Revue scientifique - La Radio-activité de la matière - Les rayons de Becquerel

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Revue scientifique - La Radio-activité de la matière - Les rayons de Becquerel
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA RADIO-ACTIVITÉ ET LA MATIÈRE
LES RAYONS DE BECQUEREL

« Une propriété de la matière, inconnue il y a cinq ans, et dont l’étude soulève chaque jour des problèmes nouveaux, » tels sont les termes dont M. H. Becquerel se servait pour commenter le titre de la conférence qu’il faisait, au mois de mai de cette année, devant les membres et les invités de la Société astronomique de Paris ; titre qui est celui même que nous donnons à cette revue : « La radio-activité de la matière. »

Mais, il y a cinq ans, au moment où l’éminent physicien ouvrait, par sa découverte du premier corps radio-actif, ce nouveau chapitre de la physique, il n’était pas encore question d’une propriété générale de la matière. Il s’agissait d’un corps spécial, l’uranium ; ou même, seulement, de l’un de ses composés, le sulfate double d’uranium et de potassium. Ce composé avait déjà servi d’objet d’étude aux physiciens : on le savait phosphorescent. Frappé par les rayons de lumière violette, il émet une lueur qui survit à ceux-ci. La persistance de l’émission lumineuse après que la source qui l’a provoquée a disparu, est ici très courte, tandis qu’elle est très longue chez d’autres corps. Certaines préparations de sulfure de calcium restent lumineuses quarante-huit heures après avoir subi l’excitation de la lumière ; avec le composé d’uranium, la phosphorescence dure peu, environ 1 centième de seconde.

Mais ce composé uranique offre une autre propriété qui n’avait pas été remarquée, et qui ne devait pas l’être avant la découverte de Röntgen. Ce savant physicien a montré que certains rayons (rayons X) sont capables de traverser des substances opaques, par exemple, une feuille de papier noir, pour venir impressionner une plaque photographique. La même chose a lieu pour le sel d’uranium : enveloppé d’un papier noir imperméable à la lumière et posé sur la plaque, il y détermine une impression très nette. Il émet des rayons qui, perçant l’écran opaque, vont agir sur le gélatino-bromure. Ce rayonnement n’est pas un rayonnement lumineux, puisque la lumière que le corps pourrait émettre à la rigueur pendant 1 centième de seconde après qu’il a été soustrait à l’éclairement, ne peut pas traverser le papier noir. Il a de grandes analogies avec le rayonnement de Röntgen. Mais il s’en distingue par un trait capital. C’est que son émission n’est point provoquée par l’électricité appliquée à un gaz raréfié ; elle ne l’est pas davantage par la lumière ; elle ne l’est par rien de connu. Elle semble spontanée. Les composés d’uranium émettent donc, d’eux-mêmes, des radiations invisibles, traversant les corps opaques ou transparens à la lumière, et possédant, entre autres propriétés, celle d’agir photogéniquement.


I

Avant d’entrer dans l’étude des divers phénomènes présentés par l’uranium il importe de remarquer que beaucoup d’autres corps et des circonstances très diverses peuvent donner naissance à des rayons analogues.

Ces rayons, on a pu les appeler, au début, rayons uraniques. La désignation a parfaitement convenu, tant que l’on n’a pas connu d’autres substances que les composés de l’uranium et l’uranium lui-même, qui présentassent ce curieux caractère. Mais il était difficile de croire qu’une manière d’être si remarquable fût le privilège d’un corps unique et que l’atome d’uranium fût une exception dans la nature. On lui chercha donc des similaires, et précisément parmi les corps qui s’en rapprochent chimiquement. L’uranium est un des métaux dont l’atome est le plus lourd : son poids est exprimé par le nombre 240. Proche de lui, à cet égard, est le thorium dont l’atome pèse 232, et qui d’ailleurs lui est uni dans les mêmes minerais. M. Schmidt (de Berlin) porta ses investigations de ce côté. Il trouva, en 1898, que les composés du thorium se comportaient comme ceux de l’uranium, et M. Curie confirma presque aussitôt le fait.

D’autres acquisitions suivirent celle-là. On rencontre dans les mines de plomb de la Saxe et de la Bohême et dans les mines d’étain du Cornouailles un minerai lourd, noirâtre, d’éclat gras, la pechblende. On en retire, avec l’urane, le bismuth, le baryum et le thorium. Or, M. et Mme Curie ont constaté que le bismuth, extrait de là, était mélangé d’une substance qu’il est très difficile d’en séparer, à cause de la presque identité de leurs réactions, et qui est douée, à un haut degré, des mêmes propriétés radio-actives que les précédentes ; c’est le polonium — métal nouveau. — Les mêmes physiciens ont constaté l’existence d’un compagnon du baryum, offrant la même particularité ; c’est le radium. Celui-ci a pu être obtenu à peu près pur ; il a un spectre caractéristique ; il est le type le plus achevé et le plus complet des corps radio-actifs. Il possède, à cet égard, une puissance incomparable ; il y a des échantillons de sels de radium, de chlorure de radium, par exemple, qui sont 100 000 fois plus actifs que l’uranium à poids égal. Enfin, M. Debierne a découvert de même un satellite du thorium, l’actinium, qui ne le cède pas, en fait d’activité spéciale, au radium. Dr ces corps, ou plutôt de leurs composés, même à l’état impur, on n’a pu obtenir que des quantités presque insignifiantes. Il faut traiter des tonnes de pechblende, pour en extraire au prix de sacrifices coûteux, — la tonne de pechblende utile vaut 4 000 francs, — et surtout au prix d’un labeur herculéen, quelques centigrammes des précieuses substances.

Le premier résultat de la recherche des corps radio-actifs aura donc été de faire connaître trois corps métalliques nouveaux qui devront allonger la liste des corps simples, si les études ultérieures confirment la distinction établie entre eux et leurs satellites. En même temps, nous voyons grossir le nombre des substances analogues à l’uranium par les qualités de leur émission.

Ce n’est pas tout. Une autre découverte venait, bientôt après, étendre encore le cercle des matières radio-actives, c’est celle de l’induction. Au mois de novembre 1899. P et S. Curie annonçaient que les substances radifères, comme les sels de polonium ou de radium, mis en présence de corps inertes, pouvaient leur communiquer, pour un temps, leur propre vertu. Des plaques de cuivre, d’étain, d’aluminium, de plomb, de platine, de bismuth, de nickel ; des morceaux de verre, de papier, de cire, etc., enfermés dans un même vase avec un composé du radium suffisamment pur se sont montrés capables de produire un rayonnement près de vingt fois plus énergique que celui de l’uranium. Le lavage ne leur enlève pas la propriété qu’ils ont acquise. Cette activité induite persiste plus ou moins longtemps. — Les sels de baryum mis en contact intime avec les sels d’actinium deviennent actifs pendant des mois. On peut, enfin, avoir de l’eau pure radioactive : il suffit de distiller une solution de chlorure de radium, — ou même, plus simplement, de placer côte à côte, sous une cloche, un vase contenant de l’eau distillée près d’un autre vase contenant le sel de radium. Conservée à l’abri de l’air cette eau reste assez longtemps active.

D’autre part, si l’on extrait, par la pompe à vide, les gaz occlus dans une masse solide de substance radifère, on obtient une petite quantité d’un mélange de gaz carbonés, d’hydrogène et d’azote qui se montre extraordinairement énergique. Aussi bien que les sels purs de radium, cette masse gazeuse impressionne la plaque photographique à travers le papier noir ; comme eux, par son simple rayonnement, elle décharge les corps électrisés ; elle rend fluorescentes dans l’obscurité les parois de l’éprouvette de verre qui la contient ; elle colore ces parois dans leur épaisseur, en noir ou en violet. Après dix jours, cette manière d’être, qui est celle des substances violemment actives, se maintient encore : plus tard, ces facultés déclinent et disparaissent.

Ces faits ont une conséquence remarquable : ils établissent l’universalité, l’ubiquité du rayonnement que nous appelons uranique. Lorsqu’il y a, quelque part, des substances fortement radifères, l’action se répand dans tout le voisinage. « Les divers objets employés dans le Laboratoire de chimie, dit M. Curie, ne tardent pas à être tous radioactifs et à agir sur les plaques photographiques au travers du papier noir. Les poussières, l’air de la pièce, les vêtemens sont radio-actifs. Dans la salle d’études physiques, l’air de la pièce devient conducteur. » « Dans le laboratoire où nous travaillons, ajoute M. Curie, le mal est arrivé à l’état aigu, et nous ne pouvons plus avoir un appareil bien isolé. » MM. Elster et Geitel, en Allemagne, ont constaté les mêmes inconvéniens.

Nous ne connaissons pas toutes les circonstances où se peut manifester la radio-activité, soit foncière et permanente, soit accidentelle et induite. Mais en voilà pourtant un certain nombre. Elles suffisent pour nous incliner à considérer le phénomène comme très répandu dans la nature. Nous aurons tout à l’heure l’occasion de voir, en étudiant la composition des rayons émis par les corps radio-actifs, qu’ils sont entièrement comparables aux rayons de Röntgen, ou mieux, aux rayons secondaires, que l’on peut appeler rayons de Sagnac, du nom du physicien qui les a étudiés avec beaucoup de sagacité. Ceux-ci, comme l’on sait, sont engendrés toutes les fois que les rayons de Röntgen (rayons X) frappent un corps qu’ils ne traversent pas trop aisément : eux-mêmes sont très pénétrans.

D’autre part, il est permis de regarder les rayons X comme très répandus dans la nature. M. Nodon a montré, il y a quelques mois, que ces rayons pouvaient se former directement dans l’air, en dehors du vide de Crookes, par le seul passage des radiations ultra-violettes dans un champ électrique. Ce sont là des circonstances très communes. On peut donc admettre que l’espace et tous les corps ambians sont traversés par des rayons secondaires, c’est-à-dire par un rayonnement identique à celui de Röntgen, mais d’une puissance de pénétration beaucoup plus grande. Telle est la manière de voir, à laquelle l’assentiment de P. et S. Curie donne une très grande autorité. Ce rayonnement pénétrant, universel, serait absorbé facilement par les composés des corps à gros atomes, tels que l’uranium, le thorium et les métaux nouveaux[1].

Voici donc qu’en l’espace de cinq années, on a parcouru un assez long chemin dans la voie de la généralisation du fait de la radioactivité. On est parti de l’idée d’une propriété spécifique de l’uranium, et l’on arrive à la supposition d’un phénomène naturel presque universel. Il est juste de rappeler que ce résultat avait été prédit, avec une perspicacité prophétique, par G. Le Bon. Depuis le début, ce savant s’est efforcé de démontrer que l’action de la lumière, certaines réactions chimiques, par exemple l’hydratation du sulfate de quinine, et enfin les oscillations électriques, provoquaient la manifestation de ce mode particulier d’énergie. M. P. de Heen (de Liège) a défendu la même idée qui, comme on le voit, n’est pas loin de s’imposer.

On voit, en conséquence, que si l’on avait à baptiser aujourd’hui le rayonnement nouveau, ce n’est plus rayonnement uranique qu’il faudrait l’appeler. Le nom est beaucoup trop particulier ; peut-être même est-il illégitime. Ce n’est pas, en effet, une des moindres curiosités des études poursuivies depuis quelques années, d’avoir abouti à ce résultat : que l’on peut dépouiller, presque entièrement, les sels d’uranium de leur radio-activité. En mêlant du chlorure de baryum à la solution, et en précipitant par l’acide sulfurique, on fait passer, en partie, la propriété rayonnante du composé uranique au précipité barytique[2]. L’un perd de plus en plus, tandis que l’autre gagne davantage. Notons, enfin, que W. Crookes a obtenu un nitrate d’urane absolument inactif.

Il n’y a, en résumé, qu’un nom qui convienne pour désigner le rayonnement en question, et c’est celui du savant qui l’a découvert et qui a tant contribué à le faire connaître, M. H. Becquerel. Les rayons de Becquerel font, ainsi, pendant aux rayons de Röntgen.

Il faut maintenant en indiquer les caractères et la nature.


II

Ce n’est pas l’uranium ou ses sels qui forment le meilleur objet pour l’étude de la radio-activité : cette propriété n’y est pas assez développée. Le polonium, et surtout le radium et l’actinium sont plus favorables. Et, si l’on ne peut, à la vérité, opérer sur ces corps ou sur leurs composés à l’état pur, on peut, au moins, recourir à des mélanges où ils existent en quantité prépondérante, ou simplement suffisante. Au bleu de radium, on emploie le chlorure de baryum radifère, c’est-à-dire chargé de radium ; — et, de même, les sels de thorium, plus ou moins riches en actinium, tiennent lieu de ce métal lui-même.

Disons tout de suite que l’influence de la matière radio-active se fait sentir à distance, de deux manières. D’abord et surtout par une action qui procède en ligne droite, c’est-à-dire par un véritable rayonnement, — car, le mot, il faut bien se le rappeler, ne désigne pas autre chose qu’une propagation rectiligne, et le rayon est la direction de propagation. L’effet photogénique sur la plaque sensible est de cette espèce. En supposant que le morceau de radium qui agit, soit assez petit, l’expérience apprend qu’il se comporte comme un point projetant. Si l’on interpose, en effet, entre lui et la plaque sensible une lame de plomb assez épaisse, de figure quelconque, la silhouette radiographique en sera reproduite avec une netteté géométrique, conformément aux règles de la production des ombres portées. L’émission de Becquerel est donc composée de véritables rayons. Ils sont, d’ailleurs, d’espèces diverses : ils forment un mélange hétérogène. Outre leur effet photogénique, ils en exercent d’autres, parmi lesquels il faut mettre en vedette, et hors de pair, l’effet de décharge des corps électrisés. Nous allons y revenir.

Avec l’extrême variété de ses manifestations, ce rayonnement ne résume pas encore tout ce qui émane du corps radio-actif. Il y a une autre émission par laquelle le corps communique sa radio-activité aux corps voisins. On peut l’appeler l’émanation radio-inductive ou l’émanation de Curie. Celle-ci ne s’étend pas en ligne droite ; ce n’est pas un rayonnement. Quelque chose s’échappe du radium, qui gagne de proche en proche, en suivant les particules d’air. Si le corps est placé dans un vase clos, tous les points de l’espace qui l’entoure et tous les objets qui y sont contenus sont lentement et successivement atteints. Les choses se passent comme si le corps radio-actif émettait un gaz ou une vapeur diffusant dans tout l’espace qui leur est offert, et, comme si tout point touché par ce gaz ou cette vapeur acquérait la radioactivité. On peut encore comparer cette émission au mode de propagation de la chaleur par conduction, en l’opposant au mode par rayonnement. Les rayons de Becquerel correspondraient, dans cette manière de voir, à la chaleur rayonnante ; l’émanation de Curie à la propagation par conduction de proche en proche, Toujours est-il que ce cheminement n’a pas lieu dans le vide et que le phénomène d’induction ne s’y produit pas. Le cheminement n’a pas lieu non plus à travers des lames minces de verre ou de mica. En général, la propagation (ne se fait pas à travers les corps solides, — et c’est là une différence avec la conduction du calorique.

Hors ces cas, il est permis de dire que tous les corps deviennent radio-actifs. Il suffit de les enfermer dans un vase de forme quelconque avec un sel de radium solide’ ou avec sa solution. Dans ces conditions, certains d’entre eux deviennent même lumineux : les corps fluorescens et phosphorescens s’illuminent lorsqu’ils sont ainsi placés dans une enceinte activante.

MM. Curie et Debierne ont réalisé, en utilisant cette émanation d’induction, de très belles et très curieuses expériences. Imaginons deux ballons placés dans deux pièces différentes — et communiquant entre eux par un tube transversal (fût-il capillaire) qui traverserait la cloison. L’ensemble des deux vases et du tube forme une enceinte close, activante. Dans l’un des ballons, on a mis quelques milligrammes de radium ; dans l’autre, on a déposé une substance phosphorescente, du sulfure de zinc par exemple. Celui-ci devient extrêmement brillant, et cet éclat lumineux, qui, vu la forme du récipient, ne peut provenir de la radiation rectiligne du radium enfermé dans le deuxième ballon, se maintient aussi longtemps que subsiste la communication des deux ballons entre eux.


III

Revenons au rayonnement vrai des corps radio-actifs pour en indiquer quelques caractères essentiels.

Les rayons de Becquerel agissent sur la plaque photographique et déchargent les corps électrisés. C’est au moyen de ces deux caractères qu’on les décèle et que l’on apprécie leur intensité. Ils rendent lumineux les corps fluorescens comme le platinocyanure de baryum : d’où un troisième moyen de les reconnaître. Ils peuvent même rendre lumineux le corps qui les émet ; et c’est précisément le cas du radium. Le radium est donc lumineux : il l’est spontanément, il l’est toujours. Cette lumière qui ne s’éteint jamais, qui ne semble même pas s’affaiblir, et que, cependant, rien n’entretient, a quelque chose de troublant et de déconcertant pour nos habitudes d’esprit. Qu’est-ce qui excite cette illumination ? Qu’est-ce qui l’alimente ? Rien d’appréciable. Notre éducation scientifique nous a appris à voir partout des phénomènes provoqués, et celui-ci paraît être spontané. Nous savons que toute dépense d’énergie doit être couverte par une recette correspondante ; et, dans le cas présent, la dépense d’énergie lumineuse n’est balancée par aucun apport. Des échantillons de radium, conservés à l’obscurité à une température fixe, et, par conséquent, à l’abri de toute espèce de radiation ou d’excitation étrangère, continuent, pendant des années, à briller d’un éclat invariable. Cet éclat sans doute est faible ; il l’est surtout chez certains composés du radium, tels que le sulfate et le carbonate ; il l’est moins pour le bromure et le chlorure. Le paradoxe n’en subsiste pas moins.

D’autre part, cette illumination perpétuelle n’est qu’un des signes et qu’une des manifestations visibles de l’activité rayonnante de la substance. Celle-ci, sous toutes ses formes, est donc spontanée et permanente. Quel que soit le mode d’activité que l’on envisage, la difficulté de tous les côtés est la même. La masse radio-active, par exemple, agit sur la plaque sensible et exerce une action chimique qui entraîne une dépense. Après plusieurs années, en ce qui concerne l’uranium, M. H. Becquerel n’a point constaté d’affaiblissement dans la propriété photogénique. A moins de mettre en question les fondemens mêmes de la physique, il fallait trouver ici, à défaut d’une récupération de matière ou d’énergie, un déficit, sous l’un ou l’autre rapport : et c’est, en effet, ce que l’on a trouvé, ainsi que nous allons le voir.

Un autre caractère du rayonnement de Becquerel, c’est de constituer une propriété atomique. S. et P. Curie ont particulièrement insisté sur cette vue, et c’est en définitive sur elle qu’ils se sont appuyés pour entreprendre la recherche des différens corps radio-actifs. On admet, dans cette manière de voir, que la radio-activité — avec tous ses aspects — appartient à l’atome et qu’elle lui est liée en grandeur. L’atome d’uranium, par exemple, possède une radio-activité d’une grandeur déterminée qu’il transporte avec lui dans tous les composés chimiques où il entre. Cette propriété tenace le suit partout : elle ne se laisse pas détruire ou diminuer dans les réactions chimiques, pas plus que l’atome lui-même ne s’y laisse entamer.

Il fallait vérifier cette vue, avant d’en éprouver l’efficacité. Et d’abord, il était donc nécessaire d’être en état d’apprécier le degré de radioactivité que présente un corps, d’en mesurer la grandeur. On s’est adressé à l’un des effets produits par le corps radio-actif, à celui qui est le plus constant et qui se prête le mieux à la mesure — à savoir, la propriété de décharger les corps électrisés soumis à son rayonnement.

Le mécanisme de cette décharge est profondément intéressant et il présente une grande importance, soit au point de vue théorique, soit au point de vue pratique. Nous n’avons pas ici la place nécessaire pour y insister. Disons seulement que la propriété appartient à toutes les radiations nouvelles, rayons cathodiques, rayons de Röntgen et rayons de Becquerel ; que l’action n’est pas directe ; que ces rayons agissent sur l’air ambiant ; qu’ils le rendent conducteur et capable de laisser écouler l’électricité. Comme dans le cas de l’électrolyse des solutions, ce résultat est obtenu par la formation d’ions, c’est-à-dire par ionisation.

Or, cette action dissipatrice est susceptible de mesure ; une telle mesure, à son tour, fournit une évaluation de la puissance radioactive.

On a constaté ainsi que les composés de l’uranium et ceux du thorium sont radio-actifs en proportion des quantités de ces deux métaux qu’ils contiennent. Les sels sont moins actifs que les métaux ; l’énergie due au métal est comme diluée par la présence des autres éléments inertes. Or, la pechblende (minerai d’urane) fut trouvée 4 fois plus active que l’uranium métallique. D’où la conclusion qu’elle devait contenir un corps étranger plus énergique que l’uranium. On a employé des procédés chimiques pour l’en séparer, en remarquant, d’une façon générale, que les précipités étaient ordinairement plus actifs que les solutions d’où ils sortent. Et enfin, on est arrivé à recueillir les trois métaux actifs, ou plutôt les sels de ces trois métaux, à l’état plus ou moins pur. Ces substances, qui sont jusqu’à cent mille fois plus énergiques que l’uranium, ont permis d’étudier des phénomènes dont la recherche eût été impossible avec les composés uraniques dont on disposait jusque-là.


IV

Il a fallu tout un long travail expérimental pour analyser convenablement les rayons de Becquerel et en démêler la complexité. On peut s’épargner l’examen de cette œuvre, d’ailleurs fort intéressante en elle-même, mais dont le résultat seul nous importe. On connaîtra donc parfaitement le rayonnement des matières radio-actives en se rappelant qu’il est composé précisément de rayons cathodiques et de rayons de Röntgen, primaires et secondaires.

Ces diverses espèces de rayons possèdent des propriétés communes[3]. Et d’abord, il importe d’indiquer un caractère négatif, mais qui présente un haut intérêt parce qu’il différencie l’ensemble de la radiation de Becquerel de la radiation lumineuse ; c’est, à savoir, qu’aucun de ces rayons ne subit la réflexion, la réfraction, non plus que la diffraction, ni la polarisation. Parmi les caractères positifs, la propriété de conduction qu’ils confèrent aux gaz et l’action photogénique, bien marquée chez tous, méritent la première place. Le pouvoir de pénétration est très variable et présente une série de valeurs graduées. Tous ces rayons provoquent la fluorescence ; mais la luminosité spontanée n’appartient guère qu’au seul radium. De plus, ils sont capables d’exercer des actions chimiques diverses : coloration du sel gemme, des sels alcalins, du verre et de la porcelaine en brun ou en violet, suivant la nature de ces corps. Tous favorisent la condensation sous forme de nuage de la vapeur d’eau sursaturée. Enfin, ils diminuent la distance explosive des conducteurs chargés, c’est-à-dire qu’en définitive, ils facilitent le passage de l’étincelle dans l’air.

Venons-en maintenant aux caractères différentiels.

Les rayons de Becquerel, émis par ces corps, sont quelque chose de très complexe et de très hétérogène. Il faut y distinguer, comme dans une faune et une flore abondante, des genres et des espèces. On peut les ranger en deux grandes catégories : ceux qui sont déviables par l’aimant et ceux qui ne sont point déviables. Les premiers sont identiques à des rayons cathodiques ; les autres plus ou moins analogues à des rayons de Röntgen (rayons X), primaires ou secondaires.

Le faisceau déviable, cathodique, a été reconnu et démêlé dans l’émission radio-active, à peu près en même temps, en France et en Allemagne, par MM. Henri Becquerel, Giesel, S. Meyer et E. V. Schweidler. Il n’y avait qu’à répéter les épreuves exécutées par Birkeland à l’occasion de l’étude propre des rayons cathodiques. Mais ici, elles prennent un caractère de simplicité et d’élégance extrêmes.

Le corps agissant, radium ou polonium, est placé dans une auge en plomb, profonde et assez épaisse pour arrêter toutes les radiations, et ne laisser subsister que celles qui s’échappent par l’orifice ménagé à la partie supérieure. Le bloc est posé sur le bord d’une plaque photographique et soumis à l’action d’un aimant donnant un champ magnétique uniforme, horizontal, normal au plan de symétrie de l’auge. L’émission cathodique constitue un faisceau vertical avant que l’aimant soit excité. Dès que celui-ci est mis en action, ces rayons ascendans, rigides jusque-là, fléchissent comme des épis de blé sous le vent qui les balaye. Ils se courbent à un degré extrême, et, contournant le bord de la plaque, viennent impressionner celle-ci par le dessous. Ils ont décrit un cercle complet pour regagner leur point de départ. On s’en assure en interposant sur ce trajet des écrans sur lesquels ils laissent leur trace. M. Becquerel a étudié ces trajectoires, dont le rayon est inversement proportionnel à l’intensité du champ.

Ce faisceau cathodique n’est d’ailleurs pas homogène. Il comprend, comme tous les faisceaux cathodiques, de quelque origine qu’ils soient, étudiés jusqu’ici, des rayons de vitesses inégales, dont la succession régulière forme un véritable spectre magnétique. Leur puissance de pénétration varie comme leur vitesse. Les plus rapides sont les plus pénétrans et aussi les moins déviés, par la raison que leur élan leur permet de mieux résister à l’influence de l’aimant. De plus, ils sont les moins actifs, en ce sens qu’ils n’exercent que des effets physiques et chimiques faibles ; et cela se conçoit encore puisqu’ils traversent sans arrêt et absorption suffisante les champs d’action photogénique ou chimique. Ces mêmes rayons cathodiques sont chargés d’électricité négative : S. et P. Curie ont mis cette électrisation en évidence, comme J. Perrin l’avait fait pour le faisceau de l’ampoule de Crookes. Le polonium ne paraît pas fournir de rayons de ce genre.

Les rayons non déviables par l’aimant forment une seconde catégorie, et celle-ci elle-même est fort hétérogène. Dans son ensemble, c’est une émission assez semblable à celle des rayons X. Mais l’on peut y distinguer deux ordres de radiations composantes : les unes très absorbables, les autres très pénétrantes. Les radiations très absorbables sont, conséquemment, très actives photogéniquement. Elles traversent une lame mince d’aluminium ; mais une feuille de papier noir suffit à les arrêter, elles n’engendrent que très peu de radiations secondaires. La plus grande partie de la radiation du polonium est de cette espèce.

Le second groupe non déviable comprend des rayons extrêmement pénétrans que M. Villand a bien étudiés. Ils sont capables de traverser une assez grande épaisseur du métal opaque par excellence, le plomb, et plusieurs lames superposées de verre, autre barrière très résistante. Ils sont abondans dans l’émission de l’uranium et celle du radium. Ils donnent naissance, facilement, à des rayons secondaires analogues à ceux de M. Sagnac.

C’est précisément cette production possible de rayons secondaires qui rend si difficile l’analyse du rayonnement de Becquerel. On ne sait pas si toutes ces radiations, qu’une expérimentation subtile parvient à déceler, sont simultanées, indépendantes et contemporaines, ou si quelques-unes sont engendrées par les autres.

Quant à l’énergie totale mise en jeu dans ces phénomènes, elle a pu être évaluée, au moins pour la partie déviable de la radiation. En mesurant, en premier lieu, la déviation magnétique produite par un aimant connu, en second lieu, la déviation électrostatique, provoquée par une charge déterminée, on a pu avoir une idée de la grandeur de l’énergie mise en jeu et dépensée dans le rayonnement du radium. Cette perte, pour une couche de matière de 0cm, 2 d’épaisseur et de 1cq de surface, a été trouvée égale à 5 unités C. G. S, c’est-à-dire à quelques dix millionièmes de Watt. À ce jeu, il faudrait un milliard d’années pour que la perte de masse due à la matière transportée devienne appréciable à nos instrumens de mesure. Et c’est ainsi, dans la perte d’une quantité très faible de matière et d’énergie, que se résout le paradoxe posé par la permanence du rayonnement des corps radioactifs.


A. DASTRE.

  1. M. Villard a montré que le bismuth lui-même (gros poids atomique, 207,5) pouvait être rendu radio-actif, s’il est placé en opposition à la cathode, dans le tube de Crookes.
  2. Il est aussi très remarquable que la matière radio-active suive, presque toujours, les précipitas que l’on détermine dans les solutions qui la contiennent.
  3. Les nouvelles radiations. Rayons cathodiques et rayons de Röntgen. Revue du 1er décembre 1901.