Revue musicale - Thaïs

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Revue musicale - Thaïs
Revue des Deux Mondes4e période, tome 122 (p. 702-707).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Thaïs opéra en trois actes et sept tableaux, tiré du roman de M. Anatole France par M. Louis Gallet ; musique de M. Massenet.

Après l’année heureuse, la mauvaise année : Thaïs après Werther ; après l’une des meilleures partitions, l’une des moins bonnes, la moins bonne peut-être de M. Massenet. « Thaïs, tu vieilliras, » criait une voix secrète à la courtisane troublée. La voix menaçait l’œuvre autant que l’héroïne. Thaïs vieillira ; Thaïs, hélas ! est déjà vieille.

Dans le conte irréligieux et décevant de M. Anatole France, sous la forme exquise et le dédain raffiné, se cachait un admirable sujet d’opéra et le sujet d’un opéra admirable. Si cet opéra n’a point été fait, la faute n’en est pas au librettiste, lequel a tiré du livre toute la matière musicale, ou, passez-nous ce barbarisme, musicable, qui y était contenue. M. Gallet n’a pas naturellement prétendu porter sur la scène, sur une scène lyrique surtout, l’immorale et tranquille philosophie du roman. Il ne s’est point fait, en rassemblant des contradictions, en signalant des antinomies, conseiller d’incertitude et de doute. M. France avait voulu, dit-il lui-même, que Paphnuce (l’Athanaël de l’opéra) perdit son âme en sauvant celle de Thaïs, pour marquer que la justice divine n’est pas la justice humaine. » Voilà l’intention, et la prétention impie, la pointe de sarcasme et le mauvais sourire. Mais de cette histoire, moins risible que tragique, de cette compensation, d’ailleurs arbitraire, d’une âme sauvée par une âme perdue, si le romancier, non sans impertinence, avait souligné l’ironie, il appartenait au librettiste, et surtout au musicien, d’en dégager la gravité morale et la pathétique grandeur.

En ce temps-là, douze anachorètes vivaient au désert d’Egypte. L’un d’eux, Athanaël, était saint entre tous. Né païen dans Alexandrie, il y avait grandi et il y avait péché. Mais Dieu, le touchant un jour de sa grâce, l’avait retiré du mal et du monde. Et depuis, sous le soleil ardent ou les étoiles d’or, le cénobite se souvenait d’une femme, Thaïs, comédienne et courtisane : de Thaïs, idole et délices impures de la luxurieuse cité ; de Thaïs qu’il avait aperçue autrefois. L’ayant vue une nuit en songe, le désir de sauver la pécheresse s’empara de l’âme du saint : et dès l’aube, sourd aux remontrances du prudent Palémon, il quitta ses frères et marcha vers Alexandrie. Après avoir cheminé quinze jours, il y parvint, et se rendit chez Thaïs aux yeux de violette. Elle était en train de souper pour la dernière fois avec Nicias, un amant d’une semaine, que le lendemain elle allait quitter. L’homme de Dieu parla à la courtisane, et celle-ci l’écouta et l’entendit. Pour le suivre, elle abandonna son palais, ses trésors, ses amours, et il la conduisit dans un monastère, où la coupable Thaïs devint Thaïs la sainte.

Et le moine revint à son désert, mais non pas tel qu’il en était parti. L’image de Thaïs fut sans cesse devant ses yeux, la tentation habita en lui et l’amour de la femme s’établit dans son cœur. Tantôt il la voyait pécheresse et tantôt pénitente, mais belle toujours et toujours follement désirée. Une nuit, il entendit une voix qui disait : « Thaïs Ara mourir ! » Alors il se leva et courut au monastère. Elle allait mourir en effet ; elle mourut dans ses bras, et ses bras étreignirent passionnément la morte. C’est ainsi que Thaïs fut sauvée par Athanaël et que par Thaïs Athanaël fut perdu.

Toute ironie mise à part, ainsi qu’il convenait, et aussi toute présomption touchant le salut ou la damnation d’Athanaël, aucun scénario plus que celui-ci n’avait de quoi séduire un compositeur et de quoi l’inspirer. Le sujet de Thaïs est musical à la fois par le fond, ou si on veut par le dedans, et par le dehors, c’est-à-dire par le détail et l’accessoire. Le fond, c’est l’évolution double et inverse de deux caractères : Athanaël et Thaïs : c’est la fatale vicissitude, l’étrange et terrible retour des choses non point d’ici-bas, mais de là-haut : c’est le conflit de deux âmes, et dans celui de deux âmes le conflit de deux mondes et de deux principes, de l’antiquité et du christianisme, de la chair et de l’esprit. Voilà les deux puissances dont Athanaël et Thaïs ne sont que les représentans ou les symboles, voilà les deux forces qu’il fallait montrer aux prises et s’affrontant. Il fallait que l’Opéra devînt un champ de bataille où se seraient livrés, comme dit M. France, « les merveilleux combats du ciel et de l’enfer ». Et pour ces combats, quel décor (je ne parle que de décor musical), quel décor j’avais rêvé ! Quel charme, quelle volupté, quelle grâce il y avait à répandre sur la face du ciel et des mers orientales ! Quelles couleurs à jeter sur ce monde alexandrin ! Oui, tout cela devait être beau, et d’une beauté qu’il appartenait à M. Massenet, mieux qu’à tout autre, de concevoir et de réaliser. Dans cette mystique et sensuelle Thaïs, l’auteur de Marie-Magdeleine et d’Hérodiade, sans parler de celui de Manon, pouvait combler la mesure de son talent, et même la dépasser. De ce talent, Thaïs promettait à la fois, nous l’espérions du moins, la fleur la plus éclatante et le fruit le plus savoureux ; mais la fleur n’a pas fleuri et le fruit est tombé sans mûrir.

On ferait en deux mots la critique de Thaïs : c’est un grand sujet que la musique tantôt n’a pas traité du tout et que tantôt elle a traité petitement. Le fond musical y manque justement alors qu’il serait le plus nécessaire. La figure d’Athanaël, par exemple, n’existe pas musicalement. Elle n’est dessinée, modelée, ni par des mélodies, ni par des harmonies caractéristiques. Rien dans le chant, rien dans l’orchestre ne pose le personnage, ne l’établit jamais, individuel et vivant. Faible est la plainte instrumentale qui l’annonce au premier acte, et terne son cantique, lorsqu’il se lève pour aller conquérir Thaïs. Enfin, dans la grande scène, ou qui devrait être grande, la plus grande même de toutes, entre Thaïs et lui, quand il adjure la courtisane de l’écouter et de le suivre, à peine trouve-t-il un accent, un geste, un cri.

Une fois pourtant, une seule, j’ai cru qu’un souffle véritable allait ranimer, que le feu d’en haut descendait sur ses lèvres. Au seuil de Thaïs, le pâle missionnaire s’est arrêté. Devant lui, blanche de soleil au bord de la mer bleue, s’étend la ville impure ; il la regarde alors et la maudit. Vraiment, en dépit d’une ou deux tournures banales, d’une péroraison peut-être plus emphatique qu’éloquente, cette malédiction est belle. Elle est belle par l’ampleur du chant et de la déclamation ; elle l’est encore par l’accompagnement à la fois étincelant et doux, berceuse brillante, si les deux mots se peuvent associer, où parmi les soupirs tintent les bruits de fête, où les violons font sonner leurs trilles par-dessus le moelleux appel des cors. Elle est belle enfin, cette apostrophe, parce que, sous la pieuse colère d’Athanaël, les souvenirs et les regrets de la chair se raniment en lui, parce que, jusque dans le saint anathème, c’est la jeunesse du moine, sa jeunesse païenne et voluptueuse, qui se réveille et se met à chanter. Oui, cela est beau, et peu s’en faut que cela ne soit grand.

Le reste, hélas ! tout le reste est petit. Mesquine, et d’une mesquinerie vulgaire, avec des rythmes grêles et presque des sonorités de guinguette, l’entrée de Thaïs, cette première entrée qu’il eût fallu charger de tout le mal que traîne cette femme dans les plis de sa tunique pâle. Sans doute elle n’était pas bien grande, elle le dit elle-même, et elle tenait peu de place sur la terre. « Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum quand je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz. Mais ce grain de riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs, des haines et des crimes à remplir le Tartare. » La musique ne dit rien de tout cela. Il y eut plus de grandeur naguère dans la rencontre même de Manon avec Desgrieux qu’il n’y en a dans celle de Thaïs avec Athanaël, dans ces grâces de figurine et ces façons de gentille poupée, dans ces coulées de flûte et dans l’aimable, mais insuffisante mélodie, à laquelle une reprise des chœurs à l’unisson vient donner pour finir l’allure d’une valse médiocre. M. Massenet sans doute a regardé son héroïne du haut du Serapeum seulement ; il n’a vu que le grain de riz.

Partout ailleurs ne se trouve que réduction et miniature, et le cœur même de l’œuvre, le cœur surtout sonne creux. Sous les formes, ou plutôt les formules habituelles de M. Massenet, le fond manque. Foi-mule, et formule agaçante, l’air de Thaïs à son miroir. Au lieu de l’inspiration et du style, rien que l’exagération de l’artifice et de manière : la phrase précipitée, nerveuse de M. Massenet, lancée tout d’un trait sur une note haute : Dis-moi que je suis belle et que je serai belle ! puis, pour faire contraste, un peu de calme, un murmure : éternellement ! Éternellement ! et enfin, une note plus haute encore, et perçante, en guise de conclusion.

Du duo qui suit et qui devrait être le centre, le foyer de l’ouvrage, de cette scène où s’ébauche, pour se consommer pendant l’entr’acte, le double revirement des deux âmes, rien, hélas ! n’est à retenir. Si pourtant : une ou deux pages, et nous donnerions toutes les autres pour elles, pour la psalmodie de Thaïs hésitante, pour la mélopée des flûtes sacrées, des flûtes inquiètes, des flûtes mélancoliques, où semble passer un soupir et perler une larme d’Aphrodite pleurant la plus belle de ses prêtresses qui va l’abandonner.

Cet abandon, péripétie, capitale de l’œuvre, cette crise d’âme, où meurt l’ancienne Thaïs et naît une Thaïs nouvelle, par quoi M. Massenet l’a-t-il traduite ? Par un frêle solo de violon. « Méditation » dit-il. Oh ! non ; rêverie tout au plus, et si légère ! La phrase est d’ailleurs élégante, tournée et contournée même à la Chopin. Mais que c’est peu de chose pour un si grand sujet, pour un si grave moment ! D’un pareil combat et d’une pareille victoire, de ce qu’aima cette femme et de ce qu’elle aime à présent, de ce qu’elle fut et de ce qu’elle devient, quelle faible représentation ! Un tel nocturne pour une telle nuit ! Il n’y a ici qu’un gracieux offertoire de mariage mondain, accompagnement distingué de la quête des demoiselles d’honneur ; ce n’est pas cette romance qu’il eût fallu jouer aux noces douloureuses et saintes d’une pécheresse avec Jésus-Christ.

Toute la nuit, assis au seuil de Thaïs, Athanaël a veillé, prié, attendu, et la nuit n’est pas encore achevée, que Thaïs vient le rejoindre, repentante et prête à le suivre. Cette scène, la meilleure de l’ouvrage, comprend d’abord un dialogue à mi-voix qu’un orchestre invisible accompagne, puis une cantilène, vraiment exquise, de Thaïs. Tandis que très bas, l’un avec mansuétude, l’autre avec humilité, tous deux avec ferveur, l’apôtre et la pénitente s’entretiennent de Dieu, de retraite et d’expiation, au loin une vague musique d’Orient tinte, ronfle et bourdonne. Détail encore sans doute, et mince détail. Oui, mais qui cette fois ne manque pas de valeur psychologique, ou plus simplement morale. Ici le sérieux, la solennité du dialogue musical donne quelque grandeur à l’âme, et pour ainsi dire au dedans des personnages. Dès lors, il importe peu que les dehors soient petits. Il convient peut-être même qu’ils le soient, et que Dieu, ne choisissant ni le lieu ni l’heure, se fasse entendre de ceux qui l’écoutent parmi les bruits familiers de la ville et jusque dans la banalité de la rue.

Mais voici la perle de l’ouvrage, que nous nous reprocherions en terminant de ne point recueillir. Thaïs, au moment de suivre Athanaël, tourna la tête vers le seuil qu’elle abandonnait. Sur une tablette elle vit une figurine d’ivoire, Éros, le dieu de son logis. L’ayant pris entre ses mains, Thaïs le regarda longuement. Pour la première fois elle comprit l’amour, et que peut-être ce n’était pas par lui, mais contre lui qu’elle avait péché. Elle comprit qu’il ne permet point aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom ; et de s’être à ceux-là tant de fois donnée, Thaïs d’abord demanda pardon à l’Amour. Puis, souhaitant que l’image du Dieu fût épargnée, et qu’avec la prêtresse elle fût sanctifiée aussi : « Prends-le, dit-elle au moine, pour le placer dans quelque monastère, et ceux qui le verront se tourneront vers Dieu. Car l’amour nous élève aux célestes pensées. » — Cela est subtil, peut-être un peu équivoque et mêlé, mais cela est délicieux et marque une nuance sinon de contrition parfaite, au moins de repentir délicat et féminin. Et il semble que cela répande aussi un charme de regret et de mélancolie sur ce passage, qui dut coûter beaucoup à la pécheresse, des amours à l’amour et d’Éros à Dieu.

De ces finesses ou de ces raffinemens, la cantilène de M. Massenet est l’expression à la fois plus simple et plus touchante. Tout s’y rassemble et s’y fond dans une teinte générale d’onction et de douceur. La mélodie a toute la grâce possible sans un soupçon de mièvrerie. Elle se développe, égale et calme, suivant sa route unie et s’arrêtant parfois à des parenthèses charmantes, pour tomber enfin d’une chute originale, à dessein retardée et soigneusement adoucie. Elle est dans son ensemble un modèle à la fois d’expression et de style, un exemplaire achevé de cette merveilleuse création de l’esprit, j’allais dire de cette créature, car c’est un être vivant, qu’on appelle une pensée musicale.

N’allons pas plus avant. Le ballet est manqué. Il ne fait que paraphraser médiocrement et délayer cette inoubliable Tentation de saint Antoine, que nous avons tous entendu chanter et vu danser à Guignol, théâtre aimé de notre enfance. « Messieurs les démons, criait en se débattant saint Antoine, Messieurs les démons, laissez-moi donc ! » Et les démons, houspillant le saint, répondaient en chœur : « Tirons-le par son jupon ! » Cela sans doute n’était pas de la prose mélique, ainsi que le livret de M. Gallet ; cela manquait de la prestigieuse orchestration de M. Massenet, mais cela donnait une impression forte et durable.

Enfin, sur un retour du motif de la « méditation », Thaïs meurt agréablement, mais petitement, comme elle a vécu. Et puis il serait temps peut-être, pour accompagner le trépas des héroïnes d’opéra, de chercher autre chose que le rappel du thème de leur jeunesse et de leur passé. Depuis : « Voici la rue… Et voici le jardin charmant, » il me semble que le procédé a suffisamment servi.

Restons-en donc à la cantilène du petit Amour d’ivoire. « Je ne veux rien garder de mon passé, disait Thaïs, rien que cela. » Faisons comme elle, et ne gardons que cette page unique, cette goutte précieuse, d’une œuvre qui pouvait être la quintessence du talent de M. Massenet, et qui n’en aura été qu’une dilution.

On ne peut servir mieux que M. Delmas un rôle plus ingrat que celui d’Athanaël. Quant à la belle Mlle Sanderson, qu’on craignait de ne pas entendre et surtout de ne pas voir sur l’immense scène de l’Opéra, on l’a très bien entendue, et vue autant qu’il est possible. Comme on disait de Thaïs au théâtre d’Alexandrie, « les atomes qui s’associent momentanément pour composer cette femme présentent une combinaison agréable à l’œil. » Et de plus l’artiste a fait de sensibles, très sensibles progrès. Il est certain qu’elle commence à savoir chanter.


CAMILLE BELLAIGUE.