Revue musicale - 31 octobre 1883

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Revue musicale - 31 octobre 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 189-200).
REVUE MUSICALE

Quelle bienheureuse invention que le point d’orgue à profil perdu dans le pianissimo! Mlle Van Zandt lui devait déjà sa fortune, et le voilà qui vient de faire un nouveau miracle en faveur de Mlle Isaac. Ni sa voix admirable ni son talent reconnu de tous à l’Opéra-Comique ne l’avaient prémunie contre une émotion terrible le soir de son début à l’Opéra. Visiblement dépaysée dès son entrée sur cette vaste scène qui a trahi déjà tant d’artistes, elle entama le premier duo sans assurance, et l’hésitation comme l’angoisse allait croissant, lorsqu’arrive la réplique d’Ophélie à la phrase d’Hamlet, et que, sur ces mots : « Soyez témoin de son amour, » la cantatrice pose un accent irrésistible d’habileté dans l’expression et la nuance. À ce decrescendo exquis, très magistral, le public frissonne d’aise, les bravos crépitent et le baromètre se met au beau; bientôt l’air du second acte, avec son allegretto sostenuto un peu maniéré, et son brillant (trop brillant) allegro vient offrir à Mlle Isaac l’occasion qu’elle saisit au vol de déployer toutes les ressources de son art : « Les sermens ont des ailes, » chante Ophélie. — Et les voix aussi, peuvent dire ceux qui l’écoutent : force, étendue, et, pour trait distinctif, un médium d’une sonorité dont rien n’égale le charme; du reste, l’ensemble de cette reprise est à constater. Jamais on n’imagina figuration mieux appareillée : M. Lassalle dans Hamlet, Mlle Isaac dans Ophélie, Mlle Richard dans Gertrude, tous également puissans de corps et de voix et prêtant au physique des personnages les énormes proportions de la résonance. Ainsi placée entre M. Lassalle et Mlle Richard, Mlle Isaac est une Ophélie très suffisamment élancée et presque svelte. La sveltesse du chant, c’est la vocalise, et tout le monde sait que cette Ophélie de l’Opéra fut taillée sur le modèle de Christine Nilsson. Tel que les circonstances l’ont dicté, ce rôle a pourtant une scène dramatique où la chanteuse légère doit céder le pas à la tragédienne; je veux parler du grand trio du troisième acte entre Hamlet, sa mère et la fille de Polonius. La musique est superbe et la cantatrice à la hauteur du morceau. Mlle Isaac n’a point, comme Gabrielle Krauss, un de ces masques qui aident à l’expression pathétique ; elle n’a ni le regard sombre d’une héroïne de théâtre ni la contraction des lèvres; son menton fuyant lui donnerait plutôt l’air d’une soubrette; mais, à force d’intelligence, elle sait réparer la nature, et son geste sobre et juste traduit honnêtement la situation, s’il ne réussit pas toujours à la dominer. Il y a dans ce trio une phrase que Mlle Isaac rend de la façon la plus touchante : « Ah! voilà cet Hamlet qui m’a tant aimée! » C’est infini de tendresse, de tristesse et de résignation ; c’est navrant. La scène d’ailleurs ne fléchit pas, les trois personnages y sont à leur poste de tragédie, tous ont l’accent du rôle, ce qui ne se peut dire des morceaux où le spectre intervient. Autant la mère d’Hamlet est dramatiquement campée, autant son bonhomme de père est flageolant; ce spectre du feu roi, pour la terreur qu’il inspire, ne vaut pas l’ombre de Ninus, et bien moins encore faudrait-il le comparer à la fiancée de marbre dans Zampa. Un mort qu’on évoque au théâtre doit faire peur; j’ai vu le plus imperturbable des sceptiques, Auber lui-même, devenir sérieux à l’appel du trombone annonçant le convié de pierre dans Don Juan. Le tableau du quatrième acte, avec ses fusées chromatiques à la Nilsson, ne pouvait que pousser à l’ovation le succès de la débutante. La sirène de l’Opéra-Comique a retrouvé là son élément; elle y nage à plaisir, c’était prévu. Dans la variété pittoresque de cet intermède qui devrait s’intituler : Ophélie, avez-vous jamais remarqué les récitatifs qui relient entre eux ces fragmens de valses et de réminiscences scandinaves? Ils sont charmans, d’une fraîcheur, d’une distinction rarissimes et tout endiamantés des points d’orgue de la Nilsson. On comprend que la récente Ophélie n’omette pas une seule des traditions du rôle; elle en ajoute plutôt de nouvelles, que d’autres à leur tour imiteront :


Des larmes de la nuit la plaine était mouillée,
Et l’alouette, avant l’aube éveillée,
Planait dans l’air...


Il faut entendre Mlle Isaac détailler cette jolie phrase, prononçant bien et lançant vers le ciel, dans le même bouquet, et les paroles et les notes : double talent qu’elle doit à sa qualité de Française et que la Suédoise n’avait pas. Il est vrai qu’en revanche, sa taille élevée et flexible, ses cheveux blonds, ses yeux glauques de nixe effarée prêtaient alors au personnage une poésie que l’on peut regretter aujourd’hui. Contentons-nous des gammes chromatiques, des trilles vaillamment battus sur toutes les hauteurs de l’échelle vocale, et sans nous obstiner plus qu’il ne sied à chercher un idéal quelconque du caractère d’Ophélie, admirons chez la cantatrice qui nous arrive une voix capable de toutes les inflexions, de toutes les nuances dynamiques, montant jusqu’à l’ut dièse suraigu, poussant même jusqu’au mi naturel, juste, légère, dramatique au besoin, et possédant à la perfection cet art désormais presque introuvable de lier et d’égaliser les registres de tête et de poitrine.

Quelques jours plus tard, débutait dans Guillaume Tell M. Escalaïs, le vainqueur des jeux Olympiques du Conservatoire, très jeune, mais très rondelet, et d’une petitesse de taille invraisemblable. On avait, pour la circonstance, haussé le fils de Melchthal sur des talons qui ressemblent à des échasses ; malheureusement, cette horrible chaussure alourdit la démarche de l’artiste, et le cothurne, jadis à sa place dans Athènes, dissimulé comme il l’était par les larges plis ondoyans de l’himation, manque d’agrément attaché à de maigres jambes que recouvre un tricot. Arnold fait son entrée, il déclame son premier récitatif et, tout de suite, le mauvais effet est conjuré : c’est l’ancien Duprez qui nous revient ; on ne regarde plus, on écoute et on applaudit. Une voix splendide, de l’expression, une largeur de style étonnante chez un débutant de cet âge. Il n’a pas encore entamé de mélodie que déjà le succès est assuré. Les anciens habitués de l’Opéra vous diront qu’il en fut ainsi lors de la première apparition de Duprez : quatre vers d’un récitatif admirable, scandés d’un style magistral, avaient suffi pour convertir à l’enthousiasme tout un public que le départ de Nourrit rendait chagrin et réfractaire. Le duo entre Arnold et Guillaume a presque aussitôt mis en valeur le charme de cette voix, dont la puissance éclatait plus tard dans le grand trio et dans l’irrésistible : « Suivez-moi ! » Approuvons, en passant, la variante introduite par le jeune ténor, qui place nettement son ut de poitrine à la fin de l’andante et néglige de le reprendre dans la strette de l’allégro, où souvent il tournait au cri. — À côté du nouvel Arnold, M. Lassalle est un Guillaume Tell tout à fait remarquable ; je ne reproche au comédien qu’un excès de plastique trop directement adressée au public, et le chanteur serait sans défaut s’il éclairait un peu sa lanterne dans le duo du premier acte, qu’il dit d’une voix sourde et en dedans, alors que la situation exige, au contraire, qu’on parle ferme. Évidemment, si M. Lassalle voulait, au commencement du duo, renforcer les notes graves d’ut à mi bémol, les vitupérations légitimes que Guillaume adresse à l’impétueux amant de la princesse Mathilde n’en auraient que plus d’autorité. Du reste, l’exécution est sortable, elle serait même complète si le personnage de Leuthold était mieux tenu; ce n’est qu’un bout de rôle, mais qui commande toute une scène dramatique du premier acte. Essayez d’y mettre M. Melchissédec, et ce qui passe inaperçu, ce qui ennuie saisira notre intérêt à l’égal des sublimités du chef-d’œuvre les plus généralement adoptées.

Pendant que Mlle Isaac réintégrait Hamlet sur l’affiche de l’Académie nationale, l’Opéra-Comique reprenait Mignon avec Mlle Nevada; c’est dire que la saison s’annonce bien pour M. Thomas. Mlle Nevada fait une Mignon très originale, inégale au possible, quoique toujours vibrante et passionnée à travers mille incohérences. On assure qu’elle a soigneusement travaillé le rôle avec l’auteur, je veux le croire, mais alors en se réservant de n’écouter que son propre instinct, car il est permis de douter que ce soit M. Thomas qui lui ait conseillé ces vocalises additionnelles de nature à défigurer le rôle primitif, visiblement écrit en opposition du caractère de Philine, vouée au gazouillement perpétuel. Mieux vaut admettre que Mlle Nevada a reçu les conseils et qu’elle a passé outre. Cet oiseau-là n’est point de ceux que l’on serine. La conception du personnage ne se tient pas; ces roulades, ces gestes, cette pantomime, tout cela est à l’italienne; il n’en reste pas moins vrai que certains côtés n’ont jamais été mieux rendus. Élans de tendresse ingénue; jalousie sauvage dans la scène qui précède l’incendie et, dans la scène du miroir, des gaucheries charmantes, un imprévu de grâce et de mutinerie où la plus adroite n’atteindrait pas : voilà pour la comédienne; quant à la virtuose, quoique le rôle soit écrit trop bas, elle y déploie en se surpassant toutes ses prouesses de la Perle du Brésil. Mais les prodiges d’exécution ne sont ici que secondaires. Elle s’entend au pathétique; écoutez-la dire la romance : « Connais-tu le pays?..» Écoutez ce cri de la pauvre Mignon se voyant dédaignée pour Philine. Ce qu’il faut remarquer chez Mlle Nevada, ce qui la distingue si absolument de Mme Van Zandt, c’est le sérieux du talent, la vocation d’artiste; l’une a la beauté du diable, tandis que l’autre a le diable au corps, et le succès qui les caresse toutes les deux en ce moment et s’en amuse, sait déjà bien à laquelle il se fixera. Quoi qu’il en soit, le différend profite aux recettes, mais le théâtre, lancé sur la voie des gros bénéfices, semble ne pas s’apercevoir du déraillement qui le menace. Mlle Van Zandt, Mlle Nevada, c’est le système des étoiles qui s’établit sur une scène de tradition nationale, où parler français devrait être en bonne justice une condition sine qua non. Qu’arrive-t-il? On supprime la conversation, les dialogues se métamorphosent en récitatifs de pacotille, et pendant qu’un affreux jargon anglo-américain occupe la scène, une artiste comme Mlle Vauchelet se morfond derrière la coulisse. J’ai vu le temps où l’Opéra-Comique se contentait de deux premiers sujets; on avait alors en tête de sa troupe la forte chanteuse et la chanteuse légère, et cela suffisait pour faire marcher le répertoire et pour monter les opéras nouveaux. Aujourd’hui, il en va tout autrement, c’est dans l’ordre. Pourquoi des cantatrices de répertoire quand il n’y a plus de répertoire ? Nos musiciens ne composent plus comme ceux d’autrefois en vue d’un théâtre spécial et d’une troupe régulière jouant et chantant à tout venant. On ne compose plus des opéras, on fait des types, c’est-à-dire des créations ayant besoin pour réussir de rencontrer chez l’interprète un certain assemblage particulier de qualités, de défauts et de tics qui réponde à l’idéal fortuit d’un auteur. Mignon, Lakmé, Hérodiade, sont bien moins des rôles que des types, et Manon aussi, je le suppose, rien qu’à voir les enquêtes nombreuses auxquelles a donné lieu la distribution du nouvel ouvrage de Massenet. Quand on a pu parler de Mlle Granier pour créer Manon, c’est qu’il y avait là une question de type dominant la question musicale. A défaut de Mlle Granier, on a pris à Mlle Heilbronn; je souhaite que le choix réussisse, bien que j’aie quelque peine à m’expliquer ce que l’on y gagnera.

Combien de fois n’avons-nous pas dit à cette place que le Théâtre-Lyrique, objet de tant de vœux et de labeur, se ferait tout seul? Pendant que le conseil municipal y pensait toujours et n’aboutissait point, un directeur aventureux l’aura trouvé sans y penser. Vous vous souvenez des premiers tâtonnemens au cours de la saison d’été. Il semblait qu’il n’y eût sujet que d’en rire; peu à peu la situation s’est amendée. Après la fameuse déconvenue de Norma, on a vu par degrés le sérieux succéder au folâtre; les recettes de Si j’étais roi, l’exécution du Trouvère et de Lucie ont remué les sympathies, et maintenant, au lendemain d’une clôture de recueillement en vue de la campagne d’hiver, voici que cela devient tout à fait digne d’intérêt. Le choix de l’ouvrage était déjà d’un heureux pronostic. N’oublions pas que Roland à Roncevaux est un des plus grands succès de l’Opéra et que les cinquante premières représentations ont produit les plus fortes recettes inscrites sur les registres du théâtre. Le sujet, en outre, est héroïque et national; poème et musique ne respirent que chevalerie, amour et patriotisme; quoi de mieux approprié à la circonstance? Aussi l’entrain a commencé dès l’ouverture, page vigoureuse qu’une foudroyante exécution est venue mettre en lumière pour la première fois : précision dans les mouvemens, justesse dans l’attaque, soin du détail, nuance, résonance, bravoure à tout enlever; cet orchestre, du coup, marque sa place au premier rang, et le jeune chef qui l’a formé, M. Lévy, mérite déjà qu’on le nomme entre Lamoureux et Colonne.

Il allait entrer à l’Éden-Théâtre, quand le Théâtre-Lyrique populaire, fort habilement, se l’est attaché. Le temps pressait; c’était l’été, aucun personnel sous la main. Il quitta Paris et parcourut l’une après l’autre les villes d’eau, que peuplent d’ordinaire à cette époque les premiers et les seconds prix du Conservatoire. C’est en écrémant les orchestres des divers casinos qu’il a fait le sien ; prompte et vaillante compagnie toute brillante de jeunesse, à qui la main du maître a su, d’emblée, imprimer la cohésion. A partir de ce début, le succès s’est toujours accru, et l’auteur a pu voir, à dix-huit ans de distance, les mêmes morceaux produire le même enthousiasme. Allez donc contre de pareils faits, protestez, criez. Eh bien! après? Faisons la part entière aux ennemis; convenons avec eux que Mermet ignore jusqu’aux rudimens de son art, nions ses longues années d’études chez Lesueur, ses stages obstinés chez Barbereau, qu’est-ce que tout cela prouvera? Nos colères empêcheront-elles son Roland d’avoir réussi, il y a dix-huit ans, à l’Opéra, et de triompher aujourd’hui sur une scène populaire où ne prévaut assurément aucune des raisons extra-musicales auxquelles les bons confrères d’autrefois s’étaient complu à rapporter la fortune de l’ouvrage, car on nous avouera qu’ici l’allusion n’existe plus, et que le public du Château-d’Eau n’en est plus à s’occuper des rapprochemens qui se peuvent établir entre Roland, neveu de Charlemagne, et Napoléon III, neveu du grand empereur? Soyons francs, ce succès a sa raison d’être dans le mérite du poème et de la musique ; dû à de simples motifs de circonstances, il n’eût pas survécu; si nous le voyons s’affirmer à nouveau en dépit des années et des influences, c’est qu’il y a dans l’œuvre de M. Mermet une puissance très réelle. « Musique de corps de garde ! » s’écriaient les rieurs d’antan. — « Musique de faubourg! » disent les plaisans d’aujourd’hui, insistant sur les défauts et fermant les yeux sur les qualités, qui sont une grande loyauté d’émotion et l’effort continu vers la hauteur. À ce double objectif M. Mermet n’aura au moins jamais failli, ses succès comme ses défaites nous le montrent. Il aime les nobles équipées, les chansons de geste : Roland à Roncevaux et Jeanne d’Arc, heureux pourvu que son patriotisme ait à s’espacer : on n’est pas pour rien le fils d’un général inscrit sur l’arc de triomphe de l’Étoile, et les Marseillaises ne se font pas avec du contrepoint. La franchise d’un rythme guerrier appelle les sonorités bruyantes, et quand M. Gounod, dans le Tribut de Zamora, pousse au combat « les enfans de l’Ibérie, » il s’y prend comme M. Mermet, avec cette différence que la phrase est bien moins trouvée. D’ailleurs à ces résonances cuivrées, à ces vulgarités de style qui sont la conséquence du sujet, l’auteur sait opposer des correctifs; la superbe invocation aux Pyrénées, où passe comme un souffle venu de Guillaume Tell, rachèterait en pareil cas bien des péchés, et le trio du troisième acte entre Roland, Alde et l’archevêque Turpin est un modèle d’inspiration pathétique. Mermet a l’entente du théâtre, il occupe la scène, les récitatifs ont grand air, la mélodie abonde, mais ce qui manque, c’est le développement harmonique : à commencer par l’ouverture, qui débute par un thème de huit mesures, capable de fournir un morceau tout entier et dont le musicien tire à peine quarante mesures. On pense alors involontairement à l’ouverture du Tannhäuser, faite avec le seul motif du Chœur des pèlerins qui, cependant, comme invention, vaudrait peut-être moins que la mélodie de Mermet.

L’exécution de Roland à Roncevaux, sans être excellente, dépasse de beaucoup ce qu’on pouvait attendre d’une troupe forcément improvisée, — l’orchestre d’abord, capable de défier toutes les comparaisons, ensuite les chœurs, qui marchent très convenablement. Quant aux chanteurs, ceux de l’Opéra n’avaient point, que je sache, laissé des souvenirs tant redoutables pour les nouveaux. Gueymard, qui créa le rôle à l’Académie impériale, était un ténor d’encolure athlétique et d’une prestance vocale à l’avenant, mais point musicien et sans nuances. D’où il suit que tous les passages de tendresse restaient dans l’ombre. A voir M. Bouvière, très jeune et d’un physique agréable, on aurait supposé que nous allions tomber dans l’excès contraire ; nullement, c’est toujours la force qui persiste. La voix est gutturale, mais solide; toutefois je conseille au chanteur de se défier de son si naturel dans la fameuse phrase : Exterminons les Sarrasins! Ce cri-là, trop souvent poussé, aurait bientôt fait de l’exterminer lui-même. En revanche, la personne qui joue Aide est une artiste en pleine possession de son talent. Ancienne élève du Conservatoire, premier prix de chant et de piano, connue en Italie, Mme Boidin-Puisais se sert en musicienne d’une voix très sympathique, et l’archevêque Turpin trouve dans M. Hourdin, avec l’imposante figure de l’homme d’église guerroyeur, un magnifique organe de basse-taille; c’est une vraie bénédiction de l’entendre donner son un bémol grave.


Linné ou Darwin, la bataille qui se livre entre ces deux pôles est universelle, et jusque dans la musique elle devait avoir ses contre-coups. Que dirons-nous d’un musicien venant appliquer à son art la théorie de la transmutation ? Il se peut que ce ne soit là qu’un simple jeu d’esprit; mais, comme nous, bien des gens s’y laisseront prendre, secouant le vieux préjugé qui consiste à nous faire toujours regarder en arrière du côté de certaines périodes classiques, qui ne reviendront plus, et à ne nous montrer dans le présent que décadence et que ténèbres dans l’avenir. S’il est vrai que l’on doive ramener à un petit nombre d’organismes la formation lente et progressive de notre règne animal et végétal, qui nous empêche d’étudier d’après les mêmes principes l’histoire de notre culture intellectuelle? La besogne en sera moins ingrate, car, si la nature enfouit ses documens au plus profond de ses entrailles, la musique tient ouvertes ses archives, et quiconque y veut aller fouiller trouvera souvent moyen de combler tous les intervalles. Vous faut-il tout de suite un exemple pour symboliser la théorie, prenez un bataillon d’infanterie qui passe musique en tête devant le Conservatoire pendant qu’on y exécute une symphonie de Beethoven; vous avez là les deux extrêmes depuis le rythme primitif du sauvage jusqu’aux dernières sublimités de la langue des sons. C’est à remplir les infinies lacunes qui s’étendent entre ce point de départ et ce point d’arrivée que s’est évertué M. Tappert, l’auteur d’un ingénieux volume qui mériterait d’être connu[1]. Comme, dans une discussion, une parole en amène une autre, de même, dans cette recherche de la vérité qui se poursuit au sein de notre être, les idées s’appellent et se commandent, le torrent grossit goutte à goutte, et telle mélodie toute-puissante en son orchestration actuelle aura dû traverser d’innombrables modifications avant de parvenir à ce degré d’absolue formation où nous l’admirons. Un groupe de notes, un rythme vaguement bégayé dans la nuit des temps sera, par exemple, la cellule d’où sortira la symphonie.

M. Tappert appelle cela « des motifs voyageurs. » Son livre abonde en citations de ce genre, plus ou moins probantes, mais assurément curieuses et dont je regrette de ne pouvoir ici produire aucune, toutes étant chiffrées. Les mélodies voyagent sans relâche, elles sont les plus infatigables touristes de la terre ; ni les fleuves, ni les montagnes, ni l’océan, ni le désert ne les arrêtent, partout mieux choyées au dehors que sur le sol natal, où, pendant des siècles, il leur arrivera d’être resté inaperçues pour y rentrer un beau jour à l’état d’importation et revivre alors d’une vie nouvelle sous forme d’hymne patriotique et de chant national. D’ailleurs, toujours par voies et par chemins, les intrépides coureuses ne posent pas plus au dedans qu’au dehors ; elles vont en sautillant de la forge au moulin, de la chambrée à l’école, se glissent parmi les soldats et les moissonneurs, sautent de l’église au théâtre et vice versa: refrains de la rue et des bois. Telle mélodie, comme le Juif errant, circule depuis des milliers d’années sans pouvoir jamais se fixer. Profane aujourd’hui, demain sacrée, allant du chansonnier au missel, catholique ou luthérienne, orthodoxe, protestante ou libre penseuse ad libitum: il adviendra ainsi qu’un motif, à force de voir du pays et de changer de langue, passera pour indigène à l’étranger et pour étranger dans sa patrie. Souvent même la variante aura lieu d’un clochera l’autre. Ici, l’auteur ouvrant le chapitre des citations, fait porter son expérience sur une série de vingt-cinq mélodies qu’il conduit du XIVe siècle jusqu’au nôtre, en les promenant d’Allemagne en France, de France en Italie et en Orient, aller et retour, de manière à ne nous laisser perdre aucun détail de cette crise du perpétuel devenir : il va sans dire que les antiennes liturgiques sont d’un grand secours à son argumentation et je m’étonne qu’il oublie à ce propos de nous remettre sous les yeux l’exemple de M. Gounod composant, dans son Faust, un chœur de soldats sur l’hymne : Adeste fideles. Au fait, quand un de ces éternels vagabonds du monde lyrique vient frapper à la porte d’un musicien, pourquoi le laisserait-on se morfondre dehors ?

Ce que nous appelons un air populaire n’a jamais existé en tant que produit spontané ; ni les chasseurs, ni les moissonneurs, ni les vendangeurs ne composent de la musique. Le peuple n’inventa pas, ne crée pas; il varie selon ses goûts et ses besoins, ajoute, élague, annexe et contribue, inconscient, à l’œuvre persistante de sélection. Que d’erreurs ont propagées là-dessus les récits de voyages! Un touriste ne connaît que ses impressions : il entend psalmodier un nègre et se figure que c’est de la musique nègre. Un bûcheron siffle en abattant du bois et voilà tout de suite un motif populaire à cueillir sur place. Rien de plus naturel et en même temps de plus faux que cette assertion, où l’idée darwiniste brille par son absence. S’il fallait en croire Chateaubriand, l’air de Malbrough serait d’origine arabe, on le retrouve à Constantinople et jusque chez les Hottentots du Cap. En 1709, au lendemain de Malplaquet, un troubadour du camp du Quesnoy y met des paroles ridiculisant le vainqueur, et la circonstance en fait une chanson populaire. Soixante ans s’écoulent; Marie-Antoinette surprend cet air sur les lèvres d’une paysanne nommée Poitrine, la nourrice du petit dauphin ; ce refrain de berceau plaît à la reine, puis au roi, les courtisans s’empressent de l’adopter, et voilà notre mélodie qui d’en bas monte en haut. Arrive alors Beaumarchais, qui l’intercale dans le Mariage de Figaro, où le pont-neuf d’hier devient la romance du page, où le beau damoisel Chérubin roucoule son sentimental : « Que mon cœur a de peine ! » sur l’air de Mironton, mirontaine. M. Tappert nous donne les deux notations, l’arabe et la française; le fait est qu’elles se ressemblent beaucoup. Il en sera de même pour le trop fameux : Ça ira! ce motif favori que Napoléon Ier ne cessait de fredonner à pied et à cheval et qui servira de thème à Beethoven dans sa Bataille de Vittoria; de même aussi pour les chants nationaux, tous plus ou moins greffés sur des villanelles et d’anciens cantiques. God save the king, — Gott erhalte den Kaiser! tout le monde va nous en dire les auteurs. Je veux bien croire aux noms qu’on nous donne ; mais, derrière Lully, derrière Haydn, il y a l’embryon mystérieux, le motif voyageur, la cellule.

Ce que, par exemple, on nous raconte de notre Marseillaise n’est-il pas trop beau pour être vrai ? Pareille spontanéité dans une création ne s’est jamais vue. Admirez comme tout s’y arrange à souhait pour le coup de théâtre, le tableau. L’espace d’une nuit suffit à Rouget de l’Isle : paroles et musique sortent d’un seul jet ; mieux encore, il écrit séance tenante la partition et les parties, et la prochaine aurore lui fournit à point nommé un corps de musique pour exécuter l’œuvre de la nuit et quatre cents volontaires pour la porter ensuite aux quatre coins de la France. C’est du Tyrtée cela ; on assiste à la formation d’une légende hellénique : aussi voyons-nous que, depuis, la discussion n’a pas désarmé. On critique, on conteste : les uns, patriotiquement, affirment le dogme de la création spontanée ; les autres nient ou documentent, et, finalement, il arrive à la Marseillaise d’être controversée comme un miracle.

L’auteur de ces Études, M. Wilhelm Tappert, musicien d’une érudition très sérieuse, aurait en outre tout ce qu’il faut pour être un excellent humoriste. Ses « Mélodies voyageuses » sont une invention originale, mais j’avoue que son chapitre intitulé « Zooplastique » me paraît encore plus amusant. Traitant du pittoresque en musique, l’écrivain, — toujours à l’aide de citations chiffrées, — nous initie aux divers procédés qu’emploient les maîtres pour rendre tantôt le rugissement du lion, tantôt le grognement de l’ours, tantôt le chant du rossignol, tantôt celui du pinson ou le trille de l’alouette, tantôt le gloussement de l’oie ou le coassement de la grenouille. Sur le rossignol les renseignemens, comme on pense, ne manquent pas ; il y en aura toute une bibliothèque avec des commentaires parfois pleins de grâce amenant le texte musical. « Aux alentours, la nuit silencieuse, la lune argentée au firmament ; auprès de soi, la bien-aimée, et le rossignol dans le bocage. Heureux celui de nous qui voit s’étendre au-dessus des misères du réel ce doux voile de poésie ! » Le chant du rossignol a cela de particulier qu’il défie toute espèce de transcription. On le perçoit, on s’y laisse ravir, impossible d’en rien noter : point d’intervalles, point de rythme, comme dans le chant de la caille et du coucou. Les musiciens ne se comptent pas qui se sont usés, pendant trois cents ans, à la recherche d’un mode de transcription : c’est la pierre philosophale. Le docteur Justin Kerner, grand aliéniste et grand poète, me fit jadis connaître un original que cette manie avait rendu fou. C’était un maître d’école de Gaildorf, en Wurtemberg ; on le rencontrait dans les bois, un cahier de papier réglé à la main, épiant de l’oreille, griffonnant comme sous une dictée mystérieuse, et tout aussitôt raturant. M. Tappert nous entretient à ce sujet d’un ouvrage du XVIe siècle intitulé Chant des oiseaux ; (Anvers, 1545), et renfermant de curieux spécimens de cette idée fixe. Convaincu de son impuissance finale, l’auteur a recours aux onomatopées les plus bizarres, et la notation devient une chose accessoire. Un seul moyen s’offrait donc au musicien de ne pas divaguer en dehors des limites de son art, c’était de procéder par analogie, en usant des trilles, des notes taquetées, des syncopes, etc., moyen que tous ont adopté depuis Rameau, Händel, Grétry, Gluck, Beethoven et Schubert, jusqu’à Victor Massé et Meyerbeer dans sa Chanson de mai.

Parcourez la Passion selon saint Mathieu de Sébastien Bach, les Saisons de Haydn, les Pièces de clavecin de Rameau, et vous y entendrez chanter le coq, sans compter les autres oiseaux à demeure dans les bosquets de la littérature chromatique : fauvettes, pinsons et tourterelles. Maintenant, si nous voulons bien ne pas quitter le terrain de la convention, nous verrons Gluck imiter, dans Orphée, les aboiemens du chien Cerbère; Schubert les évolutions aquatiques de la truite, et dans un air d’Israël en Égypte, Händel nous peindre les grenouilles infestant le sol. Enjambons le règne des insectes, grillons et sauterelles, abeilles, mouches et frelons; il y a beau jour que Händel et Haydn nous avaient appris leur musique et que les violens en sourdine de Berlioz, dans la Reine Mab, et de Victor Massé, dans la Reine Topaze, l’ont perfectionnée; mieux vaut nous occuper des amphibies, ce sera plus original.


Dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux...


Traduire en un passage mélismatique ces replis tortueux était, en 1712, une nouveauté dangereuse. Marcello, le premier, s’y appliqua dans une de ses cantates : Cassandra; vinrent ensuite Mozart et Weber; il y a un serpent dans la Flûte enchantée, il y en a un autre dans Euryanthe, et la seule manière dont les deux apparitions sont traitées suffirait pour nous marquer la différence existant entre ces deux génies. Mozart, lui, n’en veut qu’à l’idée; Weber, au contraire, s’attache au tableau ; l’un semble ignorer le monstre qui se déroule sur la scène et ne nous le peint que par l’angoisse de son personnage; l’autre saisit aux cheveux l’occasion d’être pittoresque et charge son orchestre de nous faire en dix mesures son récit de Théramène. Nous maugréons aujourd’hui contre cette fureur du pittoresque dont nos musiciens sont possédés, et le plus curieux, c’est que la plupart de ceux qui protestent ne s’aperçoivent pas que l’exemple nous vient des maîtres du passé et qu’en daubant sur Berlioz et les modernes, on atteint les classiques. La plastique des sous est un monde ; personne n’a qualité pour en délimiter l’étendue. Dire: on peut aller jusqu’ici, mais point au-delà, est une prétention qui sera justifiée le jour où quelqu’un aura fixé pour tous les siècles la ligne de démarcation qui sépare la vérité de l’erreur. En attendant, les argumens sifflent comme des boulets d’un camp à l’autre, et probablement qu’il se dépensera encore beaucoup d’encre avant que la paix soit signée. C’est facile dans la langue parlée de dire : Il fait beau temps, quand il fait beau, ou de dire : Il pleut, quand il pleut; dans la langue des sons, la chose est plus malaisée. Décrire le jour et la nuit, le chaud et le froid, l’automne et l’hiver, la neige et la pluie, le clair et l’obscur, nous montrer du jaune et du bleu, distinguer l’épaisseur de la transparence, la ligne droite de la ligne courbe, impossibilité qu’il faut pourtant bien s’avouer! Alors commence la musique à programme, à prologues, annotations, intercalations et commentaires, la musique qui cesse d’être de la musique et c’est là que les épilogueurs ont vraiment beau jeu :


Nos pères sur ce point étaient gens fort sensés,


ils avaient une sorte de dictionnaire d’analogies physiques et météorologiques et ils s’y tenaient, usant de procédés commodes et compris de tous pour faire gronder le tonnerre, hurler les loups, courre le cerf, tourner le moulin, roucouler la tourterelle et gazouiller le ruisseau. Ce genre de pittoresque, dont la scène de la Wolfschlucht, dans le Freischütz, nous offre un si parfait modèle, durera vraisemblablement autant que le théâtre, mais j’estime que la musique instrumentale n’en tirera plus grand profit. C’est surtout du phénomène psychologique qu’elle fit et qu’elle vivra de plus en plus dans l’avenir. Étudier l’être moral, creuser, analyser, traduire au dehors les intimes secrets de la conscience, en un mot, suivre en l’élargissant si c’est possible, la voie ouverte par Beethoven, il n’y a pour elle désormais de salut et de progrès que de ce côté.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Musikalische Studien, von Wilhelm Tappert. Berlin, Guttentag.