Revue musicale - Trois opéras d’Extrême-Orient

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Revue musicale - Trois opéras d’Extrême-Orient
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 209-219).
REVUE MUSICALE

TROIS OPÉRAS D’EXTRÊME-ORIENT


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Madame Butterfly (d’après John L. Long et David Belasco), drame lyrique en trois actes, de MM. L. Illica et G. Giacosa ; traduction française de M. Paul Ferrier, musique de M. Giacomo Puccini. — Souvenirs de Madame Chrysanthème, comédie lyrique en quatre actes et six tableaux, d’après Pierre Loti ; poème de G. Hartmann et André Alexandre, musique de M. André Messager. — THEATRE DE L’OPERA : Reprise de Thamara, opéra en quatre tableaux ; poème de Louis Gallet, musique de M. L. A. Bourgault-Ducoudray.


Prompte comme l’insecte dont elle porte le nom, sans en avoir l’éclat, Madame Butterfly n’a guère fait que passer. Peut-être en a-t-on déjà perdu le souvenir, et la perte serait légère. Mais il sied, en quelques mots, de le rappeler. Aussi bien, quant au livret du moins, l’œuvre elle-même n’est qu’un souvenir, une imitation, — pour ne rien dire de plus, — de notre Madame Chrysanthème, à laquelle, et plus volontiers, nous reviendrons tout à l’heure.

Dans la version deux fois étrangère du célèbre roman de Loti, les « traducteurs » ont changé d’abord la nationalité du héros, qui passe dans la marine des États-Unis ; et puis, et surtout le caractère même de l’histoire, laquelle a tourné de l’idylle ou de l’élégie au mélodrame. L’abandon de Mme Chrysanthème, au dénouement, n’était que mélancolique : elle n’en mourait pas, et son ami du moins s’éloignait pour toujours. L’infidèle Yankee a le tort de revenir, et je ne sais pas de plus fâcheux, de plus odieux retour. Il revient marié, le Pinkerton, et marié pour de vrai. Par surcroît, il ramène avec lui sa véritable, américaine et complaisante épouse. Et savez-vous pourquoi ? Pour enlever, d’accord avec elle, à la pauvre maman papillonne, un petit papillon né de lui depuis son départ. Il semble bien que ce redoublement, j’allais dire ce « revenez-y » de cruauté, force le ton du sujet et le fausse, faisant de mistress Pinkerton le plus sot, et, de Pinkerton lui-même, le plus vilain personnage. Du même coup, Butterfly en devient le plus tragique, et s’ouvre la gorge, — ou quelque chose d’approchant, — à la mode de son pays. Ainsi la copie exagère en tout les traits de l’original : elle le grossit et l’ensanglante. Les amours de Mme Chrysanthème n’avaient eu ni cette conséquence maternelle, ni cette mortelle conclusion.


Qui nous vins d’Italie et qui lui vint des cieux,


disait à la musique, ou de la musique, Alfred de Musset. Depuis la mort de Verdi, ce qui nous vient d’Italie ne lui vient pas de si haut. Quelques accens de Cavalleria Rusticana, les plus justes, lui venaient du peuple. Pagliacci paraissaient plutôt venir de la rue. Quant à la Bohême, où les « cieux » n’avaient rien à prétendre, elle plaisait par quelque chose d’humain et de vivant : par le mouvement et le charme, par la gaieté, le naturel et la vérité, celle du dehors toujours et, çà et là, dans l’ordre sentimental, celle du dedans et du fond. Cordiale et vraiment sympathique, cette œuvre est jusqu’ici la meilleure de M. Puccini. La musique de la Tosca sembla plus grosse ; plus pauvre est celle de Madame Butterfly.

Cela commence par une fugue. Oh ! par un semblant, un soupçon de fugue ou de fugato. Et, ma foi ! cela ne commence pas trop mal : gentil motif, spirituel, agile à souhait, propice au « quatuor, » et dont la vivacité, les tours et les détours, donnent une impression assez locale, ou plutôt ethnique, de petits gestes, mines, grimaces et menus trottinemens. La diffusion de ce thème à travers le premier acte en est le plus vif et peut-être l’unique agrément. Non, pas tout à fait unique. Te m’accuse de n’être pas absolument insensible à l’apparition de Butterfly et de ses co-mousmés. Il n’y a là qu’une progression, ou, comme dit l’argot musical, une « rosalie, » et la plus ordinaire du monde ; une ascension harmonique et tonale, qu’un accroissement sonore accompagne et que domine la facile, trop facile cantilène de Butterfly. Mais cette facilité même, cette sonorité pleine et brillante, a de quoi nous séduire. Comme le groupe éclatant qui monte le coteau, la musique aussi monte dans la lumière. C’est un de ces effets, ou de ces procédés italiens qu’on estime peu, mais qu’on ne saurait haïr.

Certain air (le « grand air ») de Mme Butterfly, au second acte, est de même nature, bien que de qualité légèrement supérieure. Voilà la page lyrique par excellence de la partition (par où nous n’entendons point qu’elle soit d’un lyrisme excellent). Elle manque de noblesse et de style, plutôt que d’élan et de chaleur. Et puis on y retrouve à l’état primitif, ou brutal, sans artifice et presque sans art, le génie ou l’instinct mélodique italien. Même ainsi, même seul, il a sa force ; bien plus, il est une force, à laquelle on ne résiste pas toujours. Italiam ! Italiam ! Ici, rien du Japon, mais quelque chose de l’Italie ; et ce quelque chose, qui n’en est que le dehors, en est le dehors brillant. « Sensation d’Italie, » et rien que sensation, qui ne s’élève pas jusqu’au sentiment, encore moins jusqu’à l’idée. Mais parce que cette sensation est vive, nous lui pardonnons d’être un peu grossière et nous nous y abandonnons.

A l’audition d’abord, puis à la lecture, nous n’avons guère trouvé dans la musique de Madame Butterfly que ces deux taches éclatantes. Ce qui fait défaut surtout et partout ici, c’est la tenue et le style ; c’est l’habitude, chez l’artiste, de se surveiller et de se contrôler soi-même, le goût et le soin de choisir parmi les idées, les formes et les moyens ; c’est la finesse de ce que les peintres nomment « les passages ; » entre les « coups de patte, » c’est le tour de main et le doigté.

Dans Madame Butterfly, comme dans la Bohême, M. Puccini garde encore un sens dramatique ou théâtral qui ne le trompe guère, qui ne manque pour ainsi dire pas une situation, pas un mouvement, pas un incident extérieur. Quant aux caractères, la musique les pousse à peine au-delà de l’ébauche, ou de la silhouette. Moral ou lyrique, c’est un triste personnage deux fois que celui de Pinkerton, et ses romances ne valent pas mieux que sa conduite. Enfin, quelque forme qu’elle prenne, ou plutôt à quelque forme qu’elle s’applique : orchestration, harmonie, mélodie elle-même, l’imagination musicale est décidément ce qui semble avoir ici baissé le plus et se réduire presque à rien.

Le second acte, à peu près vide d’action, pouvait être plein de musique. Il n’est fait, hormis quelques épisodes sans importance, que de la longue attente de Butterfly et de son long espoir à la fin récompensé. En dépit d’une lettre d’adieu, que d’ailleurs elle s’est à peine laissé lire, et sans y croire, Butterfly depuis deux ans n’a pas douté, fût-ce une heure. Pinkerton reviendra, il ne peut pas ne pas revenir. Et voici justement qu’il revient : elle entend le navire qui le ramène saluer la terre, elle le voit entrer dans le port. Alors Butterfly et sa fidèle suivante s’élancent au dehors ; leurs mains en un moment dépouillent le jardin que le printemps fleurit, et la maison devient jardin à son tour. Mais pour cette double effusion, de joie et de fleurs, le musicien n’a trouvé qu’un duo médiocre, où de banales cantilènes s’achèvent par une espèce de scherzo — valse, à deux voix.

Le soir tombe ; les deux femmes, avec le petit enfant qui va bientôt s’endormir entre elles, continueront de veiller et de guetter jusqu’au jour. Quelle musique sera la compagne et l’interprète de leur veille ? Un thème par trop simplet et qui semble tiré d’une méthode de piano pour le premier âge. En outre, c’est exactement celui dont l’orchestre, tout à l’heure, soutenait pianissimo la lecture de la lettre. Une mélodie identique, après nous avoir informé que le marin ne reviendrait pas, nous annonce maintenant le retour du marin. Elle se rapporte donc à deux objets non seulement différens, mais opposés. C’est le motif à deux fins, ou à double échappement, le rappel de motif sans motif, ou plutôt pour le motif contraire. Je me souviens que, dans un vaudeville d’autrefois, une jeune personne à qui son protecteur offrait une broche, répondait : « Je la refuse comme broche, mais je l’accepte comme sentiment. » On n’en dirait pas autant de ce thème, ni même, en général, de cette partition. Absolue ou relative, la valeur en est mince. On n’a pas plus envie de l’accepter comme sentiment que comme musique même.

Le personnage de Mme Butterfly a trouvé dans Mme Carré une interprète non seulement au-dessus du rôle, mais supérieure aussi, par l’ampleur et par l’énergie, au talent surtout aimable que la cantatrice et la comédienne avait déjà fait applaudir.


A la « madame » japonaise qui s’appelle papillon, combien je préfère l’autre, qui porte un nom de fleur, la première, la vraie et vraiment nôtre, celle enfin que l’Opéra-Comique aurait mieux fait de reprendre et qui sûrement nous eût repris. J’en ai dit quelque bien naguère ; j’en pense et j’en dirai plus encore aujourd’hui. Cette reprise eût décidé si l’œuvre « se tient » et se soutient en son ensemble ; mais l’ayant lue et mainte fois relue, on peut répondre qu’elle a des grâces, des beautés même, dignes, après quatorze ans, de tenter une seconde épreuve et d’en triompher.

Voilà, sur le même sujet que Madame Butterfly, une tout autre partition. Voilà, soit dit sans amour-propre national, une musique où ne manque ni la- « facture » ou le métier, ni le style, ni même, en deux ou trois passages, quelque chose de plus. On y voit reparaître, sous des formes toutes modernes, le vieux fond de notre race. Notre génie ou notre « tempérament » peut se reconnaître là tout seul, si ce n’est tout entier. Oui, cette musique est nôtre par la clarté, l’élégance et la mesure ; par le sentiment et l’esprit, par la qualité surtout et comme par le degré de l’un ou de l’autre. Elle est à nous, elle est nous, parce qu’elle touche, parce qu’elle porte juste au lieu de frapper fort. Française, très française musique, on ne saurait trop s’en réjouir ; mais, hélas ! (et l’on ne saurait s’en plaindre assez), telle que deux ou trois musiciens de France à peine seraient capables d’en composer de pareille, ou d’analogue seulement, aujourd’hui.

Ici rien ne dépasse ou ne grossit le sujet. Pleine de tact et de goût, l’œuvre, autant que distinguée, est discrète. Dans toute la partie de sentiment, voire de passion, car celle-ci n’est pas absente, on ne trouve pas trace d’exagération ou d’emphase. La voix de Mme Chrysanthème, celle de Pierre surtout, peut bien s’élever de temps en temps ; mais elle ne s’enfle jamais. Les duos : celui du premier acte et celui même du second, plus chaleureux et plus lyrique, sont tout en nuances fines. Il suffit, pour la vérité des caractères, que le rôle de la petite geisha baigne dans une sorte de mélancolique et tendre demi-teinte, que celui de l’officier porte ça et là, comme à la cime d’un air ou d’une mélodie, un accent, une flamme brève de jeunesse, d’enthousiasme et d’amour.

Française par l’exactitude avec laquelle elle se rapporte au sujet, aux personnages, la musique de Madame Chrysanthème ne l’est pas moins par les élémens spécifiques, je veux dire par les thèmes, les rythmes, les harmonies, qui la composent. A cet égard encore, elle n’a rien d’italien, ni d’allemand. Rien non plus, et ceci est très particulier, rien, absolument rien de japonais, ou seulement d’oriental. L’exotisme, a-t-on dit, est le goût des choses éloignées et rares. Or la musique ici nous donne la représentation, l’illusion au moins de ces choses-là par des formes toutes proches de nous et qui nous sont familières. Le compositeur de Madame Chrysanthème n’emprunte pas à l’Orient une gamme, une cadence, un accord. Avec cela, ou sans cela plutôt, son œuvre nous cause l’impression de la couleur locale : couleur vague sans doute, et de lieux incertains ; impression pourtant qui nous dépayse et nous transporte, en rêve, très loin. Un détail, un seul, dans la partition de M. Messager, pourrait paraître typique, ou topique, sans que d’ailleurs il soit le moins du monde indigène. A certaine phrase, piquée et sautillante, de Madame Chrysanthème : C’est à Yeddo, près du palais du Mikado, on trouverait aisément, comme à l’esquisse de fugue de Madame Butterfly (mais avec une tout autre valeur de pure musique), l’allure et la physionomie japonaise.

Comment, — puisque nous revenons à lui, — comment le musicien d’Italie n’a-t-il pas hésité, sinon devant l’ensemble du sujet, au moins devant certains détails, déjà rendus, avec tant de finesse, par son confrère de France ! Que ne s’est-il épargné la comparaison, — pour lui fâcheuse, — entre deux prières, que, dans les deux pièces, au même moment, deux dames, qui se ressemblent, adressent aux mêmes dieux ! Des deux « orantes » nipponnes, l’une est Sousouki, la suivante de Mme Butterfly. L’autre est la fameuse Madame Prune, et c’est un petit chef-d’œuvre que son oraison. Chef-d’œuvre de poésie musicale, ou de poésie par la musique, par une musique de méditation, de mélancolie et de rêve ; chef-d’œuvre, — à la fin, au moment de la chute, — de comique musical aussi, où l’esprit ne consiste pas, comme parfois il arrive, seulement dans les sons, mais dans un amusant contraste entre les sons et les mots que les sons accompagnent et que, loin de les traduire, ils démentent spirituellement.

Je sais bien qu’il n’y a là rien d’exactement japonais ; mais dans cette psalmodie monotone et comme hiératique, à demi sérieuse et plaisante à demi, dans l’ondoyante symphonie qui l’accompagne, dans cet orchestre tout à fait grave, lui, rêveur, et par momens passionné, il y a, — je le sens mieux que je ne saurais le définir, — il y a ce quelque chose d’étrange, de lointain et de mystérieux dont l’exotisme est fait.

L’exotisme, léger ici, prend ailleurs, en deux scènes tout à fait magistrales, une singulière intensité. Je parle d’abord du prologue, et puis du commencement du troisième acte (le retour de Pierre dans le jardin de Chrysanthème). Là, véritablement, on peut dire que la poésie d’un Loti a trouvé sa musique et que la forme sonore s’est égalée, en originalité comme en puissance, à la vision et à la pensée, ou au sentiment.

Les navires en général, honnis la nef tragique et wagnérienne qui porte les amans de Cornouailles, ont assez mal inspiré les compositeurs d’opéras. Le musicien d’Haydée naguère, ensuite celui de l’Africaine, hier encore celui d’Ariane, ont tous les trois, — passez-nous l’expression, — manqué le bateau. M. Messager, au contraire, a su le prendre. C’est un beau paysage, c’en est même plus d’un, que le prologue de Madame Chrysanthème. Entre l’Océan paisible, — ou Pacifique, — et les cieux constellés, sur la passerelle d’un vaisseau, le lieutenant que vous savez est de quart. Yves, son frère, se tient auprès de lui. Leur causerie familière évoque tour à tour la chère et lointaine Bretagne, le Japon inconnu et prochain. Mais la musique, encore mieux que la parole, est la véritable évocatrice de l’une et de l’autre terre, des astres, de la nuit et des flots. Des accords très lents, très doux, égaux en durée, que l’enharmonie ou le chromatisme dégrade, s’étendent, s’étalent longuement. Au-dessus d’eux, et comme à la surface des sons, traînent des fragmens de mélodies ; le chant d’un gabier, d’un gabier breton, soupire là-haut parmi les vergues.

Soudain le style change. C’est du Japon que parlent l’officier et le matelot. Mais chacun des deux en parle à sa manière. Quelle différence a su faire, quelle distance a su mettre la musique, toute la musique (thèmes, rythmes et sonorités), entre les deux interlocuteurs, entre leurs caractères ou leurs âmes ! Chez l’an, rien que gaieté naïve, un peu puérile, vivacité, promesse de plaisir et de fête. Chez l’autre, tout cela se fond, pour ainsi dire, et s’attendrit en un rêve, en un trouble mélancolique et tendre, en un pressentiment, à la fois craintif et charmé, d’aventures nouvelles et d’exotiques amours. Oh ! l’inquiète et délicieuse évocation de la mignonne épousée, de la demeure bizarrement nuptiale ! « Dès l’aube on remplira la maison de bouquets… » Trois ou quatre mesures tout au plus, quelques accords, un brin de mélodie, et voilà plus de fleurs, plus de parfums, et de plus pénétrans et de plus étranges, qu’une scène entière de Madame Butterfly n’en répandit jamais.

Mais bientôt, à ce Japon qu’il devine, s’oppose, dans le cœur partagé du jeune homme, la Bretagne qu’il ne saurait oublier. Du sein des harmonies initiales et qu’on pourrait appeler marines, une plainte s’élève, presque un sanglot. Combien M. Jules Lemaître avait raison, lorsque naguère, à propos de Loti justement, il discernait dans l’exotisme un élément douloureux ! « Tandis que nous imaginons, disait-il, de nouveaux aspects de l’univers, il arrive qu’une fois bien entrés dans ces visions, nous y sommes mal à l’aise et vaguement angoissés, nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l’accoutumance nous a rendues rassurantes. »

Cette angoisse et cette nostalgie, il semble bien qu’ici la musique en exprime seulement l’approche ou la menace. Elle nous en fera sentir plus loin (premières scènes du troisième acte) la présence même et la réalité. Si calme et si pur, si simple surtout de mélodie que soit le chant à deux voix de Chrysanthème et de sa compagne, des harmonies complexes l’envelopperont ; il passera par des modulations errantes, incertaines, d’où le nescio quid amari du vieux poète surgira. Mais surtout le salut du jeune officier de marine aux splendeurs retrouvées de la nature orientale, cet hymne, comparable, pour le sentiment en quelque sorte cosmique, à celui de Vasco de Gama (quatrième acte de l’Africaine), mêlera d’une étrange manière, à la joie, presque à la volupté dont l’exotisme nous enivre, l’inquiétude et presque la douleur dont il nous tourmente. Alors nous nous partageons, nous nous divisons contre nous-mêmes. Tandis qu’une moitié de nous s’abandonne, l’autre essaie encore de se refuser ou de se reprendre. Un paysage, — du moins un de ces paysages-là — n’est pas toujours un état d’âme seulement. Il peut en être deux, comme dans les pages que nous tâchons d’analyser. Et parce qu’elles expriment ce conflit, parce que, tout en étant pittoresques ou descriptives, elles sont humaines, et deux fois humaines, elles sont aussi les plus belles que M. Messager ait jamais écrites… et que peut-être il écrira.

D’autres soins vont bientôt l’occuper, ou le « divertir, » et le prendre tout entier. Désormais il devra se renoncer lui-même. Qu’un musicien pareil ait été nommé directeur de l’ « Académie nationale de musique, » c’est tant mieux pour la musique en général ; mais pour sa musique à lui, du moins pour celle que de lui nous pouvions attendre encore, c’est grand dommage qu’on ait fait choix d’un pareil musicien.


Plus heureuse que Madame Chrysanthème, après quinze ans de silence aussi, Thamara de nouveau s’est fait entendre. Hélas ! quatre ou cinq fois seulement. Méconnue à l’origine et tout de suite oubliée de la foule, sinon de l’élite, elle aurait mérité qu’on l’écoutât plus souvent. Elle le mérite toujours. Parmi les opéras, je dis les « grands opéras, » de son âge, il n’en est pas tant, si même il en est un seul, qui soient aussi dignes de rentrer au répertoire, et d’y rester.

Professeur et compositeur, érudit, mais artiste aussi, M. Bourgault-Ducoudray n’est pas, comme d’aucuns pourraient le croire, un singulier musicien, mais au contraire un musicien double. Il l’est en effet par la connaissance et par le sentiment, par la science et par l’amour. Ce qui, pour d’autres que lui, n’ayant que la moitié de ses dons, serait un sujet de recherches archéologiques, d’études abstraites et mortes, il en a fait l’élément original et fécond, l’esprit et l’âme de ses œuvres vivantes.

La musique ancienne et la musique étrangère, celle de tous les siècles et de toutes les races, la musique enfin la plus éloignée de nous dans le temps et dans l’espace, voilà le royaume de M. Bourgault, ou son univers. Musicien de l’histoire et de la géographie, il le fut encore, par exemple quand il écrivit certain Hippopotame, de la zoologie elle-même.

Mais ce qu’il va chercher si loin, deux fois si loin, de notre temps et de notre pays, M. Bourgault-Ducoudray nous le rapporte. Sa plus ardente, sa plus noble ambition n’est que d’accroître et de renouveler, avec les rares trésors, par lui découverts et conquis, la richesse, la beauté de notre art national et moderne. Plus d’une fois, et dans Thamara surtout, il y a parfaitement réussi.

Le sujet de la pièce est très simple et, comme on devait s’y attendre, exotique. C’est l’histoire, — un peu déplacée, ou dépaysée, — de Béthulie, de Judith et d’Holopherne. Judith s’appelle seulement ici Thamara ; Béthulie est devenue Bakou la Sainte, au bord de la mer Caspienne ; Holopherne a pris le pseudonyme persan de Noureddin. Autre différence, celle-là de sentiment ou de psychologie passionnelle. A peine en présence du sultan, ou du schah, qui parle d’amour à sa farouche visiteuse, Thamara s’éprend du vainqueur et lui cède. Mais aussitôt revenue à elle, elle ne l’en égorge pas moins, comme elle l’avait et se l’était promis ; puis elle rentre dans la ville délivrée et se poignarde à son tour. De la Judith biblique ou de la Judith caucasienne, je vous laisse décider laquelle, en fin de compte, a le mieux agi, sinon pour sa patrie, chacune ayant sauvé la sienne, au moins pour son agrément personnel et sa propre gloire.

Double musicien, artiste et savant, disions-nous de M. Bourgault-Ducoudray. Son dualisme apparaît encore d’un autre point de vue et sous un nouvel aspect. Cet exotique est un classique ; ce curieux, un fidèle, et la fleur étrange de cet art plonge ses racines dans le terrain de la tradition et des chefs-d’œuvre consacrés. De là vient que, dans la musique de Thamara, nous voyons deux élémens alterner et se fondre tour à tour, sans que jamais rien de heurté résulte de leur succession, ni rien de confus de leur mélange.

Le premier acte, plutôt peut-être en style d’oratorio que d’opéra, ne se compose guère que de chœurs. Bien construits, bien ordonnés, quelque peu monotones, ils ont de l’ampleur et de la force, de la carrure et de l’aplomb. Ils font songer parfois à Haendel et plus souvent à Meyerbeer. Mais déjà, dans un discours du grand prêtre présentant au peuple la vierge élue pour sa délivrance ; dans le noble serment de la jeune fille elle-même ; plus encore dans les conseils insidieux, supplians, que lui prodigue un des chefs de l’armée, l’originalité mélodique, et rythmique, et métrique, commence d’apparaître. C’est un détail d’intonation, de modulation, c’est l’enharmonie ou le chromatisme, c’est l’allongement d’une période asymétrique à dessein, le retard d’une cadence ; en un mot c’est l’exotisme qui s’introduit dans l’organisme sonore, et qui bientôt l’envahira, le possédera tout entier.

Il règne d’un bout à l’autre du second acte, le plus remarquable de l’opéra. Notre moderne répertoire lyrique ne possède rien de semblable, ou seulement d’analogue à ces deux scènes, vraiment tout à fait neuves et belles : la rêverie du sultan, parmi les danses et les chants de ses bayadères, et le grand duo qui suit. Au centre de l’œuvre, où nous touchons ici, quelque chose est fort à considérer : c’est que, à la différence d’une Madame Chrysanthème, par exemple (sans parler d’une Madame Butterfly, qui ne compte guère), cette œuvre est faite, en sa partie essentielle, d’élémens authentiques. Dans la musique de M. Messager, bien que nous en recevions une impression d’exotisme, nous ne trouvons et ne pouvons trouver que notre musique. Celle au contraire de M. Bourgault-Ducoudray n’est pas nôtre, elle n’est pas nous. Voici les thèmes et les harmonies, les rythmes et les modes, les mélopées, ou les « mélismes » de l’Orient. Oh ! nous le savons bien, d’un Orient très vaste, très vague, et, pour ainsi dire, infini, tel que le comprennent, ou plutôt, c’est le cas de le dire, tel que l’entendent les musiciens. Mais avec cela, ou malgré cela, cet Orient n’est pas de convention, encore moins de pacotille : il ne sent pas l’artifice, le bazar et le bibelot. Cette musique est sincère, elle est lointaine, et parfois si mystérieuse, qu’elle semble venir à nous du fond de la durée ou de l’autre côté de la terre.

Pour qu’un de ces chants, une de ces danses nous charme, nous trouble, et d’un trouble inconnu, il suffit d’une modulation, du brusque rapprochement de deux tonalités et de leur contraste, d’une note évitée ou suspendue, d’une « résolution » qu’on n’attendait pas, enfin et surtout d’une de ces mélodies véritablement étranges et qui se font pardonner, par leur étrangeté seule, d’oser encore, dans le temps où nous sommes, être des mélodies.

Deux d’entre elles, au cours du grand duo, sont admirables : l’une, très ramassée et très intense, où se mêle au caractère oriental, jusque dans les gruppetti dont elle est ornée, un sombre éclat wagnérien. L’autre, plus originale encore et vraiment extraordinaire, mélopée autant que mélodie et même davantage, sorte de vocero pathétique très libre et comme éperdu, couronne la scène d’amour et semble tracer très haut, dans un ciel nocturne, des arabesques de feu.

Cette musique, avons-nous dit, n’est pas nôtre. Mais elle arrive à le devenir. Et il fallait justement un musicien tel que M. Bourgault-Ducoudray, pour la ramener, pour la rapporter à nous, pour la faire entrer ou rentrer, frémissante et cependant soumise, non pas certes dans les formules, ni même dans les formes, mais dans l’ordre ou dans le cercle de notre art. En ce second tableau de Thamara, tout est original sans que rien soit excentrique, et l’exotisme des élémens premiers ne fait que renouveler, que rajeunir ici, bien loin de l’y ruiner, l’état ou la condition générale de la musique pure.

Ce même exotisme, qui s’annonçait au premier acte de Thamara, qui triomphe au second, s’atténue au dernier, mais y jette encore une suprême lueur. Au lamento funèbre et triomphal de Thamara, comme tout à l’heure à l’amoureux vocero de Noureddin, l’exotisme prête son coloris étrange. Le rythme, en mouvement de marche, est strictement classique, avec un soupçon peut-être de banalité. Mais ce qui n’est rien moins que banal, c’est l’allure de la mélodie, incertaine et trébuchante ; c’est la façon dont elle tombe et se relève à chaque pas, dont elle hésite et se partage entre des modes divers ; c’est l’écart ou la restriction d’un intervalle, une cadence que nous n’attendions pas et qui nous ravit.

Tout cela, qu’on y prenne bien garde, n’est pas autre chose que l’introduction, dans notre art, d’élémens originaux et précieux. Sous des figures sonores qui n’ont de local et de singulier que l’apparence, ou plutôt par ces figures mêmes, c’est une expression très neuve et très vive de l’universelle sensibilité.

Voilà pour quelles raisons, parmi les œuvres de l’école française en ces quinze dernières années, la Thamara de M. Bourgault-Ducoudray mérite un rang beaucoup plus qu’honorable. Il serait fâcheux que le goût public hésitât encore une fois à l’y placer et à l’y maintenir.


CAMILLE BELLAIGUE.