Revue scientifique - Le Soleil et l’aimant terrestre

La bibliothèque libre.


REVUE SCIENTIFIQUE

LE SOLEIL ET L’AIMANT TERRESTRE


Le 22 et le 23 mars derniers et dans la nuit qui a séparé ces deux jours, ou a observé une série de phénomènes tout à fait étranges et qui, d’après les renseignements aujourd’hui centralisés, ont été constatés dans un grand nombre d’observatoires répartis sur toute la surface du globe terrestre.

Ces phénomènes bizarres observés simultanément étaient un orage magnétique d’une violence exceptionnelle, accompagné, dans la nuit du 22 au 23, d’une magnifique aurore boréale ; en autre, dans le même temps, l’écorce terrestre était parcourue par des courants électriques anormaux, des courants telluriques, comme on dit, qui rendaient précaires pendant quelques heures et perturbaient violemment la transmission des télégammes sur un grand nombre de câbles télégraphiques. À la même date, on constatait sur le soleil l’existence d’une tache d’une dimension extraordinaire, qui passait au méridien de cet astre le 22 mars.

Quel rapport, dira-t-on, y a-t-il entre cette tache qui, à 150 millions de kilomètres d’ici, déchire la photosphère éblouissante du soleil et les ennuis que peut éprouver la plus terre à terre de nos administrations dans la transmission de ses télégrammes qui, à ce qu’on croit communément, n’est guère affectée par le soleil qu’au point de vue de la loi des huit heures ?

Le rapport entre ces phénomènes disparates et éloignés est pourtant réel. Bien plus, tous les phénomènes que j’ai énumérés ci-dessus et qui ont coïncidé il y a quelques semaines sont étroitement interdépendants et sont gouvernés par le roi de toute vie terrestre : le soleil. C’est ce que je voudrais démontrer et expliquer aujourd’hui à mes lecteurs.

Mais auparavant un retour en arrière est nécessaire pour définir aussi clairement qu’il se pourra les phénomènes en question. Avant d’expliquer une chose, il faut la faire voir. Avant de montrer la lanterne magique, il faut allumer sa lanterne.

Une aiguille aimantée mobile sur un pivot prend spontanément la direction Nord-Sud, ou à peu près. Lorsqu’elle est suspendue à un fil par son centre de gravité, de manière qu’elle puisse se mouvoir en tous sens, elle s’incline en outre sur l’horizon, elle pique, si j’ose dire, du nez, de telle sorte que son extrémité Nord plonge vers la terre ; si les petites boussoles de bazar qui ont amusé notre enfance sont à peu près horizontales, c’est que le constructeur a compensé cette inclinaison de l’aiguille en rendant plus lourde son extrémité Sud, de façon à relever l’autre ; c’est en un mot que, dans les boussoles du commerce, le pivot d’agate sur lequel se trouve l’aiguille n’est pas au centre de gravité de celle-ci, mais au Nord de celui-ci.

La force qui donne à l’aiguille aimantée son orientation est-elle analogue à la pesanteur, par exemple, qui produit une traction, une translation, ou, comme on dit, une accélération, dans la direction où elle est appliquée ? Non. La force magnétique qui agit sur la boussole n’entraîne pas celle-ci, mais la fait seulement tourner. On l’a montré de mille manières, et notamment en déposant une aiguille aimantée sur un flotteur placé librement à la surface de l’eau. On constate que l’aiguille tourne sur elle-même jusqu’à ce qu’elle soit orientée, mais sans que le flotteur avance.

Le plan vertical dans lequel, en un lieu donné, se place spontanément une boussole librement suspendue, ou, — pour parler un langage moins précis en sa simplicité, — la direction que prend par rapport aux points cardinaux l’aiguille aimantée s’appelle le méridien magnétique du lieu. Il ne coïncide pas, en général, avec le méridien géographique, c’est-à-dire avec la direction Nord-Sud. Les pôles de l’aiguille au lieu de pointer exactement vers le Nord et le Sud s’écartent en général plus ou moins de cette direction et l’angle qui mesure cet écart s’appelle la déclinaison. On dit que la déclinaison est orientale ou occidentale selon que le pôle Nord de l’aiguille dévie à droite ou à gauche, c’est-à-dire vers l’Est ou vers l’Ouest du Nord vrai.

Quant à l’angle que l’aiguille suspendue par son centre de gravité forme avec la direction horizontale on l’appelle l’inclinaison du lieu.

La déclinaison, comme l’inclinaison varie d’un lieu à l’autre. Ainsi en France elle est actuellement et partout occidentale, c’est-à-dire que le pôle Nord de la boussole y est partout dirigé vers l’Ouest. À Paris, elle est d’environ 13 degrés, (c’est-à-dire environ la septième partie d’un angle droit). En Bretagne, elle est voisine de 16 degrés et dans les Alpes-Maritimes, de 10 degrés. Par où l’on voit que la déclinaison peut varier beaucoup d’un lieu à l’autre. À Pétrograde la déclinaison, qui va diminuant vers l’Est de l’Europe, est déjà orientale. À Tokio, elle est redevenue occidentale. Aux États-Unis, elle est selon les lieux occidentale ou orientale.

Pour l’inclinaison, elle est actuellement à Paris d’environ 65 degrés, c’est-à-dire que l’aiguille aimantée suspendue par son centre de gravité est inclinée vers le sol d’un angle égal à 2/3 d’angle droit. L’inclinaison varie beaucoup elle aussi d’un point à l’autre. D’une manière générale et à peu près l’inclinaison augmente à mesure qu’on s’approche des pôles de la terre. En certains points des régions polaires qu’on appelle les pôles magnétiques, l’inclinaison de l’aiguille est égale à 90 degrés, c’est-à-dire que l’aiguille est verticale. Dans certaines régions équatoriales l’inclinaison est nulle, c’est-à-dire que l’aiguille est horizontale.

Il y a une autre donnée qui, avec la déclinaison et l’inclinaison, contribue à définir entièrement en chaque lieu la force et la direction du magnétisme terrestre. C’est ce qu’on appelle la composante horizontale. Sans insister sur les méthodes techniques, d’ailleurs relativement simples, par lesquelles on détermine cette force, il me suffira de dire qu’on en suit aisément les variations en suspendant un barreau aimanté horizontal à deux fils de soie verticaux avec lesquels il forme comme une sorte de trapèze. Ces deux fils de soie sont placés de telle sorte que les deux montants en fil de ce trapèze sont plus ou moins tordus et le barreau aimanté plus ou moins dévié selon que la force qui agit sur lui, et qui tend à tordre les fils est plus ou moins intense.

Les trois éléments magnétiques, — comme il est convenu de les appeler, — la déclinaison, l’inclinaison et la composante horizontale définissent complètement en un lieu la force et la direction du magnétisme terrestre. Ils varient, nous l’avons dit, d’un lieu à l’autre. Mais en outre, et en un même lieu, ils varient également d’un instant à l’autre.

C’est ainsi qu’à Paris vers 1530 la déclinaison était orientale et atteignait 9 degrés. À dater de cette époque, l’aiguille s’y est constamment et d’année en année tournée un peu plus vers l’Ouest, jusque vers 1800. Elle marquait alors 22 degrés de déclinaison occidentale. Depuis, elle n’a pas cessé de revenir lentement vers l’Est, et elle n’est plus actuellement qu’à environ 13 degrés à l’Ouest du méridien géographique.

En outre de cette variation séculaire qui est loin d’être aujourd’hui expliquée d’une manière même approximative, les éléments magnétiques subissent des variations beaucoup plus rapides, des variations à courte période comme on dit, qui ont un puissant intérêt à cause des aperçus étranges qu’ils nous ouvrent sur la physique cosmique, et qui vont nous ramener au cœur même de notre sujet.

Mais avant de pénétrer dans ce curieux labyrinthe, je veux rassurer d’un mot les personnes qui, par un scrupule sinon très relevé, du moins très respectable, — les scrupules sont toujours respectables, — demandent d’abord à propos de n’importe quelle question de science : À quoi tout cela sert-il ?

La direction de l’aiguille aimantée est d’une importance capitale pour la navigation. C’est grâce à la boussole que Christophe Colomb a osé se lancer sur l’Océan sans limite. Il est vrai que, de son temps, les éléments magnétiques étaient mal connus ; car Colomb fut très surpris lorsqu’il constata, le 13 septembre 1492, que l’aiguille de sa boussole, au lieu de pointer vers l’Étoile polaire, s’en écartait vers la gauche d’environ 6 degrés. Le lendemain on constatait, ayant continué à naviguer vers l’Ouest, que la déviation avait encore augmenté. À ses matelots effrayés et qui pensaient que les lois de la nature étaient bouleversées et que la boussole allait perdre son pouvoir mystérieux, Colomb dut prodiguer les paroles rassurantes, et il parvint à les calmer en leur expliquant, ce qui était d’ailleurs inexact, que l’aiguille tournait autour du pôle comme les astres du firmament.

Aujourd’hui, les marins et les explorateurs ne peuvent plus se passer des cartes magnétiques, des boussoles, des compas de route Il n’est pas jusqu’aux arpenteurs, aux « géomètres » du cadastre à qui ces choses ne servent, si j’ose dire, d’outils de chevet. Enfin, la navigation aérienne elle-même y a trouvé un secours indispensable à ses audaces.

Ainsi tout cela sert à quelque chose, et même à beaucoup de choses. J’ajouterai même, rendant un hommage, rarement mérité, à l’utilitarisme, que réciproquement les navigateurs ont été pour beaucoup dans les notions scientifiques encore clairsemées que nous possédons sur le magnétisme terrestre.

Donc, même aux yeux des hommes dont Henri Poincaré parlait avec un si souriant mépris, et « pour qui le but de la vie est de gagner de l’argent, » le magnétisme terrestre est d’une puissante importance. Sa connaissance a une répercussion non négligeable sur les dividendes de tout ce qui dépend de la navigation, c’est-à-dire de la plupart des entreprises humaines.

Et maintenant que nous avons donné ces gages à l’utilitarisme, nous pouvons, d’un pied léger, regagner les régions mystérieuses où les phénomènes magnétiques ne sont plus que des problèmes séduisants. Là les joies sont pures, dégagées du fétide prosaïsme de la vie, car elles nous font approcher peu à peu, à travers mille enchantements, ces sommets d’une pure beauté, auxquels notre effort sera, hélas ! toujours asymptote : le pourquoi et le comment de la nature.

En observant avec des instruments suffisamment précis l’aiguille aimantée, on constate qu’en un lieu donné et en temps normal, elle subit un petit déplacement diurne qui se reproduit chaque jour : chaque jour, entre huit heures du matin et quatorze heures, l’aiguille de déclinaison se porte lentement vers l’Est, pour rétrograder ensuite vers l’Ouest, reprendre la direction primitive, après avoir subi une légère inégalité nocturne, et recommence le lendemain. L’amplitude de cette variation diurne est faible, puisque l’angle des deux positions extrêmes n’est que de quelques minutes d’arc, une faible fraction d’un degré. Mais, chose curieuse, toute la partie importante de la variation se produit, en chaque lieu, aux heures où le soleil est au dessus de l’horizon et de telle sorte que l’aiguille paraît suivre la direction du soleil. De plus, et ce qui prouve bien que l’intensité du rayonnement solaire est pour quelque chose, et même pour beaucoup, dans cette variation diurne de la déclinaison, c’est que cette variation est beaucoup plus ample en été qu’en hiver, c’est-à-dire que dans les stations de l’hémisphère austral, cette amplitude est plus grande en juillet qu’en décembre, et réciproquement, dans notre hémisphère.

Par exemple à Nice l’aiguille de déclinaison oscille de 15 minutes d’arc en juin et de 5 minutes seulement en décembre ; aux mêmes époques, ce rapport est inversés, il s’agit d’une station australe. Les deux autres éléments magnétiques manifestent des variations analogues, et je n’insiste pas. D’autre part, — et ceci achève notre démonstration sur ce point, — l’amplitude de la variation diurne (en tenant compte en chaque lieu de la force qu’elle représente), est la plus grande en moyenne dans les régions équatoriales de la terre, là où l’intensité du rayonnement solaire est la plus forte, et diminue en se rapprochant des pôles, à mesure que l’insolation elle-même diminue.

D’autres faits encore plus démonstratifs, s’il est possible, sont venus établir définitivement que la variation diurne des éléments magnétiques est sous la dépendance étroite du soleil.

Chacun sait que le disque solaire est quelquefois obscurci par des taches sur la nature desquelles on n’est pas encore complètement renseigné, — mais est-il quelque chose sur quoi nous soyions renseignés ? — Ces taches, dont j’aurai l’occasion d’examiner quelque jour les curieuses particularités physiques, ne sont pas toujours également nombreuses et également étendues sur le soleil. On sait depuis un siècle et demi que l’importance des taches sur le soleil subit une périodicité régulière d’à peu près onze ans. Certaines années, les taches manquent presque absolument, puis, pendant trois ou quatre ans, leur nombre et leur étendue augmentent progressivement jusqu’à un maximum où elles occupent une fraction importante de la surface solaire ; puis elles diminuent pendant environ six ans jusqu’à un minimum d’une certaine durée où le soleil est dépourvu de taches, puis le même cycle de variation recommence indéfiniment. J’aurai l’occasion de revenir sur cette étrange pulsation, qui, comme je ne sais quelle monstrueuse respiration lentement rythmée, ouvre et referme périodiquement la surface rayonnante du soleil.

Certaines particularités méritent pourtant que nous nous y arrêtions dès maintenant. Tout d’abord il est prouvé que les taches sont des dépressions, des trous de la surface solaire. Cela résulte notamment de l’apparence qu’elle prend, lorsque la rotation solaire amène la tache vers le bord. On voit alors nettement, par la perspective et l’apparence de la pénombre qui lie le milieu sombre de la tache à la photosphère, que cette tache est une cavité. En outre des taches, à côté de celles-ci et simultanément, la surface solaire montre au contraire des parties très brillantes qu’on appelle les facules et qui sont au contraire des parties saillantes de la photosphère, c’est-à-dire qui sont aux taches ce qu’un sommet montagneux est à une vallée.

Il ne faudrait d’ailleurs point croire que les taches solaires soient réellement sombres et noires. Elles ne le sont que par rapport à la photosphère éblouissante où elles sont acculées et par un effet de contraste. Si, en effet, on projette optiquement sur le fond d’une tache solaire l’image de l’objet le plus brillant que nous puissions réaliser sur cette médiocre planète terraquée, et qui est l’arc électrique, on constate que celui-ci se projette en noir sur le fond maintenant brillant (par contraste) de la tache solaire. « Tout est relatif » n’est pas en vérité un adage psychologique, mais l’expression la plus profonde et la plus synthétique de tout ce qu’a établi la science.

Ce que je veux retenir seulement de tout cela, pour ma démonstration, c’est que la variation diurne des éléments magnétiques subit des phases absolument parallèles à celles des taches solaires. En tous les points de la terre, la déclinaison, (et il en est de même pour les autres éléments magnétiques), subit des écarts quotidiens d’autant plus grands que le soleil est plus chargé en taches. Les années de maxima des taches solaires, l’amplitude des variations diurnes du magnétisme terrestre est environ une fois et demie plus grande que les années de minima des taches, et les deux phénomènes subissent d’année en année des fluctuations rigoureusement parallèles, et qui ne laissent aucun doute sur la relation de cause à effet qui les lie. Tous ces faits sont universellement considérés comme parmi les mieux établis de la science Ils nous démontrent qu’une sympathie mystérieuse, et pendant longtemps insoupçonnée, lie les perturbations qui à 150 millions de kilomètres d’ici agitent la surface solaire aux mouvements qui, ici-bas, font tremblotter dans leur cage de verre nos petites boussoles.

J’en arrive maintenant à des phénomènes d’un caractère complètement différent et qui prouvent également, mais d’une manière complètement indépendante, la relation qui unit l’activité du soleil et notre magnétisme terrestre. Je veux parler des orages magnétiques.

Les variations, dont nous venons de parler, des éléments du magnétisme terrestre sont des variations lentes, régulières, continues, comme on dit. À côté des variations continues, réglées, facilement prévisibles à longue échéance, il y en a d’autres, brusques et brutales et qui malgré leur violence échappent à toute régularité et se présentent d’une manière en quelque sorte accidentelle. C’est un peu comme dans l’Océan, où, à côté du phénomène régulier des marées qui déplace la surface liquide d’un mouvement régulier, se produisent des orages, des tempêtes soudaines, Pareillement, à-côté de l’oscillation régulière diurne de l’aiguille aimantée, celle-ci subit parfois de véritables tempêtes magnétiques qui affolent complètement les boussoles, suivant l’heureuse expression familière aux marins.

À certaines époques, on constate soudain que la boussole est agitée par des mouvements brusques et variables et dont l’amplitude, qui dépasse fréquemment et beaucoup l’amplitude totale de la variation diurne dont nous avons parlé, correspond à une force, ou pour mieux dire à un champ magnétique qui atteint souvent la centième partie du champ magnétique terrestre tout entier, et qui parfois même a atteint la vingtième partie de sa valeur.

Pour avoir une idée de ce phénomène, nous pouvons considérer la tempête magnétique des 22 et 23 mars derniers

À l’observatoire de Kew, où opère un des plus habiles spécialistes du magnétisme terrestre, le Dr  Chree, on a nettement observé le phénomène. Tous les détails peuvent en être étudiés après coup, grâce à l’enregistrement continu des variations magnétiques qui se fait automatiquement. Cela est rendu possible par des petits miroirs dont sont munis les aimants suspendus et qui projettent un rayon de lumière sur un papier photographique fixé sur un cylindre qu’un mouvement d’horlogerie fait tourner d’un mouvement continu, comme le cylindre d’un phonographe. Quand l’aimant est immobile le rayon lumineux trace une ligne droite sur le cylindre tournant ; lorsque l’aimant subit un déplacement, un mouvement quelconque, le rayon lumineux est dévié et cela se traduit sur le papier photographique du cylindre (qui est développé et remplacé chaque jour) par une courbe plus ou moins irrégulière et d’autant plus différente d’une ligne droite que l’aimant est plus violemment et irrégulièrement dévié de sa position d’équilibre.

C’est ainsi qu’à Kew, le 22 mars vers 9 h. 10, les aimants enregistreurs se sont mis soudain et avec une brusquerie extraordinaire à s’agiter et à subir des oscillations étonnantes qui, avec de rares intervalles de repos, durèrent des heures. Pour ne parler que de l’aiguille de déclinaison, elle atteignit sa position extrême à l’Ouest, vers 17 heures le 22 mars, et sa position extrême vers l’Est le 23 vers 14 heures. L’écart de ces deux positions extrêmes correspond à près de 3 degrés, c’est-à-dire que la perturbation a déplacé l’aiguille de plus du décuple de sa variation diurne normale. À certains moments, les déplacements ont été d’une rapidité incroyable. C’est ainsi que, dans l’espace de moins d’un quart d’heure au milieu de la nuit du 22 au 23, l’aiguille a sauté brusquement d’un degré et quart vers l’Ouest, puis d’un degré vers l’Est.

Or, en même temps, on constatait de graves dérangement dans les transmissions télégraphiques et spécialement dans les câbles sous-marins. Enfin, dans cette même nuit du 22 au 23 mars, on admirait dans presque toute l’Europe et l’Amérique du Nord une magnifique aurore boréale. Elle fut notamment très bien visible, avec ses draperies rayonnantes, dans les environs de Paris. Il est rare que les aurores boréales, si fréquentes dans les latitudes très septentrionales, soient observables dans les latitudes moyennes. Tel fut pourtant le cas de celle-ci.

Enfin, et synchroniquement avec tous ces phénomènes, on observait le passage au méridien du soleil d’un groupe extrêmement imposant de taches. Ces taches, apparues vers le 16 mars au bord du soleil, s’étendaient sur près du cinquième de la largeur du disque et représentaient comme surface près d’un centième de la surface du disque solaire, c’est-à-dire près de 50 fois la surface du globe terrestre tout entier, c’est dire que celui-ci tombant dans une tache solaire de ce genre y disparaîtrait aussi facilement qu’une sardine dans la gueule d’une baleine ; et ceci n’est pas seulement une comparaison, car les deux phénomènes seraient d’une importance absolue à peu près égale.

Quoi qu’il en soit, le synchronisme et l’apparition, le 22-23 mars dernier, d’un violent orage magnétique avec courants telluriques, d’une aurore boréale exceptionnelle et visible sur une grande étendue du globe et d’un groupe important de taches sur le soleil, ne sont pas des phénomènes fortuitement coïncidents. Ce qui le prouve, ce sont les nombreuses données et observations depuis longtemps accumulées à cet égard.

Depuis des années, en effet, on enregistre soigneusement dans un grand nombre d’observations l’importance et le nombre des orages magnétiques. Or les statistiques ainsi dressées établissent nettement qu’il existe un parallélisme frappant entre ces phénomènes et le cycle des taches solaires ; les perturbations magnétiques subissent une périodicité moyenne de onze ans comme les taches solaires, et l’expérience montre que cette périodicité suit dans tous ses détails la courbe représentative de l’activité solaire. Enfin, et ceci n’est pas la chose la moins singulière, le nombre des aurores boréales observées dans toutes les latitudes où elles sont visibles, subit une périodicité identique et pareillement parallèle à celle des taches du soleil.

Il y a d’ailleurs un caractère remarquable des grandes perturbations magnétiques commençant brusquement comme celle du 22 mars dernier : elles se produisent simultanément dans les stations les plus éloignées de la surface du globe et y débutent rigoureusement au même instant, ce qui prouve bien qu’elles sont dues à une cause cosmique.

Quel est maintenant le caractère et le mécanisme exact de cette mystérieuse connexion qui lie l’activité de la surface solaire et nos orages magnétiques ? C’est ce que l’étude individuelle des perturbations magnétiques isolées et des taches solaires correspondantes pourra contribuer à nous montrer.

On s’est demandé s’il existe une relation entre l’apparition des orages magnétiques et la position des taches correspondantes sur le disque solaire. Les opinions les plus contradictoires ont été émises et vigoureusement soutenues à cet égard. Pour certains astronomes, comme Marchand, le regretté directeur de l’observatoire du Pic-du-Midi, les troubles magnétiques coïncident toujours avec le passage de taches au méridien central du soleil. Pour l’astronome américain Veeder, la coïncidence se produit au moment de l’apparition des taches au bord Est du soleil. (On sait que les taches sont entraînées dans la rotation solaire qui fait tourner le disque en environ 27 jours.) MM. Tacchini, l’éminent astronome italien, et Hale, le savant astrophysicien américain à qui on doit la découverte du champ magnétique des taches solaires, ont montré d’une manière irréfutable (on voudra bien me croire sur parole pour m’éviter la nécessité de donner des détails fastidieux, que la relation qui lie les perturbations solaires à celles de nos aimants ne dépend guère de la position de la région perturbée sur le disque solaire. Le R. P. Sidgreaves, de l’observatoire de Stonytrurst, a confirmé d’une manière définitive ce fait. Il convient en effet de remarquer, à titre d’exemple, que le groupe de taches solaires qui a coïncidé avec la perturbation magnétique du 22-23 mars avait une étendue telle qu’il lui a fallu plus de quatre jours pour traverser le méridien solaire, qu’il est bien difficile de savoir quelle était au point de vue magnétique la région la plus efficace de ce même groupe de taches et que très souvent des orages magnétiques ont coïncidé manifestement avec des groupes de taches très éloignés du méridien solaire.

S’il n’y a pas de relation spéciale entre les orages magnétiques et la position des taches sur le soleil, c’est-à-dire la longitude héliocentrique des taches. — pour m’exprimer plus pédantesquement, mais aussi plus correctement, — en revanche, tous les observateurs ont constaté que l’importance des orages magnétiques terrestres dépend beaucoup moins de l’étendue, de la dimension des taches solaires que de leur état plus ou moins grand d’agitation. Il y a des taches calmes et à peu près immobiles sur le soleil. Il y en a d’autres qui sont violemment agitées et dont la forme change à chaque instant, et sur lesquelles le spectroscope montre des déplacements intenses de matière. Celles-ci sont beaucoup plus que celles-là génératrices d’orages magnétiques. Une tache solaire très agitée et même petite, est à cet égard beaucoup plus active qu’une tache calme même d’immense étendue. Quant à cette agitation des taches solaires, on la met le mieux en évidence au moyen du spectroscope qui y montre les raies caractéristiques des gaz violemment distordues, ce qui est l’indice de mouvement rapides en sens divers. Cela résulte du principe de Doppler-Fizeau que j’ai, — mes lecteurs s’en souviennent peut-être, — expliqué naguère ici-même.

Arrivé à ce point de notre discussion, le moment est venu de se poser une interrogation qui domine tout. Est-il possible que vraiment les cyclones qui se produisant dans le soleil, à 150 millions de kilomètres d’ici, agitent nos boussoles, alors que nos cyclones terrestres sont sans action sur elles ? Comment cela est-il possible ?

Depuis que la relation qui unit l’activité du soleil et notre magnétisme terrestre est incontestablement établie, elle a passionné tous les esprits sans qu’on ait pendant longtemps fait un pas vers l’explication rationnelle de ce rapport mystérieux. Et c’est peut-être précisément parce qu’elle est restée longtemps énigmatique que cette question préoccupe encore aujourd’hui tant de bons esprits dans la science, et même hors d’elle. Naguère l’astronome Young, dont les travaux sur le soleil ont fait avancer sur tant de points notre connaissance de cet astre, écrivait : « Il est difficile d’imaginer une théorie satisfaisante pour expliquer cet effet des troubles solaires sur notre magnétisme terrestre… Ce rapport magnétique prouve que d’autres forces que la gravitation agissent dans l’espace interplanétaire. »

Tant qu’on n’a considéré le soleil que comme capable, en dehors de la gravitation, d’agir sur les astres voisins uniquement par son rayonnement calorifique et lumineux, la question ne pouvait faire un pas. Il est impossible d’expliquer ces effets par une action de température.

On a songé alors à assimiler le soleil à un aimant gigantesque qui agirait de loin sur la terre, autre aimant. Mais on peut calculer facilement qu’il faudrait que le globe solaire eût une intensité d’aimantation plus de dix mille fois plus grande que l’intensité moyenne de l’aimant terrestre pour produire une variation du magnétisme terrestre sensible à nos appareils. Cela est d’autant plus invraisemblable qu’aux températures élevées la matière perd ses propriétés magnétiques.

Cette hypothèse a été définitivement ruinée par lord Kelvin. L’illustre physicien anglais a fait à ce propos un calcul célèbre. Considérant un orage magnétique donné, d’importance moyenne, il a calculé que la variation d’intensité des divers éléments magnétiques pendant cette perturbation qui dura quelques heures représentait environ 364 fois l’énergie totale du rayonnement solaire. Et il concluait son calcul ainsi : « Dans les huit heures de cet orage magnétique qui fut relativement modéré, il faudrait que le soleil ait produit sous forme d’ondes magnétiques autant d’énergie qu’il en produit régulièrement sous forme de chaleur et de lumière rayonnées, dans l’espace de quatre mois. Ce résultat, me paraît exclure complètement l’hypothèse que les orages magnétiques terrestres sont dus intrinsèquement à une action magnétique directe du soleil, ou à n’importe quelle action dynamique directe de cet astre. »

Et lord Kelvin concluait, non sans mélancolie : « Jusqu’ici tous les efforts faits dans cette direction ont été infructueux. »

Il nous reste à montrer comment ce pas difficile a été franchi, et comment les conquêtes récentes de la science ont pu donner l’explication de cette télépathie magnétique par qui les pulsations lointaine du soleil font frémir le sensible acier de nos boussoles.


Charles Nordmann.