Revue musicale - Musique italienne et musiciens allemands

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Revue musicale - Musique italienne et musiciens allemands
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 697-707).
REVUE MUSICALE

MUSIQUE ITALIENNE ET MUSICIENS ALLEMANDS

CONCERTS DU CONSERVATOIRE : Trois pièces religieuses de Verdi. — Chefs d’orchestre allemands : MM. Richard Strauss, Félix Weingartner, Félix Mottl et Hans Richter.


Les fêtes de Pâques et celles des jours qui précèdent sont touchantes deux fois : par la sainteté des anniversaires et par la douceur de la saison. Entre la beauté des mystères et celle du printemps qui les rappelle, il y a je ne sais quelle secrète conformité. Wagner a délicieusement exprimé dans l’Enchantement du Vendredi Saint cette profonde et attendrissante sympathie. Elle est sensible également, quoique d’autre sorte, dans la musique italienne. C’est à certaines œuvres du génie italien, éclatantes de douleur ou de joie, mais toujours éclatantes, que nous reportent les jours sacrés. C’est d’Italie surtout, c’est de la nature ou de l’art italien que le désir se ranime en nous, au retour d’avril. Chaque année, le Vendredi Saint, nous allions naguère écouter à Saint-Eustache le Stabat Mater de Rossini. Une grande artiste, fille d’un artiste plus grand encore[1], emplissait l’immense vaisseau de sa voix, comme cette musique même, chaude, rayonnante et triomphale. C’est au printemps que nous vint d’Italie l’admirable messe de Requiem à la mémoire de Manzoni. Et pour nos dernières Pâques, l’illustre auteur de ce Requiem a bien voulu nous donner la primeur de trois pièces religieuses inédites en son pays : un Stabat Mater, des Laudes A la Vierge et un Te Deum.

Si l’idéal dans l’art n’est, suivant la doctrine de Taine, que la manifestation d’un caractère essentiel et saillant, on peut affirmer que, jusqu’en ces dernières œuvres, la force demeure l’idéal de Verdi. Et sans doute il est extraordinaire, il est admirable, qu’à plus de quatre-vingts ans, le musicien n’ait pas trahi cet idéal, ou que cet idéal ne l’ait pas trahi. A Rossini lui non plus, au Rossini du Stabat, la force n’a pas manqué. « Rossini, dit très bien Montégut, c’est Arioste s’exprimant par la langue des sons : même bonne humeur inspirée, même cordialité lumineuse, même virile sensualité, même grâce robuste. » Et l’écrivain nous avertit qu’il « souligne très à dessein cette épithète, pour marquer que dans cette grâce il n’y a rien des aimables faiblesses qu’on décore souvent de ce nom : pas de mièvrerie, pas de préciosité, pas de fadeur mélancolique, pas de sentimentalité maladive ».

Mais cette force, qui jamais ne se lasse, le Rossini du Stabat l’exerce, la développe, ou la pousse, dans un sens opposé au sens même de son sujet. Il fait du Stabat une espèce de contradiction ou de paradoxe éblouissant, un mensonge de génie, le plus joyeux des mensonges, que cette joie même fait absoudre et qu’elle peut faire admirer. Au contraire, la force de Verdi, qui n’est pas moindre, est plus fidèle. Elle s’interdit les contresens, même glorieux. Au lieu de défigurer, elle interprète, et cette interprétation, moins intime que puissante, plus passionnée que mystique, ou pieuse seulement, ne laisse pas d’être légitime. Elle ne creuse pas le sujet, mais elle s’y conforme. Elle en exprime les dehors plus que le fond et l’idée moins que l’image ; mais à cette image, à ces dehors, elle donne la couleur, le relief, le mouvement et la vie. Musique d’action, de drame, soit ; mais, après tout, notre vie est action autant que pensée, et c’est un drame que notre destin.

Dès les premiers mots du Stabat, dès la première syllabe du premier mot, frappée durement, en dissonance, sur un accord rauque de l’orchestre, on reconnaît l’imagination pathétique de Verdi. Trois ou quatre notes lui suffisent pour faire tableau. D’un bout à l’autre de l’œuvre, qui se déroule tout entière sans une répétition de notes ou de mots, presque sans strophes ni couplets, sans préoccupation de correspondance ou de symétrie, nous recevrons ainsi des impressions très vives, très promptes, comme celles que feraient éprouver des touches ou des taches sonores. Tantôt nous subirons la violence. Le verset : Pro peccatis suæ gentis, Vidit Jesum in tormentis, éveillera pour un instant le tumulte du prétoire, les clameurs de la foule et jusqu’au sifflement des fouets. Tantôt (voir le verset : Tui nati vulnerati), les voix, surtout les voix de contralto, s’épancheront en moelleuses cantilènes, en prières d’une tendresse infinie, mais toujours robuste et comme noblement maternelle. Au cours de cette prose musicale, — je dirais plutôt de cette musique en prose, — qui se poursuit très libre, sans repos, sans repères ; à travers les oppositions tonales et les contrastes de sonorité, nous trouverons aussi des cris de terreur, et, dans l’attente du jugement, de ces bonds, de ces sautes de voix qui font si tragique le Tremens factus sum du Requiem pour Manzoni.

Jusqu’au bout, le maître italien demeure fidèle à son idéal un peu extérieur et très éclatant. Il suffirait, pour s’en convaincre, de comparer le dernier tercet de ce Stabat à celui du Stabat de Pergolèse.

Quando corpus morietur,
Fac ut animæ donetur
Paradisi gloria.

Sur la mélodie de Pergolèse, le mot Paradisi se pose avec une douceur, une tristesse exquise ; à demi lumineux, obscur à demi, il semble se partager entre la terre et le ciel, entre la souffrance qui s’achève et la félicité qui approche. Cela est adorable et purement intérieur. Tout différent est l’effet qu’a cherché Verdi et qu’il a obtenu. Il énonce le mot avec plus de lenteur, sinon plus d’onction que Pergolèse. Il le soutient, il l’amplifie par une progression, qui va jusqu’à l’épanouissement total, de la tonalité, des valeurs et de l’intensité sonore. Il nous donne ainsi une sensation d’assomption, d’apothéose et de ciel ouvert. C’est du dehors qu’il appelle à nous la beauté, l’émotion, que Pergolèse éveillait et qu’il enfermait au plus profond de nous-mêmes.

Ce caractère, ou cette couleur générale, Verdi l’atténue, sans l’éteindre, dans les Laudes à La Vierge Marie, pour quatre voix de femmes. Voci bianche, porte la partition. Elle se trompe, car l’intérêt et le prix de ce quatuor vocal est au contraire dans le coloris et les nuances. Coloris profane et nuances incompatibles, s’il en fallait croire certains puristes, avec la rigueur du style a capella. Mais il ne faut pas les en croire. Pour être le compatriote de Palestrina, Verdi n’est pourtant pas son contemporain. De ce qu’on écrit aujourd’hui pour quatre voix sans accompagnement, il ne résulte pas qu’on doive s’en tenir aux seuls accords que se permettaient, — n’en connaissant pas d’autres, — les grands maîtres d’il y a trois cents ans. Le rêve n’est pas défendu, ni peut-être impossible le retour d’une musique qui serait surtout vocale et verbale, autrement dit à peu près le contraire de notre musique moderne, instrumentale et symphonique avant tout. On peut demander beaucoup aux voix ; que ce soit du moins à la condition de leur donner beaucoup, de ne les point enfermer, par superstition ou par routine, dans l’imitation et le pastiche ; de leur octroyer enfin, pour traduire un nouvel idéal, tous les droits et tous les moyens d’un style nouveau. Voilà pourquoi nous ne saurions trouver impie qu’on prenne, avec les traditions harmoniques de l’ancienne polyphonie vocale, des libertés aujourd’hui nécessaires. Libertés heureuses, et qui, sans attenter à la pureté de la forme, peuvent, comme dans le quatuor de Verdi, profiter à la variété, quelquefois même à la vérité de l’expression.

Il serait aisé d’estimer ce profit, et de découvrir en ces quelques pages des rapports subtils entre telle pensée, ou telle parole, et telle harmonie, ou telle note seulement. Oui, d’une note, d’une seule, haussée ou baissée d’un degré, il faudrait quelquefois s’occuper ici ; cet imperceptible mouvement suffit à changer tant de choses ! Or, dans le texte des Laudes, emprunté au dernier chant du Paradis de Dante, tout change constamment. Pour tant de prières, de louanges, ces quatre voix de femmes renouvellent constamment les sonorités, les accens, presque les couleurs et les images. « Vergine madre, figlia del tuo figlio », dit la première terzine, et dans la transparence d’un accord parfait, d’une tonalité limpide, rayonne la pureté de la « Vierge mère, fille de son fils ». L’oraison continue ; les plus doux, les plus humbles vocables alternent avec les appellations de gloire et de magnificence, et la musique tantôt s’incline et murmure, tantôt s’élève et retentit. Toujours docile à la parole, elle s’y conforme soit avec respect, soit avec amour. « Donna, sei tanto grande e tanto vali ! Dame, vous êtes si grande et si précieuse !… » Entonnée par les quatre voix tour à tour, l’apostrophe monte comme une fanfare ; mais si la montée de la mélodie la fait éclatante, le mode mineur l’attendrit, et le triomphe de l’élue est proclamé sans que soit oubliée la grâce de la femme. Tous les titres que la poésie prodigue à la Madone, toutes les vertus dont elle la couronne, la musique les embellit encore ; des accords, tombant et retombant sans cesse, redoublent l’éloge, le multiplient et le transforment. C’est ainsi que, dans la monotonie et la prétendue pâleur d’un style réduit en apparence aux élémens les plus simples, le génie moderne sait introduire la couleur et la variété.

Au-dessus du Stabat et des Laudes même, il convient de placer le Te Deum. Plus riche de substance musicale que le Stabat, il est aussi plus composé. L’intonation liturgique, exposée d’abord, puis reprise, y crée un motif central d’où l’ensemble procède et dépend, sans rigueur, mais non sans unité. Intéressans bien que sommaires, les développemens du thème suffisent à relier entre elles des pages très pleines, très solides, de celles que le président de Brosses appelait « les endroits forts ». Cette force n’éclate pas dans le Te Deum, comme dans le Stabat, dès le début. Elle se prépare et s’accumule d’abord. Une psalmodie à mi-voix commence par rallier de proche en proche tous les élémens sonores ; elle invite les anges, les archanges, les chérubins et les séraphins, toutes les puissances de l’univers à former peu à peu l’innombrable assemblée d’où jaillit soudain un triple et formidable Sanctus. Il y a beaucoup de grandeur en cette antithèse ; un charme plus uni dans l’épisode qui suit. Aux sonorités massives, aux grasses et riches tonalités, d’autres succèdent, plus sobres et plus légères. Les « bois » seuls, très doux, très fins, un peu mystiques, redisent le thème du plain-chant, ingénieusement transformé. Partagées en groupes symétriques, les voix à l’unisson perlent des gammes pures, je dirais presque blanches, et, comme de célestes théories, que figure leur marche lente, ces gammes s’opposent et se répondent, se nouent et surtout se dénouent avec une grâce divine. La sérénité, l’ingénuité de ces cantilènes est exquise, et, pour une fois, ici, par le sentiment et par le style, la musique est comparable à la peinture des primitifs italiens.

Après les tendres effusions, voici des retours de force, des appels si unanimes à la miséricorde et à la bénédiction, qu’ils sont vraiment ceux d’un peuple, d’une multitude. Verdi sait alors élargir la phrase musicale, en accroître, en enfler les sonorités à la mesure de la commune prière, du recours universel, et, si grandioses que soient les mots du texte : Salvum fac populum ou Benedic hæreditati tuæ, la courbe mélodique est assez vaste pour les envelopper.

Le Te Deum ne rend pas seulement grâces : à la fin, il demande grâce aussi. Il implore, il conjure et il détourne. Ce n’est pas la moins belle partie de l’œuvre, ni la moins originale, que cette fin qui supplie, avec effroi d’abord, puis avec espérance. « Dignare, Domine… Daignez, Seigneur, nous garder sans péché en ce jour, et ayez pitié de nous. » Pour implorer cette faveur dernière, les voix s’unissent et se massent. Elles se font austères et pour ainsi dire obscures. Sur une basse morne et rythmée un peu en marche funèbre, elles posent lourdement une antienne sombre, de couleur grégorienne, où luit çà et là quelque touche plus vive, où perce un accent plus moderne, chromatique et déchirant. Ainsi que certains tableaux peints, le tableau musical est à plusieurs étages. Aux gémissemens d’en bas, là-haut d’autres plaintes répondent. Ce n’est pas un sanglot : plutôt un soupir ; il emplit l’espace, il s’y prolonge et s’y dissout, lentement, à la manière des parfums, par des séries d’accords dégradés avec une finesse exquise. Il semble évanoui pour jamais, quand une voix, une seule, se fait entendre : voix d’une âme oubliée, mais qui ne veut pas qu’on l’oublie. « In te, Domine, in te, in te speravi ! » Trois fois, sur la même note, avec une force croissante, cette voix jette sa clameur solitaire, qu’une trompette, comme elle isolée, répète et fortifie. Et c’est assez de cette voix humaine et de cette voix de cuivre pour triompher de tant de silence, pour rallier une dernière fois toutes les autres voix, et leur arracher le cri suprême, le plus émouvant, d’une invincible espérance.

Les trois œuvres de Verdi ont été jouées dans la salle de l’Opéra, où la Société des Concerts a langui cette année, où d’ici peu de temps elle pourrait bien mourir. On les eût peut-être mieux goûtées ailleurs. Je n’ai jamais trouvé si paradoxal certain Paradoxe sur la musique, où M. Paul Bourget fait une grande part, dans l’émotion musicale, aux conditions dans lesquelles la musique est entendue. Je souhaiterais donc, tout simplement, pour les Laudes à la Vierge, quatre voix invisibles, à la tombée du soir, d’un beau soir italien, dans quelque sanctuaire du pays de Dante, du pays florentin ou pisan. Et quant au Te Deum, pour qu’il fût plus beau, plus décoratif et plus somptueux encore, il faudrait l’entendre sous la coupole de Saint-Pierre, du Saint-Pierre d’autrefois, un jour de fête pontificale. Comme elle sonnerait, la dernière fanfare, par la bouche des trompettes d’argent ! Sans doute un tel « milieu » n’est pas ordinaire ; il n’est pas même indispensable, heureusement ; n’importe, il serait propice, et ce n’est pas un paradoxe, mais seulement un rêve, d’y rêver.


Autant que le génie italien, le génie allemand, en ces derniers mois, s’est rappelé à nous. Quatre Kapellmeister sont venus ou revenus diriger deux de nos orchestres parisiens. M. Colonne ayant commencé par inviter M. Richard Strauss, de Munich, M. Chevillard, gendre et suppléant de M. Lamoureux, appela coup sur coup M. Weingartner de Berlin et, de Carlsruhe, M. Félix Mottl. Mais M. Colonne avait réservé pour la fin, pour le « bouquet », M. Hans Richter, de Vienne. Tant de zèle et d’émulation témoigne chez nos « chefs » d’un soin de nos plaisirs et d’une modestie, égale au talent de leurs hôtes, dont nous ne saurions trop les féliciter.

Oui, c’est bien la sensation du génie et, pour ainsi parler, de la musicalité allemande que nous ont apportée ces quatre virtuoses de l’orchestre. Sensation plus étendue et plus intense que ne peuvent aujourd’hui nous la faire éprouver les virtuoses de la voix. On comprend que la musique, où domine de plus en plus la symphonie, ait désormais pour interprètes obligés, au lieu de chanteurs, des chefs d’orchestre ; que ceux-ci la représentent, ou la symbolisent, et qu’elle soit contenue en eux. Ils semblent capables, ces grands musiciens, de la contenir tout entière. Ils « conduisent » par cœur. Leur mémoire est un musée sonore où tous les chefs-d’œuvre, et même les œuvres moindres, de toutes les écoles, sont gardées avec la même fidélité, le même respect et le même amour. Et songez que, pour les bien servir, cette mémoire doit être multiple. Il faut qu’elle comprenne et qu’elle leur rappelle à point, non seulement comme au comédien ou au chanteur des élémens successifs, mais des groupes et des combinaisons d’élémens. Aussi bien que dans le temps, cette mémoire agit en quelque sorte dans l’espace, et le mouvement, le rythme, la mélodie, l’harmonie, le timbre, sont les objets, divers autant que nombreux, auxquels il est nécessaire et merveilleux qu’elle suffise.

En vérité, c’est une étrange et magnifique fonction d’art que celle de chef d’orchestre. Belle d’abord de la beauté la plus individuelle, elle procure à celui qui l’exerce une joie, et à nous qui la voyons s’exercer un spectacle trop rare aujourd’hui : celui de la puissance unique, du commandement personnel et obéi. Le régime d’un orchestre est aussi opposé que possible à celui d’un parlement. Et, par un singulier privilège, ce pouvoir absolu se trouve être le moins égoïste de tous les pouvoirs. Très supérieur en ce point au chanteur ou à la cantatrice, le chef d’orchestre est le moins jaloux des artistes. Au lieu de faire tort aux autres, il les fait valoir. Il prend leurs intérêts plus que les siens. Loin de les offusquer, il les éclaire, et sur le plus grand nombre il reporte le plus de mérite et de succès.

Ce n’est pas tout : l’intelligence et le talent d’un chef d’orchestre ne profitent pas seulement à telle partie et comme à tel rôle particulier. Il comprend l’œuvre au sens le plus large du mot ; il l’embrasse tout entière, et de lui, par lui, tout entière elle s’illumine, s’accroît et s’embellit.

Son action enfin, la plus efficace de toutes, est de toutes la plus idéale. Non pas qu’elle ne puisse participer, et qu’elle n’en participe quelquefois, de la réalité sculpturale et plastique. Quand M. Mottl, d’un bras lassé, lourd et ployant de tristesse, guide les premiers pas du funèbre cortège de Siegfried, son attitude seule trahit le sublime deuil qu’il mène. Et que le geste est beau, plus tard, lorsque ce bras impérieux, frémissant, va dans les abîmes de l’orchestre chercher les germes sonores, pour les amener à la surface et les faire éclater, fleurir en pleine lumière ! Il serait fâcheux que le chef d’un orchestre symphonique, et cet orchestre même, fût caché. Nous y perdrions la perception de correspondances mystérieuses, mais qui se découvrent parfois, entre le mouvement et le son. Et pourtant, bien que visible, ou plutôt parce qu’il est visible seulement, cet interprète souverain est l’interprète idéal par excellence. De tant d’effets harmonieux, il est la cause muette. Auteur et créateur actuel d’un monde sonore, il en est le créateur silencieux. Il semble en dehors et comme au-dessus des sons, matière de l’œuvre à laquelle il préside ; de même un grand capitaine domine la matière, humaine et sanglante, de la bataille ou de la victoire dont l’idée seule est en lui.

Du personnage complexe qu’est le chef d’orchestre, nos hôtes nous ont offert des exemplaires très variés. M. Weingartner, dont le visage rappelle vaguement celui de Beethoven jeune, a conduit avec infiniment de poésie, d’une baguette souple et qui semblait de fée, le scherzo du Songe d’une nuit d’été. Les cliens de M. Lamoureux eux-mêmes n’ont pu refuser les honneurs du bis à Mendelssohn, un des grands compositeurs qu’ils font profession de mépriser le plus.

De l’ouverture du Freischütz, M. Weingartner a restitué, d’après les traditions de Wagner, le sens exact et la véritable beauté. Mais où le jeune chef berlinois a triomphé surtout, c’est dans la symphonie en la de Beethoven, que, peu de jours après, M. Mottl à son tour a dirigée. Rassurez-vous, je ne pousserai pas trop avant un facile et vain parallèle. Je voudrais seulement partager, pour ainsi dire, le dernier morceau de la symphonie entre l’une et l’autre interprétation. Bien qu’elles n’aient rien eu de commun, le finale est assez beau, de beautés assez diverses, pour les faire légitimes, admirables même toutes deux. La figure de ce finale est double : par le mouvement circulaire, il est un tournoiement ; il est un conflit, une contradiction, par la terrible accentuation du temps faible. M. Weingartner a surtout accusé le premier caractère. De ses mains légères, arrondies, il a pour ainsi dire fouetté le finale ; il l’a fait mousser, écumer à gros bouillons. Mais les mains qui précipitaient le tourbillon sonore le contenaient aussi, le ramenaient au centre, l’empêchaient de déborder et de se répandre. M. Mottl au contraire a surtout appuyé sur les contretemps ; écrasant les syncopes, entre-choquant les rythmes, il a pris comme à tâche d’aggraver encore le poids énorme, toujours soulevé, mais retombant toujours, auquel son jeune rival se faisait un jeu, presque une joie de nous soustraire.

MM. Strauss, Mottl et Weingartner sont de grands artistes ; M. Hans Richter est le plus grand. Il semble l’auteur ou l’ancêtre de cette admirable famille, mais un ancêtre demeuré jeune et vigoureux. En « cet homme gros, blond et simple », ainsi qu’on l’a défini, réside une force égale et sage, maîtresse des autres parce qu’elle l’est d’elle-même, et qui jamais ne se hâte, ne se prodigue, ni ne s’épuise. A voir conduire M. Richter, on se souvient de la parole sacrée : « In patientia possidebitis animas vestras. » C’est dans la patience, et par elle, par l’effet d’une volonté contenue et ramassée, qu’un tel chef possède son âme, et la nôtre. Moins juvénile et plus classique que celle de M. Weingartner, la manière de M. Richter est plus large encore et moins saccadée que ne l’est par instans celle de M. Mottl. Avec « un front qui ne rougit jamais », ou presque jamais, M. Richter s’est fait un regard qui jamais ne se trompe et qui suffit parfois à provoquer l’« entrée » ou la « rentrée » voulue. Sans effort, sans fatigue apparente et rien que d’un clin d’œil, il assigne, il impose à l’instrument la quantité et la qualité du son qu’il faut émettre. M. Richter a le geste sobre et quelquefois très beau. J’aime surtout quand ses deux mains s’élèvent et planent dans l’espace avec des frémissemens légers, ou que sa main gauche insinue, fût-ce d’un seul doigt qui s’abaisse et se replie, des rémissions, des retards et comme des demi-silences.

Le silence ! Un grand chef d’orchestre en est le maître autant que des sons ; il ne lui donne pas moins d’éloquence. M. Richter et ses émules en obtiennent les plus admirables effets. Ils aiment à le prolonger, ils s’y arrêtent et s’y complaisent. Ils ont raison. Tous les grands musiciens pourraient dire, des points d’orgue qu’ils ont marqués, ce que Wagner fait dire à Beethoven du point d’orgue qui suit les quatre premières notes de la symphonie en ut mineur : « Tenez mon point d’orgue lentement et terriblement ! Je n’ai pas écrit des points d’orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le temps de réfléchir à ce qui suit… Alors la vie du son doit être aspirée jusqu’à extinction ; alors j’arrête les vagues de mon océan et je laisse voir jusqu’au fond de ses abîmes, ou je suspends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais apparaître au regard le ciel pur et azuré, je laisse pénétrer jusque dans l’œil rayonnant du soleil. Voilà pourquoi je mets des points d’orgue[2]… » Voilà pourquoi ils en mettent tous, et c’est parce qu’un Weingartner, un Richter et autres savent et comprennent ce pourquoi, que, tenus par eux, les points d’orgue de Beethoven, de Weber et de Wagner prennent une grandeur, une beauté taciturne et profonde que nous ne leur connaissions pas.

Je n’ai pas admiré sans quelques réserves l’interprétation par M. Richter de la symphonie avec chœurs. Le premier morceau fut conduit avec un peu de lourdeur, un peu de raideur archaïque aussi. J’aurais souhaité le début plus frissonnant et plus mystérieux ; moins pesant, avec non moins de puissance, le développement de la seconde reprise. N’importe, la rude besogne s’est accomplie rudement. Et puis M. Richter a mis dans son jour, dans tout son jour orageux et sombre, certain la bémol dont on a très bien dit qu’il vaut tout un monde, parce qu’il transforme en effet le monde moral de la symphonie, qu’il la détourne de la colère et de l’agitation vers la mélancolie et le doute. L’adagio peut-être n’a pas assez chanté, surtout quand a surgi la seconde, l’adorable phrase, belle comme le mouvement après un trop long repos, comme un nouveau désir né d’un trop long bonheur. Mais le scherzo, le finale, ont été merveilleux. J’entendrai, je verrai longtemps le début du scherzo, le chef d’orchestre assénant de sa main gauche le premier coup de timbale et presque aussitôt, de sa main droite, enlevant l’orchestre tout entier. Alors apparut, éclata la parfaite convenance entre la forme visible et la forme sonore ; alors la vie, l’essence même de l’être se révéla deux fois et les deux fois jusqu’à l’évidence. Et le scherzo tout entier fut une perpétuelle illumination, l’éclosion continue et scintillante de milliers de lueurs et de feux. S’il est vrai, comme on l’a raconté, que Beethoven ait trouvé ce rythme en voyant s’éclairer le soir les rues et les maisons de Vienne, jamais sa vision ne fut mieux rendue que par M. Richter. Sous chaque touche du bâton, qui semblait une torche, un point brillant jaillissait, et l’orchestre à la fin n’était plus qu’un immense semis d’étoiles.

Le trio ne fut pas moins admirable, mené sans pitié pour la démarche lourde et haletante du cor. On a beau savoir que cet instrument, aujourd’hui pourvu de pistons, n’a plus rien à redouter pour la justesse de ses intonations, son timbre n’en garde pas moins quelque chose de gauche, de timide, qui fait que l’auditeur continue de craindre, d’une crainte avec laquelle il s’étonne et s’émerveille toujours de voir un chef d’orchestre, intrépide, ne pas compter.

Le commencement du finale m’a paru singulièrement précipité. Jamais une voix, surtout cette voix de géant que les contrebasses imitent, ne parlerait ni ne chanterait ainsi. Elle élargirait à l’infini, elle déclamerait, au lieu de les « déblayer », ces récitatifs grandioses, refus obstinés et farouches où les thèmes des morceaux précédens viennent se briser tour à tour. Mais, à partir de l’entrée de la mélodie et jusqu’au bout de l’énorme finale, M. Richter a fait des miracles. « L’Allemand, disait Wagner, veut non seulement sentir, mais encore penser la musique… » En cela M. Richter nous est bien apparu comme un Allemand, un véritable, un grand Allemand. Nous l’avons vu penser, et nous avons pensé par lui, avec lui, la pensée colossale qu’est le finale de la neuvième symphonie. Avec une force, une splendeur rayonnante, il l’a fait éclater aux esprits. Et, devant cette révélation totale et minutieuse, devant la grandeur de cette synthèse et la finesse de cette analyse, ceux-là mêmes qui n’ont jamais pu, qui ne peuvent encore admirer ici jusqu’à la fin, jusqu’à l’extrême fin, et qui s’en excusent ou s’en humilient ; ceux-là, pour la première fois, — pour une seule fois, peut-être, hélas ! — n’ont pas été loin de sentir tomber leurs dernières répugnances et leurs derniers doutes s’évanouir.

Je ne me croirais pas quitte envers MM. les chefs d’orchestre allemands, au moins envers deux d’entre eux, si, leur ayant rendu justice, je ne rendais hommage à Mmes Strauss et Mottl. L’une et l’autre se ressemblent un peu par la grâce aimable, presque naïve, par le charme discret et pénétrant de leur talent et de leur personne. Par-là encore elles diffèrent de quelques-unes de leurs compatriotes, imposantes, énormes, qui vinrent quelquefois, cuirassées de satin, ruisselantes de perles, jeter parmi nous, d’une voix presque virile, les sublimes clameurs wagnériennes. Mme Strauss a délicieusement chanté quelques délicieux lieder de son mari. Quant à Mme Mottl, au Châtelet, l’année dernière, elle avait été Yseult. Cette année, au Cirque, elle a été Clärchen, la vraie Clärchen de Gœthe et Beethoven, l’humble et vaillante fille, héroïque et naturelle, presque un peu bourgeoise, qui n’est point une valkyrie, une divine guerrière, mais un amour de petit soldat féminin.

Ainsi les couples d’artistes qui furent nos hôtes nous ont révélé ou rappelé l’âme tout entière de l’Allemagne : eux nous ont apporté sa force ; elles, sa poésie.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Mme la baronne de Caters, née Lablache.
  2. Traduit et cité par M. Maurice Kufferath dans sa très intéressante brochure : l’Art de diriger l’orchestre ; Paris, Fischbacher, 1891.