Revue scientifique - Quelques recherches récentes sur l’Océan

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Revue scientifique - Quelques recherches récentes sur l’Océan
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

QUELQUES RECHERCHES RÉCENTES SUR L’OCÉAN


« La mer ! La mer ! » Tel fut le cri joyeux des dix-mille de Xénophon, lorsque, venus de Babylone, ils virent soudain étinceler à leurs pieds le Pont-Euxin. Maintenant que les vacances ont repeuplé les plages, le même cri jaillit chaque jour de millions de poitrines, et le moment est peut-être venu de jeter un coup d’œil sur les progrès actuels de cette jeune science qu’on appelle l’Océanographie. Aussi bien l’inauguration récente du bel Institut Océanographique que Paris doit au prince Albert de Monaco, est venue marquer d’éclatante façon l’importance croissante que prennent aujourd’hui les études relatives à la mer.

Celle-ci n’est pas seulement grâce aux pèches l’une des principales pourvoyeuses de vivres de l’humanité, elle n’est pas seulement la route du commerce mondial ; de mille manières encore elle impose son empreinte sur la vie terrestre, et le paysan qui ne l’a jamais vue et qui a mille lieues d’elle laboure obscurément son champ est, presqu’autant que le pécheur ou le marin, l’enfant de la mer nourricière. Elle est en effet la grande source de la vapeur d’eau qui condensée en pluie ou en neige fertilise et rend habitable l’intérieur des terres. On ne connaît pas exactement la quantité totale de pluie tombant annuellement sur le globe. Mais on peut l’estimer voisine d’un mètre en moyenne. L’énergie solaire qui puise, par évaporation, cette eau à la surface des océans est énorme, et, en admettant que la hauteur moyenne des nuages soit de 1 000 mètres, on peut calculer que cette énergie est équivalente à celle de 300 milliards de chevaux-vapeur fonctionnant sans discontinuer. A ce taux et si les rivières ne ramenaient pas sans cesse la pluie aux océans, il ne faudrait guère plus de 25 siècles pour dessécher complètement ceux-ci. Dans ce cycle admirable qui rétablit sans fin l’équilibre et qu’on peut comparer à celui d’une machine à vapeur, c’est la mer qui est la chaudière, et sans elle les continens seraient tous des déserts inhabités. Enfin la mer agit sans cesse par érosion sur la configuration des côtes qu’elle désagrège par endroits ou amplifie, mais de telle sorte qu’au total son travail de destruction est prépondérant. Sans parler même de l’intérêt philosophique que présentent les études océaniques, pour l’histoire de l’évolution vitale, on peut ajouter, en se maintenant uniquement sur le terrain pratique, que les climats et le temps qu’il fait sont intimement liés aux circonstances maritimes. Malgré cela, et c’est une chose bien surprenante, il a fallu arriver jusqu’à ces dernières années pour que l’Océanographie fut rangée au nombre des sciences et se cristallisât en un corps de doctrine homogène.

A vrai dire, dès le XVIIe siècle, un homme de génie, l’italien Marsigli en avait posé les bases essentielles, mais, trop en avance sur son temps, il fut incompris et vite oublié. En y mettant beaucoup de bon vouloir, on pourrait faire remonter l’océanographie plus haut encore et jusqu’aux Grecs. Dans leurs fictions ceux-ci cachaient souvent des idées et des découvertes. L’Odyssée est peut-être un traité assez complet de la navigation dans la méditerranée orientale, mais un traité descriptif et nullement technique. Elle n’est qu’une sorte de Bœdeker à l’usage des nautoniers d’alors, d’ailleurs un Bœdeker plein d’élégance, fait pour tout dire à Athènes et non à Leipzig. Quant au fleuve Okéanos, qui, croyait-on, entourait alors la Terre, ce n’était qu’un cercle vicieux. Aussi l’histoire datera sans doute de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, les débuts réels de l’Océanographie.

Celle-ci peut se subdiviser en deux parties connexes : l’une relative à tout ce qui concerne la biologie marine, l’autre à la physico-chimie de la mer. Je voudrais aujourd’hui entretenir mes lecteurs de quelques progrès récens de celle-ci (remettant à une autre fois l’étude de la vie océanique). Déjà dans ce domaine ils ont lu naguère les belles études de M. Thoulet sur les grands sondages et sur le sol de l’Océan<ref> Voyez la Revue des 1er mars 1900 et 15 mai 1906. </<ref>. Il n’y a guère à ajouter aujourd’hui sur ces points aux conclusions de ce savant océanographe et je les laisserai donc de côté. D’autres problèmes non moins passionnans et plus actuels peut-être sauront nous retenir.


La catastrophe navrante du Titanic est venue fort mal à propos rappeler aux navigateurs que les cartes marines les plus parfaites, le vaisseau le plus puissant ne sauraient les mettre à l’abri des récifs flottans que forment les glaces polaires et qui à de certains momens encombrent les routes marines les plus fréquentées. Une entente s’est depuis lors établie entre les principales nations maritimes afin d’étudier systématiquement la marche des icebergs et de rechercher les moyens propres à les signaler et à les éviter. Dès maintenant des résultats remarquables ont été obtenus dans cette vole. Avant de les exposer, rappelons rapidement l’origine des glaces flottantes.

Dans notre hémisphère on les rencontre surtout en grandes masses dans la région du banc de Terre-Neuve. Elles y sont amenées au printemps et en été — après la débâcle boréale — du Groenland et de l’archipel arctique par le courant marin froid, dit du Labrador, et qui longeant la côte orientale d’Amérique, vient remplacer au fur et à mesure l’eau chaude que le Gulf-Stream amène des Antilles aux régions polaires en côtoyant au passage l’Europe. Si le banc de Terre-Neuve et la côte voisine, bien qu’ayant une latitude plus méridionale que la Provence, ont cependant un climat beaucoup plus rude et si les glaces polaires parviennent jusque là, c’est à cause du courant du Labrador.

Celui-ci roule deux sortes de glaces flottantes de nature fort différentes : les « icefields » ou champs de glaces et les « icebergs. » Les premiers sont des fragmens de la banquise qui recouvre les mers arctiques et résulte de la congélation de ces mers. Ils sont formés de glace salée et ne dépassent jamais quelques mètres d’épaisseur, pour plusieurs raisons, et d’abord parce qu’ils résistent moins que la glace d’eau douce à la fusion. L’eau de mer ne se congèle en effet qu’au-dessous de — 2°. Ce chiffre n’est d’ailleurs qu’une moyenne, et le point de congélation dépend de la teneur de l’eau en sel, teneur qui varie comme on sait d’une mer à l’autre. En moyenne chaque tonne d’eau de mer contient environ 35 kilogrammes de sels dissous et c’est à cette teneur que correspond un point de congélation voisin de 2° au-dessous de zéro. Si on examine de plus près le mécanisme de cette congélation, on constate d’ailleurs qu’elle n’est complète qu’à une température bien inférieure. L’eau de mer en se solidifiant laisse un résidu dans lequel les sels s’accumulent sous une concentration de plus en plus forte, inclus dans le corps même de la glace marine. La concentration de ce résidu augmente à mesure que la température descendante l’appauvrit en liquide, et par suite il est de plus en plus réfractaire à la solidification. Aussi la congélation de l’eau de mer est-elle rarement totale.

Mais pour les raisons précédentes et notamment à cause de leur faible épaisseur, la résistance à la rupture des icefields est très faible et ils sont peu dangereux.

n n’en est pas de même des icebergs : ceux-ci sont formés de glace non salée identique à celle de nos rivières : ils proviennent surtout, dans notre hémisphère, des glaciers pareils à ceux de nos Alpes qui, le long des fjords du Groenland, descendent vers le rivage. Le front de ces glaciers s’avance chaque jour de quelques mètres vers la mer en falaises de glace escarpées, hautes souvent de plusieurs centaines de mètres, et qui, lorsqu’elles ne sont pas soutenues par la terre ferme, se brisent et se mettent à flotter en formant les icebergs.

Que ceux-ci soient assez nombreux pour interrompre la navigation à des milliers de lieues de leurs points d’origine, et qu’ils représentent plus de 20 000 kilomètres cubes de glace amenée chaque année dans l’Atlantique Nord, ce sont choses qui pourraient étonner si l’on ne connaissait maintenant la masse colossale des glaciers groenlandais. Alors que tous les glaciers des Alpes réunis n’occupent au total qu’une superficie de 3 800 kilomètres carrés, ceux du Groenland recouvrent 1 900 000 kilomètres carrés, près de quatre fois l’étendue de la France.

C’est une fatalité déplorable, qui amène les icebergs en grandes masses précisément sur la route maritime la plus fréquentée du globe, celle qui joint l’Europe à New-York<ref> Beaucoup de savans pensent que le banc de Terre-Neuve s’est formé peu à peu par l’apport des matériaux divers (pierres, sable, etc.), que les icebergs apportent avec ceux du Groenland et que leur fusion accumule au fond de la mer. Mais cette théorie n’est pas universellement admise et elle a été notamment combattue avec des argumens très forts par M. Thoulet. </<ref>. Dans ces parages le courant froid du Labrador amène les icebergs jusqu’à près de 40° de latitude Nord (très au-dessous du parallèle de Nice). Au contraire, on ne les trouve jamais au-dessous de 60° vers les îles Féröe. Ils n’atteignent jamais les côtes norvégiennes russes ou sibériennes et on ne les rencontre pas dans le Pacifique du Nord. On croirait que la nature se plaît à semer les obstacles là précisément où l’homme se presse le plus de la dominer.

Il est un peu tard peut-être pour revenir sur la catastrophe du Titanic, mais il est une remarque qu’on n’a pas assez faite : c’est que la masse énorme des paquebots modernes, loin d’être une cause de sécurité pour eux, les rend au contraire bien plus vulnérables au choc des icebergs.

La vitesse de ceux-ci est en effet toujours faible et seulement de quelques milles marins par jour ; ils seraient donc peu dangereux pour des navires marchant lentement. Mais le Titanic voguait à près de 600 mètres à la minute, et la force vive dépensée dans le choc, égale au carré de cette vitesse multiplié par la masse du navire, a dû être formidable. Donc une rencontre de ce genre a des effets d’autant plus graves au point de contact que les paquebots sont plus gros ; il faudrait pour qu’il en fût autrement que, lorsqu’on augmente les dimensions des navires, on donnât à l’épaisseur et à la solidité des coques des valeurs proportionnelles au tonnage, ce qui est loin d’être le cas.

La masse énorme des icebergs contribue surtout à les rendre dangereux. Ils ont souvent 70 mètres, parfois même 100 mètres de hauteur au-dessus de la mer. Une fois même, Drygalski en a mesuré un qui avait 137 mètres. Leur hauteur totale est naturellement bien plus grande puisque la majeure partie de leur volume est immergé. Théoriquement on calcule en partant du principe d’Archimède, que la hauteur immergée peut être jusqu’à neuf fois supérieure à la partie émergeante. En fait, elle n’est que rarement supérieure à cinq, six ou sept fois celle-ci, car les icebergs ont généralement des formes irrégulières et s’orientent en flottant de telle sorte que la partie la plus large soit dans l’eau ; d’autre part, la portion qui émerge est souvent pleine de trous et d’anfractuosités. L’iceberg qui heurta le Titanic avait, d’après les témoins, environ 20 mètres de haut, et on peut calculer, en tenant compte de sa largeur, qu’il avait certainement un volume de plusieurs millions de mètres cubes. Projetés contre de tels récifs, les plus puissans navires ne sont plus que des coques de noix.

Les icebergs antarctiques ne sont pas plus hauts que ceux de l’hémisphère boréal, mais ils les dépassent de beaucoup par leurs dimensions horizontales, ce sont de véritables îles flottantes. Ainsi on a rencontré, jusque sous le parallèle de i44° Sud, de ces îles de glace de 40 à 50 milles marins de longueur sur une hauteur d’une centaine de mètres. Ces grands icebergs antarctiques ne sont sans doute que des fragmens détachés de la Grande-Barrière de Ross dont nous avons parlé récemment à propos de la découverte des pôles. Il est démontré en effet que, sur des étendues immenses, la Grande-Barrière ne repose pas sur le sol, mais flotte en équilibre instable à la surface de l’Océan.

Dans l’Atlantique et dans la partie orientale de l’Océan Indien les icebergs antarctiques atteignent 45° de latitude Sud, et seulement 50° dans le Pacifique. Mais il semble que leur limite soit rejetée un peu plus vers le Sud, à la pointe méridionale de l’Amérique, et vers le Nord à l’extrémité de l’Afrique.


On a proposé depuis quelques mois beaucoup de moyens pour diminuer les périls résultant de la dérive des icebergs qui menacent les vaisseaux sur la route de New-York. On a préconisé l’entretien d’une flottille qui croiserait continuellement dans les parages dangereux et avertirait les navires par la radiotélégraphie[1] et divers autres procédés dont aucun n’est encore entré dans la pratique. A l’heure actuelle un navire n’a réellement d’autres moyens d’éviter les glaces flottantes que ceux qu’il porte en lui-même, et par-dessus tout l’attention ininterrompue des hommes de vigie. Mais lorsque le brouillard, si fréquent dans la région terreneuvienne, entoure le vaisseau d’un mur opaque à la lumière, ne reste-t-il pas d’autres planches de salut que de s’en remettre à la grâce de Dieu, ou de diminuer, d’annuler presque la vitesse du navire ? Les gens qui ne sont pas fatalistes admettront difficilement la première manière ; quant à ceux qui sont pressés d’aller à leurs affaires, — et c’est le cas de presque tous les passagers des transatlantiques, — ils n’admettront pas du tout la seconde.

M. Barnes, professeur à l’Université de Montréal, vient de donner aux uns et aux autres un espoir, grâce aux expériences remarquables qu’il poursuit actuellement dans l’Atlantique occidental. M. Barnes a fixé aux flancs du navire sur lequel il opère un microthermographe, c’est-à-dire un thermomètre enregistreur ultra-sensible qui indique avec une grande délicatesse et instantanément comment varie la température à la surface des couches d’eaux dans lesquelles on navigue.

Or les premières expériences de M. Barnes faites dans le détroit d’Hudson sur le paquebot Stanley, appartenant au gouvernement canadien, ont établi ce résultat tout à fait inattendu et paradoxal : que la fusion des icebergs produit une augmentation de température dans leur voisinage.

Une seconde campagne faite l’été passé à bord du Montcalm spécialement frété par le gouvernement canadien, dans le détroit de Belle-Isle, a pleinement confirmé les résultats de la première. Les icebergs étudiés n’ont jamais produit le moindre effet de refroidissement même à quelques mètres seulement de distance ; ils ont au contraire manifesté en général une élévation de température très nettement observable sur les microthermogrammes de M. Barnes, et qui est, dans les cas les moins favorables, de plusieurs dixièmes de degrés. En opérant avec son navire tout autour et à diverses distances des icebergs les plus remarquables rencontrés par lui, M. Barnes a pu tracer ainsi les isothermes, c’est-à-dire les courbes d’égales températures, entourant ces icebergs. Quelques-unes sont fort remarquables ; elles montrent que, tandis qu’à environ 5 milles de l’iceberg, la température était d’environ 3°6, à 3 milles de lui, elle est déjà montée à 4°7, à 1 nulle est de 5°, et, tout près de l’iceberg, on trouve des isothermes correspondant à 5°1 et 5°2. Ces faits bouleversent tout ce qu’on aurait pu imaginer a priori, car on se fut attendu évidemment à observer plutôt un refroidissement, au voisinage des glaces flottantes.

Voici comment M. Barnes, en se fondant sur une théorie de Petterson, expliqua d’abord les phénomènes remarquables qu’il a découverts. D’après cette théorie, qu’il est aisé de vérifier par des expériences de laboratoire, la glace en fondant dans l’eau salée produit dans celle-ci trois courans différens : 1° un courant d’eau de mer refroidie par la glace et qui tombe au fond sous l’action de la gravité ; 2° un courant d’eau de mer plus chaude qui s’avance vers la glace pour remplacer l’eau tombée vers le fond ; 3° un courant d’eau douce légère provenant de la glace fondue et qui monte et se propage à la surface de l’eau salée.

M. Barnes avait pensé d’abord que c’est ce courant superficiel d’eau douce qui agit sur le microthermomètre. La nappe d’eau douce est incapable, à cause de sa légèreté, de se mélanger immédiatement à l’eau de mer sous-jacente, se réchaufferait plus que celle-ci à cause des rayons solaires et de la lumière diffuse, si forte en mer, et qu’elle absorberait.

Les plus récentes expériences de M. Barnes lui ont montré que cette explication n’est pas soutenable, et que l’iceberg fond trop lentement pour qu’on puisse observer le moindre effort de dilution même en son voisinage immédiat. Ayant récolté en effet un certain nombre d’échantillons d’eau de mer à diverses distances des icebergs, et ayant mesuré leur salinité, il l’a trouvée partout du même ordre. Il en résulte que l’eau de fusion provenant de l’iceberg se mélange si vite à l’eau de mer environnante que la concentration reste partout la même, et que le troisième courant de Petterson ne peut pas avoir d’influence sensible sur les phénomènes observés.

M. Barnes a esquissé une autre explication de l’étrange réchauffement qu’on constate au voisinage des icebergs, mais elle soulève quelques objections, aussi ne croyons-nous pas nécessaire de l’exposer. D’ailleurs les faits seuls importent, et ils permettent d’espérer que dans peu de temps tous les navires voguant vers New-York seront munis de micro-thermomètres enregistreurs, grâce auxquels ils seront, quel que soit le brouillard, prévenus à plusieurs milles de distance, par l’élévation de la température, de l’approche des icebergs. Ne serait-ce qu’à ce titre les récens travaux de M. Barnes sont d’une importance considérable.

Ils ne sont pas moins suggestifs à d’autres points de vue encore. D’abord ils ont mis en évidence la présence d’une grande quantité d’air occlus et dissous dans la glace. La couleur blanche de l’iceberg est due aux innombrables bulles d’air qu’il contient[2], et nullement à la neige recouvrant sa surface. L’eau de glace dont M. Barnes se servait comme boisson, moussait comme de l’eau de Seltz en dégageant l’air qu’elle renfermait. Il est possible que les disparitions soudaines d’icebergs ou leur rupture brusque qui sont accompagnées d’un bruit violent, soient dues précisément, — et peut-être sous l’action dilatante des rayons solaires, — à l’air inclus dans la glace et qui les fait éclater. On a observé ainsi des icebergs qui projetaient sans cesse dans tous les sens, et comme une pièce d’artifice, de petites parcelles de glace.

Enfin M. Barnes a constaté, sur les côtes d’Amérique, d’Angleterre et d’Ecosse, que la température s’abaisse au voisinage de la côte, contrairement à ce qui a lieu près des icebergs. On peut supposer que cet effet est dû à l’action de la Terre qui fait monter à la surface l’eau plus froide des fonds.

Le microthermographe paraît donc pouvoir rendre des services non seulement pour éviter les icebergs, mais aussi pour signaler les côtes ou les écueils.


M. Alphonse Berget, professeur à l’Institut océanographique, vient d’exécuter un très intéressant travail sur la répartition géographique des mers et des continens.

Le simple examen d’une mappemonde fait voir l’inégalité des domaines occupés par les terres et les mers et aussi l’irrégularité de leur répartition. Sur les 510 millions environ de kilomètres carrés qui constituent la superficie totale de la Terre, les mers en occupent 366 millions et les terres émergées seulement 144 millions. L’eau recouvre donc plus des 7 dixièmes de la surface terrestre. Au point de vue de la répartition des terres et des mers, l’hémisphère Nord est proportionnellement beaucoup plus riche en terres que l’hémisphère austral ; le rapport de la surface aqueuse à celle des terres y est en effet 1,57, tandis qu’il est égal à 4,80 dans l’hémisphère Sud. Les géographes se sont demandé depuis longtemps s’il ne serait pas possible de tracer sur la Terre un grand cercle qui la partagerait en deux hémisphères tels que l’un contînt la proportion maxima de terres, tandis que l’autre enfermerait la proportion maxima d’eau par rapport aux terres. On diviserait ainsi la Terre en deux hémisphères ; l’un continental, l’autre océanique. Les pôles de ces hémisphères seraient respectivement le pôle continental et le pôle océanique du globe.

C’est au géographe français Buache, qui vécut au XVIIIe siècle, que l’on doit cette idée ingénieuse. L’insuffisance des connaissances géographiques à cette époque ne permettait pas de résoudre le problème avec précision. Au XIXe siècle, quand les découvertes furent assez nombreuses, on plaça successivement le pôle continental à Londres, à Paris, à Amsterdam.

M. Alphonse Berget vient, par une méthode ingénieuse, de reprendre ce problème et le résultat de ses déterminations l’ont conduit définitivement à fixer la position du pôle continental de la Terre dans l’île Dumet, petite île située dans les eaux françaises au large de l’embouchure de la Vilaine par 47°2’442" de latitude Nord et 2°37’13" de longitude Ouest de Greenwick. Le grand cercle équatorial mené de ce pôle laisse au-dessus de lui toute l’Europe et presque toute l’Asie, toute l’Afrique, toute l’Amérique du Nord et les trois quarts de l’Amérique du Sud. Ce sont les terres de l’hémisphère continental. L’hémisphère océanique comprend l’Australie et l’Océanie, l’archipel malais et de petites parties de l’Amérique du Sud et de l’Asie orientale, enfin l’Antarctide.

La subdivision de la Terre en deux hémisphères océanique et continental eût d’ailleurs été extrêmement différente lors des époques géologiques anciennes. Alors, des régions aujourd’hui très montagneuses étaient plongées au fond des océans, n’en déplaise à Voltaire qui a dépensé des trésors d’ingéniosité et de raisonnemens aussi faux que spirituels pour nier que les fossiles prouvassent quelque chose à cet égard. Admettre une chose pareille n’était-ce pas en effet donner un semblant de vraisemblance à l’histoire du Déluge, n’était-ce pas admettre qu’il put y avoir une seule chose exacte dans la Bible ? Pourtant c’est Voltaire qui avait tort. En ces époques lointaines, si des terres étaient noyées qui émergent aujourd’hui fièrement vers le ciel, en revanche, des continens entiers existaient qui se sont depuis lors abîmés au fond des mers, et parmi eux la mystérieuse Atlantide, dont M. Pierre Termier, de l’Académie des sciences, vient de nous démontrer l’existence passée avec des argumens nouveaux empruntés à la géologie et qui forcent la conviction. Nous allons les passer rapidement en revue.

La légende était très répandue dans l’antiquité chez tous les peuples méditerranéens d’une île immense et fortunée, douée d’un climat délicieux et qu’un cataclysme soudain engloutit un jour dans les flots. Dans le Timée de Platon, comme dans son Critias, cette sombre aventure est racontée en termes qui sont plutôt ceux de l’histoire que de la légende. Écoutons parler Platon, ou plutôt le vieux prêtre égyptien qu’il fait converser avec Solon : « Les livres nous apprennent la destruction par Athènes d’une armée singulièrement puissante, armée venue de la mer Atlantique et qui envahissait insolemment l’Europe et l’Asie ; car cette mer était alors praticable aux vaisseaux et il y avait au delà des Colonnes d’Hercule une île plus grande que la Lybie et que l’Asie[3]. De cette île on pouvait facilement passer à d’autres îles et de celles-là à tout le continent qui entoure la mer intérieure... Plus tard de grands tremblemens de terre et des inondations engloutirent en un seul jour tout ce qu’il y avait là de guerriers. L’île Atlantide disparut sous la mer... »

Depuis quelques années, la science a recueilli des documens extrêmement troublans qui rendent non seulement possible mais probable l’existence ancienne de terres atlantiques immenses qui, peut-être même, réunissaient l’Europe à l’Amérique. Les grands sondages récens ont montré tout d’abord que l’Atlantique est une fosse dont les profondeurs sont extrêmement inégales. Très près de Gibraltar le fond descend à 4 000 mètres. Il se relève brusquement pour former le socle étroit qui porte Madère, puis retombe à 5 000 mètres, remonte à moins de 1 000 mètres près des Açores, se tient longtemps peu au-dessous de 1 000 à 3 000 mètres au sud et à l’ouest de celles-ci, avec de brusques saillies dont certaines approchent très près du niveau de la mer, plonge à nouveau profondément jusqu’au socle qui porte les Bermudes et s’enfonce à nouveau jusque vers l’Amérique. L’ensemble des sondages atlantiques montre finalement que le fond de cet océan est formé par deux immenses vallées contiguës, l’une, à l’ancien continent, l’autre, au nouveau, et que sépare une zone médiane surélevée.

Les Açores sont la partie la plus haute de cette zone médiane qui va de l’Islande jusque bien au delà de l’équateur.

La géologie nous apporte bien d’autres faits suggestifs : d’une part, la plupart des îles Atlantiques, Sainte-Hélène, l’Assomption, les îles du Cap-Vert, les Canaries, Madère, les Açores sont volcaniques, beaucoup encore en activité, et sont en majeure partie formées de lave. A plusieurs reprises des navigateurs ont constaté dans ces régions l’existence de volcans sous-marins et de mouvemens récens du sol, tant par des vapeurs chaudes sortant des ondes que par l’existence, reconnue à la sonde, de bas-fonds très différens de ceux qu’indiquaient les cartes. Dans les îles que nous venons de citer les mouvemens sismiques sont fréquens, souvent des îlots anciens y surgissent, d’anciens disparaissent. Tout cela tend à prouver que le fond de l’Atlantique est encore aujourd’hui une des zones instables de la planète.

Enfin il y a quelques années (en 1898), en procédant à un relevage du câble de Brest au Cap Cod qui s’était brisé, un navire a ramené de 3 000 mètres, avec ses grappins, des esquilles fraîchement arrachées de la roche et qui étaient formées d’une lave vitreuse que les pétrographes nomment tachylyte. Or, comme M. Termier l’a indiqué, une telle lave n’a pu se former dans la forme vitreuse que sous la pression atmosphérique ; sous une pression plus forte, et a fortiori sous 3 000 mètres d’eau, elle aurait certainement pris la forme cristalline. Les études les plus récentes ne laissent pas le moindre doute à ce sujet. notamment celle de M. Lacroix sur les laves de la montagne Pelée : ces laves, vitreuses quand elles se figent à l’air, se remplissent de cristaux dès qu’elles se refroidissent sous un manteau même peu épais de roches antérieurement solidifiées. Le fond de l’Atlantique au nord des Açores a donc été couvert de laves alors qu’il était émergé. Il s’est donc effondré de plus de 3 000 mètres.

Si on ajoute à ces argumens de la géologie ceux que M. Louis Germain nous a apportés au nom de la zoologie comparée, on acquiert la conviction que l’histoire de l’Atlantide est réellement arrivée, et à une époque qui, géologiquement, est très près de nous, et on frémit en songeant à ce continent immense englouti soudain avec ses habitans, ses richesses, ses Ailles, ses paysages charmans dont Madère nous donne une image, dans le sein de la mer carnassière et cruelle.

Le pôle continental de la Terre eut sans doute été alors en un endroit bien différent de celui qu’a déterminé M. Berget. Des mesures de celui-ci il résulte finalement que, dans l’hémisphère continental de la Terre, le sol émergé occupe 45,5 pour 100 de la surface, et, dans l’autre, 11,3 pour 100 seulement. Donc, en chiffres ronds, l’hémisphère continental contient autant de terres que d’eau alors que l’hémisphère océanique renferme neuf fois plus d’eau que déterres.

Qu’on nous pardonne de terminer par des chiffres un peu brutaux dans leur sécheresse, la mélancolique histoire de l’Atlantide. La poésie est bien moins amusante quand il y faut mêler des chiffres. Pourtant un adage grec prétend que Ἀεὶ θεὸς γεωμετρεί, ce qu’on peut traduire un peu librement : Pour être un dieu, il faut savoir la géométrie.

C’est du moins une condition nécessaire, mais je ne sais si elle est suffisante...


CHARLES NORDMANN.

  1. En ce moment même un vaisseau frété par le Board of Trade des principales compagnies transatlantiques, le Scotia, ancien navire de l’expédition antarctique écossaise, fait une campagne dans la région de Terre-Neuve à l’effet de recueillir le plus de renseignemens possibles sur les icebergs. Il est muni d’une installation de télégraphie sans fil à longue portée, et compte dans son état-major plusieurs savans éminens. Nul doute qu’il n’apporte bientôt des résultats fort importans.
  2. C’est de pareille manière que la mousse de nos boissons gazeuses, celle qui couronne la crête des vagues ou celle qui rejaillit des chutes d’eau, doit sa couleur blanche aux bulles aériformes qu’elle contient en quantité.
  3. Les anciens ne connaissaient qu’une minime partie de l’Asie.