Revue théâtrale de la semaine

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REVUE THÉÂTRALE


DE LA SEMAINE.


Les choses vont de mieux en mieux au théâtre de la Monnaie , à tel point que nos Administrateurs réussiront bientôt, par l’appât du nouveau et de l’inattendu qu’ils ne cessent de nous offrir, à mettre la main sur la Province. Tout n’est-il pas possible aujourd’hui, avec la grâce de Dieu et des chemins de fer? Quel est déjà le provincial un peu rentier qui ne préfère aller dépenser son argent et son dimanche à Bruxelles, et sa soirée au spectacle, que de rester prosaïquement attablé au local de sa société devant l’éternel gamon flanqué de deux verres déjeune, de louvain, de faro, ou de n’importe quoi? Pour ma part, si j’étais provincial, c’est-à-dire un de ces infortunés mortels éloignés de beaucoup de kilomètres des promenades du Parc et des rayons vivifians de ce soleil qu’on appelle le Pouvoir, il ne se passerait guère huit jours sans que je voulusse voir la verdure de l’un et la face de l’autre. Tenez, ce que je vous dis est si vrai, que si j’avais un ami condamné à la province perpétuelle, je lui aurais écrit au moins trois fois depuis huit jours, sans nul doute, et mes lettres n’auraient été qu’une continuelle paraphrase de la même idée, à-peu-près dans le genre de celle-ci que vous savez : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. — D’amour, belle marquise, etc. »

La première eût été conçue à-peu-près en ces termes :


Cher Ami,

Je crois que le moment est favorable pour faire enfin le petit voyage que tu as remis tant de fois depuis deux ans. Si tu rencontrais des obstacles du côté de la petite femme, voici les moyens de les lever : embrasse-là d’abord et jure-lui ensuite, s’il le faut, que ce sera la seule fois qu’elle ira coucher à côté de ton bonnet de coton vide du front conjugal qu’il protège tous tes soirs contre les rhumes de cerveau. Si elle résiste et témoigne de la mauvaise humeur, rappelle-lui d’un x ton solennel et lugubre les paroles de ton médecin qui te recommande, la distraction, la musique — que tu n’aimes pas — et le grand air, (cette triple panacée à la maladie qui te tient en ce moment et qui pourrait, pour plusieurs raisons, s’appeler nausées de mariage) ; si cette citation n’enlevait pas de suite son consentement, dis-lui qu’il y a une foule de rapports sympathiques entre un orgue et un ténor ; que ta position d’organiste de la paroisse t’oblige à assister à la prochaine représentation des Martyrs, nouvel opéra plein de magnificence, de grands airs et de chœurs fort originaux. — Je connais ta femme; du moment où les intérêts de l’église sont en jeu, la partie est gagnée : sois-en sûr.

Comme j’espère que ton arrivée aura lieu au plus tard, dimanche prochain, je transcris ici à ton intention un passage de Indépendance. C’est une relation exacte des plus curieux exercices de prestidigation qu’il m’ait été donné à voir depuis longtemps : je t’en ménage encore les jouissances au théâtre du Parc. — Écoule!

c M. Philippe n’est pas un sorcier comme un autre, an contraire, c’est un sorcier comme on en voit peu, un sorcier comme on n’en voit pas. Ceci n’est pas une banalité au service du premier sorcier venu ; en fait de sorcier, nous sommes pourvus d’une très-longue expérience ; nous avons vu les plus célèbres du siècle, et M. Philippe va plus loin, et travaille mieux qu’aucun d’eux. Nous dirons d’abord, en ce qui touche son système d’éclairage, qu’il serait fort heureux que M. le bourgmestre de Bruxelles en eût le secret. Si M. le chevalier Wyns pouvait, d’un coup de pistolet, allumer les becs de gaz que la société chargé de l’éclairage de la ville laisse éteints, sous prétexte de lune, il n’exposerait certainement pas les habitans à se casser les jambes, à six heures du soir, dans la rue Royale.

« Indépendamment des tours ordinaires, tels que ceux des anneaux et des montres brisés, mis dans un pistolet, dans un canon, et retrouvés au cou d’un pigeon, tours que M. Philippe exécute avec autant de facilité qu’aucun de ses nombreux devanciers, qu’il rajeunit même par une foule de charmans détails ; il en a un très-grand nombre qui lui sont particuliers, et que nous n’avons jamais vu exécuter par personne. C’est une idée fort originale, par exemple, que celle de prendre du café en graines, du chenevis et des haricots, et de transformer le tout, sur la table, au nez des spectateurs, en café bouillant, en sucre et en crème. Casser des œufs dans un chapeau, y faire même une omelette est un tour vieux comme le monde; mais M. Philippe tire du chapeau un bien autre parti. D’abord il 1 écrase, le tache, le brûle, le coupe en morceau

  • , et le remet neuf à son propriétaire. Et puis un

chapeau est pour lui un magasin inépuisable; il y trouve des pigeons vivans, une layette complète, des fleurs de quoi parer toutes les dames, trente ou quarante gobelets de ferblanc, des fleurs encore, des jouets d’enfans qu’il lance à travers la salle, et enfin une quantité de plumes suffisantes pour remplir un édredon. Ajoutons que ces tours sont faits avec grâce, avec une sorte d’esprit, et ce qui ne gâte rien, avec une galanterie à laquelle les dames qui se voient inondées de fleurs et de bonbons sont extrêmement sensibles.

« Un charmant tour encore, c’est celui de la cuisine. M. Philippe prends deux enfans dans la salle ; il habille l’un en cuisinier et l’autre en cusinière, et il les habille très-joliment. Ainsi costumés, les deux enfans plument des pigeons qu’ils jettent dans une énorme marmite, préalablement remplie d’eau sous les yeux des spectateurs. Quand la cuison est censée opérée, on décaoche la marmite, et elle se trouve remplie de pigeons vivans qui s’envolent dans la salle. Le cuisinier et la cuisinière retournent ébahis à leur place, après avoir reçu chacun pour leurs peines un pigeon et des bonbons.

« Le tour capital, c’est celui qui termine ordinairement la représentation* Costumé en mandarin chinois ou même en empereur de Chine, le sorcier monte sur une table entièrement nue. On lui donne un châle qu’il lance en l’air, et qu’il foule aux pieds pour montrer qu’il ne renferme rien. De ce châle il s’enveloppe, et passant la main en-dessous, il en tire un bassin de cristal plein d’eau jusqu’au bord, et garni de poissons rouges. Ce tour, il le recommence deux (ois et toujours un nouveau bassin sort de dessous le châle, avec de nouveaux poissons rouges ; et comme le public pourrait supposer que le secret du magicien est renfermé dans la table, il vient sur le pont qui lui sert à communiquer avec les spectateurs et là encore il trouve sous le châle un bassin plein d’eau et de poissons rouges. Il fait plus encore, et à une quatrième expérience, ce ne sont plus des poissons rouges qu’il montre au public, mais bien une légion de poulets, de canards et de lapins blancs.

« Nous avons pris au hasard quelques-uns des tours de M. Philippe. Il est impossible de les raconter tous, mais nous ne pouvons passer sous silence les deux curieuses pièces mécaniques qu’il montre au public. L’une est un coffre en bois de palissandre qui s’ouvre et se ferme au commandement, et en autant de mouvemens qu’il plaît aux spectateurs de l’ordonner. Cette boite est le domicile d’un gentil arlequin qui, lui aussi, obéit au commandement, sort de son réduit, y rentre, salue, danse, fume, siffle, ôte son masque et le remet. Rien de plus gracieux que les mouvemens de ce charmant automate qui parait avoir un goût prononcé pour le tabac, car il se mutine quand son maître veut lui prendre son cigare, et repousse même ses efforts à coups de pied.

« L’autre pièce est une maison. Au commandement d’un spectateur ou d’une dame, il sort de cette maison un confiseur apportant l’espèce de bonbon qui a été demandée, ou une confiseuse munie d’un verre de la liqueur qu’une personne a désiré boire. On a demandé des pralines, des dragées roses, des pastilles assorties ; on a demandé du curaçao. Une demoiselle a manifesté le désir de boire un verre d’anisette. Le confiseur a mis une telle complaisance, tant de générosité dans sa distribution, que M. Philippe a pu envoyer, à tour de bras, des bonbons dans toute la salle, même aux troisièmes loges.

« Nous pouvons donc le répéter, et les enfans comme les grandes personnes le diront, sans doute, après nous : M. Philippe est un sorcier comme on n’en voit guères, un sorcier comme on en voit pas.

« Il y a eu foule ces trois jours derniers au théâtre du Parc ; il y aura foule à toutes les représentations de l’habile et si sucré prestidigitateur. »

Arrive donc au plus tôt, mon cher ami ; — cette fois, par une exception rare, tout appelé peut être élu.

Tout à toi, D.-Z.

Samedi, 16 décembre 1843.