Revue scientifique - Questions alimentaires

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Revue scientifique - Questions alimentaires
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 935-946).
REVUE SCIENTIFIQUE

QUESTIONS ALIMENTAIRES

La question du pain que j’examinais naguère ici même n’est qu’un des nombreux problèmes, — et non des moindres d’ailleurs, — que nous pose la nécessité d’alimenter la nation dans ces dures semaines de guerre. Je m’étais permis à ce moment quelques critiques sur le premier projet de carte de pain que nous avait préparé M. le ministre Viollette. Je n’ose me flatter qu’elles aient eu quelque influence sur les décisions prises depuis, mais un fait reste, dont il faut se féliciter, c’est qu’on a renoncé à cette carte familiale qui était plus incompréhensible qu’un rébus, et on a pris le sage parti de la remplacer par une carte individuelle qui laisse au porteur la liberté de ses déplacemens et du choix de son boulanger. On s’est arrêté actuellement pour la région parisienne, et en attendant que le système soit étendu au pays entier, à une ration uniforme. Je crois qu’on a bien fait ; le système qui avait été envisagé d’abord et qui devait subdiviser tous les consommateurs en diverses catégories d’âges et de professions ayant droit à des rations quotidiennes différentes, était peut-être plus juste dans son principe. Mais de la coupe des théories aux lèvres de l’expérience il y a un monde ; ce système eût soulevé des difficultés d’application inextricables. Finalement peut-être même eût-il été une source de grande injustice : les travailleurs manuels qu’il avantageait beaucoup ont actuellement dans tout le pays, — et nous ne sommes pas les derniers à nous en féliciter, — des salaires élevés qui leur permettent d’ajouter à leur pain quotidien beaucoup d’autres alimens plus coûteux ; ils ne s’en font pas faute, d’ailleurs, comme peuvent le constater dans les marchés et dans tous les endroits où l’on vend quelque chose, ceux que Trotsky appelle les « bourgeois, » c’est-à-dire tous les Français porteurs de faux-col. Finalement, la classe si intéressante et en ce moment si sacrifiée des petits employés publics ou privés, qui, elle, n’a guère vu ses gains augmenter en fonction des nouveaux prix des choses, cette classe qui, dans le système des catégories, était réduite pour le pain à la portion congrue, en eût été la victime innocente. En adoptant la ration unique pour toutes les catégories de consommateurs, on a, à mon avis, choisi la solution la plus simple et la moins injuste. Il resterait à la compléter par une propagande analogue à celle qui a eu tant de succès en Angleterre, et qui serait destinée à démontrer aux gens riches et aisés qu’ils doivent manger le moins de pain possible pour le laisser en plus grande abondance aux moins fortunés.

Ce qui fait en effet le grand intérêt du pain, ce n’est nullement qu’il soit indispensable. On peut, comme nous verrons, lui substituer beaucoup d’autres alimens. C’est qu’il est le plus économique, le moins coûteux de ceux-ci. Ceux qui ont les moyens pécuniaires de le remplacer par des mets d’un égal pouvoir nutritif, comme il en est beaucoup, ont pour devoir strict de le faire en laissant cet aliment bon marché aux plus pauvres.

Pour en terminer avec le nouveau régime du pain, je dois dire que la question du blutage dont j’avais longuement parlé ici même a reçu une solution assez heureuse. On a supprimé le blutage uniforme, dont j’avais indiqué les inconvéniens, et on a bien fait. On a simplement décidé que les meuniers devraient, du blé qui leur est fourni, extraire toute la « farine entière, » opération que les appareils de meunerie réalisent automatiquement et qui fournit un rendement à peu près proportionnel à la teneur du blé en farine blanche. Ceci ne veut nullement dire, — comme certains journaux l’ont interprété à tort, — que la meunerie est tenue d’extraire du blé la totalité de la farine qu’il contient ; j’ai montré que c’est impossible, car même dans les gros sons il reste toujours des particules de farine. Ce qu’on entend aujourd’hui par l’expression « farine entière » c’est d’après les définitions officiellement admises, le produit intégral de la mouture du blé à l’exception des recoupettes et des gros sons.

Sans entrer dans aucun nouveau détail technique sur ce que signifie cette définition, je dirai seulement qu’elle fournit finalement Une farine correspondant pratiquement à des taux de blutage compris entre 80 et 85 avec les blés courans, et qu’elle satisfait à la plupart des desiderata que j’avais exprimés dans ma récente chronique sur ce sujet.

Cependant, je crois qu’il resterait encore ici un progrès à réaliser pour assurer, à l’aide d’une bonne surveillance et de sanctions appropriées, la rigoureuse exécution, par la meunerie, des mesures arrêtées.

Ceci dit, il me reste à examiner maintenant, passant du particulier au général, quelques-unes des réflexions que, considéré dans son ensemble, le problème alimentaire suggère aujourd’hui. Il est un de ceux où les impérieuses contingences de la pratique et les points de vue aigus de la science pure, se mêlent et se lient le plus complètement. Des laboratoires les plus fermés de la physiologie à l’étal du boucher, à l’étalage multicolore et odorant de l’épicier, il n’y a qu’un pas, mais que la plupart des gens ne se résignent pas assez souvent à franchir, car ils en pourraient tirer profit et santé comme nous allons voir.


C’est un problème bien mal connu que celui de la nourriture, et pourtant éternel, et toujours d’actualité, quelles que soient les vicissitudes des nations.

Mais c’est surtout, comme aujourd’hui, dans les grandes crises de la politique et de l’histoire qu’on en voit toute l’importance. Dût cette constatation rabaisser notre superbe, c’est alors qu’on aperçoit bien que manger est la fin première de tous les animaux et de l’homme aussi, que la zoologie classe irrespectueusement parmi eux. La nutrition est la seule chose qui soit commune et essentielle à tous les êtres vivans. Leur vie, leur activité, leur pensée même en dépendent, car on a vu déjà des tubes digestifs que ne surmontait pas un cerveau, mais on n’a point vu le contraire. Dans la phrase d’Harpagon où il s’insurge et proclame qu’il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger, un critique un peu paradoxal pourrait ne voir, après tout, qu’une protestation idéaliste contre cet’ état de chose déplorable, mais réel.

Mais jamais autant que dans ces récens mois de guerre, on n’avait saisi sur le vif l’importance pour les nations, comme pour les invididus, des considérations alimentaires naguère tant méprisées des pêcheurs de lune. Aujourd’hui, chacun sent que les questions de ravitaillement sont peut-être la principale pierre d’achoppement de la guerre, et que c’est d’elles, pour une bonne part, qu’en dépendra l’issue.

C’est ce qui m’encourage à parler un peu ici de la science des alimens, de cette science qu’on appelle à la Faculté la bromatologie, dans le langage singulier qui faisait déjà rire Molière.

On a, aujourd’hui, établi sans réplique cette profonde vérité déjà entrevue par le génie de Lavoisier que les alimens sont essentiellement des combustibles qui sont brûlés dans notre corps exactement comme du charbon dans un poêle.

Sans parler de l’énergie nécessaire au travail que nous fournissons, l’entretien même de notre vie et de la température interne de 37° qui lui est nécessaire n’est maintenu que par la combustion (grâce à l’oxygène de l’air qu’apporte en nous la respiration) des alimens ou de notre chair elle-même quand les alimens manquent. On a mesuré avec précision que la quantité de graisse brûlée par un homme correspond à une quantité de chaleur donnée fournie à son organisme, exactement comme la chaleur d’une lampe correspond à l’huile qu’elle consomme et dans le même rapport. L’homme, — je ne plaisante pas, — est un poêle à température constante, ou, si l’on aime mieux une image plus poétique, il est un flambeau. La vie est une flamme et la belle image de Lucrèce comparant les générations aux coureurs antiques qui se passent de main en main une torche immortelle, se trouve correspondre ^exactement à la réalité, d’après les données les plus modernes de la physiologie.

Si l’homme n’avait pour vivre que les combustibles de son corps, il maigrirait rapidement jusqu’à mourir, sans parler des inconvéniens du régime carné exclusif, dont nous reparlerons, et qu’il subirait d’abord, en se nourrissant de sa propre chair. C’est pour cela qu’il emprunte à l’extérieur ces combustibles : les alimens.

A vrai dire, si on y regarde d’un peu plus près, on constate que les alimens servent à autre chose encore qu’à fournir à l’organisme la chaleur et l’énergie qui lui sont nécessaires. Chaque jour l’homme vivant élimine sous forme d’excrétions diverses une certaine quantité à peu près invariable de déchets provenant du fonctionnement de ses tissus et de ses organes. Des expériences récentes ont montré que ces excrétions se produisent, à peu près identiques, même en l’absence de toute espèce d’alimentation, et ne proviennent pas principalement, comme on l’avait cru longtemps, des déchets de l’assimilation alimentaire. Donc l’usure vitale, comme on l’a appelée, a pour effet de détruire continuellement une partie de notre chair, de notre édifice cellulaire. Une autre fonction des alimens sera précisément de réparer cette usure vitale, de fournir les élémens de la reconstitution continue des tissus usés, et en outre dans les organismes en voie de développement (enfans) de fournir le supplément de matériaux nécessaire à la croissance.

Autrement dit, et pour employer les termes de l’école, les alimens ne sont pas seulement des substances calorigènes, biothermogènes ou dynarnôgènes, ce sont aussi des élémens histogéniques, ou pour parler plus simplement, plastiques. Les divers alimens sont-ils capables de remplir simultanément, les deux rôles ? ou sinon, comment doit-on les classer à cet égard ? Avant de répondre à cette question, il convient de rappeler comment, chimiquement, se classent finalement tous les alimens.

Si l’on met à part une très petite quantité de substances minérales et de sels qui sont d’ailleurs, malgré la petitesse de leur apport, indispensables à l’entretien de la vie, mais dont l’étude sortirait du cadre de cette chronique (car ils sont toujours mêlés peu ou prou aux autres alimens et on n’a point à s’en préoccuper dans la pratique), on peut dire que tous nos alimens sont empruntés aux êtres vivans, sont des fragmens d’êtres animaux ou végétaux.

Si les alimens sont des combustibles, tous les combustibles ne sont pas des alimens, et. quand on fait le bilan de ceux qui le sont, on voit qu’ils se ramènent chimiquement tous à trois espèces de substances simples : d’une part, les albuminoïdes qu’on appelle aussi protéines ou alimens azotés ou quaternaires, car les savans ne sont jamais à court de noms de baptême pour les choses les moins bien connues ; d’autre part, les graisses qu’il n’est pas besoin de définir autrement et qui comprennent les huiles et les beurrés ; enfin les hydrates de carbone, qui comprennent les amidons ou fécules et les sucres, c’est-à-dire le tissu constitutif principal des végétaux.

Cela chagrinera peut-être les gourmets d’apprendre que les innombrables mets et les petits plats, que les milliers de variétés de légumes, de poissons, de viandes, d’entremets où se complaît leur raffinement se réduisent tous à ces trois catégories. C’est que la chimie est une grande simplificatrice et que, finalement, en dépit des apparences, il y a bien peu de variété dans les choses de ce monde sublunaire.

Qu’on ait donc mangé du pain sec ou un somptueux repas aux multiples services, le bilan de ce qui a été fourni à l’organisme pourra toujours s’établir avec trois nombres représentant les poids fournis à l’estomac de chacune de ces trois sortes de substances.

Et à ce propos une remarque s’impose d’abord, sur laquelle le professeur Lapicque a récemment et très justement attiré l’attention : c’est que le goût des alimens ne signifie rien quant à leur valeur. Leur sapidité n’est qu’un trompe-l’œil, ou si j’ose dire, un trompe-la-langue. Et, chose curieuse, la partie qui, dans les mets, à bon goût, à celle qui intéresse le cuisinier, est en général celle qui ne nourrit pas. On pourrait, comme l’a observé M. Lapicque, diviser presque chacun des alimens usuels en deux portions : l’une sans goût qui a tout le pouvoir nutritif ; l’autre agréable au palais, mais non nourrissante.

Pour prendre un exemple familier et familial, le bœuf bouilli des tables modestes mais sages, le bon bouilli que méprisent les gens « chics » et qu’ils laissent à leurs domestiques, se réservant le bouillon qui en a pris l’arôme parfumé, n’a pourtant cédé à celui-ci que très peu de sa valeur nutritive. La preuve en est, que si on prend trois lots de chiens, — et dans ce cas, chiens ou hommes c’est tout comme, — nourris exclusivement l’un au bouilli, l’autre au bouillon, le troisième à l’eau claire, ces deux derniers lots mourront rapidement de faim et presque en même temps, tandis que le premier atteindra l’âge le plus avancé qu’on puisse imaginer parmi la gent canine.

Un autre exemple, et non moins caractéristique, de la même règle nous est fourni par la saccharine, ce succédané du sucre, qui fournit aux mets et aux liqueurs un goût identique à celui des parallélipèdes immaculés et cristallins qu’on extrait de la betterave, et qui pourtant ne nourrit nullement, à l’encontre du sucre, excellent aliment.

Le goût n’étant pas un bon critère, il faut donc s’en rapporter à d’autres méthodes pour savoir ce qu’il est le plus utile, le plus économique de manger.

A cet égard, une institution où se trouvent réunis les représentais les plus éminens en France de la physiologie et des sciences de l’alimentation, la « Société scientifique d’hygiène alimentaire » vient d’entreprendre une croisade malheureusement trop peu connue encore. Elle a pour but de faire savoir au public, sous une forme simple, accessible et dénuée de tout appareil rébarbatif, les notions théoriques et pratiques qui lui permettront de mieux traverser ces heures de crise économique.

Il ne saurait être question de commenter ici les tableaux si instructifs publiés par cette société, et où se trouvent condensés les résultats et les chiffres qu’elle fournit au public pour servir de base à l’établissement du budget des familles et au choix d’une alimentation rationnelle.

Au moins puis-je indiquer en quelques mots les idées qui #nt servi de base à ces tableaux.

Une première chose est certaine tout d’abord, c’est que le poids des alimens ne nous donne qu’une idée très fausse de leur valeur alimentaire. Sans parler même des déchets courans (les épluchures des légumes, les os de la viande, etc.) il faut tenir compte de la quantité plus ou moins grande d’eau que contiennent les corps. Comme cette eau n’est pas assimilée, il faut en déduire le poids de celui de l’aliment considéré. Par exemple, les viandes contiennent en moyenne près de 50 pour 100 d’eau ; au contraire les légumes secs en contiennent très peu, Les légumes frais au contraire, en ont beaucoup, si bien que dans la plupart des légumes verts et des salades, si on tient compte des déchets et de l’eau, il n’y a guère que 4 à 8 pour 100 du poids qui soit nutritif.

Mais ce n’est pas tout : les mêmes poids des diverses substances alimentaires ne dégagent pas les mêmes quantités de chaleur. C’est ainsi que si nous prenons les trois grandes catégories d’alimens, les mesures démontrent que 1 gramme de graisse dégage 9 calories, 1 gramme de sucre dégage 4 calories, 1 gramme d’albumine dégage 4 calories.

La graisse est donc la plus dynamogène des trois substances. À titre de comparaison je rappellerai qu’un gramme de houille dégage environ 9 calories, 1 gramme de bois environ 3 calories, et que la calorie est la quantité de chaleur nécessaire pour élever d’un degré la température d’un litre d’eau. — Je rappellerai également, — puisque je compare en ce moment le corps humain à un moteur thermique, — que la machine humaine ne peut jamais transformer en travail que 20 pour 100 environ de l’énergie des alimens qu’elle brûle. Ce rendement est encore meilleur que celui de la machine à vapeur qui ne dépasse guère 10 pour 100 ; en revanche, il est inférieur, à celui des moteurs à explosion qui est voisin de 30 pour 100. Autrement dit ce chef-d’œuvre de la nature qu’est l’homme, est très inférieur comme rendement, comme utilisation d’énergie, à beaucoup de machines, d’ailleurs imparfaites. À ceux qui voudraient en tirer argument pour rabaisser la nature humaine, on pourra répondre que c’est l’homme qui a fabriqué ces machines dont le rendement est supérieur au sien, qu’en revanche ces machines brutales seraient fort en peine de fabriquer un homme et que, par conséquent, il doit y avoir, de parle monde, d’autres critères de la valeur des êtres que leur rendement thermique.

Les divers alimens contiennent en proportions variables les graisses, les hydrates de carbone et les albumines. On a déduit de ces proportions, en tenant compte des déchets, et par des mesures de laboratoire plutôt que par des calculs, — car l’expérience est Ici bien supérieure aux formules, — la valeur énergétique d’un très grand nombre d’alimens. Ces chiffres sont très variables ; à une extrémité on voit que cent grammes de pain produisent 250 calories utilisables, que cent grammes de beurre en produisent 750 ; à l’autre extrémité, nous voyons le lait, le vin et divers légumes et fruits qui en produisent environ de dix fois moins.

L’expérience a montré qu’il faut en moyenne fournir à l’adulte bien portant sous forme d’alimentation environ 2 500 calories par jour (de quoi élever de 1 degré la température de 2 500 litres d’eau).

Il y aurait grand intérêt à l’heure actuelle à ce que chaque maîtresse de maison, petite ou grande, affichât dans sa cuisine ces tableaux qui indiquent la Valeur nutritive en calories utilisables de chacun des alimens usuels. Au bout de peu de jours, elles auraient vite fait de se mettre dans la tête des notions fort importantes pour elles.

Mais ce n’est pas tout ; à côté de la valeur nutritive des divers alimens qui ne varie pas, il y a à considérer leur valeur Vénale qui, elle, est très variable. Autrement dit, à côté du nombre de calories fournies pas 100 grammes d’un aliment donné, il faut considérer le prix de ces 100 grammes. On en déduira les prix de la calorie suivant qu’elle est fournie par tel ou tel aliment, et on aura un nouveau tableau, le plus instructif de tous, pour l’économie domestiqué. On pourra d’ailleurs le modifier continuellement suivant les fluctuations des cours des denrées, par une simple règle de trois.

Je m’excuse d’entrer dans ces infimes détails ; mais c’est de leur diffusion dans le public, c’est de la notion exacte des règles qu’ils enferment, que dépend aujourd’hui pour beaucoup, la résistance victorieuse du pays tout entier.

En disant qu’il faut 2 500 calories journalières à l’homme adulte, je n’ai voulu exprimer qu’une moyenne ; il y a en ce domaine comme dans tout ce qui touche à cette chose insaisissable, la vie, des cas nombreux qui échappent, on ne sait pourquoi, à la tyrannie des chiffrés ; il y a, comme disent ces messieurs de la Faculté, des idiosyncrasies. Et puis, l’adulte qui travaille a besoin de plus d’énergie, et parlant de plus de calories nutritives que celui qui est au repos. C’est ainsi que le professeur Armand Gautier, qui est aujourd’hui la principale autorité de notre pays en ces délicates questions, a établi que la ration alimentaire de l’homme qui fournit un travail fatigant doit être environ une fois et demie plus forte que s’il ne travaillait pas, et être par conséquent de 3 700 calories en moyenne…

Ceci dit, si à la lumière des notions précédentes, nous essayons de calculer, ce qui est facile, la ration alimentaire habituelle de chacun de nous, nous voyons immédiatement que la plupart des gens, surtout dans les classes riches, mangent, et surtout mangeaient avant la guerre, beaucoup trop.

Les restrictions alimentaires auxquelles la guerre a obligé la plus grande partie du public, en ce qui concerne particulièrement le pain, le sucre, les pâtisseries, substances très nourrissantes, en ce qui concerne aussi les alimens devenus peu abordables par leur prix et leur rareté (gibier, certains poissons), auront eu finalement, j’en suis convaincu, une influence heureuse sur la santé générale. Il est probable, d’ailleurs, que la même chose s’est produite de l’autre côté de la barricade, et je ne serais point surpris que le blocus alimentaire de l’Allemagne se fût traduit chez beaucoup de nos ennemis, — très gros mangeurs comme on sait, — par une amélioration de leur santé.

Pour ce qui est de Taris, en tout cas, la chose parait nettement démontrée par les statistiques municipales. Celles-ci, pour les semaines de la plus grande partie de 1917, manifestent une mortalité moyenne nettement inférieure à celles des semaines correspondantes des cinq années précédentes. La discussion montre qu’on ne saurait attribuer cette différence à une diminution de la population parisienne, et qu’elle ne peut provenir que des restrictions alimentaires qui ont beaucoup diminué les maladies causées par la surnutrition, des changemens d’habitudes qui ont abrégé les soirées et obligé les Parisiens à se déplacer plus souvent à pied et sans doute aussi de l’heure d’été aux bienfaisans effets hygiéniques.

Pour ce qui est des restrictions alimentaires, il est probable que nous ne sommes pas au bout de celles qu’il nous faudra subir encore. Il faut espérer du moins qu’en les imposant à la population, notre administration saura se garder des méthodes inutilement autoritaires qui lui sont trop habituelles et dont l’efficacité est douteuse, et qu’elle s’inspirera de l’exemple donné à cet égard par le gouvernement anglais qui a institué le noble et intelligent système des « restrictions volontaires. »

Justement, une très intéressante étude de M. La Touche paraît en ce moment dans le Bulletin de la Société d’Hygiène alimentaire, sur la façon dont a été abordé le problème de l’alimentation de guerre en Angleterre. On y trouvera des indications, frappantes et pittoresques, des suggestions précieuses ; on y verra comment, en s’adressant par la persuasion à la dignité et à l’orgueil patriotique d’un grand peuple, on peut sans mesure vexatoire obtenir des résultats étonnans. Que nos gouvernans s’inspirent de cet exemple ; que leur sagesse commande celle de tous les Français.


En parlant tout à l’heure de l’énergie calorifique utilisable des divers alimens, j’ai laissé de côté un aspect important du problème qu’il convient d’examiner maintenant.

Tous les alimens ne sont point au même degré dynamogènes et hystogénétiques. L’expérience a démontré que les graisses et les sucres servent à fournir à l’organisme les calories, l’énergie dont il a besoin ; au contraire, les protéines, les albuminoïdes paraissent surtout jouer le rôle d’élémens de réparation, de remplacement, et de croissance des tissus organiques. Comme dynamogènes, les diverses graisses et les divers sucres sont équipollens, si j’ose dire, c’est-à-dire qu’on peut substituer sans inconvénient les uns aux autres dans l’alimentation ; il n’en est pas de même des albuminoïdes qui ne peuvent être complètement remplacés par les substances précédentes, et dont une quantité minima est nécessaire à l’homme.

Celui-ci a besoin chaque jour d’environ une cinquantaine de grammes au minimum d’albuminoïde. Or la viande est le prototype des substances protéiques, et c’est pourquoi il nous faut manger peu de viande, mais il nous en faut. Si dans la ration d’un chien ou d’un homme, on supprime l’albumine, la mort du sujet survient un peu plus tard qu’avec un jeûne complet, mais sûrement. Ce sont les albuminoïdes qui réparent l’usure vitale ; chez l’homme ils entretiennent la maison, chez les enfans ils l’agrandissent. Ils sont le maçon de l’organisme.

Un grand physiologiste français, le professeur Gley, du Collège de France, vient d’attirer l’attention sur des travaux exécutés tout récemment dans les laboratoires physiologiques américains et qui éclairent singulièrement ce rôle de maçon de l’organisme qu’ont les substances protéiques.

On s’est longtemps demandé pourquoi le loup forme des tissus de loup et l’homme des chairs d’homme s’ils mangent l’un et l’autre du lapin. C’est que — et c’est ce qu’ont établi ces découvertes récentes — les divers albuminoïdes de la viande sont constitués par des assemblages complexes de divers corps qu’on appelle les acides aminés. Autrement dit, il y a la même différence entre les albuminoïdes de la chair du lapin, du loup ou de l’homme, qu’entre les différens mots qu’on peut former avec les mêmes lettres ou qu’entre les différentes constructions qu’avec les mêmes pièces de métal un enfant peut faire dans le jeu du « mécano. » Or les viandes étant assez semblables à notre propre chair fournissent en fortes proportions les divers acides aminés nécessaires à la réidification de la nôtre, tandis que les albuminoïdes contenus, d’ailleurs en bien moins grande quantité, dans les alimens végétaux comme le pain, ne contiennent pas ces corps dans des proportions aussi voisines de celles qui nous sont nécessaires.

C’est pour cela que le nouveau-né se nourrit mieux du lait de sa mère que du lait de la vache. C’est pourquoi l’homme et surtout le jeune homme qui grandit a besoin de manger un peu de viande.

Il résulte d’ailleurs de ces expériences que la chair la plus utile à notre alimentation, celle du moins dont le rendement serait le meilleur pour notre développement et la restauration de nos tissus est celle qui ressemble le plus à la nôtre. Il est heureux que l’anthropophagie soit passée de mode, car elle trouverait là un argument inattendu.

Parmi les acides aminés nécessaires à la croissance de notre corps, on a découvert que l’un des plus importans est celui qui s’appelle la lysine. Des expériences faites sur de jeunes animaux ont montré qu’on accélère ou qu’on diminue leur développement à volonté en augmentant ou en réduisant la quantité de lysine qu’on leur fournit. Rien n’empêche de penser que quelque jour, on pourra appliquer ce procédé à la sélection artificielle de la race humaine et faire ainsi des enfans à volonté des géans ou des nains. — La quantité d’acides aminés contenue même dans la viande est d’ailleurs très faible, si bien qu’on peut aussi concevoir le jour où, à toute la ration de viande de notre alimentation, on pourra substituer quelques pilules de ces substances qui en auront été chimiquement extraites. Ce sera la réalisation d’un rêve de Berthelot.

D’ailleurs il faut prendre bien garde que la viande ne doit être consommée qu’en quantité très modérée, bien plus modérée qu’il n’est d’usage. On a beaucoup exagéré, notamment à propos des tuberculeux, les avantages du régime très carné. Il est en vérité plutôt nuisible. La cause en est, — si paradoxal que ça puisse paraître, — que la viande se digère presque complètement et est d’un rendement alimentaire presque parfait. Tandis que dans la viande et les œufs il n’y a guère que 2 pour 100 des albuminoïdes digérés qui ne soient pas absorbés, les légumes et les fruits au contraire, à cause de leur cellulose non digestible, laissent des déchets très abondans qui sont indispensables pour l’excitation du tube digestif et l’élimination des dangereux poisons des ptomaïnes produites par la digestion des protéines.

Des lapins nourris d’alimens sans cellulose (mélange de lait, de sucre, de poudre de viande) succombent rapidement et on trouve dans leur intestin les déchets toxiques dont la stagnation les a fait mourir, tandis que si on ajoute à ce même aliment des fragmens de corne (cellulose non digérée) ils survivent fort gaillardement.

Si les carnivores (chat, tigre, etc.), peuvent se passer de végétaux c’est que leur tube digestif très court n’a pas besoin de cette excitation. L’homme par sa longueur intestinale, comme par ses mœurs, est intermédiaire entre le lapin et le tigre. Son régime carné doit donc être mitigé de végétaux riches en cellulose. Donc peu de viande, et plus on en mange, plus il faut l’accompagner de fruits et légumes, et non pas comme on fait souvent, diminuer au contraire l’apport de ceux-ci.

Nos soldats ne sont pas de grands théoriciens de la physiologie, mais ils n’en ont pas moins souvent constaté par eux-mêmes et sur eux-mêmes par l’expérience. — source unique de toute vérité, — l’inconvénient du régime carné excessif. Ils s’en plaignent parfois, et l’intendance fera bien, si elle veut leur conserver une âme légère et gaie, de mitiger de plus en plus leur alimentation trop riche en viande par des végétaux, et surtout, suivant l’heureuse suggestion de M. Gley, par un abondant appoint de fruits séchés, que la richesse en vergers de notre sol permettrait de recueillir et de garder en abondance avec un brin d’organisation.

Car il ne faut pas oublier un instant, qu’au front comme à l’arrière, ce n’est pas la santé des corps seulement, mais du même coup celle des âmes, qui dépendent d’une alimentation raisonnable. Tant que nous ne serons pas de purs esprits, il en sera de même.


CHARLES NORDMANN.