Revue musicale - Le Tannhäuser, de M. Richard Wagner

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Revue musicale - Le Tannhäuser, de M. Richard Wagner
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 759-770).

Le Tannhäuser, de M. Richard Wagner.
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Il vient de se passer sur le théâtre de l’Opéra l’événement musical le plus curieux de l’année. Le Tannhäuser de M. Richard Wagner y a été représenté le 13 mars devant un public immense et en présence du chef de l’état. Paris a pu non-seulement juger enfin avec connaissance de cause le mérite d’une œuvre qui a été fort discutée en Allemagne depuis une quinzaine d’années, mais apprécier aussi le système sur lequel s’est appuyé l’auteur pour défendre le produit de son imagination ; car on n’ignore pas que M. Richard Wagner est à la fois le poète, le compositeur et le philosophe d’une nouvelle forme de drame lyrique qui a soulevé au-delà du Rhin d’interminables débats. L’apparition du Tannhäuser sur le grand théâtre de l’Opéra de Paris aura au moins ce bon résultat de mettre fin à des controverses oiseuses.

Le sujet de la pièce est tiré d’une légende allemande du XIIIe siècle, et se rattache à une institution nationale de cette époque, à l’existence des minnesinger, ces poètes chanteurs du moyen âge qui ont précédé la première renaissance littéraire, qui date du XIVe siècle. Le fond de cette pieuse légende, qui porte bien l’empreinte de l’époque où elle a été conçue et du peuple dont elle exprime les naïves croyances, c’est la lutte, toujours persistante dans notre nature, du paganisme et du christianisme, de l’amour des sens qu’inspire Vénus et de celui qui vient de l’âme, et qui se contente de l’émotion divine que nous procure l’idéal. C’est la même question qu’ont traitée si souvent les cours d’amour et les troubadours de la langue d’oc. Tannhäuser, un beau et vaillant chanteur de la Thuringe, s’est égaré, on ne sait trop comment, dans une contrée lointaine qu’on appelle le Venusberg, c’est-à-dire la montagne de Vénus. Il est là, dans une grotte enchantée, sous le charme de la déesse des voluptés, qui l’enivre de plaisirs, comme Armide s’efforce d’endormir Renaud de ses magiques séductions. Cependant Tannhäuser soupire, et le souvenir de sa poétique jeunesse s’élève dans son cœur et empoisonne les voluptés dont on l’abreuve. Il veut partir, et Vénus ne fait pas moins d’efforts pour retenir sa conquête qu’Armide pour convaincre Renaud de rester son esclave heureux ; mais, après une lutte absolument semblable à celle qui a lieu entre Armide et Renaud, Tannhäuser s’échappe du Venusberg. Il se trouve tout à coup, on ne sait encore de quelle manière, au milieu d’une grande et belle vallée où il est reconnu par ses anciens confrères les chanteurs et par le landgrave de Thuringe. On le questionne, on lui demande d’où il vient, ce qu’il a fait, et pourquoi il a quitté ses amis, qui étaient si heureux de le posséder. Sans répondre d’une manière bien nette, Tannhäuser dit qu’il a commis une grande faute, et qu’il faut qu’il l’expie en s’éloignant de tout ce qu’il aime. Un ami, Wolfram, lui dit alors tout bas : « Tu oublies donc Élisabeth, la noble nièce du landgrave, qui a perdu les grâces et l’enjouement de sa jeunesse depuis que tu nous as quittés ? » À ce nom adoré, Tannhäuser se décide à revenir à la cour du landgrave de Thuringe. Ainsi finit le premier acte.

Le second acte transporte la scène à la Wartbourg, dans la grande salle des chanteurs, où Tannhäuser, conduit par Wolfram, pénètre et retrouve Élisabeth, le cœur tout rempli de son souvenir, Après la reconnaissance des deux amans et les explications qui s’ensuivent a lieu la fête des chanteurs, commandée par le landgrave pour célébrer une date glorieuse de l’histoire nationale. Le landgrave est un grand protecteur de l’art de bien dire et du gai savoir. En présence des seigneurs et des grandes dames de la Thuringe, le landgrave déclare du haut de son trône que celui qui aura le mieux approfondi la nature de l’amour et son influence sur la destinée de l’homme recevra pour récompense la main d’Élisabeth. À cette proposition, qui excite l’ambition de tous les poètes chanteurs, Wolfram d’Eschenbach se lève, prend sa lyre, et chante les merveilles du véritable amour, de l’amour idéal, qui est chose si haute, comme le disait un poète français de la même époque, Chrétien de Troyes. L’assemblée applaudit chaudement aux nobles paroles de Wolfram, ce qui pique la vanité de Tannhäuser, qui se lève brusquement, et, sur sa lyre frémissante, se met à célébrer une passion moins chaste et moins contenue, celle qui aspire tout simplement à la possession de l’objet aimé. Élisabeth, qui est partiale pour Tannhäuser, qu’elle aime secrètement, paraît approuver cette manière d’envisager l’amour ; mais le reste de l’assemblée en est scandalisé. Un troisième chanteur, Walther, réplique à Tannhäuser que l’amour véritable est comme la vertu, qui se fortifie par la lutte et l’abstinence, et succombe par la satiété, et que c’est dans le cœur seul que fleurit cette belle fleur de l’idéal. Tannhäuser, qui n’a pas oublié le séjour qu’il a fait au Venusberg, persiste à dire qu’il ne comprend rien à cet amour abstrait de l’intelligence, et que, pour lui, il ne connaît d’autre amour que celui qui a peuplé l’univers. Ces paroles excitent dans l’assemblée une profonde indignation. Tout le monde s’écrie : « Il est perdu ! il est damné ! il a laissé son âme au Venusberg ! » Élisabeth le défend, au péril de sa vie, contre ses ennemis acharnés, qui tous ont mis l’épée à la main. Le landgrave, d’un front sévère, ordonne alors que Tannhäuser soit expulsé de sa cour et du pays de la Thuringe. Tannhäuser, revenu un peu à de meilleurs sentimens, prend la résolution d’aller en pèlerinage à Rome pour y reconquérir la grâce du baptême, qu’il a perdue. Le troisième acte offre aux regards la vallée de la Wartbourg, où la pauvre Élisabeth est agenouillée au pied d’une image de la vierge Marie, dont elle invoque l’intercession pour le salut de Tannhäuser, qu’elle attend en vain depuis si longtemps. Tannhäuser apparaît bientôt sous un costume de pèlerin, et il raconte à Wolfram, qui se trouve là sur la route, le résultat de son voyage à Rome. Le pape n’a pas exaucé sa prière, et il lui a répondu que, tant qu’il ne pousserait pas des feuilles sur le bout de sa crosse, Tannhäuser n’obtiendrait pas le pardon de sa faute, « Que vas-tu faire ? lui demande Wolfram. — Je retourne au Venusberg, répond Tannhäuser. — Insensé, réplique Wolfram, tu es perdu à jamais ! » Une lutte s’engage alors entre Wolfram, qui représente le bon principe, et Vénus, qui apparaît, comme un rêve au fond du théâtre, à son cher Tannhäuser, qu’elle tire tant qu’elle peut de son côté. Enfin le christianisme l’emporte sur la volupté païenne, et Tannhäuser, en voyant le corps inanimé de la pauvre Élisabeth, expire près d’elle en s’écriant : Sainte Élisabeth, prie pour moi !

Par cette analyse, que nous avons rendue aussi claire que possible, on peut se convaincre que la légende du Tannhäuser, telle que M. Wagner l’a traitée, ne contient pas l’étoffe d’un drame lyrique. Aucun caractère n’y est dessiné, aucune passion n’y est fortement accusée, et les personnages qu’on y voit apparaître semblent moins des êtres humains, soumis comme nous aux vicissitudes de la vie, que des symboles métaphysiques plus dignes de figurer dans un dialogue de Platon que dans une action dramatique. La langue poétique de M. Wagner est d’une obscurité, d’une densité, si je puis m’exprimer ainsi, qui serait propre à transmettre la pensée équivoque d’un oracle ; mais pour exprimer les sentimens finis, les passions déterminées du cœur humain que la musique doit revêtir de ses magiques couleurs, il faut à la fois une langue claire et flottante qui dessine l’objet, sans trop l’étreindre. Les étoiles, le ciel bleu, les harpes célestes, les espaces immenses des cieux, les phalanges divines, tout le galimatias de la poésie lyrique d’un ordre très inférieur, dont l’imagination de M. Wagner est empêtrée, ne peut faire illusion à un public français qui veut tout comprendre, même ce qu’on lui chante. En un mot, le Tannhäuser est un conte bleu mal disposé pour la scène, sans action, sans caractères et sans intérêt, un thème banal et enfantin, une de ces questions précieuses de métaphysique sentimentale qu’on traitait volontiers dans les cours d’amour du moyen âge, dans les académies de la renaissance ou à l’hôtel de Rambouillet.

M. Wagner est bien un artiste de son pays et de son temps qui a les qualités et les défauts d’une époque de décadence : c’est un quasi-poète enté sur un critique, un musicien issu d’une théorie qu’il a fabriquée lui-même, pour venir en aide à sa propre cause. Tout est factice en lui, tout est voulu, prémédité dans son œuvre, où manquent les premières qualités du génie, qui sont la spontanéité de l’imagination et la sincérité du sentiment. On dirait un sophiste cherchant à abuser le public sur la nature des choses et s’efforçant de trouver des raisons spécieuses pour masquer ses propres infirmités. M. Wagner, qui a plus d’ambition dans la volonté que de souplesse dans le talent, plus de théorie dans l’esprit que de véritable émotion dans le cœur, M. Wagner vise au compliqué, au grandiose, quelquefois et plus souvent au monstrueux, et il semble méconnaître tout ce qu’il y a de sublime et de divin dans la simplicité. Dans une lettre qui sert de préface à la traduction de quatre poèmes d’opéra publiée à Paris il y a peu de mois, l’auteur du Tannhäuser jette un coup d’œil rapide sur l’histoire de la musique. Dans cette lettre curieuse dont un musicien allemand d’un talent solide et reconnu, M. Ferdinand Hiller, a déjà réfuté les fausses doctrines avec une verve piquante dans deux articles de la Gazette de Cologne, M. Wagner se donne libre carrière et refait l’histoire de l’art au profit de ses prétentions de réformateur. Il y méconnaît complètement cette loi de progression qui se manifeste dans tous les travaux de l’esprit humain, et fait une querelle à la mélodie des opéras italiens de n’avoir pas revêtu, au commencement du XVIIIe siècle, les formes compliquées qu’elle a pu recevoir de nos jours ! C’est absolument comme si M. Wagner voulait que les Cimabuë, les Giotto et les Fra Angelico n’eussent pas précédé et préparé l’avènement des Raphaël et des Michel-Ange. Si la mélodie italienne, sous la main de Pergolese, de Léo, de Jomelli, de Piccinni et de Cimarosa, est bâtie sur une base harmonique si misérable qu’on peut à son gré la priver de tout accompagnement, comme l’affirme M. Wagner, c’est qu’alors cette mélodie savante était une grande nouveauté dans l’art, et qu’on était charmé d’entendre exprimer, par une voix humaine bien exercée, un sentiment vrai sous un chant facile qui en doublait la puissance. L’orchestre et l’harmonie de Jomelli ne sont déjà plus l’orchestre et l’harmonie de Pergolese, qui n’étaient pas aussi simples qu’on serait tenté de le croire, comme l’orchestre, les morceaux d’ensemble et les harmonies de Rossini ne ressemblent plus aux formes de Jomelli et de Piccinni. C’est le temps et le génie particulier de chaque maître qui ont amené successivement ces transformations dans l’art musical appliqué au drame et à la comédie lyrique, et il est aussi insensé d’exiger que le Mariage secret de Cimarosa ressemble au Freyschütz que de s’étonner que les symphonies d’Haydn et de Mozart ne contiennent pas les magnifiques développemens et l’inépuisable fantaisie qu’on admire dans les poèmes symphoniques de Beethoven. En général, la critique de M. Wagner manque de justesse, d’étendue et d’impartialité. Il confond les époques, les genres, aussi bien que le génie de chaque peuple, qui imprime à l’art cette variété de tendances qu’il faudrait créer, si elle n’existait pas dans la nature et dans l’histoire, car où est la nécessité que les productions compliquées de Sébastien Bach, ses vastes oratorios, ressemblent aux messes et aux madrigaux de Palestrina, que les oratorios bibliques de Haendel reproduisent les motets, les messes et les cantates de Scarlatti, que les opéras de Gluck ne se distinguent pas profondément de ceux de Jomelli et de Piccinni ? Ne vaut-il pas mieux que la France ait donné le jour aux charmans génies qui ont exprimé ces sentimens, tels que Grétry, Dalayrac, Méhul, Boïeldieu, Hérold et M. Auber, plutôt que d’imiter servilement les maîtres italiens ou ceux de l’école allemande ? Avec une érudition suspecte et une science plus que légère, M. Wagner tranche des questions importantes, comme celle de la non-existence de l’harmonie chez les Grecs, qui est encore l’objet de plus d’un doute de la part des hommes compétens qui l’ont approfondie, et, de ces prémisses tout arbitraires, M. Wagner tire des conséquences qui ne le sont pas moins.

Une des idées les plus contestables de la théorie de M. Wagner, c’est de prétendre que la poésie qui s’allie à la musique et qui lui sert de fil conducteur doit avoir au moins une part égale d’importance dans la fusion harmonieuse des deux élémens. Comme l’a très bien remarqué M. Hiller dans les deux excellens articles que nous avons déjà cités, cette égalité d’influence est impossible dans le drame lyrique, où la musique joue le principal rôle, et où elle absorbe nécessairement dans la langue qui lui est propre le sens purement logique de la parole. Ce serait retourner à l’enfance de l’art, aux opéras de Monteverde et de ses successeurs, aux tragédies lyriques de Lulli, où les vers de Quinaut sont à peine revêtus d’une maigre sonorité et traduits par un récitatif continuel qui s’épanouit rarement en une mélodie franche et développée. Cela suffisait alors pour charmer et pour émerveiller la cour de Louis XIV et les beaux esprits de son grand siècle, parce que, la musique ne faisant que de naître, on était ravi de la voir s’allier pour la première fois à la poésie dans une action noble, accompagnée d’un grand spectacle ; mais il serait aussi impossible, aussi absurde de se priver des immenses richesses, des ressources infinies accumulées dans l’art musical par deux cents ans de travaux et une nombreuse succession de beaux génies, que de se contenter de nos jours des maigres paysages des van Eyck, qui les premiers ont essayé de rendre sur la toile l’aspect de la nature et du monde extérieur. Je sais bien que M. Wagner ne repousse pas les immenses ressources de l’art moderne pour produire les effets qu’il médite, et qu’il veut au contraire que le drame de l’avenir soit une mélopée inhérente à l’action accompagnée par la grande mélodie symphonique. Qu’entend M. Wagner par la grande mélodie ? Laissons-lui un instant la parole pour expliquer sa pensée : « La grande mélodie telle que je la conçois, dit-il page 64 de sa préface, est celle qui enveloppe l’œuvre dramatique tout entière. Le détail infiniment varié qu’elle présente doit se découvrir, non pas seulement au connaisseur, mais au profane, à la nature la plus naïve, dès qu’elle est arrivée au recueillement nécessaire. Elle doit produire d’abord dans l’âme une disposition semblable à celle que produit une belle forêt au soleil couchant sur le promeneur qui vient d’échapper aux bruits de la ville. Cette impression, que je laisse au lecteur à analyser, selon sa propre expérience, dans tous ses effets psychologiques, consiste dans la perception d’un silence de plus en plus éloquent… Celui qui se promène dans la forêt, subjugué par cette impression générale, s’abandonne alors au recueillement : ses facultés, délivrées du tumulte et du bruit de la ville, se tendent et acquièrent un nouveau mode de perception ; doué pour ainsi dire d’un sens nouveau, son oreille devient de plus en plus pénétrante ;… il entend ce qu’il croit n’avoir jamais entendu ;… les sons deviennent de plus en plus retentissans ; à mesure qu’il entend un plus grand nombre de voix distinctes, de modes divers, il reconnaît dans ces sons qui s’éclaircissent, s’enflent et le dominent,… la grande, l’unique mélodie de la forêt… Cette mélodie laissera en lui un éternel retentissement ; mais la redire lui est impossible ;… il faut qu’il retourne dans la forêt, et qu’il y retourne au soleil couchant, car, sans cela, que pourrait-il entendre, si ce n’est quelque mélodie italienne ? » Berlioz, Berlioz, pends-toi, tu es dépassé, et jamais tu n’en as dit autant dans tes feuilletons les plus drolatiques. Vivent l’avenir et la grande mélodie de la forêt vierge ! Il y a beaucoup de cette mélodie-là dans la partition du Tannhäuser, que nous allons enfin analyser.

L’ouverture de ce drame symbolique est bien connue : elle a été exécutée l’année dernière aux trois concerts donnés par M. Wagner au Théâtre-Italien. C’est un grand corps mal bâti, où l’on remarque une interminable phrase, dessinée par les violons, qui dure plus de cent mesures. Sur ce trait persistant qui paraît avoir un sens profond, puisque l’auteur le fait revenir plusieurs fois dans le cours de sa légende, les instrumens à vent, particulièrement les trombones, jettent une sorte de clameur accentuée qui forme la péroraison de cette mystérieuse préface. L’ouverture en soi n’est pas bonne ; le coloris en est terne, et la charpente défectueuse. L’ouverture du Freyschütz, celles d’Oberon et d’Euryanthe, les ouvertures de Don Juan et de la Flûte enchantée, les quatre ouvertures de Fidelio, celle de Guillaume Tell, l’ouverture de Médée, de Cherubini, celle du Jeune Henri, de Méhul, qui est si connue, sont des morceaux de musique instrumentale qui portent avec eux leur signification, des raccourcis éclatans et vigoureux qui n’ont pas besoin d’un commentaire psychologique pour être facilement compris de tous. On sent tout d’abord que M. Wagner est un esprit confus qui embrasse plus qu’il ne peut étreindre.

Au lever du rideau, on aperçoit une vaste grotte où Vénus est couchée mollement ayant à ses pieds Tannhäuser assouvi et soupirant, songeant à je ne sais quel autre bonheur plus salutaire à son âme énervée ; des nymphes, des faunes, des bacchantes, tout le personnel du vieil olympe danse autour du couple amoureux. Vénus s’inquiète de la taciturnité hébétée de Tannhäuser, et lui demande : — À quoi songes-tu, ô toi que j’aime ? — Un rêve que j’ai fait, répond Tannhäuser, m’a rappelé les jours de ma jeunesse et les joyeux tintemens de la cloche matinale. — On ne peut pas s’imaginer de quelle espèce de musique M. Wagner a enveloppé cette scène de volupté, qui est un des lieux-communs les plus usés de la poétique de l’opéra. Ni la danse des nymphes, ni l’interminable dialogue des deux amans, qui se querellent sans se comprendre et sans que jamais les deux voix parviennent à s’étreindre et à former un ensemble tolérable, n’ont inspiré au compositeur un rhythme, une harmonie, une idée musicale quelconque qui fasse saillie au-dessus d’un vaste grouillement de sons où l’oreille éperdue ne sait à quel accident se prendre. Je n’exagère pas, et je prie le lecteur de croire que j’atténue l’expression de la vérité en disant que toute cette première scène du Tannhäuser, qui a été écrite à Paris et qui révèle la dernière manière du maître, ne peut se comparer à rien de ce qui existe en musique. C’est le chaos, c’est le néant, mais le chaos et le néant scientifiques ; c’est cette grande mélodie de la forêt qui n’a rien de commun avec la mélodie italienne et qu’on ne peut goûter qu’au soleil couchant. Vous croyez peut-être que je plaisante ? Écoutez plutôt ces beaux vers que Tannhäuser chante à Vénus :


…… Malgré ce vif délire,
Les doux parfums qu’ici j’aspire,
Tout me rappelle avec regret
L’air frais et pur de In forêt…


Le second tableau du premier acte transporte la scène dans une grande vallée pleine de lumière d’où l’on aperçoit le château féodal de la Wartbourg. Un jeune pâtre, assis sur une éminence, chante et sans accompagnement une espèce de cantilène étrange dont il répète le refrain sur son chalumeau :


Du ravin sortait dame Holda.


Ce chant vague, monotone, qui vise à l’archaïsme d’une vieille chanson de ménestrel, a excité un sourire gaulois qui s’est changé en hilarité générale au refrain du chalumeau. L’arrivée de Tannhäuser, sa rencontre avec le landgrave et ses camarades Walther, Bitteroff et Wolfram, poètes-chanteurs comme lui, toute cette scène de reconnaissance où le héros de la légende mystique raconte son séjour au Venusberg, ses égaremens et ses remords, ne donne lieu à aucun morceau qu’on puisse classer ni définir. Ce sont des récits interminables, une mélopée à une, deux, trois et quatre voix, que ne fixe aucun dessin saisissable, une mêlée de sons, de voix et d’instrumens qui n’éveille pas dans l’auditoire cette impression générale, vague, confuse, mais profonde, dont nous parle le théoricien, et qu’ont voulu produire le poète et le musicien réunis en la personne de M. Wagner. Soit que M. Wagner se trompe comme critique, soit qu’il ne puisse réaliser comme poète et comme compositeur l’idéal de la grande mélodie de la forêt qu’il conçoit pour l’avenir, il est certain que le premier acte du Tannhäuser n’a excité dans le public de l’Opéra que les éclats d’un rire rabelaisien.

Le second acte se passe tout entier dans la grande salle de la Wartbourg, où les poètes-chanteurs tiennent leurs assises. Élisabeth, nièce du landgrave, qui aime secrètement le chevalier Tannhäuser, y évoque les souvenirs de sa jeunesse :


Salut à toi, noble demeure !


dans une espèce de récit qu’on ne sait encore comment qualifier. Ce n’est point un air, ce n’est point un de ces beaux récitatifs tragiques comme il y en a dans Don Juan, dans Fidelio, dans le Freyschütz, dans la Vestale et dans les chefs-d’œuvre de Gluck, qui a presque créé cette forme intermédiaire entre le chant pur et développé et la déclamation notée de Lulli et de Rameau. Le chant d’Élisabeth n’a point de nom et ne saurait en avoir. Survient alors Tannhäuser, conduit par Wolfram, qui joue dans cette affaire un rôle bien singulier. Tannhäuser se jette aux pieds d’Élisabeth. L’entrevue des deux amans donne lieu à une longue scène dialoguée où les deux voix ne se réunissent que vers la conclusion, et forment alors, ce que dans le vieux style on appelle un duo, qui ne manque pas d’animation. Le landgrave vient annoncer à sa nièce la fête qu’il a ordonnée et la lutte des chanteurs-poètes qu’elle présidera avec lui. C’est pendant l’entrée des seigneurs et des nobles dames de la Thuringe dans la grande salle de la Wartbourg qu’on exécute la marche avec chœur, qui est le morceau le plus remarquable de toute la partition du Tannhäuser. Cette marche est belle, quoique peu originale, largement dessinée, et produit l’effet voulu par le poète et le compositeur, qui, par cette page de musique franche et vraie que le public a vivement applaudie, ont réfuté les misérables sophismes du réformateur. De deux choses l’une : si M. Wagner a raison comme théoricien et initiateur d’une musique nouvelle, il a été infidèle à ses propres doctrines dans la marche et le chœur que nous venons de citer, qui sont conçus et traités selon les règles connues de l’art ; mais nous ne sommes pas la dupe des subterfuges de la vanité impuissante. Le landgrave se lève de son siège souverain et déclare dans un récit pompeux, déclamatoire et peu musical, que celui qui aura le mieux compris le mystère de l’amour recevra sa récompense de la main d’Élisabeth. Alors commence une interminable psalmodie sur des vers burlesques où il est impossible de saisir la trace d’une idée ou d’un sentiment caractérisé. Ce triple galimatias mystique que débitent tour à tour les trois chanteurs Wolfram, Bitterolf et Tannhäuser, appuyés par le chœur qui intervient dans le débat par de courtes interjections, comme le chœur de la tragédie antique sans doute ; cette scène, qui a été fort raccourcie, et où l’on ne peut louer que de rares accens dans l’hymne de Wolfram en l’honneur de l’amour idéal, précède une prière qu’Élisabeth adresse aux rivaux de Tannhäuser, déclamation sèche qui va aboutir à un assez bel ensemble choral :


Un ange nous vient apparaître
Pour proclamer l’arrêt des cieux.


Mais à ce court moment de répit, où le compositeur, fidèle aux lois de son art, réfute de nouveau les erreurs du théoricien, succède un effroyable déchaînement de sons discordans qui constitue le finale du second acte, et dans lequel le critique novateur reprend sa revanche sur l’artiste et le musicien. C’est ainsi que dans cette œuvre étrange on voit tour à tour l’instinct de l’homme de talent avoir raison du sophiste, et le réformateur malheureux triompher du poète et du musicien.

Le troisième acte transporte de nouveau la scène dans la vallée de la Wartbourg. Il fait nuit, et Wolfram, qui vient errer là on ne sait trop pour quel motif, y rencontre Élisabeth agenouillée devant une image de la Vierge. Il plaint le sort de cette noble fille, qui attend avec anxiété l’arrivée des pèlerins qui viennent de Rome, et parmi lesquels elle espère voir son cher Tannhäuser. En effet, une troupe de pèlerins traverse alors le théâtre en chantant une prière en chœur :


Salut à vous, ô beau ciel ! ô patrie !


et dont le motif se développe et s’épanouit en un crescendo d’un très bel effet. Admirablement accompagné par une phrase tirée de l’ouverture, ce chœur a été vivement applaudi comme il méritait de l’être, ce qui prouve que le public n’avait aucune prévention contre le talent et la personne de M. Wagner. La prière d’Élisabeth qui suit le chœur des pèlerins :


Ô Vierge sainte ! que ta grâce
Enfin m’élève jusqu’à toi !


forme encore un chant vague et inarticulé, une sorte de prose liturgique qui semble n’appartenir à aucune tonalité précise, mais dont la couleur générale et le caractère semi-religieux ne me déplaisent pas. J’en dirai autant de la partie symphonique qui accompagne la sortie d’Élisabeth, et qui dure jusqu’à ce qu’elle ait disparu dans les hauteurs de la montagne. C’est dans cette scène et dans l’hymne du soir que chante Wolfram bientôt après :

O douce étoile, feu du soir,
Toi que j’aimai toujours revoir !


que M. Wagner me semble avoir le mieux réussi à réaliser cette mélodie flottante qui se dégage lentement, vous enveloppe comme d’un nuage de poésie et vous communique une émotion calme, mais élevée et noble. Toutes les fois qu’une œuvre d’art produit cette émotion désirée qui dilate notre âme et élève notre esprit à la hauteur d’une situation poétique, il faut en savoir gré à l’artiste et ne pas trop le chicaner sur les moyens qu’il a employés pour obtenir un si bon résultat. Le troisième acte ne contient plus qu’une longue déclamation de Tannhäuser racontant à Wolfram son voyage à Rome, et où l’on peut remarquer quelques élans, quelques accens heureux au milieu d’une mélopée informe, terne et assourdissante, qui vous accable d’un ennui mortel.

Telle est cette œuvre étrange, que nous avons eu le courage d’entendre quatre fois avec une abnégation qui doit nous mériter quelque indulgence. Nous nous sommes appliqué, et cela nous arrive souvent, à plaider la cause de M. Wagner, à ne pas nous éloigner de son point de vue et à juger le résultat de ses efforts d’après ses propres doctrines. Nous nous sommes dit intérieurement : Ce n’est pas assez pour un critique de comprendre et d’aimer les belles choses, il faut encore savoir affronter la laideur avec calme et résolution. Où est le mérite d’admirer Mozart, le plus divin et le plus exquis des musiciens, d’admirer avec mesure Haydn, Beethoven, Weber, Mendelssohn, Schubert et le grand Sébastien Bach, ce dernier des scolastiques ; de connaître le prix des chefs-d’œuvre de Gluck, de Haendel, de Palestrina, de Jomelli, de Cimarosa, de Rossini, de Meyerbeer, de Spontini, Méhul, Hérold et de M. Auber ? Ce sont là de vrais musiciens, des artistes créateurs, aussi différens que le temps et le pays où ils se sont produits et qui ont su être originaux en respectant les lois éternelles de l’art, novateurs sans rompre la chaîne de la tradition. Tout le monde apprécie les œuvres de ces hommes admirables, qui ont pu être contestés un moment sans avoir été jamais entièrement méconnus. Ce n’est point se distinguer de la masse des esprits cultivés que de dire tout bonnement que Corneille et Racine sont de grands poètes et qu’Athalie est le plus parfait chef-d’œuvre qui existe dans aucune langue. — Prouve le contraire, élève-toi au-dessus de ces lieux-communs ! me suis-je écrié dans un élan tout lyrique, dis avec M. Wagner que la musique de Mozart n’est bonne qu’à faciliter la digestion des convives d’un banquet royal, traite Rossini de petit garçon qui n’a pas fait, comme M. Wagner, des études de contre-point, parle avec hauteur et pitié des maîtres français, de l’école italienne et de sa petite mélodie ; plonge-toi, au soleil couchant, dans la grande mélodie de la forêt inventée par M. Wagner, donne la main à MM. Listz, Brendel, Hans de Bulow, et affirme que le plain-chant que débite la pauvre Elisabeth au troisième acte du Tannhäuser est aussi beau que le trio de Guillaume Tell ! Enfin sois digne des circonstances, confonds ton subjectif avec l’objectif de M. Wagner, élève-toi à cette haute synthèse de la philosophie de l’absolu dont il a été si bien parlé récemment dans la Revue, et quand tu seras parvenu au sommet de cet idéal du néant, in cima del campanile, tu n’y verras plus goutte, et tu comprendras alors que le blanc et le noir, la nuit et le jour, le chaud et le froid, le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le beau et le laid, Guillaume Tell et le Tannhäuser, ce n’est qu’une seule et même chose ; tu seras considéré comme un grand esprit alors, et tu passeras pour le phénix des critiques de l’avenir !

Malgré tous les avantages qu’il y aurait pour notre amour-propre à poursuivre ce rêve d’ambition, nous sommes forcé de convenir que le Tannhäuser a été fort bien jugé par le public de Paris, et que la chute de ce mauvais ouvrage nous paraît être irrévocable. Nous croyons avoir le droit de nous réjouir d’un événement que nous avons prévu et ardemment désiré. Il y a dix ans que nous combattons ici les doctrines funestes propagées par M. Wagner et ses partisans, qui sont pour la plupart des écrivains médiocres, des peintres, des sculpteurs sans talent, des quasi-poètes, des avocats, des démocrates, des républicains suspects, des esprits faux, des femmes sans goût, rêvasseuses de néant qui jugent les beautés d’un art de sentiment, qui doit plaire à l’oreille avant de toucher le cœur, à travers un symbolisme creux et inintelligible. Il y a dans la partition du Tannhäuser trois morceaux de musique écrits dans les conditions ordinaires de l’art, qui ont été compris immédiatement par le public et applaudis plus qu’ils ne méritent de l’être : c’est l’ouverture, cadre symphonique mal dessiné, où l’on ne peut saisir qu’une immense spirale des violons que l’auteur ramène incessamment dans le cours de sa légende ; c’est la marche du second acte et le chœur des pèlerins au troisième. Nous serons plus généreux que ne l’a été le public en tenant compte à M. Wagner de l’ensemble choral que nous avons déjà signalé au second acte : Un ange nous vient apparaître, — de la couleur religieuse de la prière d’Elisabeth, — du mouvement symphonique qui accompagne sa sortie et de l’hymne du soir que chante Wolfram par l’organe exercé de M. Morelli. Ces fragmens de vague mélopée et de récit symphonique, auxquels on ne saurait donner une qualification plus précise, ne sont pas à dédaigner, puisqu’ils éveillent dans le cœur un frémissement généreux et communiquent à l’imagination un ébranlement poétique. Quand M. Wagner a des idées, ce qui est rare, il est loin d’être original ; quand il n’en a pas, il est unique et impossible.

L’exécution du Tannhäuser a été ce qu’elle pouvait être. M. Niemann, attaché au théâtre royal de Hanovre, que M. Wagner avait désigné lui-même comme l’artiste le plus capable d’interpréter le rôle du chevalier chanteur, est un blond, grand et jeune Germain qui possède une forte voix de ténor élevé qui n’a pas été soumise à une bonne discipline vocale. M. Niemann, qui ne manque pas de sentiment dramatique, car il est à bonne école, ayant épousé Mlle Seebach, la première tragédienne de l’Allemagne, M. Niemann n’a pas succombé à sa tâche difficile, et il a su garder son aplomb en face d’un public qui ne ménageait pas les manifestations de son mécontentement. Toutefois que M. Niemann profite de la leçon pour apprendre à mieux diriger un organe vigoureux qui n’est pas sans défauts. Mme Tedesco dans le rôle de Vénus, Mlle Sax dans celui d’Elisabeth, ont fait preuve de bonne volonté en faisant entendre leurs belles voix, et il n’y a que M. Morelli qui, dans le rôle de Wolfram, se soit complètement sauvé de la déroute générale, en prêtant à la mélopée métaphysique de M. Wagner un accent musical qui ne s’y trouve pas. Quant à l’orchestre, si bien dirigé par M. Dietsch, il a fait des miracles. En résistant aux prétentions incroyables de M. Wagner, qui voulait prendre lui-même le bâton du commandement, ce qui eût été contraire aux règlemens et à la tradition, M. Dietsch a prouvé qu’il a le sentiment de sa dignité aussi bien que le talent nécessaire pour bien remplir le poste qu’il occupe.

Il était grandement temps que le public parisien arrêtât par un coup vigoureux les prétentions de l’auteur du Tannhäuser. Sans avoir jamais douté de l’inanité de ses efforts pour donner le change au goût et au bon sens de la France, nous n’espérions pas que M. Wagner, son système et son œuvre seraient aussi promptement jugés et mis hors de discussion. Cet événement aura d’heureux résultats, même en Allemagne, où les partisans du réformateur superbe ne sont pas aussi nombreux qu’on a voulu le faire croire. M. Wagner aura perdu dans cette bataille décisive jusqu’à sa réputation d’homme systématique, intrépide et plein de foi en la bonté de sa cause, car il a consenti à toutes les coupures, à toutes les mutilations de son œuvre qu’on lui a proposées ! C’était bien la peine de faire tant de bruit, de se donner les airs d’un Galilée qui souffre et ne cède pas, d’organiser une société de propagande, de lancer des programmes, des préfaces insultantes, des biographies menteuses et des portraits où M. Wagner est représenté une plume à la main, méditant ses chefs-d’œuvre,… pour venir échouer misérablement devant les éclats de rire d’un public en belle humeur ! Il fallait vaincre ou se retirer fièrement avec sa partition intacte, en disant aux Parisiens : « Vous n’êtes pas encore dignes de comprendre les profondeurs philosophiques de la musique que je destine aux générations futures ! »

Qu’on ne s’y trompe pas cependant, M. Wagner n’est point un artiste ordinaire. Esprit ambitieux, imagination troublée qui n’entrevoit que confusément l’idéal où elle aspire, organisation nerveuse et forte où la volonté domine la grâce et le sentiment, l’auteur du Tannhäuser et du Lohengrin est un type exagéré de certains défauts particuliers à son pays et au temps où il s’est produit. Un peu poète, un peu littérateur, démocrate et grand sophiste, M. Wagner a voulu tirer de l’art musical ce qu’il ne saurait contenir sans altérer son essence : des idées pures et des symboles. Au lieu de viser à la beauté, premier but de tous les arts, de viser à la forme, sans laquelle l’esprit humain ne peut rien comprendre, puisque rien n’existe pour lui qu’à la condition de se limiter, M. Wagner, qui a du talent et n’a pas d’invention, s’est jeté à corps perdu dans quelques rêveries métaphysiques, et il a essayé de faire de la philosophie avec des sons, ne pouvant créer des chants expressifs, accessibles à tous les mortels qui ont un cœur et des oreilles. Parce que les mauvais compositeurs italiens abusent des formules banales, des cadences plates, des cabalettes vulgaires, des fioritures et des accompagnemens de guitare, comme les mauvais compositeurs allemands s’enivrent de combinaisons harmoniques sans issue, de modulations incidentés et de divagations symphoniques, M. Wagner méconnaît la puissance créatrice du génie italien, génie sain et grandiose, qui a su réunir l’ordre à l’inspiration la plus haute, et qui a eu de l’imagination jusque dans les sciences mathématiques et dans le droit ; il méconnaît les dons de cette race privilégiée qui a civilisé l’Europe et enseigné la musique à l’Allemagne ! Poussé, exalté par une petite cabale de Teutons furieux, qui ont pris certaines parties malades des dernières productions de Beethoven pour l’arcane d’une nouvelle évolution de l’art musical, M. Wagner a rompu tout lien avec le sens commun et la grande tradition de l’école allemande, et il s’est constitué le prophète obscur d’un avenir impossible. La leçon qu’il vient de recevoir à Paris est rude, mais juste et salutaire. On dit vulgairement que, si le ciel tombait, il y aurait beaucoup d’alouettes de prises ! Nous pouvons assurer que la chute du Tannhäuser a tué en germe un grand nombre d’imitateurs de M. Wagner, qui eussent été heureux de masquer leur impuissance en professant de mauvais principes. Il y en a jusqu’à trois que je pourrais citer qui déjà se disposaient à se frapper le front en s’inclinant devant la grande mélodie de la forêt, dont leurs propres œuvres portent plus d’une trace. Ils se raviseront maintenant et crieront : Haro sur le baudet ! car ce sont d’habiles politiques.

Quant à nous, humble adorateur des belles choses, qu’il nous soit permis encore une fois de nous réjouir d’un événement qui confirme la vérité des doctrines que nous professons ici depuis une quinzaine d’années. Ces doctrines, nous ne les avons pas inventées, nous les avons dégagées de l’histoire et des chefs-d’œuvre du génie, et on est fort quand on peut s’appliquer ces belles paroles de l’évangéliste : « Celui qui parle de soi-même cherche sa propre gloire, mais celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé est véridique, et il n’y a point d’injustice en lui[1]. »

Au cinquième concert du Conservatoire, l’un des plus intéressans de l’année, on a exécuté, entre autres morceaux, des fragmens de l’Alceste française et de l’Alceste italienne de Gluck. Les soli étaient chantés par M. Cazaux, de l’Opéra, et par Mme Viardot. Cette musique prodigieuse d’un maître qui n’a pas été surpassé ni même égalé dans l’expression pathétique des passions royales, si j’ose m’exprimer ainsi, a produit sur le public un effet extraordinaire. Mme Viardot surtout y a été admirable, et dans les différens morceaux qu’elle a chantés, elle a déployé une intelligence et un style dignes de l’œuvre qu’elle interprétait. Jamais peut-être cette grande artiste ne s’est élevée plus haut par l’élan du sentiment et la pénétration du goût ; son succès a été éclatant et général. L’orchestre a joint ses suffrages à ceux de toute l’assemblée, et Mme Viardot peut considérer l’ovation qu’elle a reçue à cette séance comme l’un des beaux triomphes de sa carrière. Ah ! qu’il est consolant de voir le vrai génie toujours jeune et toujours adoré, pendant que les Titans voient s’écrouler l’échafaudage au moyen duquel ils s’étaient promis d’escalader le ciel !

P. SCUDO.
  1. « Qui a semetipso loquitur gloriam propriam quærit ; qui autem quærit glorium ejus qui misit eum, hic verax est, et injustitia in illo non est. » (Saint Jean.)