Revue scientifique - Aux deux sommets de la planète

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AUX DEUX SOMMETS DE LA PLANÈTE

Pour bien comprendre l’œuvre des expéditions diverses qui ont réalisé dans ces dernières années la conquête de la calotte polaire boréale de la Terre, pour pouvoir classer commodément et départager les idées théoriques variées et les nécessités géographiques qui leur ont donné des physionomies si diverses, le plus simple est de considérer cette calotte polaire comme divisée en quatre secteurs égaux et convergeant au pôle, à peu près, — si on veut me permettre cette comparaison, — comme les quartiers d’une orange convergent vers son sommet. Deux de ces secteurs sont au Nord de l’Amérique ; celui qui prolonge vers le pôle l’Amérique occidentale et l’Alaska est resté jusqu’ici à peu près en dehors des trajets suivis vers le pôle, sinon de ceux qui ont eu pour objet le passage du Nord-Ouest ; nous le négligerons pour l’instant. Nous réserverons donc le nom de secteur américain au second qui comprend la plus grande partie de l’archipel Nord-Américain, le Groenland et ses annexes et se termine sur le méridien de l’Islande. Faisant face à ces deux secteurs nous en avons deux autres qui sont au Nord du vieux continent : le premier, que nous appellerons secteur européen, s’étend au delà de la mer du Nord, de la Scandinavie et de la Sibérie orientale ; l’autre que l’on peut nommer secteur asiatique s’étend au Nord du reste de l’Asie et se termine au détroit de Behring.

Toutes les expéditions lancées à la découverte du pôle peuvent être rangées dans l’un de ces trois secteurs qui, géographiquement et scientifiquement, correspondent à des circonstances fort différentes ; et nous devons donc parallèlement distinguer dans la lutte polaire ce qu’on me permettra d’appeler les routes américaines, les routes européennes et les routes asiatiques, qui correspondent respectivement aux trois secteurs que nous venons de définir.

A priori, le secteur polaire américain présente à certains points de vue de grands avantages. Tandis que le vieux continent ne s’étend guère au delà du 77e degré de latitude à son point le plus boréal le cap Tcheliouskine, l’archipel Nord-Américain, qui n’est qu’un prolongement du continent dont il est séparé par des bras de mer relativement étroits, s’étend jusqu’à vers le 83e degré, (à environ 800 kilomètres seulement du pôle), et le Groenland, qui n’est séparé de cet archipel que par le détroit de Smith, atteint une latitude du même ordre. Cette circonstance n’est pas la seule qui ait amené la majorité des expéditions polaires à opérer dans ce secteur ; il y faut joindre l’émulation causée par la recherche du célèbre passage du Nord-Ouest, et aussi le fait que le pôle magnétique, découvert par lord Ross en 1833, se trouve dans cette région ; il y faut joindre encore l’amour-propre national des Américains. Piqués au jeu par les découvertes que les Anglais (lord Ross, John Franklin, etc., étaient Anglais) avaient faites dans ce domaine que les Américains considéraient comme étant une zone d’influence des États-Unis (bien que ce pays n’ait eu pendant longtemps aucune voie d’accès directe sur l’océan Glacial, puisque l’Alaska ne leur a été cédé par la Russie qu’en 1857), ceux-ci ont dépensé des efforts extraordinaires dans la région du détroit de Smith. L’histoire de ces tentatives est trop connue pour que nous y revenions et nous arrivons enfin aux expéditions du contre-amiral américain Robert Peary.

On a beaucoup discuté et, avouons-le, on discute encore beaucoup sur le mérite et la réalité même de la découverte du pôle par Peary. Celui-ci, dans le moment même qu’il annonçait cette découverte, fruit des nombreuses expéditions qu’il avait poursuivies avec une inlassable énergie, a eu la malchance de trouver en face de lui le célèbre Cook, qui réclamait la priorité de l’exploit. Le monde entier s’est demandé alors si, suivant l’amusante expression de M. Edouard Blanc, le Sphinx avait le même jour rencontré deux Œdipes. On sait comment Cook fut démasqué et reconnu pour un vulgaire imposteur... à moins qu’il ne fût un halluciné, et comment Peary resta seul postulant au titre glorieux de conquérant du pôle. Mais un peu du discrédit dans lequel était tombé Cook rejaillit bon gré mal gré sur son compatriote. On insinua de divers côtés que Peary avait pu, sinon vouloir nous tromper, au moins se tromper. On prononça même le mot de « bluff, » qui est un mot américain. Il est profondément regrettable que les circonstances aient laissé des soupçons de ce genre effleurer la renommée de Peary. Ses explorations antérieures du Groenland septentrional dont il a délimité la configuration, et dont on sait aujourd’hui, grâce à lui, que ce n’est qu’une île, ses raids précédens vers le pôle, qui l’avaient amené en 1902 à 84°17, battant le record de Lockwood, et en 1906 à 87°6, (à environ 300 kilomètres seulement du pôle) battant tous les records antérieurs, tout cela aurait dû le mettre à l’abri de ces suspicions.

Et pourtant... car il faut bien en ce débat voir le pour et le contre et examiner sans exception toutes les pièces du procès, certaines circonstances peuvent paraître défavorables à Peary. Pourquoi a-t-il renvoyé en arrière, avant d’avoir atteint le 88e parallèle, tous ses compagnons blancs, dont plusieurs étaient des hommes instruits et habiles aux observations astronomiques, pour ne garder avec lui qu’un nègre et des Esquimaux ignorans et incapables de faire des déterminations de latitudes qui eussent complété et contrôlé les siennes ? Pourquoi, depuis son retour n’a-t-il pas encore publié (à ma connaissance) le détail de ses observations astronomiques, ce qui eût permis aux savans de tous les pays de se faire une opinion motivée sur leur valeur et leur signification, et n’eût coûté qu’une somme infime à côté de toutes celles que le Peary’s Club a dépensées ? Les vérités scientifiques ne sont pas articles de foi[1].

Il est vrai qu’une commission composée de trois membres fort honorables de la Société américaine de Géographie a examiné les carnets d’observations et les instrumens de Peary et en a déduit qu’il avait atteint le pôle. C’eût été une raison de plus pour publier ces observations et réduire ainsi à néant des insinuations sans doute malveillantes, relatives à « des coups de pouce, » et à l’inconvénient qu’il y a de mettre en conflit possible deux sentimens également respectables : la vérité scientifique et l’amour-propre national.

Les considérations précédentes expliquent peut-être la réserve qui s’est manifestée dans certains milieux compétens à l’égard de la découverte de Peary, et notamment ce fait qui eût pu sembler autrement assez singulier : que notre Société de Géographie, que préside avec tant d’autorité le prince Roland Bonaparte, n’ait pas encore décerné à Peary la récompense que semble mériter son exploit.

Il est certain, en tout cas et dès maintenant, que l’explorateur américain a été plus près du pôle. Nord qu’aucun autre homme avant lui, qu’il y a fait des observations scientifiques intéressantes et notamment des sondages prouvant que la profondeur de la mer au voisinage du pôle dépasse 2 500 mètres, et Peary a mérité pour cela comme pour ses explorations du Groenland une place très honorable dans l’histoire des découvertes géographiques.


LE PASSAGE DU NORD-OUEST

L’honneur d’avoir accompli dans le secteur boréal américain l’exploit peut-être le plus difficile, celui qui en tout cas avait coûté le plus d’efforts vainement dépensés, pendant quatre siècles, revient au Norvégien Roald Amundsen, qui réalisa le premier, de 1903 à 1907, le passage d’un navire de l’Atlantique en Pacifique par-dessus l’Amérique, accomplissant ainsi le passage du Nord-Ouest dont la recherche avait causé tant de désastres tragiques et notamment celui de l’expédition de John Franklin. Cette découverte de Roald Amundsen a passé, alors, presque inaperçue dans le grand public ; elle n’y a pas rencontré en tout cas l’admiration qu’elle eût méritée. Pourtant, et bien que la découverte du pôle Sud par le même homme ait semblé une chose beaucoup plus « sensationnelle, » il est probable que, tant par l’héroïsme dépensé que par les résultats scientifiques obtenus, le premier de ces exploits ne le cède en rien au second, et mérite de faire époque au même titre que lui.

Alors que dans toutes les tentatives antérieures vers le passage du Nord-Ouest, les expéditions étaient munies de puissans navires et d’équipages nombreux (celle de Franklin comprenait 138 membres), c’est avec six compagnons seulement et sur un minuscule voilier de 47 tonnes, le Gjoä, qu’Amundsen se lance à l’aventure. Ce que fut cette navigation de trois ans, sur une coquille de noix, à travers les horreurs glacées de l’archipel Nord-Américain, on peut se l’imaginer. Pourtant, malgré la modicité des moyens, Amundsen réussit ce que nul autre avant lui n’avait pu faire, et le 20 novembre 1906, il était de retour à Christiania. Son succès, ce hardi Viking le devait non pas, comme il l’a dit lui-même avec cette modestie vraie et si fière qui le caractérise, à la chance, mais à la préparation minutieuse des détails même les plus infimes, et à sa calme énergie d’homme du Nord. Parmi les résultats les plus importans de cette croisière unique, il faut noter les observations nombreuses qu’Amundsen fit au pôle magnétique qu’il redécouvrit dans la péninsule Boothia, et où personne n’était arrivé depuis lord Ross. Ces observations nous apportent des lumières inattendues sur les variations périodiques des élémens magnétiques au voisinage de ce lieu singulier où un barreau aimanté suspendu par son centre de gravité pique verticalement vers le sol et où la boussole horizontale est « folle, » c’est-à-dire s’oriente indifféremment dans toutes les directions comme ferait une tige de métal non magnétique. En outre, s’il ne réussit pas à recueillir la moindre trace du malheureux Andrée, Amundsen découvrit dans l’île de Becchey les restes encore intacts de presque tous les membres de la malheureuse expédition Franklin, conservés là dans la neige depuis soixante ans. J’ai vu entre les mains d’Amundsen une chaîne de montre, formée de quelques boutons assemblés, qu’il a recueillis sur les vêtemens de ces malheureux, et cette relique douloureuse et si simple évoque éloquemment les périls et les difficultés dont Amundsen a su triompher avec sa tranquille intrépidité.


LES DERNIERES EXPÉDITIONS DANOISES

L’histoire récente de ce secteur polaire ne serait point complète si nous passions sous silence les explorations récentes que les Danois ont accomplies dans le Groenland septentrional. Jusqu’ici, on ne savait presque rien de la côte Nord-Est de ce pays dont l’immense étendue fait plutôt un continent qu’une île, (il a une superficie de près de 2 millions et demi de kilomètres carrés, près de cinq fois celle de la France et dont les 4/5 sont couverts de glaciers). Milius Eriksen et ses deux compagnons parcoururent il y a quelques années ces parages inexplorés et ils découvrirent notamment que la côte Est du Groenland, au lieu de se diriger vers le Nord comme on le croyait dans sa partie la plus septentrionale, se prolonge vers l’Est par une péninsule de plus de 5° qui est limitée au Sud par un fjord colossal, le Danemark-fjord. Malheureusement ces trois explorateurs périrent en 1907 durant leur voyage de retour.

Dans le dessein de retrouver leurs papiers, le capitaine danois Mikkelsen, accompagné du seul docteur Iversen, se fait déposer sur un point de la côte groenlandaise en 1909, s’élance hardiment vers le Nord et réussit à mettre la main sur les précieux documens d’Eriksen. Il pensait ensuite avec son compagnon rejoindre les établissemens esquimaux de la côte Ouest du Groenland, à travers le détroit qui, d’après ce qu’avait annoncé Peary, s’étend à travers le Nord du Groenland. Il dut abandonner ce plan ayant trouvé dans les notes d’Eriksen que « le détroit de Peary n’existe pas, et que la terre de Peary que celui-ci avait affirmé être, une île d’après ses constatations, n’était qu’un prolongement péninsulaire du Groenland. » Ce que furent les souffrances des deux hommes munis de provisions insuffisantes et obligés de refaire 900 kilomètres vers le Sud à travers le plus horrible détroit glacé du monde pour revenir à leur point de départ, — d’où leur navire suivant les ordres reçus était parti depuis longtemps, — ce que furent les efforts surhumains qu’ils durent accomplir, pour être recueillis finalement par un navire phoquier et rentrer il y a quelques semaines seulement en Europe, où on les croyait morts depuis deux ans, on ne le lira point sans frémir dans la relation qui vient de paraître de leur fantastique voyage. Rarement sans doute peines plus cruelles furent plus courageusement supportées et vaincues que celles de ces deux « robinsons, arctiques, » comme les a si justement nommés M. Charles Rabot. Et l’on ne saurait s’étonner trop de la sévérité avec laquelle Mikkelsen commente dans son récit l’allégation erronée de Peary qui a failli leur coûter la vie.


LES ROUTES POLAIRES D’EUROPE ET D’ASIE

Le secteur boréal européen n’a pas, comme le secteur américain, de terres étendues s’avançant très loin vers le Nord (le cap Nord en Norvège n’est guère qu’à 71° de latitude, ç’est-à-dire environ 1 400 kilomètres moins près du pôle que le Groenland septentrional). Pourtant, ce secteur a l’avantage immense d’être sur le trajet du Gulf-Stream, de sorte que la limite des glaces permanentes y est très septentrionale et que la mer y est libre chaque année jusqu’à de très hautes latitudes. Aussi les archipels qui se trouvent dans cette région, celui du Spitzberg, comme celui de la Terre François-Joseph (découverte en 1872-1874 par deux officiers autrichiens, Weyprechtet Payer), ont-ils servi de base à plusieurs tentatives vers le pôle, le premier notamment à l’expédition aérienne du malheureux Andrée, et le second à l’expédition du duc des Abruzzes, dont le lieutenant, Cagni, parvint en 1900 jusqu’à 86° 34, battant de peu le record de Nansen.

Le secteur polaire asiatique, d’un abord extrêmement difficile puisqu’il ne touche qu’aux déserts glacés de la Sibérie du Nord, a été pendant longtemps délaissé, et pourtant contre toute attente, il semble qu’il doive être dans l’avenir la route la plus rationnelle pour la conquête scientifique du pôle. Ce résultat a été obtenu grâce au génie de Nansen, qui, contrairement à beaucoup de ses émules, n’eut pas seulement le courage un peu irréfléchi de ceux que tente un « record sportif » à battre, mais aussi l’audace mûrement raisonnée du penseur qui, partant des prémisses bien constatées et d’ailleurs négligées par les- esprits superficiels, et ayant scientifiquement pesé les données d’un problème, en suit jusqu’à ses extrêmes conséquences et, si inattendues qu’elles puissent être, les conclusions logiques.

C’est d’ailleurs, — et on l’a trop souvent oublié, — un de nos compatriotes, Gustave Lambert, qui eut le premier l’idée, il y a une quarantaine d’années, d’attaquer le pôle par le détroit de Behring. Il pensait que le mouvement des glaces vers le Sud qu’on observe dans les parages du Spitzberg pourrait être utilisé fructueusement par un voyageur venant du côté opposé. La balle allemande qui tua en 1870 Lambert sous les murs de Paris endormit du même coup et pour longtemps cette idée. On sait comment les épaves de la Jeannette qui avait été broyée vingt ans plus tard, par les glaces sur la côte sibérienne de l’Est, furent retrouvées au bout de trois années sur la côte du Groenland en un point presque diamétralement opposé, par rapport au pôle, à l’endroit de la catastrophe. Nansen en a conclu logiquement, et en s’appuyant sur d’autres argumens fort ingénieux, qu’un lent mouvement de dérive entraîne (à la vitesse d’environ 4 kilomètres et demi par jour) les glaces du détroit de Behring vers le Groenland. Son mérite fut aussi et surtout d’imaginer un navire, le Fram, construit de telle sorte qu’il ne pouvait être brisé par l’étreinte des glaces, mais devait être soulevé et porté par elles, et de s’abandonner sur lui à la lente dérive qu’il savait devoir durer des années et qui devait le faire passer près du pôle. Le voyage de Nansen est trop connu pour que nous y revenions en détail. L’admiration qu’a value à son auteur une pareille expédition, fondée sur une simple hypothèse scientifique, qui par bonheur se trouva vérifiée, est de celles qui durent. A la place de la calotte glaciaire massive et immobile que les géographes avant lui plaçaient près du pôle, Nansen a découvert des masses de glace en perpétuelle dérive de l’Est à l’Ouest, (ceci étant entendu pour un observateur placé en Europe) ; il a montré que cette dérive est causée en grande partie par les vents. Enfin il a découvert que tout le bassin polaire est une mer très profonde et contient, non pas comme on le croyait des eaux très froides, mais au-dessous de la couche superficielle des nappes épaisses d’eaux relativement chaudes, dont la température dépasse souvent + 1o, très salées et qui proviennent évidemment du Gulf-Stream. Aucune expédition boréale n’a jamais dépassé celle-ci en importance : la route rationnelle vers le pôle est celle qu’a découverte Nansen. Et en voici sans doute la meilleure preuve : c’est par cette route, mais en partant cette fois du détroit de Behring, que Roald Amundsen, d’après ce qu’il a bien voulu nous confier, compte entreprendre d’ici à quelques mois la conquête définitive du pôle boréal. Car le vainqueur du pôle Sud n’a point de cesse qu’il n’ait atteint aussi l’autre extrémité de l’axe terrestre. Cet homme du Septentrion, encore qu’habitué à de durs couchages, ne veut point se reposer sur ses premiers lauriers. Alors qu’on voit tant de gens en étaler quelques brins médiocres avec une fière importance, Amundsen pense qu’il en faut des gerbes entières avant que de s’en faire un lit de repos.


LA CONQUETE DU POLE SUD

Que le pôle méridional de la Terre dût être atteint presque en même temps que l’autre, par deux expéditions distinctes, d’une façon beaucoup plus sûre et dans des conditions ne prêtant pas à la moindre réserve, c’est une chose qui eût paru invraisemblable si on se fût avisé de l’annoncer il y a quelque quinze ans.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on ne savait en effet à peu près rien sur l’Antarctide, et on en était resté aux résultats des Cook, des Ross, des Dumont-d’Urville, qui avaient, à la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du suivant, découvert aux environs du cercle polaire austral des terres dont on ne savait pas si elles formaient un continent ou un archipel.

C’est seulement à la suite du voyage de la Belgica (1897-98), qui réalisa le premier hivernage austral, et que M. Dastre a naguère commenté ici même, que coup sur coup plusieurs expéditions s’organisèrent afin d’apporter un peu de lumière sur la nature exacte des environs du pôle austral. Parmi elles il faut citer l’expédition anglaise de Scott, la suédoise de Nordenskjold, l’allemande de Drygalski, enfin les belles et fructueuses expéditions de notre compatriote Jean Charcot ; chacune apporta sa moisson de découvertes utiles, et dont les résultats reliés entre eux permettaient d’affirmer que l’Antarctide est en réalité une immense masse continentale grossièrement circulaire, occupant à très peu près toute la superficie du cercle polaire austral, et limitée à peu près par ce cercle. Il s’ensuit qu’environ 23° de latitude, c’est-à-dire à peu près 2 500 kilomètres en moyenne séparent du pôle la côte de ce continent aussi étendu à lui seul que l’Europe et l’Australie réunies. Pourtant, dans la côte vaguement circulaire de cette calotte continentale, il y avait du côté situé au Sud de la Nouvelle-Zélande une vaste et profonde encoche, formant la mer de Ross, au fond de laquelle lord Ross avait aperçu, vomissant les flammes par leurs bouches glacées, deux volcans colossaux qu’il avait appelés, des noms de ses navires, l’Erebus et le Terror. Du fond de la mer de Ross au pôle, il n’y a guère plus de 1 200 kilomètres ; aussi ceux qui voulaient tenter la conquête du pôle établirent-ils, comme il était naturel, leur base d’opération au fond de cette mer où les vaisseaux pouvaient arriver en hiver (qui est l’été austral). Scott le premier s’aventura sur l’immense barrière de glace qui au fond de ce golfe étend ces hautes falaises blanches contre lesquelles lord Ross n’avait pas osé lancer ses navires. Il partit de l’extrémité Ouest de la barrière de Ross et reconnut qu’elle est un immense glacier à peu près plat à sa surface, qui s’avance à perte de vue vers le Sud, et est borné au Sud-Ouest par de hautes chaînes de montagnes. Il s’avança de 450 kilomètres environ vers le Sud sur ce plateau et jusqu’au delà du 82e degré. Puis en 1908 Shakleton, qui avait été heutenant de Scott sur la Discovery six ans auparavant, s’élance sur la route déjà suivie par son chef, dépasse le point extrême atteint par lui, rencontre bientôt un formidable glacier montant entre des montagnes qu’il gravit au prix d’efforts inouïs, et se trouve sur un plateau s’étendant à perte de vue vers le Sud à une altitude de 3 000 mètres environ. Sur ce plateau Shakleton s’est avancé jusqu’à 179 kilomètres du pôle (latitude 88° 23) ce qui était alors et de beaucoup la plus petite distance à laquelle on fût arrivé de l’une et l’autre extrémités de l’axe terrestre. Pendant ce temps un sous-groupe de l’expédition a découvert par 72° 25 de latitude et 155°15 de longitude Est de Greenwich, dans la Terre Victoria qui s’étend à l’Ouest de la Grande-Barrière et à près de 2 000 kilomètres du pôle géographique, le pôle magnétique austral, point où l’aiguille aimantée suspendue par son centre de gravité se tient dans la position verticale inverse de celle qu’elle a au pôle boréal. A la suite de cette expédition mémorable, que seul le manque de provisions fit interrompre, Scott prépare patiemment l’expédition qui doit, par la route qu’il a découverte lui-même et que son lieutenant a si magnifiquement développée, le conduire inévitablement au pôle. Aussi lorsqu’en janvier 1911, Scott installe ses quartiers d’hiver non loin de sa base de 1902 et de celle de Shakelton, sur le bord Ouest de la Grande-Barrière, le monde entier est convaincu que cette conquête suprême ne saurait échapper à l’Angleterre.

Pourtant, le 9 août 1908, Amundsen avait quitté la Norvège sur le vieux Fram de Nansen, cinglant vers l’Amérique du Sud qu’il avait d’abord l’intention de doubler pour gagner le détroit de Behring et se laisser dériver par la banquise vers le pôle Nord. On sait comment, faute d’avoir pu recueillir des fonds suffisans, et aussi à cause de la nouvelle du succès de Peary, Amundsen annonça en pleine mer à son équipage qu’il changeait son plan primitif, — qu’il reprendra, nous l’avons dit, dans quelques mois, — et décidait de se porter vers le pôle Sud. Son installation à l’extrémité Est de la Grande-Barrière, son hivernage, puis la préparation admirable de la marche vers le pôle, celle-ci enfin réalisée avec une vitesse foudroyante, et qui mettait au but le hardi Norvégien et ses compagnons le 14 décembre 1911, tout cela est aujourd’hui bien connu, grâce à l’adaptation excellente que M. Charles Rabot, avec son talent coutumier, a donnée du récit d’Amundsen. Aussi il serait superflu d’y revenir en détail.

Il est un trait dans la randonnée polaire d’Amundsen qui témoigne d’une audace peu commune : loin de vouloir profiter des itinéraires antérieurs des expéditions britanniques, le capitaine norvégien a pris pour point de départ, à l’extrémité opposée de la Grande-Barrière, un endroit situé à 700 kilomètres de celui qui avait servi de base à ses émules. C’est ainsi que, sur les 2 400 kilomètres de son trajet aller et retour dans l’Antarctide, il n’en est pas un seul qu’il n’ait été le premier à franchir. Grâce à cette heureuse circonstance, Amundsen a réalisé sur sa route de remarquables découvertes géographiques, trouvant notamment des glaciers énormes qui de la Grande-Barrière le firent monter au plateau polaire entre des chaînes de montagnes jusque-là insoupçonnées et dont les sommets atteignent de 4 000 à 4 500 mètres. Chacun de ces sommets a reçu de lui le nom de quelqu’un des hommes qu’il aime ou qu’il admire, comme avait fait déjà à quelque distance delà Shakleton, et comme c’est l’usage chez les découvreurs de terres. Et il y a dans ce privilège qu’ils ont de pouvoir dédier à leurs amis une montagne gigantesque, ou les cascades figées de quelque glacier monstrueux, une élégance qui n’est peut-être point inférieure à celle des dédicaces en usage dans la république des lettres.

Le succès d’Amundsen a été obtenu par des moyens simples : pas d’automobiles, d’aéroplanes, d’appareils et de matériel ultra-modernes, comme d’autres expéditions en ont utilisé ; des chiens esquimaux, des traîneaux primitifs, des skis, et surtout, ce qui assura le succès, des dispositions de détail minutieusement arrêtées à l’avance de façon à ne rien laisser au hasard. « C’est, comme l’a dit Nansen, le triomphe de la volonté d’un homme au dessein immuable ; » et Nansen ajoute avec un orgueil bien légitime : « Cette œuvre est le produit de la culture norvégienne des temps anciens et modernes, de la vie hivernale du Norvégien, de sa pratique constante du ski et du traîneau. »

Un mois environ après l’arrivée d’Amundsen au pôle, Scott y parvenait à son tour après avoir poursuivi l’itinéraire de Shakleton et y trouvait les documens laissés par son émule. Ce que fut son tragique retour, rendu plus pénible et plus lent par la maladie de deux de ses compagnons qu’il se refusait à abandonner et dont l’un, pour ne plus gêner la colonne, s’alla délibérément jeter dans la tempête pour y mourir « en vrai gentleman anglais ; » ce que furent ensuite les conditions météorologiques épouvantables, les tempêtes et les terribles blizzards joints à la famine, qui firent périr après d’atroces souffrances les explorateurs à quelques kilomètres seulement de leur troisième dépôt de vivres, et alors qu’ils avaient parcouru déjà les cinq sixièmes de leur voyage de retour et touchaient presque au but, le monde entier l’a appris par le message si plein d’héroïque simplicité que Scott agonisant écrivit de ses mains glacées et défaillantes. Ces hommes surent mourir d’une manière qui honore l’humanité, et Plutarque eût célébré leur grandeur d’âme.

Mais la valeur et l’énergie les plus sublimes ne sont pas tout en ces matières, et si nous faisons la part des faits défavorables et fortuits, de la maladie et de la tempête, il faut bien reconnaître que Scott, dans la préparation de sa marche du pôle, avait négligé certaines précautions qu’Amundsen avait prises et qui, dans des circonstances identiques, eussent sans doute sauvé celui-ci. Voici la plus essentielle, et qui nous dispensera de parler des autres : Scott avait, dans une course préliminaire vers le Sud et en prévision du retour, établi trois dépôts de vivres dont le plus méridional se trouvait à 230 kilomètres environ des quartiers d’hiver de son navire et à plus de 1 100 kilomètres du pôle. Amundsen au contraire avait, grâce à des d’efforts dont il savait tout le prix, élabli six dépôts de vivres dont le dernier se trouvait à moins de 600 kilomètres du pôle et à plus de 600 kilomètres du mouillage du Fram.

Il résulte de ces deux expéditions que l’Antarctide est un continent relativement très élevé au-dessus du niveau de la mer. A l’antipode au contraire, nous avons vu que l’on trouve une dépression marine très profonde, et cette double constatation vient à l’appui d’une théorie géologique due à Green et qu’on a appelée la théorie tétraédrique. On peut la résumer ainsi : la masse interne de la Terre se refroidissant peu à peu doit diminuer de volume ; par suite, la croûte terrestre qui s’appuie sur ce noyau et dont la surface, elle, ne diminue pas doit tendre à prendre la forme qui, sous un volume donné, occupe la plus grande surface : cette forme est celle d’un tétraèdre, c’est-à-dire d’une pyramide à quatre faces. C’est effectivement celle que prend une balle de caoutchouc remplie d’eau dont on aspire une partie avec une pompe. Pour la Terre, la disposition particulière des masses continentales ou plutôt des principales chaînes montagneuses et des océans déjà connus, et dont les premières sont à peu près antipodes aux seconds, avait déjà donné un commencement de vraisemblance à cette théorie. Si elle était vraie, il fallait qu’à une dépression située à un des pôles correspondît un fort relief à l’autre. C’est précisément ce qui vient d’être établi. — Qu’on ne croie pas d’ailleurs que cela suffise pour affirmer que la rondeur de la Terre est une monstrueuse erreur ; le rapport des reliefs et des creux de la Terre à son rayon est si faible qu’une orange avec les trous minuscules dont son écorce est pointillée est en proportion beaucoup moins sphérique que notre planète. Malgré les savans qui l’affirment tétraédrique, on pourra donc, sans commettre une trop grosse bévue, continuera dire, dans les conversations courantes, que la Terre est ronde ou à peu près.

A côté de la géologie, la physique du globe, celle de l’atmosphère et des océans, la météorologie ont beaucoup à espérer des dernières découvertes polaires. Mais il faut attendre, avant de s’en pouvoir préoccuper, que les nombreuses observations faites aient été calculées et publiées.


CHARLES NORDMANN.

  1. Lors des controverses fameuses qu’a créées naguère la compétition de Peary et de Cook on a soulevé la question suivante : les carnets d’observations astronomiques les plus complets peuvent-ils démontrer absolument que celui qui en est l’auteur a été au pôle ? A cette question, et si on veut être parfaitement rigoureux, il faut répondre : non. Il est certain, en effet, qu’un homme très versé dans la pratique des instrumens et des calculs relatifs à la mesure des latitudes par les observations du soleil pourrait imaginer de toutes pièces des observations astronomiques qu’il n’aurait pas faites et qui le situeraient près du pôle. Mais il faudrait qu’il fût prodigieusement habile pour que quelque tare, quelque détail prouvant le « coup de pouce » ne vinssent pas déceler la supercherie aux astronomes qui pourraient examiner ses registres.