabeth remontant à la Wartburg pour mourir. Jamais Wagner n’a rien écrit de plus beau que cette page, l’une des premières où, désespérant de la parole comme trop humaine et matérielle, il ait cherché et trouvé ce qu’elle lui refusait dans l’orchestre, c’est-à-dire dans la musique seule, dans la pure musique.

Ainsi Wagner, en cet incomparable troisième acte, est déjà lui-même par certains côtés ; mais il l’est encore sans rigueur et sans tyrannie. Le chant instrumental qui suit Élisabeth est le chant d’amour, ou plutôt un des chants d’amour de Wolfram au second acte, dans la scène du concours. Revenant ici comme l’adieu de Wolfram à la vierge qui s’éloigne sans mot dire, il prendra pour vous, si vous le reconnaissez, l’intérêt spécial et tout wagnérien du leitmotiv. Mais ne le reconnussiez-vous pas, vous en jouiriez encore, et jamais on ne l’entendra sans le comprendre et l’admirer, crût-on l’entendre pour la première fois. De même la célèbre romance de l’étoile, une romance sans doute, est par la poésie et par la musique quelque chose de plus. Ce rythme, cet accompagnement peut-être étaient connus, mais non pas cette admirable fantaisie dans le récitatif, ni cette dégradation chromatique et toute wagnérienne dans le dessin de la mélodie. Si le chromatisme chez Wagner peut être cruel, il arrive quelquefois, ici par exemple, qu’il soit délicieux. Et quant à l’étoile du soir, Wolfram ne la salue pas seulement parce qu’elle est étoile, sujet banal de banale poésie, mais pour qu’à son tour elle salue Élisabeth, « pour que tu la salues, lui dit-il, si elle passe près de toi et si tu la vois s’envoler loin de cette vallée terrestre pour entrer là-haut parmi les anges bienheureux ».

Le récit du pèlerinage à Rome, comme la scène de la sortie d’Élisabeth, est un des premiers chefs-d’œuvre de l’art purement wagnérien. Ici éclate aux esprits, dans ce qu’il a de vraiment personnel et nouveau, le double génie de Wagner. Le poète dramatique exigeait ce récit et l’imposait ; il en a dressé devant le musicien l’obstacle qui semblait infranchissable, et le musicien l’a franchi. Ce magnifique fragment n’est pas un récitatif, encore moins un air : plutôt une suite et comme une somme de divers élémens : des mélodies très nettes et très caractérisées, et avec cela la plus libre déclamation ; l’orchestre toujours éloquent et parfois, le dominant, la voix plus éloquente encore ; une indépendance parfaite et pourtant une composition évidente, des retours, des périodes, presque des cadres ; quelques thèmes merveilleusement expressifs, et, pour en nuancer, pour en graduer l’expression, une science, une psychologie des sonorités plus merveilleuse encore ; voilà tout ce qui fait de ce récit la plus étonnante relation de voyage qu’il y ait dans la musique entière.

On l’a remarqué judicieusement : « Scribe aurait trouvé là le sujet d’un acte entier. Wagner a préféré ne pas montrer le tableau et le raconter. C’est le récit épique substitué au drame proprement dit[3]. » Au lieu des événemens eux-mêmes, c’en est la réaction et comme le reflet sur l’âme ; au lieu du spectacle matériel, c’est l’émotion intérieure. Intérieur aussi, et invisible, sera le dénouement : Élisabeth n’expire pas sous nos yeux. De plus, il sera surnaturel. Que Max le franc-tireur épouse la blonde Agathe, et Robert de Normandie la princesse de Sicile ; Tannhæuser ne peut que mourir auprès d’Élisabeth morte, pour revivre avec elle éternellement. Pacem summa tenent. Toute fin chez Wagner est haute ; aucune plus que celle-ci n’est apaisée. La fin de Lohengrin même est pour ainsi dire moins finale ; elle a quelque chose d’incertain et de suspendu. Lohengrin s’achève sur un cri d’Elsa demeuré sans réponse, sur un appel, hélas ! qui ne peut et ne doit pas être entendu. L’ordre du bien est renversé dans Lohengrin ; dans Tannhæuser il est rétabli. On emporte de Lohengrin la tristesse de l’irréparable mal ; Tannhæuser, au contraire, laisse en nous la joie et la paix divine du mal à jamais réparé.

Je ne crois pas que nulle part en Allemagne (Bayreuth naturellement et comme toujours excepté) Tannhæuser soit mieux interprété et représenté qu’à l’Opéra. L’orchestre d’abord a fait merveille. Il a joué l’ouverture notamment avec une parfaite intelligence du plan général, des proportions et des valeurs relatives de mouvement ou de sonorité.

Mme Caron nous a paru le plus remarquable peut-être là où elle a été le moins remarquée : dans le duo du second acte, avec Tannhæuser. Dans la scène muette du troisième acte, on eût souhaité seulement un peu plus d’abandon, d’humanité et de faiblesse, et pour montrer le ciel, un geste aussi noble, mais plus attendri. Quant à l’ensemble du rôle, Mme Caron y apporte un parti pris très intéressant, et très conforme à l’esprit du personnage, de douceur et d’uniformité.

M. Van Dyck a eu deux ou trois beaux mouvemens. Mais quelle fâcheuse méthode de chant est décidément la sienne ! Il hache les sons et les heurte au lieu de les lier. Il est inégal et brusque ; autant il articule les paroles, autant il désarticule la musique, et tout cela est le propre du style allemand et wagnérien.

M. Renaud chante tout autrement : l’archet à la corde, sans jamais écraser la note, sans l’étaler non plus, ni la traîner. Il a été dans le rôle de Wolfram tout ce qu’il y faut être : discret, cordial et pieux, et de cette délicieuse figure il a fait quelque chose de plus délicieux encore.

Camille Bellaigue.
  1. Blaze de Bury, Meyerbeer et son temps.
  2. Le P. Gratry, Connaissance de l’âme, t. II.
  3. MM. A. Soubies et Ch. Malherbe, l’Œuvre dramatique de Richard Wagner.