Revue scientifique - La question du pain

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REVUE SCIENTIFIQUE



LA QUESTION DU PAIN





Si l’on veut bien me le permettre, je placerai sous l’égide de Molière la pensée qui me guide en abordant aujourd’hui la grande, la passionnante, l’angoissante question du pain.

Lorsque le bonhomme Chrysale criait à ses pimbêches :

Je vis de bonne soupe et non de beau langage,

elles considéraient sans doute, et avec elles beaucoup de spectateurs, qu’il disait une grosse sottise, tant l’habitude de trouver à portée de la main, dans « le plus riche pays de la terre, » tout ce qui est nécessaire à la vie, avait presque rendu indifférent à ce qui est précisément essentiel ; de même qu’à voir lever tous les jours le soleil, la plupart des gens ont fini par oublier que, sans lui, ils ne seraient pas là.

Il y a peu de jours, l’administration nous a invités à remplir un document hiéroglyphique dénommé « carte de pain » dont l’existence même, le texte et le caractère fournissent bien des sujets de méditation. Prenons-en le texte d’abord : il est tellement ésotérique que je sais des agrégés docteurs ès sciences qui ont renoncé, après de vains efforts, à le déchiffrer, et ont dû s’adresser pour cela au Champollion à manches de lustrine posté à cette fin au guichet de la prochaine mairie. Par là notre bureaucratie a voulu, je pense, nous montrer une fois de plus combien elle est habile pour compliquer les problèmes simples, ce qui évidemment compense un peu son incapacité de débrouiller ceux qui sont compliqués.

Un autre caractère de la « carte de pain » a beaucoup frappé tous ceux qui, audacieusement, essaient de risquer une légère projection de bon sens en ce domaine : c’est l’obligation pour chacun de ne s’approvisionner que chez un boulanger unique et d’avance désigné. Sans parler d’autres inconvéniens résultant des déplacemens continuels de tous les citoyens, on a réussi ainsi à supprimer d’avance entre les boulangers cette émulation, cette libre concurrence qui seule devait les obliger à donner à leur produit la meilleure qualité possible. À toutes les raisons inévitables que nous allons indiquer et qui ont un peu diminué déjà la qualité de notre pain quotidien, notre bureaucratie en a ajouté, — ou du moins voudrait en ajouter, car heureusement tout cela n’est pas encore appliqué, — une nouvelle très grave et qu’on eût pu et dû éviter. Les Allemands eux, ne sont pas tombés dans cette ornière lorsqu’ils ont établi leur carte de pain. Pourquoi donc cette sotte manie de ne pas vouloir les imiter, même lorsqu’ils font quelque chose de sage ?

Comme on s’est moqué de l’ennemi, lorsqu’il a, peu après le début de la guerre, établi chez lui une carte de pain ! Que d’esprit, de plaisans jeux de mots, de remarques railleuses nous avons décochés sur lui à ce sujet ? N’eût-il pas mieux valu éviter la débauche faite alors de ces projectiles fusans qui nous retombent aujourd’hui sur le nez ? Mais c’est assez récriminer ; la leçon de prudence et de modestie se dégage assez fortement de tout cela pour que, sans y insister, je puisse maintenant entrer sans plus dans le corps de mon sujet.

Le pain constitue l’aliment le plus important pour les populations européennes. Mais, de toutes, c’est la population française qui en consomme proportionnellement le plus, et c’est pourquoi le problème du pain est encore plus important pour nous que pour nos Alliés et nos ennemis. Le pain entre pour près de 70 pour 100 dans la nourriture de la majorité du peuple français. Ceci veut dire non pas qu’il constitue 70 pour 100 du poids d’alimens que nous consommons, — car le rendement utile des divers alimens est très variable, — mais cela veut dire que le pain contribue pour près de 70 pour 100 aux 2 500 calories journalières qui sont en moyenne apportées à chacun de nous par les alimens, et qui servent à entretenir la température du corps et des diverses fonctions organiques. Je rappelle, entre parenthèses, que la calorie est la quantité de chaleur nécessaire pour élever d’un degré la température d’un litre d’eau. En étant gros mangeur de pain, le Français est d’ailleurs conduit par un très sage instinct, puisque le prix d’un nombre donné de calories alimentaires est actuellement, en France, si elles sont fournies par du pain, de 2 à 3 fois moins élevé que si elles proviennent de légumes, de pommes de terre par exemple, et de 5 à 10 fois moins élevé que si on les demande à la viande. En ne se nourrissant que de viande (pour schématiser ma démonstration, je fais là une hypothèse qui est d’ailleurs irréalisable pour des raisons sur lesquelles je reviendrai dans ma prochaine chronique) on dépenserait donc de 5 à 10 fois plus qu’en ne se nourrissant que de pain.

Ces chiffres montrent donc, d’une part, que le pain est notre aliment primordial, d’autre part, qu’il est bon qu’il en soit ainsi.

En temps de paix, et dans les années qui ont précédé 1914, pour satisfaire à son énorme consommation de pain, la France avait besoin d’environ 92 millions de quintaux de blé, dont elle produisait elle-même à peu près 86 millions. La très faible différence de 6 millions de quintaux nous était fournie par l’importation. La France était, avec la Russie, la seule des grandes nations européennes qui pût, au point de vue du blé, se suffire à peu près à elle-même.

Cette situation a malheureusement cessé. En 1915 la France n’a produit que 60 millions de quintaux de blé, en 1916, 58 millions, et d’après des renseignemens récens, la production de 1917 atteint à peine 40 millions de quintaux, soit moins de la moitié de la quantité nécessaire d’après les données de naguère.

Il n’entre point dans mon sujet d’examiner les causes de ce grave déficit, sur certaines desquelles j’ai déjà attiré l’attention ici même, prêchant un peu dans le désert, il y a deux ans : diminution de la surface cultivable (à cause de l’invasion des riches départemens du Nord) et cultivée, à cause du manque de main-d’œuvre et de prévoyance dans son remplacement par la motoculture ; diminution du rendement à l’hectare provenant notamment du manque d’engrais, et passé de 18 quintaux à l’hectare en temps normal, à 11 en 1916, alors que ce rendement moyen était pourtant déjà en temps de paix très inférieur à sa valeur en Allemagne et surtout en Danemark. À cette cause de déficit, il en faut ajouter d’autres qu’on eût pu éviter encore plus facilement, si on avait mieux prévu, c’est-à-dire mieux gouverné : principalement le prix du blé qu’on a maintenu obligatoirement très bas, alors que le prix de toutes choses augmentait, si bien que, d’une part, les paysans ont trouvé leur avantage à remplacer la culture du blé par d’autres plus rémunératrices, et que, d’autre part, le peu de blé qu’il leur restait a été souvent employé par eux à la nourriture du bétail, parce qu’ils pouvaient vendre plus cher les autres céréales et produits destinés normalement à cet usage. On s’est décidé, — mieux vaut tard que jamais, mais mieux encore eût valu plus tôt, — à faire ici un récent progrès en fixant à 60 francs le prix du blé de 1918. Ce prix est encore de beaucoup inférieur à celui auquel revient le blé américain rendu à nos ports. C’est par suite d’un phénomène analogue que les disponibilités exotiques en froment ont été déficitaires cette année, les agriculteurs en Argentine, par exemple, ayant souvent préféré laisser manger leur blé en herbe par le bétail dont ils tiraient un bénéfice plus élevé.

À toutes ces raisons de déficit, il faut ajouter le gaspillage du pain aux armées et dans les corps de troupes de l’intérieur, dont tous ceux qui sont soldats ont été souvent scandalisés et qu’un peu d’organisation et des mesures stimulatrices très faciles à imaginer auraient pu et pourraient encore diminuer beaucoup.

Tel est l’aspect actuellement assez inquiétant du problème de notre approvisionnement en blé : je n’ai pas le désir de montrer aujourd’hui comment on devrait en améliorer la solution en intensifiant la production qui ne court aucun risque, bien plus qu’en comptant sur l’importation de plus en plus aléatoire.

C’est un autre aspect de la question que je voudrais aujourd’hui examiner, et qui est celui-ci : Étant donné la quantité limitée de blé dont nous disposons, quelle est la meilleure manière d’en tirer parti, d’en obtenir le rendement le plus profitable ? Quel est le meilleur mode de placement de notre capital-blé, étant donné que ce capital a beaucoup diminué ? Ne peut-on pas en quelque manière compenser sa diminution quantitative par une amélioration qualitative de son usage ? Quelle est en un mot la manière de tirer d’une quantité limitée de blé le plus possible de nourriture utile au pays ?

Afin précisément de compenser en partie la diminution de notre provision de blé, des mesures législatives et gouvernementales ont, à diverses reprises depuis la guerre, réglementé d’une manière de plus en plus sévère le taux de blutage des farines. Je m’explique d’abord sur ce mot, mot technique, naguère banni des conversations mondaines même les plus averties, que plus d’un lettré ignorait sans doute, et qui est en passe de devenir un des mots essentiels de la langue en tant qu’elle exprime nos pensées dominantes.

Le blé broyé en fines particules entre les meules ou les cylindres de la meunerie peut fournir différentes espèces de farines suivant que les diverses parties qui constituent le grain de froment y entrent en proportions différentes, en totalité ou en partie.

Le grain de blé est constitué schématiquement de la façon suivante : une partie centrale, l’amande farineuse constituée surtout par de l’amidon, dont le broyage fournit de la farine blanche et très fine ; une partie périphérique entourant cette amande, formée de cellules à aleurone et renfermant surtout des substances azotées ; dans une partie excentrique de cette couche de cellules à aleurone se trouve le germe ou embryon du grain de blé qui contient, outre de l’amidon et de la cellulose, des matières minérales et des matières grasses à propriétés excitantes pour l’intestin ; enfin tout le grain est entouré d’une enveloppe de cellulose qui est, comme on sait, une substance complètement indigeste à l’homme.

Les opérations de la meunerie ont pour but d’une part de pulvériser l’amande farineuse du grain de blé, d’autre part de séparer plus ou moins bien la farine ainsi obtenue des débris, également pulvérisés dans l’opération, des enveloppes du grain. On estime en général que l’amande farineuse de celui-ci représente environ 83 pour 100 en moyenne du poids total du grain. À la vérité, les auteurs ne sont pas particulièrement d’accord sur ce point, les uns adoptant plutôt le chiffre 80 pour 100, d’autres celui de 85 pour 100. Adoptons donc le chiffre moyen de 83 pour 100. Si la meunerie pouvait séparer rigoureusement les diverses couches du grain, on pourrait obtenir de la farine blanche à 83 pour 100 ; mais cet idéal n’est pas réalisable parce que la meunerie pulvérise à la fois et simultanément l’amande et les enveloppes ; certes les enveloppes fournissent en moyenne des particules plus grosses que l’amande sous un broyage donné, mais il n’en est pas moins vrai que si on les sépare les unes des autres en les tamisant, comme on fait dans les minoteries, la farine blanche contient toujours quelques fragmens d’enveloppes et les « issues, » c’est-à-dire ce qu’on a séparé de la farine, contiennent parallèlement quelques particules de farine.

Or, la farine blanche est parfaitement digérée ; les « issues » ne le sont qu’imparfaitement, et d’autant moins qu’elles sont constituées plus exclusivement par les couches extérieures du grain très riches en celluloses et qui, pulvérisées, s’appellent les « sons. » — Et la question se pose alors : de cent kilogs de blé, combien faut-il extraire de farine et combien d’issues ? Ces issues, ces sons ne sont pas jetés d’ailleurs et contribuent pour une très large part à la nourriture du bétail.

Autrement dit, et pour parler le langage des spécialistes, à quel taux faut-il bluter la farine, ce que les appareils de meunerie moderne permettent d’ailleurs de régler à volonté ?

Avant la guerre, la farine à pain blanc ordinaire était blutée à 70 p. 100 environ, c’est-à-dire que de 100 kilogs de blé on extrayait 70 kilogs de farine et 30 kilogs d’issues destinées aux animaux. Cette farine était très blanche, car elle ne contenait pour ainsi dire que des parcelles de l’amande.

Le 16 octobre 1915, une loi a obligé les meuniers à ne vendre qu’une seule qualité de farines blutés à 74 p. 100. D’autres lois sont intervenues ensuite portant ce taux à 77 p. 100 le 25 avril 1916, puis à 80 p. 100, 29 juillet 1916. Enfin est survenu le fameux décret du 3 mai 1917 pris par M. Viollette, alors ministre du ravitaillement, décret qui est cause de toutes les discussions actuelles et qui portait uniformément à 85 p. 100 le taux du blutage imposé à tous les meuniers, c’est-à-dire qui les obligeait à extraire de 100 kilogs de blé à eux fournis, 85 kilogs de farine. Une décision récente de la Cour de Cassation qui remet tout en question vient d’ailleurs d’enlever toute valeur légale à ce décret.

Mais, me dira-t-on, quel peut être l’intérêt pratique de ces petites différences, et y a-t-il là de quoi justifier toute l’agitation passionnée qu’elles ont créée dans les sociétés savantes, à la Chambre et jusque dans le public ? Un mot suffira pour répondre à cette question : si la France dispose l’année prochaine de 60 millions de quintaux de blé (en admettant que 20 millions importés pourront s’ajouter aux 40 millions de la récolte), c’est près de dix millions de quintaux de pain en plus qu’on aura gagné en passant du blutage à 70 au blutage à 85 p. 100.

Plus on augmente le taux du blutage, plus on augmente, — et de quantités énormes par chaque fraction centésimale de blutage, — la quantité disponible de farine panifiable. Si toutes les farines, quel que soit leur taux de blutage, fournissaient des résultats identiques pour l’alimentation du pays en pain, il est évident qu’il n’y aurait aucune raison pour ne pas souhaiter l’emploi de blutages de plus en plus élevés, puisque la quantité de pain produite en est augmentée. Mais tous ces pains ne se valent pas, et c’est de là précisément qu’ont surgi toutes les discussions actuelles entre physiologistes, meuniers, boulangers, médecins, discussions dont je voudrais maintenant indiquer l’état présent et que le public suit passionnément, parce que la qualité et la quantité (je devrais dire peut-être la quotité) de son pain quotidien en dépendent.


Une première chose est certaine, c’est que la nation avait très bien accueilli toutes les augmentations successives de blutage jusqu’au 3 mai dernier. Le pain à 80 pour 100 qu’on nous servait alors était généralement considéré comme excellent, et c’est à peine si on remarquait sa couleur un peu moins blanche, un peu plus bise, plus grise que celle du pain d’avant. Au contraire, dès qu’à la suite du fameux décret lancé à la date précitée, le blutage a été porté à 85 p. 100, ç’a été le fameux pain que nous avons tous connu depuis cette époque, et dont, surtout au début, beaucoup de gens se sont plaints amèrement, tant au point de vue du goût que des effets pathologiques qu’on lui attribuait.

Mais avant d’aller plus loin et de rechercher si ces griefs étaient fondés, et si on peut y remédier ou s’il vaut mieux revenir aux pratiques antérieures, une remarque préliminaire s’impose : ce qui a peut-être le plus mécontenté les consommateurs depuis l’été dernier, ce n’a pas été tant la qualité généralement médiocre du pain que la variabilité déconcertante de cette qualité. Il arrivait et il arrive encore, quoique un peu moins, que le pain soit bon ou mauvais, acide ou agréable, léger ou indigeste, suivant qu’on le prend dans une boulangerie ou dans une autre, ou même, selon le jour, chez le même boulanger, et surtout selon les régions de la France dans lesquelles on se trouve.

Cette variabilité, en apparence capricieuse, était bien faite pour choquer la population française, pour qui l’égalité devant les petits sacrifices qu’exige la guerre est une des choses les plus chères.

Or, la cause de tout cela était précisément, — chose paradoxale, — le décret du 3 mai, qui avait pour but d’obtenir un pain uniforme et qui avait fixé pour le blutage de toutes les farines le taux unique de 85 pour 100.

C’était aller justement contre l’objet qu’on se proposait, car on n’avait oublié qu’une chose : c’est que 100 kilos de blé ne contiennent pas toujours la même, proportion de farine et de son. Cela dépend d’abord de l’épaisseur de l’enveloppe qui varie suivant le pays d’origine du froment ; cela dépend aussi de la forme même du grain, car il est clair que les grains ronds contiennent proportionnellement plus de farine que les grains allongés, même si l’enveloppe a la même épaisseur. Cela résulte de cette propriété géométrique bien connue que, de tous les corps, la sphère est celui qui a par rapport à sa surface, le plus grand volume.

C’est ainsi que les blés à grosse enveloppe et de forme allongée (genre Plata) donnent, même si on ne les blute qu’à 80 pour 100, une farine moins blanche que les blés ronds à enveloppe mince (comme ceux qui viennent d’Australie et des Indes), blutés même à 85 p. 100. Les provinces, comme le Bordelais, qui avaient reçu des blés de cette dernière catégorie ont donc eu du pain très supérieur à celles qui avaient reçu du blé de la première, précisément parce que le blutage était le même. En effet, il n’est aujourd’hui contesté par personne que, plus le pain contient de son, plus il prend facilement un goût acide et désagréable, que cette acidité soit d’ailleurs produite par les impuretés que porte la surface extérieure du grain, par les fermens diastasiques que contiennent les cellules à aleurone de l’enveloppe, ou par les deux causes à la fois.

Il y a une autre raison encore à cette variabilité du pain : un grand nombre des blés fournis aux meuniers contenaient, au moment de la soudure, des corps étrangers (en particulier des graines variées, ivraie, nielle, etc.) Or, ces graines étrangères sont à peu près totalement éliminées dans les opérations de la meunerie. Il n’en reste pas moins que, si on oblige un meunier à extraire 85 kilogs de farine de 100 kilogs de blé contenant, par exemple, 12 pour 100 d’impuretés, il sera obligé d’ajouter une quantité accrue de sons, sous peine d’enfreindre le décret ministériel, et il blutera en réalité à 97 pour 100. Le pain obtenu ainsi contiendra donc beaucoup trop de substances indigestes et génératrices d’acidité.

Or, tel a été précisément le cas d’une partie des farines fournies pendant plusieurs semaines à la région parisienne.

Ainsi on est amené logiquement à cette conclusion à laquelle, tout récemment, à la Chambre, s’est rallié M. Long, le nouveau ministre du ravitaillement : que l’uniformité du taux du blutage est une erreur et qu’il faut, si l’on veut fournir au pays un pain de qualité uniforme et contenant la même proportion de son, établir au contraire des blutages variables, selon la qualité des blés fournis à la meunerie. Il doit être entendu d’ailleurs que ces blés doivent être nettoyés, propres, exempts de tous corps étrangers, les seuls qui puissent être additionnés à la farine étant éventuellement les succédanés acceptables du blé, comme le maïs et le riz, dont la production et le transport rencontrent d’ailleurs les mêmes difficultés que ceux du froment.

Enfin, je ne saurais passer sous silence une troisième cause de la variabilité constatée de la qualité du pain : quelques boulangers, heureusement très rares, ont tamisé les farines qui leur étaient fournies et obtenu ainsi, d’une part, de la farine plus blanche destinée à des restaurans privilégiés ou à la pâtisserie, d’autre part de la farine destinée au pain du reste de la clientèle et qui se trouvait ainsi blutée à beaucoup plus de 85 pour 100. Ces fraudes exceptionnelles peuvent être d’ailleurs facilement démasquées.

Étant donc entendu que les blutages doivent être variables, tout en oscillant autour d’un certain taux moyen, ce blutage moyen doit-il être de 85 pour 100, comme le voulait M. Viollette, ou doit-il être amené à 80 pour 100 ? Ceci est une autre question et fort délicate.

Les discussions, les expériences, les calculs auxquels elle a donné et donne encore lieu, au sein des diverses compagnies savantes, et notamment de l’Académie de médecine, et de cette institution ! si utile et encore trop ignorée qui s’appelle la Société d’Hygiène alimentaire, sont véritablement passionnantes, autant au point de vue pratique qu’au point de vue de la science pure. Et que peut-il y avoir de plus digne d’intérêt, que les choses qui touchent ainsi à la fois à ces deux pôles de la connaissance ?

Cette controverse d’ailleurs n’est pas neuve. Il y a bien longtemps déjà qu’elle créa contre Parmentier et Sage des polémiques non exemptes d’acidité (il y a toujours de l’acidité en cette affaire). — Si cette dispute rebondit à nouveau sur le tremplin de l’actualité, c’est qu’elle peut, dans une large mesure, influer sur l’issue même de la guerre ; c’est aussi que des expériences et des calculs très récens permettent de l’aborder avec plus de précision.

D’abord, une erreur assez communément répandue, même parmi les spécialistes, a été rectifiée. Il y a peu de jours encore, M. Cornu, secrétaire général de l’Association nationale de la Meunerie, écrivait, dans une étude par ailleurs fort intéressante, que « si la population française consommait du pain bis au lieu de pain blanc, elle devrait, pour obtenir le même rendement alimentaire, consommer au minimum sept millions de quintaux de plus. » Or, il est prouvé que c’est là une opinion manifestement erronée.

Cela a été établi avec une force particulière par M. le professeur Lapicque, en partant des résultats des expériences très récentes du physiologiste américain Snyder.

Ces expériences, sur lesquelles je ne puis, faute d’espace, donner des détails techniques, établissent, d’une part, qu’à mesure qu’on élève le taux de blutage, le pouvoir nutritif d’un poids donné de pain, c’est-à-dire le nombre de calories utilisées fourni, diminue ; d’autre part, que la quantité de pain fournie par un poids donné de blé augmente tellement avec le taux du blutage, qu’en dépit de la constatation précédente, elle suffit à compenser, et au-delà, la diminution de pouvoir nutritif par unité ; finalement donc, la quantité de calories fournies à l’homme par tout le pain qu’on peut tirer de 100 kilos de blé est plus grande, si ce blé est à blutage élevé. — D’après cela, il y aurait a priori intérêt à utiliser le blé à 100 pour 100 de blutage, c’est-à-dire sans rejeter rien des issues de meunerie, du son.

Or, on ne le fait pas, et personne ne propose de le faire. Pourquoi ? C’est que les blutages très élevés présentent d’autre part certains inconvénient dont nous allons parler, et sur lesquels les partisans des blutages ne dépassant pas 80 pour 100 ne manquent pas d’insister :

1° La conclusion qu’on peut tirer des expériences de Snyder relatives au meilleur rendement alimentaire des blés, lorsqu’on les blute à un taux élevé, ne serait rigoureusement juste que si on utilisait aussi bien (pour prendre les chiffres sur lesquels on discute) le pain à 85 pour 100 que le pain à 80 pour 100. Or, il semble bien que tel n’est pas le cas : en particulier, il semble qu’on gaspille et surtout qu’on ait gaspillé cet été beaucoup plus le premier. Dans certains quartiers de Paris, les ordures ménagères contenaient, il y a peu de temps, en moyenne jusqu’à 6 pour 100 du nouveau pain ; un autre indice de ce gaspillage a été cherché dans le fait que le commerce des croûtons de pain destiné aux animaux est devenu beaucoup plus florissant, en particulier dans les environs de Paris où le son manquait ;

2° Les adversaires des blutages élevés se sont demandé si le petit bénéfice énergétique fourni par ces blutages n’est pas contre-balancé par le travail plus considérable que l’intestin doit fournir pour éliminer les résidus considérablement accrus de la digestion et qui, lorsqu’on passe du pain à 80 pour 100 au pain à 85 pour 100, ont un volume quadruplé. M. le professeur Gabriel Bertrand, en particulier, a fait sur ce sujet une intéressante communication à l’Académie des Sciences. Malheureusement, il faut convenir que les données expérimentales manquent qui permettraient de faire sur ce point un bilan numérique et de prononcer à cet égard ; la question n’en est pas moins posée avec toutes ses conséquences ;

3° Enfin, on a objecté que les millions de quintaux de son que l’on récupérerait en revenant à un blutage plus faible sont utiles à l’alimentation du bétail et seront plus nécessaires s’ils sont mangés par lui que par nous, parce que les ruminans digèrent et assimilent le son et les cellules à aleurone incomparablement plus et mieux que l’homme.

Les partisans du maintien à 85 pour 100 du blutage moyen du froment n’ont pas manqué de répondre à leur tour et sous diverses formes aux objections précédentes (dont la seconde d’ailleurs doit être laissée hors de discussion, faute de bases numériques d’appréciation), et ils l’ont fait d’une manière qui ne laisse pas d’être impressionnante :

Il est certain que les issues de la farine blutée à 80 pour 100 contiennent encore une bonne part de farine assimilable à l’homme et dont on récupère la plus grande partie en portant le taux d’extraction à 85 pour 100. En le poussant plus loin, on n’augmente guère le bénéfice car on finit par ne plus ajouter à la farine que des gros sons complètement inassimilés par l’homme et constitués uniquement de cellulose. Mieux vaut laisser ces gros sons aux animaux qui en tirent parti. Mais ne serait-ce pas folie de diminuer le blutage actuel sous prétexte de ne pas toucher à une des sources d’alimentation du bétail ? Les quantités importantes de farine blanche mêlée au son qu’on donnera ainsi aux animaux seront perdues pour l’homme, et est-il permis de mettre en balance sa nourriture et celle du cheptel, alors que d’une part chacun sait que notre alimentation peut sans inconvénient être beaucoup moins carnée (je reviendrai là-dessus dans ma prochaine chronique) ; alors qu’en outre les meilleurs rendemens en viande obtenus par l’élevage ne dépassent pas 20 pour 100, et qu’en définitive le ravitaillement carné est secondaire à côté du ravitaillement en pain, qui est capital ?

Reste la question du gaspillage du pain à 85 pour 100, qui est incontestable : elle est certainement liée au goût désagréable, à l’acidité fréquente du nouveau pain, qui le rend parfois tout à fait impropre à la préparation de cette soupe qui est la nourriture principale de nos paysans.

Cet aspect du problème a tout particulièrement attiré l’attention du professeur Lapicque et de son collaborateur le docteur Legendre ; ils ont senti que le maintien du taux de blutage moyen de 85 pour 100, dont l’utilité par ailleurs leur semblait certaine, n’était souhaitable et possible qu’à la condition de supprimer ces causes de gaspillage et de dégoût. Ils se sont donc proposé d’améliorer le goût du pain à 85 pour 100, en particulier d’en atténuer, d’en supprimer même l’acidité. Pour cela, ils se sont attaqués au problème de la panification elle-même, et leurs travaux à cet égard sont d’un haut intérêt.

Le procédé auquel ils sont parvenus finalement est aujourd’hui bien connu sous le nom de procédé à la chaux. Il consiste tout simplement à utiliser en boulangerie dans le travail des levains et de la pâte, au lieu d’eau ordinaire, de l’eau de chaux. Celle-ci est préparée par un procédé très simple et ne peut jamais contenir, étant donné la très faible solubilité de la chaux, plus de 1 pour 1000 de ce corps, c’est-à-dire une quantité parfaitement inoffensive pour l’organisme. Cette solution très diluée de chaux agit sur le pain comme un alcali, et, d’après les résultats publiés, en atténue et même en supprime l’acidité, et, d’autre part, en améliore la conservation. Il y a là assurément un progrès très intéressant ; leurs auteurs ont appelé « pain français » le pain ainsi obtenu, et quels que puissent être les résultats ultérieurs des expériences de longue haleine qui ne manqueront pas de rechercher quel est exactement le mode d’action microchimique de cette méthode nouvelle, elle constitue, à coup sûr, une contribution heureuse à la solution des problèmes alimentaires que nous pose la défense nationale.

Cela ne veut nullement dire d’ailleurs que le problème général posé ci-dessus puisse être considéré comme tout à fait résolu. Certes, si l’on veut conserver le blutage moyen au minimum de 80 pour 100, il n’est admissible qu’à la condition de rejoindre le procédé panificateur de MM. Lapicque et Legendre.

Mais même dans ces conditions, la question reste soumise au gouvernement et au gouvernement seul, — car elle englobe des contingences étrangères à la science pure, — de savoir si, étant donné l’état du cheptel, celui de nos cultures et de nos approvisionnemens, les prévisions politiques relatives à la durée et à la tournure prochaine de la guerre, il convient oui ou non de revenir à un taux moyen de blutage inférieur à 85.

A cet égard, la décision du gouvernement ne se trouvera ni liée ni préjugée par le décret du 3 mai 1917, puisqu’une décision prise il y a quelques jours par la Cour de Cassation indique que ce décret ne saurait avoir force de loi et entraîner des pénalités contre les meuniers qui s’en sont tenus au régime légal, antérieur, du blutage à 80.

Rien ne montre mieux l’importance de la décision qui sera prise, que cette remarque saisissante de M. Lapicque : si l’on arrivait à persuader aux États-Unis qu’ils ont intérêt à remplacer leur pain blanc actuel par du pain à 85 pour 100, cela rendrait disponible chez eux presque de quoi nourrir la France entière. Mais avons-nous vraiment les élémens nécessaires à cette démonstration ?


CHARLES NORDMANN.