Revue scientifique - A Propos du « Kanon »

La bibliothèque libre.

REVUE SCIENTIFIQUE

NOUVELLES REMARQUES À PROPOS DU « KANON »

Le canon qui vise et bombarde la région parisienne, le « Kanon, » le super-canon comme on dit aussi, — et il serait peut-être plus correct de dire « surcanon » comme « surhomme », — continue autre un sujet d’une actualité brûlante, ou plutôt percutante. Ce n’est point seulement parce qu’on continue à parler beaucoup de ce phénomène d’artillerie ; c’est surtout parce qu’il continue à parler lui-même.

Pourtant il faut bien reconnaître que le mal qu’il fait est en moyenne resté bien inférieur à l’estimation que j’en faisais dans ma dernière chronique. A l’appui de réflexions que je hasardais à propos-des dangers, à mon sens bien supérieurs, que faisait courir aux Parisiens un souci exagéré du « Kanon, » il me faut aujourd’hui, — entre beaucoup d’autres, — citer une remarque apportée tout récemment devant la Société médicale des hôpitaux par MM. les docteurs Netter et Triboulet. Ces deux praticiens ont donné connaissance d’une liste comportant les âges et adresses de 21 nourrissons soignés, en un très court laps de temps, dans leur crèche de l’hôpital Trousseau pour des pneumonies ou des broncho-pneumonies contractées toutes à la suite de descentes nocturnes dans les caves.

Sur les 21 enfans, 8 sont morts, 6 ont guéri, 7 étaient au moment de cette communication en voie d’amélioration et 1 était mourant. Dans ces 21 cas (pour avoir le bilan correspondant à tout Paris, il faudrait les multiplier singulièrement en y ajoutant tous les cas correspondant aux enfans, aux vieillards et même aux adultes), la maladie a eu pour cause unique le refroidissement. Je n’insiste pas sur les commentaires édifians qu’on en peut tirer, et je me propose maintenant revenant au « Kanon » lui-même, d’examiner quelques remarques et conjectures nouvelles, et aussi quelques faits relatifs à son tir, à sa balistique extérieure et aux moyens par lesquels on l’a finalement repéré, puis utilement contrebattu. Quand on dit le Kanon, il s’agit d’ailleurs d’un terme générique, car il est aujourd’hui prouvé que plusieurs pièces ont, au total, tiré vers Paris.

A propos de la regrettable indiscrétion relative au procédé du Russe Chilowski, — et que j’ai déplorée dans ma dernière chronique, — à propos aussi des rayures extérieures des obus lancés sur Paris, vieille idée française, on a fait ces temps-ci beaucoup de commentaires sur l’organisation de notre service des Inventions et celle de la Censure. On me permettra, — esclave du sérail, j’en connais les détours, — de tenter ici une très brève mise au point qui fait plus que toucher notre sujet, car elle en fait partie intégrante.

En ce qui concerne le ministère des Inventions, devenu aujourd’hui la direction des Inventions, études et expériences techniques, l’équité oblige à reconnaître qu’il n’est pour rien dans le fait que les Allemands ont dans Paris un objectif, — non militaire, — d’une étendue suffisante pour pouvoir tirer sur lui à 120 kilomètres de distance, tandis que nous n’en avons point d’analogue en face de nous. L’existence même et la mise au point du procédé Chilowski, — si malencontreusement dévoilées à nos ennemis par une indiscrétion criminelle, — prouvent l’activité, dans le domaine du tir à longue portée militaire, de la direction des Inventions où ce procédé a été apporté et mis au point.

Il faut convenir aussi que, — en dépit de certaines résistances et de certains préjugés assez difficiles à contrebattre, — la mentalité de ceux qui ont la charge d’examiner les propositions des inventeurs a beaucoup changé depuis la fin de 1914, depuis cette époque où, partant de cette conception honorable, mais fausse, que tout était prêt, une haute personnalité pouvait s’écrier : « Ils sont assommans, ces gens du front avec leurs inventions ; qu’ils se servent donc de ce qu’ils ont ! »

Aujourd’hui, dans la limite où les choses humaines sont exemptes d’une erreur accidentelle, et grâce pour beaucoup à l’impulsion vigoureuse de M. J.-L. Breton, cet état d’esprit a disparu et fait place à un autre tout opposé. Il n’est pas une proposition, quelle qu’elle soit, pas un croquis, fût-il informe, pas une suggestion, fût-elle même manifestement incohérente, qui ne soit examinée par la commission où siège, sous la présidence du grand physicien Violle, l’élite des techniciens de ce pays. Chaque projet fait, quelle que soit sa valeur, l’objet d’un rapport motivé et discuté par la commission. Or, depuis qu’a été institué en 1915 le ministère des Inventions jusqu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, elle a reçu plus de 26 000 propositions. Le total dépasserait 10 000 si on y ajoutait celles qui furent envoyée. antérieurement, et depuis le début de la guerre, aux ministère de la Guerre et de la Marine. On imagine ce que représente de travail ingrat et désintéressé l’examen de cette quantité de projets disparates. Et pourtant, bien que l’erreur soit, hélas ! humaine, on ne peut guère citer d’idées vraiment utiles et neuves, de projets originaux et étudiés qui aient été écartés depuis 1915.


D’où vient cependant que la Commission des Inventions, où travaillent, encore un coup, suivant la tradition des Monge, des Berthollet, des Lavoisier. les meilleurs techniciens de France, d’où vient qu’elle continue à avoir, comme on dit, une assez mauvaise presse ? Cela tient, à mon avis, à deux raisons. La première est qu’à côté d’inventeurs qui ont réellement apporté un progrès précieux, à côté d’un Georges Claude, à côté des inventeurs du V. B. un certain nombre des auteurs des projets présentés ou bien apportent une idée a priori irréalisable, ou bien apportent une idée déjà présentée avant eux sous une forme au moins aussi étudiée. Or, comme on ne peut pas le dire à l’inventeur, sous peine de risquer des divulgations dangereuses, comme d’autre part un des petits inconvéniens du régime démocratique est que peu de gens sont disposés à avouer qu’ils n’ont pas de génie, il en résulte des cas de mécontentement non toujours justifiés.

Mais… il y a un mais, il y a autre chose aussi, il faut bien l’avouer. Il arrive qu’un projet pris en considération par la Commission des Inventions et mis au point par les services techniques, — on en pourrait citer maint exemple, — ne soit finalement pas adopté, ou du moins pas généralisé aux armées. La Commission, — cette pelée, cette galeuse, — n’en saurait être rendue responsable, car son rôle, borné à un examen technique ne lui donne pas qualité pour ordonner la généralisation des dispositifs même reconnus excellens par elle. C’est qu’ici interviennent des raisons d’opportunité, de complication de matériel, de tactique, dont est seul juge le commandement. Il est juste sans doute que la décision finale lui appartienne. Pourtant, s’il est permis d’exprimer ici une suggestion, peut-être serait-il bon d’assurer une collaboration, une liaison, une fusion encore plus intimes et confiantes entre ces deux organes de la réalisation des inventions : celui qui juge et celui qui commande. D’ailleurs, de très grands progrès ont été depuis le début de la guerre réalisés déjà à cet égard. On ne saurait aller trop loin dans cette voie, car si le système des cloisons étanches est excellent pour maintenir à flot un navire, il aboutit au résultat contraire lorsque, comme dirait M. Prudhomme, ce navire est le char de l’État.

Pour ce qui concerne enfin l’incident Chilowski, l’Académie des Sciences s’est, on le sait, émue avec raison de l’indiscrétion commise et elle a émis, — avec moins de raison à mon avis, — le vœu que toutes les publications techniques dans la presse soient soumises à la direction des Inventions. J’ose penser que ce vœu est inutile ; d’une part, l’activité de cette direction ne doit pas être détournée de son objet qui suffit à l’absorber totalement. D’autre part, la censure des publications techniques est en fait organisée, puisque tout article non du ressort du censeur doit être soumis par lui au service technique compétent des ministères de la Guerre ou de la Marine (artillerie, génie, service de santé, etc.). Telle est du moins la consigne, le tout est de l’appliquer, et non d’instaurer des organismes inutilement nouveaux. En l’appliquant, en mettant rigoureusement en jeu les responsabilités personnelles des intéressés, suivant le principe cher à notre Président du Conseil, on évitera dans ce domaine bien des indiscrétions, — dont l’histoire du repérage par le son offre un exemple encore plus frappant que celle du Chilowski, — et aussi bien des calomnies.

Et maintenant que nous avons examiné quelques-uns des effets, — effets indirects, — du tir du « Kanon, » revenons à celui-ci :

Il faut croire que l’union sacrée ne s’étend pas à la balistique, car, après les discussions chaudes et animées, dont il fut question dans notre dernière chronique, et qu’ont soulevées la nature des obus tombant sur Paris et leur mode de propulsion, on en a vu surgir de non moins passionnées sur tous les élémens de la trajectoire. Ainsi jadis les, docteurs disputaient, se vouant réciproquement aux gémonies, sur le point de savoir si les courbes décrites par les planètes étaient des épicycloïdes ou des cercles… alors qu’elles n’étaient ni l’un ni l’autre…


Combien de temps d’abord reste dans l’air le singulier projectile quelle est, comme on dit, sa « durée de trajet ? » Manquant d’abord de données précises là-dessus, nous avions émis l’hypothèse que les durées de trajet croissent proportionnellement de la même façon dans le vide et dans l’atmosphère et, en tenant compte que la durée de trajet des obus qui bombardent Dunkerque à 38 kilomètres est d’à peu près 1 minute 57 secondes, nous en avions déduit, par le calcul, que le trajet du projectile qui nous intéresse doit être d’environ 3 minutes. Effectivement on a constaté, depuis, que cette durée, à très peu près, a cette valeur, ce que continue d’ailleurs un article récent du général allemand Rohne, grand spécialiste de ces questions, article paru dans la Gazette de Voss, et qui indique comme durée de trajet 3 minutes et 3 secondes. La longueur de la trajectoire, — dont la corde est d’environ 120 kilomètres, — n’étant pas inférieure à 150 kilomètres, on en déduit que la vitesse moyenne du projectile pendant son trajet est supérieure à 800 mètres à la seconde (2 880 kilomètres à l’heure). C’est beaucoup plus que la vitesse de surface de la terre dans son mouvement de rotation, et à l’équateur où elle est la plus forte, et qui ne lui fait parcourir qu’environ 83 kilomètres dans le temps que l’obus en parcourt 150. Autrement dit, si nous imaginons par la pensée que cet obus puisse transporter un être pensant, et tourner indéfiniment autour de la terre avec la même vitesse moyenne dans le sens où le lancent les Allemands, il tournerait plus vite autour d’elle que ne fait apparemment le soleil. et les jours et heures s’écouleraient à l’envers pour cet être pensant. C’est-à-dire qu’il rajeunirait au lieu de vieillir, — en apparence du moins, — et voici qui montre bien comme notre façon de subdiviser le temps est conventionnelle.

En réalité, la vitesse réelle de l’obus sur sa trajectoire varie d’une façon complexe et diffère plus ou moins de sa vitesse moyenne. Si cette trajectoire était dans le vide, l’obus aurait à son point d’arrivée la même vitesse qu’au départ, cette vitesse décroissant d’ailleurs de part et d’autre jusqu’au sommet de la trajectoire où elle serait minima. En fait, il n’en est pas tout à fait ainsi à cause de l’influence perturbatrice de l’air.

D’une part, — comme nous l’avons déjà montré, — cette influence exige que la vitesse initiale correspondant à cette portée soit supérieure à ce qu’elle serait dans le vide (elle doit être en fait voisine de 1 400 mètres). D’autre part, elle rend la vitesse restante au point de chute, non pas égale, mais nettement inférieure à la vitesse initiale. Cette vitesse restante est d’ailleurs encore très supérieure certainement à 330 mètres par seconde qui est la vitesse du son. La preuve en est qu’au voisinage des points de chute à Paris, le bruit de l’éclatement n’est précédé d’aucun sifflement prémonitoire. Il en serait différemment comme dans le cas des obusiers et des mortiers, et même de certains canons à fin de trajectoire, si le son allait plus vite que l’obus à son arrivée. En effet, dans ce cas, le sifflement qui est dû aux irrégularités du frottement de l’obus contre les couches d’air précéderai ! la chute de celui-ci.

La résistance de l’air, et surtout sa diminution avec l’altitude ont d’autres effets curieux sur la vitesse du projectile. C’est ainsi que cette vitesse, — tout cela est facile à démontrer, mais je fais grâce des calculs à mes lecteurs, — passe par un minimum, non pas. au sommet même de la trajectoire, mais après ce sommet. Ensuite, alors que l’obus retombe, cette vitesse croit. Mais elle ne croît pas indéfiniment. Si la densité de l’atmosphère était partout constante, elle croîtrait jusqu’à une certaine valeur maximum correspondant à l’instant où la retardation de l’air est égale à l’accélération du mouvement, puis elle resterait constante.

Huyghens avait déjà, il y a deux siècles et demi, signalé ce phénomène :

« Un corps, disait-il, en tombant à travers l’air, augmente continuellement sa vitesse, mais toutefois en sorte qu’il ne peut excéder ni même atteindre un certain degré qui est la vitesse qu’il faudrait à l’air soufflé de bas en haut pour tenir le corps suspendu sans pouvoir descendre ; car alors, la force de l’air contre ce corps égale sa pesanteur. J’appelle cette vitesse pour chaque corps sa vitesse terminale. »

Mais en poursuivant le raisonnement d’Huyghens, — que confirme le calcul, — et en tenant compte que, dans le cas qui nous occupe, la densité de l’air décroit beaucoup et vite du sommet de la trajectoire au sol, on arrive à cette conclusion singulière que notre obus, non seulement n’a pas à partir du sommet de sa course une vitesse croissante comme il ferait dans le vide, non seulement n’a pas une vitesse d’abord croissante puis uniforme, comme il ferait dans un air homogène, mais en réalité a une vitesse qui croît d’abord, passe par un maximum, puis décroit avant le point de chute, si paradoxal que cela puisse paraître.


Quel angle fait la trajectoire avec le sol au départ et à l’arrivée ? Quels sont autrement dit l’angle de tir et l’angle de chute ? On a beaucoup disputé sur ces questions qui ont un intérêt non seulement théorique, mais extrêmement pratique et utilitaire comme nous allons voir.

Dans le vide, l’angle de tir qui correspond à la portée maxima e6t de 45°. Dans le tir courbe habituellement réalise jusqu’ici au moyen des obusiers et des mortiers et qui peut être considéré comme se faisant dans une atmosphère homogène, l’expérience et le calcul ont montré que l’angle de tir correspondant à la portée maxima est inférieur à 45° et généralement voisin de 43°. Il n’en est pas du tout de même dans le cas qui nous occupe, comme l’a le premier chez nous fait remarquer M. Claude. Ici, en effet, que s’est-on proposé ? Faire traverser le plus vite possible par l’obus les couches basses et résistantes de l’air de manière qu’il arrive dans des couches élevées, raréfiées où sa vitesse se conserve. Or, en braquant à 55° le canon qui nous intéresse on ne réduirait que de 5 p. 100 la portée théorique, tout en portant de 30 à 40 kilomètres l’altitude théorique atteinte, c’est-à-dire que l’obus ferait la plus grande partie de son trajet dans des couches encore beaucoup moins résistantes. Or ceci doit compenser cela, et au-delà, et c’est ainsi que M. Claude avait été amené à penser que l’angle de tir devait être voisin de 55°. Cette prévision a été exactement confirmée, notamment par la presse allemande. Tel est en particulier l’angle de tir indiqué par le général Rohne dans l’article déjà cité.


A côté de l’angle de tir, il faut considérer l’angle de chute qui, s’il n’est pas moins intéressant pour les balisticiens, l’est infiniment plus pour les autres Parisiens. Certains théoriciens, hypnotisés par les précédens, connus relatifs au tir courbe dans l’air avaient émis l’hypothèse que l’angle de chute devait être très voisin de 89° ou de 90°, c’est-à-dire que l’obus devait tomber à très peu près verticalement et que par conséquent en aucun point des rues de Paris on ne pouvait être assuré d’être défilé par rapport à lui. D’autres au contraire avaient pensé que la plus grande partie du trajet ayant lieu presque dans le vide, la forme de la trajectoire devait différer peu de la trajectoire théorique dans laquelle l’angle de chute est égal à l’angle de tir. Ce sont ceux-ci qui étaient le plus près de la vérité. Des mesures et des recoupemens faits en divers points de chute à Paris, dont certains se prêtaient fort bien à cette détermination, ont montré que l’angle de chute est voisin de 60°, c’est-à-dire que l’angle fait par la trajectoire à son arrivée est deux fois plus petit que celui qu’elle fait avec l’horizontale.

De là on peut tirer quelques conséquences pratiques intéressantes pour ceux des Parisiens à qui le « Kanon » procure quelque crainte et quelque perplexité. La direction de la trajectoire est à très peu près Nord-Est-Sud-Ouest. Par conséquent, dans les rues et les espaces vides, on est assuré d’être défilé chaque fois que, regardant vers le Nord-Est et sous un angle d’environ 60° avec le sol, on a devant soi un obstacle matériel, un mur, une maison. La même méthode est applicable aux personnes qui veulent savoir si leurs fenêtres, si leur appartement peut être atteint ou non par le projectile. Pour cela, il leur suffit de se mettre à leurs fenêtres, de se tourner vers le Nord-Est (ce que l’orientation de leur rue sur le plan de Paris, faute d’une boussole, leur permet de faire facilement), et de viser suivant une inclinaison de 60°. Si leur regard rencontre une maison, un obstacle matériel, ils sont défilés. Rien n’est plus facile d’ailleurs que de viser suivant un angle de 60° : il suffit pour cela de construire une sorte d’équerre en bois ou en carton dont les deux côtés de l’angle droit ont respectivement 20 centimètres et 3o centimètres de long. En posant horizontalement le petit côté sur le rebord de la fenêtre et en visant le long de l’hypothénuse, le regard fait avec le sol l’angle voulu.

.le m’excuse de donner ces indications un peu puériles, mais enfin, si petit que soit le danger, les personnes qui ont le temps ne doivent pas néanmoins négliger ces petits moyens d’assurer leur sécurité ou, pour mieux dire, de faire que le pourcentage des mauvaises chances soit réduit de 1 millionième à 1 milliardième. Ce sont là choses dont il est assurément permis de se soucier quand on a des loisirs.


En fait, non seulement l’effet de chacun des obus qui tombent sur la région parisienne est en moyenne relativement peu redoutable et souvent négligeable, mais le nombre, la fréquence des coups a diminué beaucoup depuis le début et s’est singulièrement raréfiée.

Cela provient évidemment en partie de ce que les Allemands, en faisant coïncider leur premier bombardement de Paris avec la grande offensive qu’ils désiraient décisive, avaient compté doubler d’un effet moral sur la capitale le coup foudroyant qu’ils croyaient pouvoir asséner à nos armées et que l’héroïsme français a paré une fois de plus. En ce sens les projectiles du « Kanon » étaient vraiment des obus à double effet. C’est pourquoi donc ils avaient dès le premier jour intensifié leur tir sans tenir compte de l’usure des pièces, pensant bien qu’elle ne serait pas plus rapide, en tout état de cause, que celle des armées alliées. Là, ils s’étaient trompés.

Si le tir sur Paris s’est ralenti, c’est donc que « qui veut voyager loin ménage sa monture. » C’est aussi que l’usure progressive du « Kanon » ou plutôt des canons rend de plus en plus difficile leur service et doit exiger des réparations et des précautions sans cesse accrues.

C’est enfin et surtout que nous avons pris des mesures efficaces pour contrebattre et gêner ce tir. Pour cela, il fallait avant tout savoir où étaient exactement montés ces « Kanons ». Il fallait les repérer.

Le repérage visuel ou photographique, en particulier le repérage par photographies d’avion, n’est pas facile dans ce cas ; d’abord parce que les abords de ces pièces sont certainement gardés de nos avions de reconnaissance par de puissantes escadrilles ennemies et des batteries diverses antiaériennes (c’est ainsi qu’on dit, au mépris de Vaugelas), ensuite parce que, dissimulées dans des bois, elles sont évidemment camouflées pour les dérober aux vues, et au besoin masquées par des fumées artificielles.

Il y a une autre méthode de repérage classique chez les belligérans : le repérage aux lueurs, la lueur d’un coup de canon, observée avec des instrumens gradués en deux ou trois stations éloignées fournit des directions dont le recoupement situe sur la carte la pièce cherchée.

Si les Allemands pendant les premiers temps n’ont tiré que le jour et jamais la nuit sur ra région parisienne, c’était précisément pour éviter que cette méthode fût appliquée à leurs pièces à longue portée. Il est clair en effet que les lueurs sont beaucoup plus visibles et de plus loin la nuit que le jour, que les produits fumigènes peuvent non pas les dissimuler, mais tout au plus les diffuser dans l’obscurité ; étant données la longueur d’environ 25 mètres de la pièce et la flamme énorme que doit produire à la gueule la charge de poudre considérable qui donne à l’obus sa grande vitesse, on comprend que les Allemands aient d’abord évité de la faire tirer la nuit.

Si depuis ils se sont ravisés, s’ils tirent parfois la nuit, c’est que leurs pièces ont été repérées par une autre méthode et qu’ils n’en peuvent douter, aux obus d’A. L. G. P… français qui en arrosent à chaque tir les emplacemens.

Cette méthode c’est le repérage par le son, invention française aujourd’hui appliquée sur une large échelle et sous des formes à peu près identiques dans les armées alliées et dans les armées ennemies. Je dirai quelque jour la genèse et l’histoire de cette invention, histoire étrange, extraordinaire. Pour aujourd’hui nous nous bornerons à en indiquer le principe fort simple et universellement connu maintenant des artilleurs du monde entier.

Imaginons deux observateurs X et Y placés à quelques centaines de mètres l’un de l’autre tout près du front de combat, communiquant entre eux par téléphone ou télégraphe, et munis d’appareils qui leur permettent, si une détonation se produit, de savoir exactement s’ils entendent celle-ci en même temps, ou l’un après l’autre, et avec quelle différence. Imaginons, pour fixer les idées, que l’observateur X entende un coup de canon donné une seconde exactement avant Y. Cela veut dire, puisque le son parcourt 330 mètres en une seconde, que la pièce est plus près de X que de Y de 330 mètres.

Si, autour du point X, je trace sur la carte des cercles successifs de 1 000, 1 100, 1 200 mètres de rayon, etc. et autour de Y des cercles ayant respectivement 330 mètres de plus de rayon, c’est-à-dire 1 330, 1 430, 1 530 mètres, etc. chacun des cercles de X coupera le cercle correspondant tracé autour de Y en un point qui pourrait être l’emplacement du canon, puisque ce point est plus près de X que de Y de 330 mètres. Réunissons par une ligne tous ces points d’intersection. Cette ligne, bien connue de tous ceux qui ont fait de la géométrie élémentaire, c’est une hyperbole, l’hyperbole étant comme on sait définie : le lieu des points tels que la différence de leurs distances à deux points donnés est constante et égale à une valeur donnée.

Le canon cherché se trouve nécessairement en un point de cette hyperbole ainsi tracée sur la carte.

Si on détermine de même la différence entre l’instant où X entend le coup et celui où un troisième observateur Z, placé plus loin, l’entend, on pourra tracer de même autour de X et de Z une double série de cercles dont les recoupemens fourniront une deuxième hyperbole sur laquelle se trouve nécessairement situé le canon cherché.

Donc, étant à la fois sur ces deux hyperboles, ce canon se trouve forcément à l’endroit où elles se coupent sur la carte.

Tel est le principe d’une simplicité presque enfantine sur lequel est fondé le repérage par le son. Il va sans dire que dans la pratique, les choses sont un peu plus compliquées, car il a fallu trouver des appareils à la fois rustiques et précis pour avoir de l’exactitude. Il a fallu aussi résoudre une foule de petites difficultés : savoir distinguer et identifier une détonation donnée au milieu de beaucoup d’autres ; distinguer les éclatemens des obus français des détonations de départ des canons ennemis ; tenir compte de l’influence variable du vent et de la température extérieure sur la vitesse du son, etc. etc. j’en passe et des meilleures. Mais de tout cela, on est venu rapidement à bout et le repérage est aujourd’hui chez tous les belligérans d’une application courante et aisée et d’un rendement proportionné à leurs facultés d’organisation respectives.

Les Allemands, qui s’en servent beaucoup, emploient d’ailleurs diverses ruses, divers artifices plus ou moins efficaces (… plutôt moins que plus) pour gêner ce repérage. Par exemple, ils font éclater à certaine distance des canons, des « marrons » qui produisent de fausses détonations. Ou bien, comme ils l’ont fait pour tenter d’empêcher le repérage par le son des pièces tirant sur Paris, ils font tirer en même temps d’autres pièces placées à quelque distance (dans le cas particulier des 170 de marine) et visant des objectifs différens. Ce synchronisme est facile à réaliser électriquement. Ce sont là malices cousues de fil blanc.

C’est ainsi qu’on a trouvé que les pièces tirant sur Paris (sont-elles deux ou trois, on n’en sait rien avec certitude, ce qui est établi, c’est qu’elles ont au moins deux emplacemens de tir et probablement trois) sont placées dans la région de la forêt de Saint-Gobain et de Crépy-en-Valois. Sur leur mise en batterie, on a eu des renseignemens incertains : ce qui est sûr, c’est qu’elles sont amenées sur rail comme les pièces longues qui bombardent périodiquement Nancy et Dunkerque.


Pourquoi les pièces étant repérées ne sont-elles pas immédiatement démolies ? C’est que pour arrêter le tir d’un pareil canon, il faudrait tirer dans son voisinage immédiat, à quelques mètres tout au plus.

Or, les « Kanons » sont à environ 12 kilomètres du front, à l’intérieur des lignes allemandes. Les pièces d’A. L. G. P. qu’on a pu amener pour les contrebattre, si elles n’ont trouvé de bonnes positions qu’à 5 ou 6 kilomètres du front, doivent donc tirer à près de 18 kilomètres. Un tir précis et efficace, sur un objectif aussi étroit et limité qu’une pièce, est donc très difficile dans ces conditions, et l’on ne peut espérer obtenir un résultat décisif à cet égard, — en mettant à part le cas du « coup heureux » qui semble s’être produit il y a quelques jours, — qu’en multipliant beaucoup le nombre de ces canons qui tirent et celui des obus à gaz qui, contre les batteries, sont aujourd’hui les plus efficaces, car ils rendent intenable pendant quelque temps le terrain voisin de leurs points de chute. L’efficacité de nos contre-batteries est d’ailleurs nettement démontrée par la raréfication du tir du « Kanon » qui est devenu ainsi beaucoup plus un objet de curiosité ou un sujet de conversation qu’un épouvantail. C’est d’autant plus méritoire qu’autre chose est de tirer sur un objectif de quelques mètres, autre chose, d’en atteindre un de plusieurs kilomètres comme Paris.

Nous avons vu que l’obus met trois minutes pour venir à Paris. Le coup du départ, si on l’entendait ici, n’arriverait que trois autres minutes plus tard. Il y a d’ailleurs un autre phénomène acoustique causé par le Kanon et qui a causé dans la banlieue Nord-Est de Paris quelques singulières méprises : c’est l’ « onde de choc » dont j’ai déjà parlé ici même, qui est causée par le choc des obus contre l’air, lorsque leur vitesse dépasse celle du son et qui accompagne l’obus comme un sillage acoustique. Grâce à cette fausse détonation, qui frappe l’oreille des personnes situées sous la trajectoire, certains habitans de la banlieue ont pu croire à l’hypothèse de l’ « obus-gigogne, » et beaucoup d’autres ont été convaincus que le « Kanon » est tout près d’eux. Il faut se méfier de ces illusions acoustiques.

Parfois il n’est pires sourds que ceux qui veulent entendre.


CHARLES NORDMANN.