Revue scientifique - Un Novateur en chimie, Charles Gerhardt, sa vie et son œuvre

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Revue scientifique - Un Novateur en chimie, Charles Gerhardt, sa vie et son œuvre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 694-705).
REVUE SCIENTIFIQUE

UN NOVATEUR EN CHIMIE, CHARLES GERHARDT, SA VIE ET SON ŒUVRE


Charles Gerhardt et Edouard Grimaux. — Charles Gerhardt, sa vie, son œuvre, sa correspondance, 1816-1856. — Document d’histoire de la chimie. Masson et Cie. Paris, 1900.


Ce livre, que nous devons à la piété d’un fils et au zèle d’un disciple, fait assister le lecteur à l’espèce de révolution d’où est sortie, entre les années 1830 et 1850, la chimie moderne. C’est un document scientifique d’un puissant intérêt ; c’est aussi un document humain, extrêmement attachant. Il nous raconte la plus importante des transformations qu’aient subie les doctrines chimiques depuis le temps de Lavoisier et nous montre la genèse des idées qui règnent aujourd’hui dans la science. Et, d’autre part, il nous intéresse aux hommes qui ont été les artisans de ces progrès, et surtout à Laurent et Gerhardt, à leurs luttes, à leurs déboires répétés, à leurs espérances inlassables, et enfin à leur mort prématurée et à leur triomphe posthume. Rien ne manque au drame qui se déroule dans ce milieu scientifique et universitaire : les grandes et petites passions ; l’amour de la science et de la vérité, et d’autre part l’exaspération des vanités ; la reconnaissance et l’ingratitude ; les brouilles et les réconciliations ; les exemples de fidélité et les trahisons ; les intrigues académiques ; la poursuite éhontée des places et des cumuls, les exemples de désintéressement admirables. Tout cela, situé dans un milieu un peu particulier, mais dont tous les personnages sont très connus : professeurs de facultés de province, membres de l’Académie des sciences de Paris ; savans des Universités étrangères. Rien n’est mieux fait pour donner une idée des grandeurs et des misères de la vie scientifique, il y a une cinquantaine d’années. Pour toutes ces raisons, on nous pardonnera de résumer cette singulière histoire.


I

Charles Gerhardt était né à Strasbourg en 1816. Sa mère appartenait à une vieille famille bourgeoise de la cité alsacienne : son père était né à Berne. Mais le berceau de cette branche paternelle était la petite ville de Frankenthal, près de Mannheim, dans le Palatinat. Les Gerhardt formaient une lignée de brasseurs très connus dans toute la vallée du Rhin.

Le père de notre héros, Samuel Gerhardt, employé dans la banque de Turckheim, devint par la force des choses, et pour ainsi dire sans préparation préalable, industriel et usinier. Il avait commandité, dans les environs de Strasbourg, à Hangenbieten, une fabrique de céruse qui ne tarda pas à lui retomber sur les bras. Et, c’est pour cette raison qu’il voulut faire de son fils aîné un chimiste, capable de conduire cette entreprise et d’en perfectionner les procédés.

Charles Gerhardt, né de père étranger, dut, plus tard, faire régulariser sa situation pour jouir de la nationalité française. L’éducation qu’il reçut au gymnase de Strasbourg était à peu près celle des lycées, mais les méthodes d’enseignement avaient conservé quelque chose de germanique ; et, en tout cas, la langue allemande y était apprise à fond. A la fin de ses études, le jeune homme paracheva ses connaissances linguistiques par un séjour de trois années dans les écoles d’outre-Rhin. La possession complète d’une langue étrangère lui fut d’une grande utilité au cours de sa carrière. Elle lui permit de servir plus tard de trait d’union entre les savans des deux pays. Il suivait soigneusement les progrès de l’école allemande, les publications de Liebig et de ses élèves ; et, dans les recueils qu’il dirigea, tels que les Comptes rendus des travaux des chimistes étrangers, ou auxquels il collabora, comme la Revue de Quesneville, il put faire profiter les chimistes français de ses savantes analyses. Au gymnase de Strasbourg, Gerhardt eut pour condisciples Adolphe Würtz, et Emile Kopp, l’un et l’autre plus jeunes que lui d’un an et destinés à parcourir la même carrière. Le premier devait lui survivre longtemps et jeter un vif éclat sur la chimie française.

Après avoir terminé ses humanités à Strasbourg, Charles Gerhardt alla passer deux années au Polytechnicum de Carlsruhe, d’où il sortit avec un certificat très satisfaisant. Puis, aux vacances de l’année 1833, il se rendit à Leipzig pour étudier sous le professeur Otto Erdmann. Suivant une habitude qui est encore en vigueur chez les étudians allemands, il fit la plus grande partie de ce voyage à pied, sac au dos. Erdmann le prit en pension chez lui et le traita avec une grande bonté. Le jeune étudiant resta dans le laboratoire de Leipzig pendant une année, s’y perfectionna dans l’art de l’analyse et y exécuta son premier travail sur la révision des formules chimiques des silicates naturels, qui lui valut une mention bienveillante de la part de Berzelius. Il venait d’avoir dix-huit ans.

C’était un grand jeune homme, svelte, au teint mat, au visage encadré d’une longue chevelure noire. Il portait à la joue droite une mince balafre, une schmisse, gagnée à Carlsruhe, dans l’un de ces duels en honneur chez les étudians d’outre-Rhin. Son allure était vive, ses yeux pleins de feu, ses façons agréables et mouvementées. Il plaisait. Son aspect extérieur n’a pas beaucoup varié, au cours des années, car sa vie a été courte. Il est mort en 1856 à 40 ans. On est étonné qu’il ait accompli une œuvre si considérable en un temps si limité.

Son caractère était empreint d’une forte personnalité : il avait des convictions ardentes, des vues nettes, la parole rapide, l’esprit décidé et impatient. Il était destiné à heurter beaucoup d’opinions et beaucoup de gens.

Le premier choc se produisit avec son père. Celui-ci avait compté se décharger sur le jeune chimiste de la direction de sa fabrique de céruse. Mais c’était là une industrie laborieuse, répugnante dans quelques-uns de ses détails, et peu susceptible de perfectionnemens. L’opération était lente : il fallait cinq mois pour transformer une l’âme de plomb en céruse. L’amélioration ne pouvait venir que du côté économique.

Ch. Gerhardt, qui avait une cervelle faite pour les spéculations théoriques et qui d’ailleurs avait déjà pris goût au travail scientifique, ne put pas s’astreindre à la rude discipline, sans satisfaction intellectuelle, que lui imposait son père. Il se sépara de lui et contracta un engagement dans l’armée. Il entra au 13e régiment de chasseurs à cheval, à Haguenau. En moins d’un an, ce nouvel état lui était devenu insupportable ; il suppliait son père de le racheter, et, devant le refus qu’il recevait, il commençait à agiter dans son esprit les résolutions les plus désespérées.

Un ami d’Allemagne le tira d’affaire, en lui avançant 2 000 francs. Ce protecteur providentiel était Justus Liebig. Le célèbre chimiste avait été touché du désespoir d’un jeune confrère qu’il ne connaissait que peu ou pas du tout. Le trait généreux de Liebig est trop à son honneur pour qu’on l’oublie. Ainsi commencées, les relations de Gerhardt avec Liebig devaient pourtant subir les vicissitudes les plus extrêmes. Le désaccord des doctrines a constamment dénaturé les sentimens des deux amis. Ils ont oscillé continuellement des relations les plus cordiales aux attaques les plus vives et, de la part de Liebig, aux injures les plus graves. Au lendemain de sa libération, Gerhardt, débordant de reconnaissance, accourt à Giessen auprès de l’illustre savant ; il travaille dans son laboratoire ; il traduit son ouvrage Introduction à l’étude de la chimie. Mais voici qu’il exécute des recherches sur l’acide picrique, à propos desquelles il est en désaccord avec son maître. — C’est peu de chose. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il s’imagine que Liebig veut entreprendre sur sa liberté et le marier dans son entourage immédiat. Il part, il s’échappe au mois d’avril 1837. Il retourne auprès de son père et essaye vainement de se faire, de nouveau, au plomb et à la céruse. Il y renonce définitivement, quitte sa famille et vient sans aucune ressource à Paris.

Il y arriva le 22 octobre 1838. Entre temps, et soit à Giessen auprès de Liebig, soit à Strasbourg, Gerhardt a exécuté des travaux et des analyses. Il a commencé un travail sur l’hellénine qui plus tard lui servira de thèse. Il a surtout la tête pleine d’idées. Il suit les cours de Dumas et de Thénard, se lie avec Henri Sainte-Claire Deville et Cahours, qui les suivent avec lui.

J.-B. Dumas était alors à l’apogée de sa réputation : il était le maître incontesté de la chimie française : l’histoire de ses travaux se confondait avec l’histoire même de la science. Son influence était considérable. Professeur incomparable, il tenait la jeunesse des écoles suspendue à ses lèvres. Liebig écrivait à Gerhardt : « Liez-vous avec M. Dumas, il a un caractère magnifique et aime à s’attacher les jeunes gens de mérite. » Le jeune Alsacien suit cet avis. Il est accueilli avec la bonté habituelle au maître ; mais déjà il se plaint que toute cette bonne volonté reste inefficace et s’arrête, pour ainsi dire, à fleur des lèvres.

Il faut vivre cependant, et travailler. « Faites des travaux, lui dit Dumas et lui répète Liebig. — Donnez-moi place dans un laboratoire, réplique Gerhardt » — mais, c’est cela qui est difficile. Les places de préparateur sont occupées. Il n’y a rien de vacant. — Si, pourtant, une place de 75 francs par mois à l’école des Jésuites de la rue des Postes : mais cette aubaine n’a qu’une durée de quelques mois. Il y a aussi quelques leçons particulières et des consultations de chimie. Pour se procurer des ressources, il lui faut encore rédiger le Répertoire de Gaultier de Claubry, ou passer les soirées à traduire la chimie organique de Liebig.

Quant aux travaux personnels, il les poursuit à bâtons rompus, dans un petit laboratoire privé que Henri Deville et Cahours ont installé à leurs frais dans un taudis de la rue de La Harpe ; ou bien encore il va faire ses combustions et ses analyses, pendant les vacances, dans le laboratoire de Chevreul, où le préparateur lui offre une hospitalité presque clandestine.

Et cependant, du 22 octobre 1838 au 8 avril 1841, tout en accomplissant ses humbles besognes, ses analyses, ses traductions ; tout en préparant ses grades, et passant sa licence et son doctorat, Gerhardt dans cet espace de vingt-neuf mois trouva moyen de publier des travaux qui forcent l’attention du monde savant. Il fait paraître les recherches sur l’hellénine, un Mémoire sur la Constitution des sels organiques à acides complexes et leurs rapports avec les sels ammoniacaux ; un Mémoire, en commun avec Cahours, sur les huiles essentielles : celui-ci fut digne d’être inséré au Recueil des Savans étrangers.

L’ère des difficultés semble close. Gerhardt est docteur. La chaire de chimie de la Faculté des sciences de Montpellier devient vacante : J.-B. Dumas court chez le ministre Villemain ; il enlève la nomination. Le jeune savant est chargé de cours, le 16 avril 1841. Il n’a pas encore vingt-cinq ans.


II

Quelle était la valeur ou la signification de ces travaux de début ?

Les recherches sur les huiles essentielles sont remarquables par la précision des faits et l’exactitude des analyses qui n’ont point été contestées depuis. La découverte du cymène, du cumène et du cinnamène, des dérivés de ces corps, des acides correspondans, de quelques produits d’addition bromes, en forment tout l’intérêt.

Mais le Mémoire sur la Constitution des sels organiques porte déjà la marque de l’esprit révolutionnaire du jeune savant. Il attaque la théorie dualistique de Berzélius. L’illustre chimiste suédois avait voulu assimiler les corps de la chimie organique à ceux de la chimie minérale et il voyait dans les composés nitrés tels que la nitrobenzine et la nitronaphtaline, par exemple, des espèces de sels, des azotites. L’acide y serait l’acide azoteux ; la base un oxyde d’un hydrogène carboné inconnu.

Gerhardt combat cette vue de Berzélius. Ce n’est là qu’une première escarmouche. La lutte contre la théorie dualistique s’accentuera plus tard. L’un des traits essentiels de la révolution opérée par Gerhardt consiste, en effet, dans la substitution de la théorie unitaire à la théorie dualistique.

Il importe d’entrer dans quelques explications à ce sujet. La plupart des corps de la chimie minérale ne contiennent qu’un petit nombre d’atomes. En dehors des corps simples, métaux et métalloïdes, ce sont surtout des composés binaires (oxydes, acides), ou des composés ternaires (sels) que l’on ramène à la forme binaire en les regardant comme composés d’un acide et d’une base subsistant dans la combinaison avec leur individualité. Ce dualisme, on le croyait en rapport avec l’état électrique des corps qui s’unissent : l’un des élémens étant électro-positif et l’autre électro-négatif. Les réflexions de H. Davy avaient amené ce savant à croire que les corps, au moment de se combiner, étaient dans deux états électriques opposés : l’un, chargé d’électricité positive, l’autre d’électricité négative. L’attraction des électricités contraires pouvait, en effet, servir de type à l’affinité qui rapproche les corps et les combine. D’autre part, la répulsion électrique semblait donner un bon modèle des forces qui les disloquent. Les chimistes de ce temps s’étaient beaucoup servis de l’électricité, soit pour décomposer les corps, soit pour les reconstituer. Ils étaient donc préparés à voir, dans l’électricité, l’agent principal des mutations chimiques. Ils accueillirent avec faveur les idées de Davy et de Berzélius. Les corps simples furent distingués en électro-négatifs et électropositifs. Dans les composés binaires, l’un des élémens était électro-négatif ; c’est ordinairement le métalloïde, l’autre était électro-positif, c’est le métal. Les sels provenaient de l’union d’une base, corps électro-positif, avec un acide, corps électro-négatif.

La doctrine dualistique était ainsi liée au dualisme électrique. Bien des objections, cependant, lui avaient été adressées. Dans l’électrolyse des sels, par exemple, la base ne va pas d’un côté et l’acide de l’autre : le partage ne se fait pas ainsi ; le métal seul se dépose au pôle négatif ; l’acide et l’oxygène vont au pôle positif.

C’est J.-B. Dumas qui mit la hache dans le système et le jeta à terre avec l’aide de Laurent et de Gerhardt. Laurent et Dumas découvrirent, entre 1831 et 1834, le phénomène des substitutions. Ils établirent que l’hydrogène peut se substituer atome pour atome au chlore, sans changer les caractères du composé. Dumas montrait à l’Académie l’acide trichloracétique, qui est l’acide acétique où trois atomes de chlore ont remplacé trois atomes d’hydrogène. « C’est encore du vinaigre, disait-il ; c’est du vinaigre chloré. » Et Melsens, en effet, en tirait de nouveau du vinaigre. Il n’était plus possible, après cela, d’admettre, à l’état de règle, que le chlore, élément électro-négatif par excellence, pût tenir dans la combinaison le même rôle que l’hydrogène, non moins exclusivement positif. Une polémique s’engagea entre Berzélius et Dumas, qui se prolongea plusieurs années et tourna à l’avantage de ce dernier. Le dualisme chimique fît place à l’unitarisme.

Aujourd’hui, un sel n’est plus regardé comme un composé binaire, mais comme un tout, un groupement unique d’atomes divers, où quelqu’un d’entre eux peut être remplacé par un autre. Ce groupement peut se scinder de manières diverses, suivant l’influence qui agit. « Dans le système dont je propose l’adoption, écrivait Gerhardt en 1848, tous les corps sont considérés comme des molécules uniques, dont les atomes sont disposés dans un ordre déterminé. Le système dualistique donne le nom de sels aux corps qui se composent d’un acide et d’une base. Dans le système unitaire, le sel est un système de molécules renfermant un certain nombre d’atomes d’un autre métal ou d’hydrogène. Les sels monobasiques renferment un atome d’hydrogène remplaçable, les sels bibasiques en renferment deux, les sels tribasiques en contiennent trois. Il faut donc changer entièrement nos définitions des acides et des sels. »

Ce sont les idées régnantes aujourd’hui. On remarquera, en passant, que cette manière de concevoir les choses ramène tous les sels à une seule et même série. Comme disait Liebig, elle anéantit la ligne de démarcation établie arbitrairement entre les hydracides et les oxacides, entre les sels ordinaires et les sels haloïdes (chlorures, bromures, iodures). Elle détruit enfin le vue trop exclusive de Lavoisier qui attribuait le rôle d’agent d’acidification à l’oxygène, comme l’exprime son nom même. C’est l’hydrogène qui est l’élément essentiel de l’acide.

On voit bien ici la tendance de l’esprit de Gerhardt. A propos d’un fait particulier, il s’élève à une conception générale. C’est un théoricien de la chimie. Pour lui, la valeur des faits est subordonnée à leur signification. Ils valent par les idées qu’ils rectifient ou qu’ils apportent. C’est là, d’ailleurs, la raison des résistances que rencontra le jeune novateur. Il prétendait légiférer, établir des principes et des lois. Rien n’est plus suspect et insupportable au monde savant. « Défiez-vous des systèmes : » tel est l’enseignement des siècles passés. L’esprit de système c’est l’esprit d’erreur. Tous ou presque tous les contemporains de Gerhardt le mettaient en garde contre cette fâcheuse disposition de son génie.

« Les spéculations, — disait Thénard, à propos de la querelle des hydracides et des oxacides, — vont, pour la plupart, à l’encontre de la marche naturelle de la Science. »

« Soyez prudent dans vos opinions théoriques, lui écrivait J. Liebig, car l’Académie est, comme elle l’a été de tout temps, l’adversaire implacable des théories ; et l’exemple de M. Persoz — il a autant d’ennemis qu’il y a de chimistes à Paris — vous montre comment un homme peut se perdre méthodiquement par des spéculations philosophiques. C’est à peine si l’on nous pardonne à moi, et à un confrère plus âgé (Berzélius), de formuler des opinions théoriques. »

Liebig écrivait encore à Gerhardt, le 1er mars 18i0 : « Rien n’a fait plus de tort à M. Dumas, à son début, que sa tendance prédominante aux théories... — Il n’y a pas de terrain plus dangereux pour les théories que la France... Rappelez-vous ce que je vous dis : Vous briserez votre avenir et vous irriterez tout le monde, comme Laurent et Persoz, si vous continuez à faire des théories. » — Et le 27 juin 1845, il lui répétait encore : « Ne vous abandonnez à aucune espèce de spéculations théoriques. Des faits ; toujours des faits nouveaux. »

Des faits, des analyses, voilà bien ce que Gerhardt va recueillir et accumuler ; mais ce sera pour ébranler les fondemens des doctrines régnantes ou en élever de nouvelles.


III

Gerhardt, qui n’avait rêvé jusque-là qu’une modeste place de préparateur ou de répétiteur, tout étourdi et tout joyeux de son succès inespéré, partit aussitôt pour Montpellier afin de prendre possession de sa chaire. Il y arrivait quatre jours après, plein d’espérance et d’illusions. Mais à peine a-t-il débarqué que ses déboires commencent. Il reçoit un accueil glacial du recteur, le mathématicien Gergonne, scandalisé de recevoir un étudiant imberbe pour tenir la place de Balard, depuis longtemps célèbre, grâce à sa découverte du brome. Le pays le choque par sa malpropreté. La ville, avec ses ruelles étroites, lui déplaît. L’habitant, peu sociable, se barricade chez lui. La Faculté est logée dans un immeuble lézardé et piteux. Et surtout les moyens de travail font défaut. Gerhardt n’a pas de frais de laboratoire ; 450 francs par an seulement sont affectés aux besoins du cours et des collections. Il n’a pas de préparateur ; il n’y en a qu’un pour toute la Faculté et il est affecté aux leçons. Il n’a pas même de garçon ; un homme de peine fait le maître Jacques et sert, à la fois, de concierge, de domestique et de commissionnaire. La situation, à cette époque, était la même partout, dans toutes les facultés de province. L’administration était aussi ladre, aussi sordide à Rennes pour Malaguti qu’à Montpellier pour Gerhardt. Notre chimiste se lamente, de plus, que le pays n’ait pas -de ressources industrielles. Il faut écrire à Paris, — et combien de temps d’avance, — à propos de tout, pour avoir de la potasse et des cornues. Les professeurs s’endorment dans la mollesse et la nullité. Il y a quatorze auditeurs pour toute la Faculté.

Et cependant, dans cette atmosphère assoupissante, Gerhardt ne s’engourdit pas. Il expérimente, il analyse, il envoie à l’Académie, à Dumas, à Cahours, des notes sur l’acide valérianique, sur l’indigo, sur la formation de l’acide salicylique ; sur l’acide draconique de Laurent. Il aspire aux vacances pour aller travailler à Paris. Puis, petit à petit, il s’aigrit. Il accuse Dumas de l’avoir éloigné par crainte et de vouloir l’enterrer à Montpellier. Il songe à démissionner.

C’est dans cette disposition d’esprit qu’il se trouvait lorsque, venu à Paris pendant les vacances de 1842, il lut à l’Académie ses Recherches sur la classification des substances organiques. Cette lecture souleva une tempête. On en trouva le ton insupportable, et les conclusions d’un style qui ne conviendrait même pas à Lavoisier. Thénard, furieux, lui en fit de violens reproches ; et, comme il se défendait, il l’éconduisit d’une manière qui ressemblait beaucoup à une mise à la porte. Le voilà qui retombe à Montpellier, incertain de pouvoir y rester.il y travaille cependant avec une extraordinaire activité : ses Mémoires, ses analyses, ses traductions se pressent, s’accumulent. Le ciel s’éclaircit enfin. Gerhardt est nommé professeur titulaire. Il se rassérène un peu. Il se lie avec un brillant collègue de la Faculté des lettres, Saint-René Taillandier, dont les leçons font courir toute la ville. Il devient amoureux d’une charmante Anglaise, miss Jenny Sanders, fille d’un médecin que le souci de sa santé avait amené à Montpellier : il l’épouse. Il nage dans le bonheur. Il se rend en Alsace pour sceller sa réconciliation avec son père et présenter sa jeune femme à sa famille. Cette seconde moitié de l’année 1844 est un temps de bonheur, de repos complet ; une ère de calme dans sa vie agitée.

Mais la lutte recommence bientôt. Gerhardt voit des erreurs de doctrine ou d’expérience chez tous ses contemporains, même chez ceux qu’il aime le mieux.

Il déclare à Liebig qu’il lui a voué une reconnaissance éternelle, mais néanmoins que sa théorie des radicaux est fausse. Il reproche à Regnault l’inexactitude de quelques analyses. Enfin, il se heurte à un savant aussi entier et ardent que lui-même, à Laurent. Laurent était un chimiste du premier mérite ; il disputait à Dumas la découverte de la théorie des substitutions. Il avait accompli des prodiges de travail, au milieu de difficultés inouïes. On aurait cru que le choc de ces deux hommes, semblables en tant de points, allait se traduire par un déchaînement d’hostilités. Point du tout ! Ils s’entendirent parfaitement et se liguèrent pour le triomphe de leurs doctrines voisines et bientôt communes. Laurent, nommé correspondant de l’Institut, quitte la Faculté de Bordeaux dont le séjour lui était devenu intolérable : il est sans position à Paris, et sans fortune. C’est de là qu’il correspond avec Gerhardt et le tient au courant de tout le mal que l’on dit des deux amis dans le milieu des chimistes et de ce que l’on trouve contre eux.

C’est à cette époque, en 1847, que Gerhardt fit paraître son Précis de chimie organique. Dans cet ouvrage il introduit ses nouvelles notations. Il réforme les nombres proportionnels, poids moléculaires, d’un certain nombre de corps, de manière à ramener, comme on le fait aujourd’hui, les formules des composés organiques à un même volume de vapeur. Par là, il éclaire la genèse de beaucoup de corps organiques et, par exemple, de l’éther. Il établit la notion féconde de l’homologie, qui est différente de la doctrine des radicaux. Les nombres adoptés par Gerhardt sont, à l’exception de ceux d’un certain nombre de métaux, les mêmes qui sont en usage aujourd’hui. Il donne la première définition véritable de la chimie organique : l’histoire des composés du carbone. Il la distingue de ce que l’on appelait la chimie animale et la chimie végétale. Il essaie de lui donner une base de classification fixe, fondée sur la parenté chimique. Il emploie un procédé rationnel, à un moment où, comme le disait plaisamment Laurent, les chimistes classaient les composés, comme le pourraient faire les droguistes, en distinguant les essences, les gommes, les huiles, les graisses et les sucres.

Il posait enfin la loi des résidus, qui, à part de légères modifications, reste debout tout entière.

Les résultats obtenus par Liebig, sur les phosphures d’azote, étaient en contradiction avec les règles énoncées par Laurent et Gerhardt pour les combinaisons azotées et phosphorées. C’était là une objection grave. — En reprenant cette étude, nos deux chimistes constatèrent que Liebig s’était trompé ; qu’il avait mal fixé la composition des corps en question ; que ce n’était pas seulement une partie de son mémoire qui était inexacte, mais le mémoire tout entier, et d’un bout à l’autre. Ils publièrent cette conclusion. Liebig, hors de lui, écrivit et répandit un libelle injurieux au dernier point, dans lequel il traitait son protégé et ami d’autrefois, de héros de théâtre recouvert de clinquant et l’assimilait à un voleur de grand chemin. — Laurent répondit de la même encre. Cette violente querelle semblait avoir séparé pour jamais ces anciens amis. Ils se réconcilièrent cependant quelques années plus tard.


IV

La place nous manquerait pour signaler les résultats féconds de la collaboration de nos deux réformateurs. Il faudrait énumérer tous leurs travaux particuliers ; il faudrait exposer la théorie des types et signaler l’influence qu’elle a eue sur les progrès de la science dans notre temps. Il faudrait parler du Traité de chimie organique qui, pendant longtemps, au témoignage de Grimaux, fut le vade mecum, le livre de laboratoire de tous les chercheurs. Malheureusement, ce ne fut pas dans notre pays, ce fut à l’étranger surtout, que les idées et les notations de Gerhardt et Laurent pénétrèrent les esprits et s’introduisirent dans l’enseignement. De là une avance de vingt-cinq ou trente ans au profit de nos rivaux. Il a fallu les efforts de Würtz, de Friedel, et de leurs élèves pour donner à nos chimistes l’instrument et la langue dont se servait déjà l’Europe tout entière.

Ni Gerhardt ni Laurent ne virent ce lointain triomphe de leurs doctrines. Laurent, comme nous l’avons dit, avait abandonné son enseignement de la Faculté de Bordeaux : il végétait à Paris, en attendant une place.

Gerhardt à son tour ne tarda point à se lasser de nouveau de la vie de Montpellier, de la tranquillité sépulcrale de son laboratoire, des ressources insuffisantes qu’il y trouvait, du silence qui y régnait. Il aspirait au mouvement intellectuel de Paris, aux échanges d’idées, aux discussions, qui forment l’atmosphère indispensable au développement de toute doctrine nouvelle.

Il voulait suivre Laurent à Paris, fonder avec lui un Institut privé de chimie, ouvert à un petit nombre d’élèves de choix et alimenté par leurs contributions. Il avait calculé qu’il pourrait se tirer d’affaire avec une douzaine d’élèves. D’autre part, il avait projeté de se faire suppléer à Montpellier par Chancel qui était son ami et son disciple et, par ce moyen, de l’acheminer à sa succession, pour le jour, qui ne pouvait tarder indéfiniment, où lui-même serait appelé à Paris.

C’est ainsi, en effet, que les choses se passèrent ; au moins quant à la première partie du programme. J.-B. Dumas l’aida à la réaliser. Un congé lui fut accordé ; Chancel fut désigné pour le suppléer. Mais l’Institut de chimie ne remplit pas toute son attente. Au lieu de 12 élèves, il n’y en avait plus que 4.

Laurent, épuisé par les agitations et les privations que lui imposèrent si longtemps des ressources insuffisantes, et l’impossibilité de se faire rendre justice, succomba au moment même où il venait d’entrer en possession d’un poste modeste, celui d’essayeur à la Monnaie, qu’il avait longtemps brigué. Quant à Gerhardt, il avait commencé à obtenir satisfaction. Il voyait ses idées et ses ouvrages adoptés dans toute l’Europe et sa réputation établie partout. Il venait d’être nommé correspondant de l’Académie des sciences. Le ministre Fortoul, cédant aux instances de Thénard, et à la pression qu’exerçait l’opinion générale des chimistes, le nommait, le 8 août 1855, aux deux chaires de Pasteur à la Faculté des sciences de Strasbourg et de Loir à l’École de pharmacie. Et c’est au moment où il rentrait glorieusement dans sa ville natale, accueilli avec joie par ses parens et ses anciens amis, qu’il fut brusquement emporté, en trois jours, par une attaque d’appendicite aiguë, dans toute la force de l’âge et la vigueur d’un esprit qui promettait à la Chimie française de nobles et fructueuses conquêtes.


A. DASTRE.