Revue scientifique - Au royaume de l’infiniment petit

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Revue scientifique - Au royaume de l’infiniment petit
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 214-225).




REVUE SCIENTIFIQUE



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AU ROYAUME DE L’INFINIMENT PETIT


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Depuis cinq ans, la plupart des hommes de science avaient quitté les hautes régions de la recherche spéculative pour se consacrer, — chacun suivant ses forces, — à la défense de la patrie. Ici même depuis lors, et parce que nous tâchons de suivre fidèlement le mouvement des idées, ce sont des questions concrètes, des problèmes de technique pratique et de science appliquée qui ont fourni exclusivement les sujets de nos chroniques. La balistique, le repérage des engins ennemis, les explosifs et les poudres, les questions alimentaires, les problèmes de la chirurgie de guerre et bien d’autres questions analogues ont passé successivement sous nos yeux. Et il fallait quelqu’effort d’imagination pour se souvenir qu’elles n’étaient après tout que des reflets, — transformés sur le dur miroir des nécessités vitales, — de ces hautes et sereines études qui s’appellent la mécanique rationnelle, l’acoustique et l’optique, la chimie pure, la physiologie, la biologie.

Maintenant les hommes de science regagnent leur laboratoire familier. Ou du moins, car beaucoup d’entre eux ne l’avaient jamais quitté, ils s’apprêtent à refermer doucement la fenêtre qu’ils y avaient ouverte un moment et qui leur donnait vue sur le champ de bataille. Les tours d’ivoire de la science pure naguère dépeuplées, et abandonnées à leur solitude au milieu des nuages, voient revenir ceux qui les avaient désertées, un peu plus courbés peut-être sous le fardeau de cinq années d’angoisse et avec bien des vides dans leurs rangs ; mais avec toujours au cœur cette flamme ardente de la curiosité, avec toujours cette passion de savoir pour savoir, et non point seulement pour pouvoir, qui ne s’éteint qu’avec la mort quand on en a senti une fois la brûlure exaltante.

Quand la guerre a éclaté, de grandes questions, de passionnantes controverses agitaient les physiciens. Elles avaient trait à la constitution même de la matière qui forme tous les corps sensibles, et, du même coup, à la nature des forces qui transforment, agitent et déplacent cette matière. Les plus vieux principes, ceux qu’une expérience séculaire paraissaient avoir le mieux établis, étaient soudain ébranlés par les faits déconcertants que la découverte de la radioactivité et des nouvelles radiations avaient apportés, et qui, surgissant pareils à des cyclones dans un monde de vérités fallacieuses, semblaient devoir jeter bas tout ce qu’on avait cru inébranlable. Le principe de’la conservation de l’énergie, celui de la conservation de la masse, la spécificité et l’indivisibilité des divers atomes chimiques, les lois même de la vieille mécanique rationnelle, — espoir suprême et suprême pensée des misonéistes ; tout cela se mettait soudain à vaciller, et chacun se demandait, — ce furent les dernières questions qui passionnèrent Henri Poincaré, — si l’édifice péniblement édifié par les physiciens de tous les temps et si magnifiquement couronné par ceux du xix 8 siècle, n’allait pas choir comme un château de cartes, sous le bombardement terrible et minuscule des rayons du radium.

Cinq années ont passé depuis. Elles ont fourni quelques recherches nouvelles et passionnantes, — dues surtout aux physiciens anglais et danois, — qui n’apportent pas encore de solutions définitives aux problèmes posés, mais qui en ravivent l’intérêt.

Le moment me paraît donc venu de jeter un bref coup d’œil sur ces problèmes qui en somme peuvent se résumer ainsi : Quelle est, d’après les découvertes récentes, la constitution intime de la matière ? Quelle est la nature de l’énergie dont est douée cette matière ? Quels rapports y a-t-il exactement entre l’une et l’autre ?

Il y a bien des façons d’aborder ces hautes questions, à la lumière des découvertes récentes de la physique. Chose curieuse, le public, — et même le public éclairé, — est actuellement peu au courant de ces problèmes, bien faits pourtant pour passionner les hommes qui pensent, et que tourmentent jusqu’à l’angoisse les étranges mystères de notre Univers. Cela vient sans doute de ce que, pour être exposées avec rigueur, ces questions nécessitent l’emploi des formes les plus ésotériques du langage mathématique. Voulant à tout prix éviter cet écueil, mais jugeant qu’il n’est rien qui ne puisse être exposé dans la langue de tout le monde, je serai obligé de dire des choses qui ne seront pas toujours rigoureusement correctes. Je prie ceux de mes lecteurs qui ne sont pas versés dans ces questions de me pardonner en considérant qu’une esquisse, fût-elle peinte par Rubens ou Van Dyck, ne saurait prétendre qu’à exprimer l’âme du modèle, son caractère, et non ses exactes mensurations suivant les trois dimensions. Quant aux autres lecteurs, ceux qui ont scruté déjà ces nouveaux chapitres que la physique vient d’ouvrir dans la connaissance du monde, je les supplie de ne point lire ces pages qui ne sont point faites pour eux ; d’autant que, pour la clarté de mon exposé, je serai obligé de rappeler certaines notions dès longtemps classiques. Il est vrai que, parmi les notions classiques, il en est bien peu qui aient résisté aux terribles secousses destructives de la radio, activité et des nouveaux rayonnements électriques. Il ne sera pas mauvais de faire l’honneur d’une réminiscence à ces rares survivantes.

La substance des corps les plus simples, des corps minéraux, est-elle divisible à l’infini, ou bien y a-t-il à sa divisibilité une limite provenant, non de l’imperfection de nos moyens, mais de la nature même de cette substance ? Autrement dit, la matière est-elle discontinue et granulaire ou continue ? La question est posée depuis qu’il y a des philosophes et qui raisonnent… ou du moins s’y efforcent. C’est dire que déjà les Grecs en disputaient.

Dès le ve siècle avant J.-C, Leucippe et Démocrite professaient que la matière est faite d’atomes (étymologiquement cela veut dire insécables) indivisibles et indestructibles. En outre, partant de ce postulat philosophique, — considéré par eux comme un axiome, — que l’Être (tout ce qui existe) n’est concevable que comme rigoureusement simple, c’est-à-dire d’une essence unique, ils en concluaient que tous les atomes de tous les corps sont formés d’une même substance fondamentale, l’hétérogénéité apparente des divers objets sensibles ne résultant que d’un arrangement différent des atomes entre eux. Sur ce dernier point la chimie du xixe siècle, la chimie de Lavoisier avait paru donner tort aux atomistes grecs et établir l’irréductibilité, la différenciation essentielle, l’hétérogénéité (ces mots sont barbares et peu clairs, et c’est pourquoi je les accumule, les faibles clartés de chacun d’eux devant, il me semble, s’additionner), la spécificité des divers corps simples connus.

Nous verrons plus tard comment, par un retour offensif tout à fait imprévu naguère, — et qui eût par exemple bien étonné Dumas ou même Berthelot, — les découvertes récentes de la physique semblent avoir établi que, même sur ce dernier point, les atomistes grecs ont raison contre les chimistes du xixe siècle.

Mais sur le premier point, — structure granulaire et discontinuité de la matière, — les expériences modernes ont établi maintenant d’une manière irréfutable la justesse des intuitions véritablement géniales de Démocrite et de Leucippe. C’est à ce premier point que nous nous attacherons aujourd’hui et nous verrons les faits les plus étonnants, les chiffres les plus incroyables former une chaîne qui lie inébranlablement à la réalité cette lumineuse conception du cerveau grec. Bien plus, nous verrons plus tard que ce n’est pas seulement la matière qui est granulaire et discontinue, mais aussi son attribut principal, l’énergie, et aussi très probablement et, si invraisemblable que cela paraisse, le temps lui-même, ce symbole poétique et éternel de la fluidité continue des choses.

Chose curieuse, l’atomisme de Démocrite et de Leucippe a été dédaigné par d’autres philosophes grecs comme une image grossièrement matérialiste, et combattue violemment par l’école des philosophes idéalistes d’Athènes, de Platon à Aristote. C’est même la principale raison qui a permis à Berthelot de faire grief à ceux-ci d’avoir, par leurs doctrines, empêché longtemps le progrès de la chimie.

À ce propos je voudrais faire une remarque d’ensemble s’appliquant à toutes les controverses métaphysiques qui peuvent surgir, et surgissent malheureusement depuis des siècles, au seuil des discussions sur la matière ; cette remarque si simple et si évidente à priori comme on va voir, je suis surpris qu’elle n’ait point épargné à tant de philosophes pourtant renommés, des polémiques futiles.

Tout d’abord quand bien même on aurait réduit tous les corps sensibles, — les vivants et les autre ?, — à de la matière inorganique, ou comme on dit absurdement à de la matière inanimée, qu’est-ce que cela prouverait ? La matière minérale est si peu inanimée que — nous le verrons au cours de cette étude — la physique moderne nous la montre animée (j’emploie le mot à dessein) de mouvements intimes d’une intensité et d’une vitesse prodigieuses. Il y a donc, dans les particules ultimes de la matière, des phénomènes qui sont tout le contraire de ce que l’on appelle, — au sens vulgaire du mot, — l’inertie, l’immobilité, la mort. Une vie prodigieuse, incroyable, sensible à mille influences comme on verra par des chiffres, règne au sein de ce qu’on voulait nous faire passer pour une substance déserte, immobile, léthargique. Et alors, quand tout ce qu’on voit serait fait de cette substance, non seulement il y aurait encore tout ce qu’on ne voit pas, mais dans cette substance même nous ne trouverions en fin de compte que des manifestations étonnantes de vie inexplicable essentiellement et d’ordre magnifique. Car, ainsi que Henri Poincaré l’a maintes fois et lumineusement démontré, le sens absolu de ces mots : force, masse, électricité, cohésion, affinité, et de toutes les autres propriétés dénommées de la matière, nous échappera toujours ; le contenu, notre cerveau, ne peut jamais prétendre à absorber qu’une part du contenant, — l’univers sensible.

C’est donc prêter le flanc bien naïvement aux triomphes puérils des matérialistes simplistes et, disons le mot, primaires, du genre Hœckel, que d’avoir des craintes pour l’avenir de l’idéalisme et surtout de l’agnosticisme, source de tous les beaux rêves, parce que s’étend plus ou moins le domaine de cette prodigieuse et vibrante inconnue qu’on appelle la « matière, » et dont nous ne connaissons bien que le nom que nous lui avons donné.

La meilleure preuve, et la plus récente, de tout ceci et du tort que les platoniciens avaient de combattre pour des raisons métaphysiques l’atomisme de Démocrite, c’est que, ainsi que je le montrerai, les découvertes les plus récentes ont établi que les atomes, les particules ultimes de la matière, sont dénués de ces qualités qui nous paraissaient caractéristiques de toute substance sensible : la masse, l’inertie. Aux limites où pousse aujourd’hui l’analyse du physicien, la masse des corps, l’inertie elle-même disparaissent, s’évanouissent : elles ne sont plus que des manifestations d’énergie fallacieusement interprétées par nos sens grossiers.

Ainsi l’atomisme grec, si violemment attaqué pour son matérialisme, aboutit vingt-cinq siècles après sa naissance à l’évanouissement de la matière elle-même ; il n’y a plus de masse, il n’y a plus d’inertie, il n’y a plus que de l’énergie dans les choses, c’est-à-dire de l’esprit. Étrange aboutissement, en un sens presque spiritualiste, et que nous expliquerons, de la plus matérialiste des doctrines !

Dès le début des temps modernes, nous retrouvons chez Gassendi, chez Descartes et chez Newton à peu près les mêmes idées que chez Démocrite. Comme lui ces philosophes pensaient que la différentiation des choses pouvait provenir des formes et mouvements variés des atomes. C’était l’époque où Descartes exprimait l’opinion si exactement vérifiée depuis peu, — que la chaleur résulte du mouvement des particules corpusculaires ; peu après, Daniel Bernonilli (1783) posait les bases du développement physique de la doctrine atomistique par son mémoire sur la théorie cinétique des gaz.

Mais c’est Dalton qui a vraiment par ses découvertes chimiques solidement assis la théorie atomique, ou plutôt moléculaire, comme on l’appellera ensuite.

Lorsqu’on eut découvert qu’il y a des corps chimiquement simples et des corps composés, Dalton montra que les divers corps composés (par exemple les composés oxygénés de l’azote où on voit qu’une masse donnée d’azote peut s’unir à des masses d’oxygène qui sont respectivement entre elles comme 1, 2, 3…) peuvent être considérés comme formés par l’union d’une ou plusieurs particules infimes d’entre eux avec une ou plusieurs particules infimes de l’autre. La plus petite particule possible du corps composé, celle qu’on ne pourrait pas subdiviser, sans lui enlever son individualité chimique, a été appelée la molécule. Il est clair qu’il y a des particules encore plus petites que la molécule ; ce sont celles des corps simples qui sont réunies dans une molécule d’un corps composé ; c’est à ces parties de la molécule qu’on a donné depuis lors le nom d'atomes. Il a été démontré d’ailleurs que les molécules ne sont pas seulement les particules physiques ultimes des corps composés, mais que chaque corps simple a aussi des molécules constituées par la réunion de plusieurs (généralement 2) de ses atomes.

Telle a été la terminologie nouvelle adoptée dans la doctrine atomistique par les chimistes du xixe siècle.

Il restait à saisir, — autrement que par des raisonnements etquepar des interprétations d’expériences, la réalité même de ces molécules, de ces accouplements d’atomes qui devaient être les particules ultimes, physiquement autonomes, des diverses substances.

Les étapes qui nous ont conduits à saisir vraiment sur le vif, et si j’ose dire, à pleine main, cette réalité moléculaire, sont aujourd’hui bien curieuses à parcourir par la pensée.

En partant de diverses constatations faites par lui relativement aux densités des diverses vapeurs, Avogadro a énoncé le siècle dernier l’hypothèse célèbre qui porte son nom et qui peut être formulée ainsi :

Tous les gaz, dans les mêmes conditions de température et de pression, contiennent, à volume égal, le même nombre de molécules.

À la lumière de cette hypothèse, un grand nombre de faits relatifs aux combinaisons variées en poids et en volumes de divers gaz et vapeurs se sont trouvés immédiatement éclaircis et synthétisés.

De plus la loi d’Avogadro s’est trouvée bientôt confirmée par les fravaux d’Ampère. Celui-ci remarquait que dans les gaz et les vapeurs les molécules sont nécessairement placées à des distances relativement considérable les unes des autres (puisqu’on peut réduire énormément et jusqu’à le liquéfier le volume d’un gaz), et que ces distances sont telles que les forces d’affinité des molécules entre elles, variables suivant leur nature propre, ne doivent pas avoir pratiquement d’influence. Dès lors les particules gazeuses subissent des lois d’équilibre physique qui leur sont communes à toutes et qui dépendent uniquement des conditions physiques de température et de pression. Elles sont par suite équidistantes à température et pression égales, quelle que soit la nature chimique du gaz considéré. Ces conclusions d’Ampère, tirées par lui de ses travaux sur la dilatation des gaz (on sait que tous les gaz se dilatent proportionnellement d’une même quantité pour une même élévation de température) et leur transparence, apportaient un appui sérieux à l’hypothèse d’Avogadro.

Un grand nombre d’autres phénomènes physiques, en apparence très disparates (et sur lesquels l’espace me manque pour insister), tels que la pression des gaz, la cryoscopie, l’osmose, la diffusion, l’électrolyse des solutions, ont apporté des confirmations indépendantes et nombreuses de l’hypothèse d’Avogadro, grâce à laquelle des faits multiples, au premier abord incompréhensibles et sans aucun lien, deviennent simples, cohérents et facilement intelligibles. La loi d’Avogadro s’est trouvée ainsi vérifiée et établie avec le maximum d’évidence.

Mais cela étant, si des volumes égaux de différents gaz contiennent, dans les mêmes conditions, le même nombre de molécules, il s’ensuit évidemment que les poids relatifs des molécules des différents gaz, qu’on appelle abréviativement leurs poids moléculaires, sont proportionnels à la densité relative de ces gaz. C’est ainsi qu’ont été déterminés les poids moléculaires d’un grand nombre de corps par rapport à celui de l’hydrogène, le plus léger des gaz, qui est posé arbitrairement égal à 2 (le poids de l’atome d’hydrogène étant par hypothèse posé égal à 1). C’est ainsi qu’on sait, par exemple, que le poids moléculaire de l’oxygène est 32, celui de l’eau 18, etc., etc. On a également pris l’habitude d’appeler molécule-gramme d’un corps le poids de ce corps qui, exprimé en grammes, est égal à son poids moléculaire. Les molécules-grammes de l’hydrogène, de l’oxygène, de l’eau pèsent donc respectivement 2, 32 et 18 grammes. Or les poids de ces gaz et vapeurs à la pression atmosphérique et à la température ordinaire occupent un volume d’environ 22 litres, 3.

Eh bien ! on est convenu de désigner par la lettre N qu’on appelle la Constante d’Avogadro, le nombre total et réel des molécules qui se trouvent dans une molécule-gramme d’un corps quelconque.

Il ne restait plus, — et c’était la chose évidemment la plus difficile, qu’à déterminer ce nombre N, c’est-à-dire à dénombrer le nombre réel des molécules qui se trouvent dans un poids donné d’un corps. Ce dénombrement a été réalisé par des méthodes variées et dont il me reste à parler maintenant, et qui sont parmi les plus beaux triomphes de la science moderne. On le comprendra mieux tout à l’heure lorsqu’on verra la grandeur incroyable de ce nombre, c’est-à-dire l’infinie petitesse du poids de chaque molécule, qui dépassent toute imagination : en ce domaine, le vrai n’est généralement pas vraisemblable.

Pour fixer tout de suite les idées, je veux dire, sans attendre davantage, que les méthodes les plus variées ont montré que ce nombre esta peu près égal à 65  x  1022 (ainsi qu’il est d’usage d’écrire entre mathématiciens), c’est-à-dire qu’il est exprimé par le nombre 65 suivi de 22 zéros. Ou bien, pour parler arithmétiquement, dans une molécule gramme d’un corps quelconque, c’est-à-dire dans 2 grammes d’hydrogène, 32 grammes d’oxygène, 18 grammes d’eau, il y a un nombre réel de molécules séparées et indépendantes égal à 650 000 milliards de milliards.

Voyons maintenant comment cela a pu être établi :

Dès 1875, Van der Waals, le célèbre physicien hollandais, est arrivé à une première évaluation de N qui se trouve très voisine des déterminations plus précises obtenues récemment. On connaît la loi de Mariotte qui’lie la pression des gaz à leur volume ; cette loi cesse d’être vraie aux très fortes pressions et lorsque le volume du gaz est presque réduit au volume qu’il aurait à l’état liquide. En effet, à ce moment, le volume propre des molécules qui, elles, ne sont pas compressibles, intervient pour compliquer le phénomène, puisque ce volume n’est plus négligeable par rapport à leurs distances respectives. Van der Waals a établi, et vérifié par l’expérience, la loi plus compliquée suivant laquelle varient le volume et la pression gazeuses dans ces conditions ; dans cette expression interviennent les volumes propres des molécules, volumes que l’on peut donc déduire des expériences vérifiant la loi. D’autre part, les lois connues et expérimentalement vérifiées de la viscosité et de la théorie cinétique des gaz fournissent la valeur totale des surfaces des molécules d’un poids donné de gaz. De ces diverses données, on déduit immédiatement la valeur de N qui a été trouvée par Van der Waals voisine de 60.  1022. Il s’ensuivait immédiatement que l’on pouvait calculer la masse des diverses molécules. C’est ainsi que la masse d’une molécule d’eau est trouvée égale à environ 3.  10-23 gramme, c’est à dire qu’il en faut environ 30 000 milliards de milliards pour faire un gramme d’eau.

Ce résultat admirable, mais obtenu par des méthodes un peu indirectes, a soulevé une juste admiration. Mais, pour être admis sans conteste, il lui manquait des confirmations plus précises et obtenues par des méthodes complètement indépendantes et différentes. C’est fait maintenant.

Des nombres extrêmement concordants pour la valeur de N ont été obtenus récemment par les méthodes suivantes :

1o En partant de l’étude expérimentale et théorique de la diffusion des substances dissoutes. Je ne m’étendrai pas, malgré son intérêt, sur ce procédé dont l’exposé serait nécessairement un peu ésotérique ;

2o Par l’étude de la répartition de l’énergie dans le spectre des corps incandescents. Même remarque que pour la méthode précédente ;

3o Par l’étude de la charge électrique de ces particules, de ces poussières microscopiques chargées d’électricité qu’on appelle des ions. J’y reviendrai prochainement lorsque j’exposerai les découvertes récentes sur la structure granulaire de l’électricité et la théorie électronique de la matière ;

4o Par l’étude de la dislocation des atomes radioactifs que j’examinerai en même temps que la méthode précédente ;

5o Par l’étude du bleu du ciel. Lord Rayleigh, le grand physicien anglais qui vient de mourir, a montré que la couleur bleue du ciel est causée par la diffusion d’une partie des rayons du soleil sur les molécules de l’air. Il en a déduit des relations numériques qui existent entre l’intensité de la lumière directe du soleil et celle du bleu céleste à diverses distances apparentes du soleil. On conçoit que ces relations numériques dépendent du nombre des molécules diffusantes qui nous rendent visible et lumineuse une région donnée du ciel. Le nombre N se trouve ainsi déterminé par de simples mesures photo métriques sur le ciel bleu et le soleil. On a obtenu ainsi pour N des valeurs comprises entre 45 et 75.  1022, donc très concordantes avec les nombres obtenus indépendamment par d’autres méthodes. N’est-il pas admirable de voir l’azur céleste nous apporter ainsi la clef des phénomènes qui se cachent dans l’intimité de la matière ?

6o Par l’étude des mouvements browniens.

C’est par l’exposé succinct de cette dernière et admirable méthode que je voudrais terminer cette première partie de mon exposé.

J’ai déjà dit que, d’après la théorie cinétique, les molécules d’un fluide (gaz ou liquide) sont agitées de mouvements continuels, dans tous les sens, qui se font à très grande vitesse, entrechoquent les molécules un très grand nombre de fois chaque seconde et produisent la pression apparente du fluide sur les parois du vase qui le contient.

De même que les vagues de la mer pourront à grande distance n’être pas aperçues directement par un observateur, mais lui être révélées pourtant par le balancement d’un bateau plus grand qu’elles ; de même on peut se demander si des particules assez grosses pour être visibles et en suspension dans un fluide ne pourront pas de quelque manière déceler les mouvements des molécules invisibles de ce fluide. Tel est précisément le cas pour le mouvement brownien, ainsi appelé du nom du botaniste anglais, Robert Brown, qui a découvert ce phénomène merveilleux. Si on observe au microscope les mouvements de particules suffisamment petites en suspension dans un liquide tel que l’eau, on les voit agitées de mouvements dans tous les sens qui ne cessent jamais, et qui (cela a été prouvé), n’étant dus ni à la diffusion, ni à des inégalités de température ou des courants, ni à la nature même des particules, sont causés nécessairement par les impulsions en tous sens que leur font subir les chocs des molécules du liquide. Ces chocs manifestent l’agitation des molécules invisibles, de même que l’impulsion donnée à une plaque de fer suspendue devant un fusil permet, dans certaines expériences balistiques, de connaître et de mesurer la force vive et la vitesse du projectile, invisible pourtant.

D’autre part, il a été établi, notamment par Van T’Hoff, que les lois de pression et de diffusion des gaz sont les mêmes, quelles que soient la grosseur et le poids des molécules (on s’en doutait déjà, d’après ce que nous avons dit de la loi d’Avogadro). Partant de cette idée, dont tous les développements théoriques avaient été mis au point, M. Jean Perrin a réalisé de très élégantes expériences qui ont fourni récemment de précieuses confirmations à la théorie moléculaire et qui ont apporté, du nombre N, des déterminations nouvelles, en excellent accord avec les précédentes et désormais hors de toute discussion possible.

On connaît les lois de Laplace qui lient la pression en un point de l’atmosphère terrestre à son altitude Ces lois montrent que les molécules de l’atmosphère étant sollicitées d’une part par la pesanteur qui tend à les amener au sol, d’autre part par leur diffusion, il doit se produire finalement un état d’équilibre moyen qu’exprime précisément la formule vérifiée de Laplace et qui assure la répartition constatée de l’air aux diverses altitudes.

Cette répartition, toutes proportions gardées, serait nécessairement la même ou, du moins, suivrait qualitativement la même loi, si l’atmosphère était composée de molécules beaucoup plus légères ou beaucoup plus lourdes que celles de l’air. Ainsi on calcule que dans une atmosphère d’oxygène la densité baisse de moitié lorsqu’on s’élève de 5 kilomètres ; il faudrait s’élever seize fois plus haut pour obtenir la même raréfaction de moitié dans une atmosphère d’hydrogène, parce que la molécule d’hydrogène est seize fois plus légère que celle d’oxygène.

Mais si — comme l’a conçu M. Jean Perrin, — nous réalisons une sorte d’atmosphère artificielle où les particules seront beaucoup plus grosses et seront par exemple les granules microscopiques (et soumises au mouvement brownien) d’une émulsion, c’est-à-dire d’une solution colloïdale contenant de petites particules en suspension, qu’arrivera-t-il ? On pourra d’abord contrôler que la loi de répartition de Laplace est bien vérifiée et cela en comptant, — lorsque l’équilibre est établi dans la solution, — le nombre des granules visibles dans le champ du microscope à diverses hauteurs. Ensuite il ne restera plus qu’à assurer une dimension à peu près uniforme aux granules et à connaître leur poids moyen (tout ceci n’est pas facile d’ailleurs) et à mesurer, en mouvant le microscope, quel est le déplacement vertical qui correspond à une diminution de moitié de la fréquence des granules, pour avoir, par une simple règle de trois, la valeur de N.

C’est ce qu’a habilement réalisé M. Perrin. Ici, et pour obtenir une diminution de moitié de la densité particulière de son atmosphère en miniature, il ne faut plus s’élever de 5 kilomètres, comme dans l’air, mais de quelques centièmes de millimètres seulement, ce qu’on fait grâce à la vis du microscope.

Par ce procédé et par d’autres concordants et d’ailleurs indépendants et qui utilisent des propriétés différentes du mouvement brownien des particules, on a ainsi obtenu pour le nombre N d’Avogadro des valeurs comprises entre 65 et 69.1022 et qui constituent probablement les déterminations les plus directes et les plus exactes de cette précieuse constante universelle de la matière.

Quand on met en regard les nombres obtenus pour la valeur de N par toutes ces méthodes aussi différentes et qui sont tous compris entre 60.1022 et 75.1022, on est saisi d’admiration devant ce qui serait un miracle de concordance si ce n’était la démonstration et la preuve la plus évidente de la réalité moléculaire. Comme on l’a dit déjà, qu’on retrouve la même grandeur, d’abord à l’intérieur de chacune de ces méthodes en variant les conditions expérimentales, ensuite par des méthodes aussi disparales et indépendantes, cela donne, à l’existence ainsi précisée des molécules, autant de certitude qu’en peut avoir une réalité physique.

Comme l’a dit naguère Arrhénius, « il ne semble plus possible de douter que la théorie moléculaire entrevue par les philosophes de l’antiquité, un Leucippe, un Démocrite, ait atteint la vérité, tout au moins dans l’essentiel. »

Et maintenant essayons de concrétiser un peu le résultat auquel nos sommes parvenus.

Dans l’air que nous respirons, chacune des molécules, si l’on s’en rapporte aux nombres obtenus, se meut avec la vitesse d’une balle de fusil, parcourt en ligne droite, entre deux chocs contre une autre molécule, environ un dix millième de millimètre et par suite est déviée de sa course à peu prés 5 milliards de fois par seconde. Il en faudrait aligner 3 millions bout à bout pour faire une longueur totale d’un millimètre. Il en faudrait réunir 20 000 milliards pour faire un millionième de milligramme.

Pour m’exprimer autrement, dans chaque centimètre cube de l’air que nous respirons (ce qui représente moins que le volume d’un dé à coudre) il y a 30 milliards de milliards de molécules. Dans chacune des petites bulles qui frissonnent à la surface d’une coupe de champagne, il y a donc un milliard de fois plus de molécules que toute la Voie Lactée ne contient d’étoiles.

Devant ces choses, on pense à Pascal dont le génial parallèle entre l’infiniment grand l’infiniment petit est au-dessous de la vérité. On pense aussi à Racine… et même à Baudelaire, et on a envie de crier aux esprits chagrins et lassés par « l’ennui fruit de la morne incuriosité » qui trouvent que notre époque est plate et dénuée d’attraits :

« Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles ? »


Charles Nordmann.