Revue scientifique - En pleine thérapeutique pastorienne

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Revue scientifique - En pleine thérapeutique pastorienne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

EN PLEINE THERAPEUTIQUE PASTORIENNE

D’Alembert qui, quoique homme d’esprit, n’était nullement ce qu’on appelle aujourd’hui un humoriste, disait avec juste raison que la médecine est la sœur de la métaphysique, à cause de leur commune incertitude. Si cette opinion a cessé dans une large mesure d’être justifiée, si la médecine tend réellement aujourd’hui à devenir une science, c’est presque exclusivement aux méthodes pastoriennes qu’on le doit. Quand on pense à l’hostilité que la Faculté a si longtemps opposée aux disciplines pastoriennes, et que celles-ci n’ont pénétré le corps médical qu’à son corps défendant, par effraction en quelque sorte et par la violence irrésistible de la vérité, on peut dire qu’n n’en est point parmi les « médecins » dignes de ce beau nom, de la dernière génération, qui ne soit devenu un peu médecin malgré lui.

Les maladies infectieuses et virulentes marquent le triomphe le plus complet de l’expérimentation pastorienne. Avec elles le mot d’Ambroise Paré : « Je le soignai, Dieu l’a guéri, » s’il n’a pas cessé d’être vrai, a pris un sens qui laisse plus de noblesse que par le passé et plus d’efficace à l’initiative humaine. Nous en allons, d’après les travaux les plus récens des pastoriens, donner quelques exemples. Il ne saurait être en effet question de passer ici une revue complète de ce qui a été fait dans ce domaine, tant les conquêtes y sont déjà nombreuses. Aussi bien dans un tableau trop complet, trop « léché, » l’œil, perdu dans les détails, voit moins bien les grandes lignes d’un paysage.

Nous avons déjà dit que l’on attribue maintenant les maladies infectieuses à des microorganismes pathogènes, et qu’on les combat en procurant au sujet, soit par la vaccinothérapie, soit par la sérothérapie, une immunité plus ou moins durable. Tandis que la première méthode consiste à inoculer au sujet le virus atténué de la maladie dont on veut le défendre, la seconde, au contraire, consiste à lui inoculer les antidotes de cette maladie extraits du corps d’un animal préalablement vacciné. Nous avons déjà montré ce que les deux méthodes ont de commun. Pour classer les diverses maladies infectieuses, elles nous fourniraient un fil d’Ariane sans doute commode, mais qui paraît cependant d’autant moins utilisable qu’il est des maladies comme la peste, pour lesquelles on emploie l’un ou l’autre procédé, et qu’il en existe aussi comme la fièvre typhoïde, pour lesquelles on emploie des procédés qui relèvent à la fois de la vaccination et de la sérothérapie.


Je crois donc plus commode d’employer un autre mode de classification, et de distinguer dans les maladies microbiennes celles où les ravages sont causés par le microbe lui-même et liés à sa présence, et celles où le microbe n’agit qu’indirectement et par les produits toxiques qu’il élabore. Dans la première classe on peut ranger la peste, la dysenterie bacillaire, la méningite cérébro-spinale ; dans la seconde, la diphtérie, le tétanos. Nous y joindrons l’empoisonnement par les venins, — parce que, grâce surtout aux travaux de Calmette, il relève aujourd’hui de la thérapeutique pastorienne, et nous prouve merveilleusement que même les troubles morbides étrangers à toute origine microbienne peuvent relever de cette thérapeutique.


Les méfaits qu’a commis la peste, « ce mal qui répand la terreur, » forment dans l’histoire une sombre série qui n’est malheureusement point close. Longtemps on ignora la cause de cette terrible maladie. La Fontaine nous a narré joliment comment la cour du roi Lion, érigée en Haute Cour, en délibéra, et comment, déplorable victime d’une erreur judiciaire, l’âne fut reconnu coupable. Deux siècles environ devaient s’écouler avant qu’on mît la main sur « le pelé, le galeux, d’où venait tout le mal, » et qui est d’une apparence encore bien plus inoffensive que maître Aliboron. C’est un vulgaire bacille découvert par un élève de Pasteur, M. Yersin, en 1894, dans l’épidémie de peste bubonique qui sévissait alors à Hong-Kong, C’est également M. Yersin, aujourd’hui directeur des Instituts Pasteur de Saigon et de Nha-Trang, qui mit en évidence le rôle des rats dans la propagation de cette affection. C’est encore un pastorien, le docteur Simond, lors d’une mission dont il avait été chargé dans l’Inde par l’Institut Pasteur, qui apporta une clarté complète dans l’étiologie de la peste en prouvant que les puces du rat sont les agens qui transmettent la maladie de ce rongeur à l’homme. La Commission anglaise de la peste a confirmé pleinement ces faits d’où découlent à la fois une prophylaxie et une thérapeutique réalisées par les méthodes pastoriennes habituelles.

Le sérum antipesteux, fabriqué en immunisant progressivement, au moyen de cultures de bacilles de Yersin, les chevaux destinés à fournir le sérum, a été préparé pour la première fois par M. Yersin, M. Roux et ses collaborateurs MM. Calmette et Borrel. Il constitue le seul remède spécifique et efficace de la peste.

Mais il faut qu’il soit employé pour cela largement, et dès le début de la maladie. Il donne alors des résultats remarquables. On en a apporté de nombreuses démonstrations, et notamment MM. Calmette et Salimbéni, lors de l’épidémie d’Oporto. L’efficacité du sérum est d’autant moindre qu’il est employé plus tardivement : ainsi en 1898 (époque où les sérums préparés étaient d’ailleurs moins actifs qu’aujourd’hui), M. Simond a constaté que, chez les Hindous traités par lui, ceux qui reçoivent le sérum le premier jour ne donnent qu’une mortalité de 20 pour 100 ; s’ils l’ont reçu au troisième jour, elle monte à 36 pour 100, à 66 pour 100 au quatrième, et la proportion des morts s’élève à 100 pour 100 parmi les traités au cinquième jour. Les malades étant en général rebelles à l’hospitalisation, et se tenant à l’abri des recherches, on conçoit que dans l’Inde par exemple la mortalité pesteuse soit encore très grande. Il y meurt encore bon an mal an environ un million de pesteux. Avec la diffusion et la rapidité accrue des moyens de communication, l’existence des grands foyers pesteux endémiques de l’Asie rend toujours redoutable pour nous une invasion foudroyante de ce fléau dont La Fontaine croyait naïvement qu’il avait été inventé par le ciel « pour punir les crimes de la Terre... » Comme si l’Inde recelait plus de crimes que nos régions dites civilisées !

A cet égard, rien n’est plus important que la prophylaxie de la peste. Elle a fait de grands progrès grâce aux vaccinations antipesteuses. Celles-ci complètent le rôle du sérum qui, s’il guérit souvent, ne fournit qu’une immunité fugace, durant à peine quelques jours. Parmi les nombreux vaccins antipesteux, le premier et le plus employé a été préparé par Haffkine, ancien élève de Pasteur, qui a eu l’idée d’injecter sous la peau des bacilles pesteux tués par la chaleur, donnant ainsi un des premiers exemples de vaccination par virus tués, tandis que la vaccination antirabique par exemple se fait par virus seulement atténués. La méthode des injections haffkiniennes, essayée sur des centaines de milliers d’individus, a donné des résultats probans. Pour donner une garantie plus certaine, elle doit être répétée annuellement. Elle constitue une armure défensive qui permettra sans doute à l’Europe d’éviter dans l’avenir les désastreuses épidémies de peste bubonique qui l’ont ravagée au moyen âge. Il y a malheureusement là une grande difficulté : les sujet vaccinés en temps d’épidémie présentent, pendant une période d’incubation d’une dizaine de jours, un état d’hypersensibilité, d’anaphylaxie (j’ai naguère expliqué ce phénomène) pour le virus pesteux. Il ne faut donc pas vacciner contre la peste en temps d’épidémie. Pour avoir ignoré ce phénomène, que les travaux de M. Charles Richet permettent de comprendre, presque tous les médecins et infirmiers traités préventivement, lors de la récente et désastreuse peste de Mandchourie, ont succombé. Le sérum antipesteux n’a d’ailleurs donné que des résultats médiocres dans cette épidémie, et cela n’est point étonnant, car il s’agissait non de la peste bubonique, mais de la peste pulmonaire (ou peste noire, ainsi nommée sans doute à cause de la couleur des crachats sanglans qu’expectorent sans cesse les malades). Celle-ci est une modalité très particulière de la peste, et son traitement efficace est encore à trouver.

Il nous faut signaler enfin sur la peste un travail tout récent et fort curieux fait à l’Institut Pasteur par MM. Dujardin-Beaumetz et Mosny. Ils ont constaté que, tandis qu’une marmotte inoculée pendant l’état de veille meurt en deux jours et demi, cette marmotte inoculée pendant son sommeil hivernal survit quatre mois et ne meurt qu’à son réveil printanier. Voilà un fait qui ouvre bien des aperçus physiologiques curieux. Il permet en outre d’expliquer la conservation de la peste dans les foyers endémiques où vivent des rongeurs hibernans, comme en Sibérie.

La dysenterie bacillaire (qu’il ne faut pas confondre avec la dysenterie amibienne qui produit l’abcès du foie et est spéciale aux pays chauds) est une maladie très répandue à la fois dans les pays tropicaux et dans la zone tempérée. Elle s’y manifeste surtout en été, dans les agglomérations et les casernes, par de véritables épidémies qui causent une mortalité importante, surtout, pour ne parler que de la France, dans certaines régions comme la Bretagne. Elle est un des fléaux les plus redoutés des armées en campagne, et dans les guerres modernes elle a sans doute tué plus d’hommes que les armes à feu. Les microbes qui la produisent ont été découverts, caractérisés et étudiés par divers savans, notamment MM. Chantemesse et Widal, le Japonais Shiga, Flexner, Dopter, qui à l’Institut Pasteur dirige les laboratoires affectés à la dysenterie, d’autres encore. En injectant aux animaux les cultures de ces microbes, on a préparé plusieurs sortes de sérums à la fois antimicrobiens et antitoxiques (car les ravages de la dysenterie sont dus au microbe lui-même et aussi, à un moindre degré, à ses produits toxiques) qui donnent de bons résultats. Ces sérums ont permis d’abaisser dans des proportions notables la mortalité par la dysenterie, et d’en activer généralement la guérison. Ils sont aussi préventifs, mais l’immunité qu’ils confèrent ne dure que quelques jours.

J’ai dit à dessein : les microbes de la dysenterie, car il est prouvé que cette maladie n’est pas produite toujours par le bacille Shiga, mais l’est quelquefois par d’autres sortes de bactérie morphologiquement un peu différentes de lui, quoique parentes. De même que le choléra et bien d’autres maladies, il semble que la dysenterie épidémique puisse être provoquée par des bacilles dont certains caractères varient suivant les régions où règne la maladie. M. Ohno a étudié 74 variétés de bacilles dysentériques.

Ceci nous ouvre des horizons d’un très grand intérêt philosophique, et que déjà les caractères protéiformes des bacilles tuberculeux examinés par nous, dans une chronique récente, auraient pu nous faire entrevoir. Puisque les microbes pathogènes ont, comme nous l’avons vu, des facultés adaptatives extraordinaires, puisque les moindres variations de milieu suffisent à les faire évoluer et à les différencier en très peu de temps, rien ne nous autorise à penser que les maladies virulentes restent identiques à elles-mêmes dans le temps. Ce que nous appelons, aujourd’hui, tuberculose, syphilis, n’est sans doute pas absolument pareil à ce qu’étaient, dans un même pays, ces maladies il y a quelques siècles, ou seulement quelques années. Car, même si le milieu humain où évoluent les microorganismes pathogènes n’évolue qu’avec une infinie lenteur, à côté d’eux, les modifications qu’eux-mêmes apportent dans ce milieu, suffisent sans doute à les faire évoluer, et on s’explique ainsi que d’anciennes maladies, jadis très virulentes et très répandues, aient disparu ou aient changé de caractère. Le rhume de cerveau, le bénin et incurable coryza, paraît être précisément, — bien des raisons l’indiquent qu’il serait trop long d’exposer ici, — une ancienne maladie qui, jadis fort redoutable, ravagea l’humanité.

Mais puisque les microbes sont plus que tous les autres organismes dociles à l’évolution, au milieu, rien n’empêcherait de les faire évoluer par sélection artificielle dans le sens que l’on voudrait, comme font les éleveurs anglais pour les animaux domestiques, mais bien plus rapidement. Le jour où on réalisera cette idée, — et l’atténuation pastorienne des virus est un pas dans cette voie, — on arrivera sans doute facilement à créer de nouvelles maladies aussi redoutables qu’on voudra, et dont les ravages seront localisés à volonté. A Dieu ne plaise, d’ailleurs, que cette possibilité théorique ne soit prise au pied de la lettre par quelque chercheur ! Mais il y a là une idée que nous suggèrent, presque sans coup de pouce Imaginatif, les notions les plus positives de la microbiologie, et qui pourra tenter les romanciers à la Wells. Nous la leur livrons.

Variables sans doute dans le temps, les maladies microbiennes le sont très certainement dans l’espace, ainsi que nous en avons donné des preuves. C’est ainsi que l’influence variable, sur les germes pathogènes, des milieux individuels, fait que l’ancienne idiosyncrasie morbide est une idée qui n’a guère perdu de sa justesse. Et sans aller jusqu’à dire : Il n’y a pas de maladies, il n’y a que des malades,... nous nous permettrons de le penser un peu.

En un mot, la spécificité des germes pathogènes doit cesser d’être un dogme au même titre que la spécificité des atomes chimiques. D’après les idées modernes, il y a dans un gramme de radium et même dans un gramme d’un élément chimique quelconque, une foule d’atomes presque semblables les uns aux autres, mais dont chacun cependant diffère un peu des autres. Il n’y a peut-être pas dans l’univers, — contrairement aux conceptions du chimisme classique, — deux masses d’un même poids d’un gaz donné (et a fortiori d’un solide ou d’un liquide), parfaitement identiques l’un à l’autre. Et pareillement il n’y a peut-être pas dans l’univers deux microbes parfaitement jumeaux, et il n’y a peut-être jamais eu deux hommes qui aient souffert de la même maladie. Les phénomènes sont infiniment complexes et différenciés, et c’est seulement la grossièreté de nos sens et de nos moyens d’investigation qui, par une heureuse conséquence de notre infirmité, nous permet de les classer en groupes à peu près homogènes. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, disait le philosophe antique. Cela est toujours vrai, et seuls les myopes peuvent avoir l’illusion contraire. Mais la science nous aide à mettre des bésicles aux plus myopes des myopes.

Parmi les autres fléaux qui relèvent des mêmes méthodes préventives et curatives que la peste et la dysenterie bacillaire, il faut citer avant tout la méningite cérébro-spinale, dont les ravages abattent chaque année un important contingent de victimes, et à qui les conditions sanitaires déplorables constatées récemment dans notre armée ont donné un triste renouveau d’actualité.

La méningite cérébro-spinale est causée par une bactérie découverte en 1887 par M. Weichselbaum dans les méninges et le liquide céphalorachidien, et qu’il a appelée le Diplococcus intracellularis meningitidis. Dans la pratique, on remplace ce nom un peu trop moliéresque par celui de méningocoque. Grâce au sérum antiméningococcique, que l’on prépare à la manière habituelle par injections à des animaux de cultures microbiennes, et qu’on injecte dans le rachis des malades, ce terrible fléau, qui était jadis presque toujours sans rémission, a vu sa mortalité diminuer dans des proportions énormes. Par exemple, dans la grande épidémie récente de la Province Rhénane, en Allemagne, les méningitiques sans traitement mouraient dans la proportion de 80 pour 100, tandis que les malades traités par le sérum n’avaient qu’une mortalité de 12 à 15 pour 100. Mais ici aussi, il importe que le traitement sérothérapique soit institué dès le début de la maladie. Trop de nos petits soldats ont succombé faute de cela.

Pour compléter cette première partie de notre exposé qui concerne la vaccination et la sérothérapie anti-microbiennes, il nous resterait à exposer les recherches entreprises contre l’un des plus grands fléaux actuels : la fièvre typhoïde. Ces recherches touchent à des questions essentielles de prophylaxie, de thérapeutique, de législation même. Elles sont d’une très grande importance. Mais, quoique issues des idées pastoriennes, comme elles ont été réalisées pour la plupart en dehors de l’Institut Pasteur lui-même, elles sortent un peu du cadre que nous nous sommes tracé et nous nous réservons de leur consacrer dans quelque temps une étude particulière, que justifiera par ailleurs l’importance du sujet.


Dans toutes les maladies que nous venons d’examiner, l’agent essentiel des troubles est le microbe pathogène lui-même, qui cause des lésions morbides, et les sérums défensifs réalisés contre elles sont des sérums antimicrobiens. Tout autres sont les affections dont nous allons parler maintenant et où les microbes sont surtout redoutables par les produits empoisonnés, par les toxines qu’ils élaborent. Les sérums antimicrobiens, dont M. Charles Richet a signalé le premier exemple, sont fort différens, dans leur mode de préparation et leur objet, des sérums antitoxiques. Ceux-ci ont une valeur thérapeutique encore supérieure aux premiers ; ils ont complètement modifié et éclairci nos idées sur la nature de l’immunité ; enfin ils nous ont ouvert une allée magnifique et à peine explorée dans l’inconnu en soumettant aux méthodes pastoriennes des accidens morbides qui, par leur origine non microbienne, paraissaient devoir rester étrangers à ces méthodes. Tout ces beaux résultats que nous allons passer en revue ont découlé de la découverte à jamais inoubliable de la toxine diphtérique, faite par le docteur Roux en collaboration avec Yersin.

Dès le début de la bactériologie, certains avaient soupçonné que les microbes pathogènes doivent agir non seulement par eux-mêmes, mais par les poisons qu’ils élaborent. Dès 1882, l’illustre Behring, alors médecin assistant de 2e classe au régiment des hussards de la Garde à Posen, avait fait dans cette voie des recherches remarquables dont la conclusion était : que l’immunité n’était pas expliquée en général d’une façon satisfaisante par le pouvoir bactéricide des sérums. Mais on resta longtemps à cet égard dans le domaine nébuleux des hypothèses jusqu’aux travaux de MM. Roux et Yersin qui, étudiant la diphtérie (dont le microbe signalé par M. Klebs a surtout été caractérisé par M. Lœffler), montrèrent que les cultures du bacille de Lœffler en bouillon alcalin, filtrées de façon à être privées de microbes, contiennent un poison si actif que un demi-centimètre cube peut tuer un cheval. Ainsi fut découverte la toxine diphtérique, qui n’est pas un alcaloïde, mais un produit plutôt voisin des venins par ses propriétés. Bientôt après, M. Behring découvrait que le sérum des animaux immunisés contre cette toxine est précisément le contrepoison de la toxine diphtérique. Puis survenaient de nouvelles recherches admirables du docteur Roux sur les meilleurs moyens d’obtenir et d’utiliser la toxine et le sérum, et enfin en 1891, au Congrès de Budapest, celui-ci faisait sa mémorable communication, qui forçait d’un seul coup les portes jusque-là prudemment closes de la pratique médicale. Les parts de MM. Roux et Behring sont égales dans cette bienfaisante découverte ; elles se complètent, et ne valent que l’une par l’autre. Admirable exemple de ce que peuvent les collaborations de gens qui ont mieux à faire que de s’entre-massacrer. C’est par centaines de mille qu’il faut compter les existences sauvées par la sérothérapie antidiphtérique. La mortalité de cette maladie qui ravageait surtout l’enfance était effrayante ; elle est tombée à presque rien. Et comment se défendre d’une émotion en lisant ces mots qu’écrivait il y a quelques jours le docteur Roux, s’oubliant comme toujours lui-même, à propos du 60e anniversaire de M. Behring que vient de célébrer l’Allemagne, ou du moins la pacifique, savante et rêveuse Allemagne... car il y en a une autre : « C’est une fête non seulement pour l’Allemagne, mais pour tous les pays civilisés... Behring mérite la reconnaissance de toutes les familles françaises qui lui doivent la conservation d’êtres chers. »

Le sérum antidiphtérique n’est pas seulement curatif, mais aussi préventif. Malheureusement, l’immunité préventive ainsi créée est peu durable. Il n’importe guère d’ailleurs, puisque son pouvoir curatif est parfait. On a préparé, sur le même mode, d’autres sérums antitoxiques, et notamment le sérum antitétanique découvert par MM. Behring et Kitasato et dont MM. Vaillard et Nocard ont admirablement précisé l’emploi pour prévenir le tétanos. Le tétanos, qui est une maladie commune à l’homme et aux animaux, a ceci de commun avec la diphtérie que son bacille (découvert par M. Nicolaïer) se limite au point inoculé et ne se dissémine pas dans l’organisme, bien que celui-ci soit tout entier malade. C’est la preuve que le bacille agit non directement, mais par ses toxines. Il est très fréquent dans les couches superficielles du sol, dans les poussières et dans les déjections des herbivores : il produit une raideur musculaire générale, si bien que le malade meurt généralement asphyxié par suite de la contraction tétanique du diaphragme. La sérothérapie n’en est guère efficace que préventivement. Et c’est pourquoi il faut l’employer tout de suite dans les traumatismes et les plaies ayant été en contact avec le sol. Le sérum antitétanique s’est montré d’ailleurs beaucoup plus efficace chez les grands animaux domestiques, pour qui les vétérinaires l’utilisent fréquemment, que chez l’homme.

Contre les venins des serpens et des scorpions qui dans le monde entier tuent certainement environ 50 000 personnes par an, on a forgé des armes analogues à celles qui servent contre les poisons diphtérique et tétanique. Les noms de MM. Sewall, Kaufmann, Phisalix et Bertrand, du docteur Calmette, jalonnent brillamment la route qui a conduit à ce résultat.

En injectant aux animaux des doses progressivement croissantes et convenablement espacées de venins, on arrive à les immuniser admirablement. M. Calmette arrive à immuniser ainsi facilement des chevaux ou des lapins contre des doses de venin centuples de celles qui normalement les tueraient. Le sérum de ces animaux constitue alors un préventif et un curatif excellent des morsures de serpens, et il a sauvé déjà des milliers d’existences. Il résulte notamment des travaux de M. Calmette que les divers venins ne sont pas partout pareils et contiennent deux élémens toxiques dont l’un agit surtout sur le système nerveux (il est prépondérant chez les Colabridæ) et l’autre sur le sang qu’il coagule (surtout abondant dans le venin des Viperidæ) et dont les proportions varient suivant les espèces reptiliennes. De là, la nécessité de préparer, suivant le pays, toute une gamme de sérums antivenimeux. Le docteur Calmette a déjà réalisé dans cette voie une œuvre magnifique.

La découverte des sérums antivenimeux a une très grande importance. Elle montre d’abord qu’à côté de la théorie phagocytaire de l’immunité due à M. Metchnikoff et que nous avons exposée, il faut faire aussi un large crédit à la théorie chimique de M. Ehrhch, qui, longtemps avant sa découverte du salvarsan, l’a conduit à des découvertes remarquables. Grâce à elles, grâce à ce que nous savons des sérums antitoxiques, nous pouvons, sans faire une extrapolation trop hasardée, supposer qu’un jour viendra, où aucune intoxication, de quelque nature qu’elle soit, ne sera plus nuisible à l’homme. Rien donc ne nous interdit de penser que, dans les pharmacies de l’avenir, on trouvera des sérums contre tous les poisons végétaux ou minéraux, contre l’intoxication tabagique, contre l’intoxication alcoolique, contre tant d’autres empoisonnemens qui étiolent l’humanité, et contre un grand nombre de maladies, qui ne sont que des intoxications de notre organisme. Tout ceci est peut-être un rêve ; mais c’est un rêve dont les formes indécises et lointaines reposent sur le socle solide de la réalité démontrée.

Il n’est point de médaille sans revers. Nous avons déjà exposé que l’emploi des sérums produit souvent des accidens anaphylactiques que l’on range sous le nom de maladie des sérums. Nous avons dit aussi comment, par une technique spéciale, on parvient à les éviter à peu près complètement. Nous n’y insisterons pas : une petite pierre en travers de la route n’empêche point l’envolée de celle-ci vers les cimes.

Avant d’achever cette trop brève randonnée dans le monde nouveau dont Pasteur fut naguère le Christophe Colomb, et où l’œil déjà se perd à chercher des frontières qui fuient vers l’infini, il faut s’arrêter un instant dans le domaine nouveau qu’un des plus grands et des plus modestes parmi les savans de la France actuelle, M. Laveran, a annexé à l’empire pastorien. On croyait avant lui que toutes les maladies infectieuses sont causées par des bactéries, qui sont, comme on sait, des plantes microscopiques. M. Laveran a découvert, alors qu’il était médecin militaire en Algérie, que la fièvre intermittente ou malaria, ce fléau de tant de colonies et de pays charmans, est due à un petit animal unicellulaire, à un protozoaire qu’il découvrit dans le sang des paludiques, où il parasite les globules. C’est donc, — tous les hellénistes, et même les simples bacheliers ès-lettres me comprendront, — un hématozoaire. M. Laveran avait émis l’idée que les moustiques qui ont sucé le sang d’un paludique véhiculent le virus paludique et l’inoculent par leurs piqûres. Vérifiée et démontrée dans des recherches remarquables faites par M. Ronald Ross aux Indes, cette idée a conduit à une prophylaxie raisonnée du paludisme, qui a déjà- rendu la Aie à des régions entières qu’anémiait ce fléau. Notre Corse elle-même lui devra bientôt un renouveau de prospérité.

La découverte de M. Laveran, si inattendue lorsqu’il la fit que beaucoup ne voulurent pas d’abord y croire, a ouvert en médecine un chapitre nouveau et qui se développe chaque jour. Un grand nombre d’épizooties, surtout dans les pays chauds, ont pour agens des protozoaires. Parmi ceux-ci les trypanosomes ont une importance toute particulière, car l’un d’eux cause en Afrique les ravages de cette terrible maladie du sommeil qui change en déserts les régions les plus prospères. On sait que ces trypanosomes sont véhiculés par les mouches tsé-tsé, et c’est dans la destruction de ces mouches que réside jusqu’ici la meilleure chance de restreindre ce fléau.

Pour ne rien oublier d’essentiel, il nous faudrait parler aussi des belles recherches poursuivies à l’Institut Pasteur sur la méningite tuberculeuse, la paralysie infantile, la scarlatine et la coqueluche, sur les fermentations et sur la bière, sur la chimio-thérapie, sur le traitement des maladies exotiques par les dérivés de l’arsenic et les couleurs d’aniline, sur tant d’autres questions qu’illumine le patient labeur des pastoriens. Mais on peut dire des résultats déjà obtenus dans toutes les directions : ils sont trop. Il nous faudrait aussi étudier l’organisation de l’Institut Pasteur, si merveilleusement adaptée à la souple administration, à la libre discipline, que réclame, pour être féconde, la recherche désintéressée. Sur tout cela plane l’intelligente fermeté, l’énergique modestie du docteur Roux, dont la figure ascétique laisse à tous ceux qui l’approchent une impression intense de spiritualité agissante. Que d’exemples il y aurait là à citer aux administrations de nos grands établissemens scientifiques d’État ; que de modèles à suivre qu’ignorent la routine bureaucratique et le mandarinat officiel !


Il y a quelques mois, un grand journal quotidien eut l’idée de demander à ses lecteurs, par une sorte de référendum, quel était, à leurs yeux, le plus grand homme qui ait jamais existé. Ces consultations journalistico-populaires ont quelque chose d’un peu puéril ; elles n’en fournissent pas moins des données intéressantes, sur la mentalité du grand public. Or Pasteur fut désigné par une grande majorité des lecteurs consultés. Napoléon n’arrivait qu’en seconde ligne et bien loin derrière. L’humble apôtre de l’intelligence au service de la bonté, le doux « pasteur » du dolent troupeau des souffrans, — qu’on me pardonne ce mot, — avait vaincu le vainqueur du monde. Ainsi se justifie dès aujourd’hui cette parole du maître : « L’avenir appartiendra à ceux qui auront le plus fait pour l’humanité souffrante. » — Le siècle qui a produit en France un tel homme et une telle lignée de découvertes issues de lui ne fut point pour ce pays, quoi qu’en disent d’aucuns, un siècle de décadence. Et le siècle de Pasteur, dans l’avenir, pourra faire figure fièrement à côté du siècle de Louis XIV. Bismarck, le rude champion de la brutalité, médusé comme un des fauves d’Orphée par la lumineuse domination de l’Idée, Bismarck l’avait bien senti dans son cœur de triple airain, lorsqu’en 1886, au cours d’une discussion, il disait à son interlocuteur ce mot encore inédit, mais dont nous garantissons l’authenticité : « Oui, mais la France a Pasteur. »


CHARLES NORDMANN.