Revues étrangères - Deux ouvrages anglais sur Shakspeare

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Revues étrangères - Deux ouvrages anglais sur Shakspeare
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 935-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

DEUX OUVRAGES ANGLAIS SUR SHAKSPEARE


Shakespeare’s Marriage and Departure from Stratford, par J. W. Gray. 1 vol. Londres, Chapman and Hall, 1905 ; Shakespearean Tragedy, par A. C. Bradley, 1 vol. Londres, Macmillan, 1905.


Dans l’esquisse rapide que j’ai tentée ici, l’autre jour, de la vie d’Albert Durer, j’ai négligé de dire que ce grand homme avait été marié. « Au retour de mon voyage, — écrit-il dans sa chronique de famille, — Hans Frey a traité avec mon père et m’a donné sa fille, nommée Mme Agnès, et, avec elle, il m’a donné deux cents florins, et nous nous sommes mariés : c’était le lundi d’avant la Sainte-Marguerite, en l’an de grâce 1494. » Et naturellement les biographes, depuis quatre siècles, ne se sont pas fait faute de nous renseigner sur Agnès Dürer ; mais tandis que les uns nous la représentaient comme une méchante femme, sotte, acariâtre, jalouse, intéressée, et qui aurait empoisonné la vie de son mari, d’autres nous affirmaient, au contraire, qu’elle avait été pour lui la meilleure des compagnes, aimante et dévouée, infatigable à l’entourer de ses tendres soins. La vérité est que nous ne savons absolument rien d’elle, sinon qu’elle s’appelait Agnès Frey, qu’elle s’est mariée avec Dürer, qu’elle l’a suivi dans son voyage d’Anvers, en 1520, qu’elle a hérité de tous ses biens, et que, avant de mourir, décidément convertie au protestantisme, elle a institué une bourse à l’Université de Wittemberg, pour de jeunes étudians en théologie. Tout le reste n’est que légendes, médisances suspectes, ou vaines conjectures : à moins qu’en l’absence de documens écrits on ne veuille se fier, pour juger le caractère de « Madame Agnès, » à un portrait d’elle dessiné par son mari en 1550[1], auquel cas on sera forcé d’admettre que cette terrible commère avait vraiment le regard bien dur, et que le pli hargneux de ses lèvres n’annonçait guère, non plus, une âme capable de comprendre ni d’excuser le génie d’un poète.

Hélas ! que ne possédons-nous un portrait de la femme de Shakspeare, pour nous aider à faire notre choix entre les diverses affirmations de ses biographes ! Est-ce elle, Anne Hathaway, qui, à Stratford, a séduit son futur mari, plus jeune qu’elle de huit ans, ou bien s’est-elle laissé séduire par lui ? A Londres, ensuite, lorsque Shakspeare est devenu acteur, l’a-t-elle trompé, l’initiant ainsi aux tragiques angoisses de la jalousie, ou bien est-ce elle-même qui les a éprouvées ? et peut-être sans motif ? ou peut-être justement ? A-t-elle été l’original de la « mégère apprivoisée, » ou bien a-t-elle supporté une longue suite de souffrances avec la douceur résignée d’une Desdémone ? Ou peut-être n’a-t-elle jamais accompagné son mari à Londres, et, presque entièrement séparée de lui, a-t-elle passé toute sa vie à Stratford, auprès de ses parens et de ses enfans ? Ou bien encore son mariage n’a-t-il eu rien de plus romanesque que celui d’Agnès Dürer, et les deux époux, après comme avant leur union, se sont-ils fidèlement, simplement aimés ? Il n’y a pas une de ces hypothèses qui n’ait été émise, pas une qui n’ait recueilli en sa faveur une foule d’argumens, — empruntés pour la plupart, il faut l’avouer, aux drames de Shakspeare et à ses comédies. Ou plutôt il n’y a pas, dans tout le théâtre de Shakspeare, une seule figure de femme où l’on n’ait cru reconnaître la femme du poète ; et aucun des personnages de ce théâtre n’a pu parler des femmes, de l’amour, ou du mariage, sans qu’on ait imaginé que c’était Shakspeare qui, par leur bouche, nous mettait au courant de sa vie conjugale. Mais nous, parmi cette multitude d’images se détruisant l’une l’autre, comment réussirions-nous à découvrir la véritable image de Mme Shakspeare ?

Tout ce que nous savons de certain à son sujet nous vient de cinq documens authentiques, qui sont : 1° La mention, sur les registres de l’évêché de Worcester, à la date du 27 novembre 1582, d’une licence de mariage accordée à « William Shaxpere et à Anne Whateley de Temple Grafton ; » 2° un contrat (bond) signé, le lendemain 28 novembre, par deux notables de Stratford-sur-Avon, pour autoriser le mariage de « William Shagspere avec Anne Hathway, de Stratford ; » 3° la mention, sur les registres de l’église de Stratford, à la date du 26 mai 1583, du baptême de Suzanne, fille de « William Shakspere[2] ; » 4° un passage intercalé par Shakspeare, le 25 mars 1616, dans son dernier testament, et par lequel le poète lègue à sa femme, « non pas son meilleur lit, mais celui qui vient après, avec sa garniture ; » 5° enfin, dans l’église de Stratford, la plaque tombale « d’Anne, femme de William Shakespeare, qui a cessé de vivre le 6 août 1623, étant âgée de soixante-sept ans. »

Je n’ai pas besoin d’ajouter que chacun de ces cinq documens a donné lieu, pour sa part, à une quantité tout à fait innombrable de commentaires et de suppositions : mais, aussi bien, y prêtent-ils en effet, tous les cinq, et l’esprit même le moins imaginatif ne saurait s’empêcher d’en tirer, aussitôt, plusieurs conclusions assez surprenantes. Si Anne Shakspeare, en 1623, avait soixante-sept ans, c’est donc qu’elle en avait vingt-six en 1582, lorsqu’elle a épousé Shakspeare, qui, lui-même, n’en avait alors qu’à peine dix-huit. Si sa fille Suzanne est née en mai 1583, six mois après le mariage, c’est donc que, avant ce mariage, des relations intimes ont dû exister entre le jeune couple. Et si Shakspeare, dans un long et minutieux testament, qu’il atout rempli de legs à ses enfans, cousins, amis, etc., ne s’est rappelé qu’après coup l’existence de sa femme, et pour lui léguer le moins bon de ses deux grands lits, c’est donc qu’apparemment, à la fin de sa vie, sa femme ne devait pas lui tenir bien au cœur. Autre chose encore : s’il a eu besoin d’une licence pour se marier (et, d’abord, avec qui ? avec « Anne Whateley de Temple Grafton, » ou avec « Anne Hathway de Stratford ? ») et si le contrat n’a porté ni les noms de ses parens ni ceux des parens de sa fiancée, cela n’indique-t-il pas que le mariage a dû se faire dans des conditions anormales, précipitamment, clandestinement, à l’insu des deux familles ou tout au moins sans leur approbation ? Voilà, semble-t-il, toute une série de faits ou certains, ou probables, se rapportant au mariage du poète et à ses conséquences : des faits qui, à coup sûr, ne confirment pas les romans fantaisistes qu’on a bâtis sur eux, mais qui peuvent servir, en quelque mesure, à les justifier ! Voilà, si incomplètes qu’elles soient, des données positives sur la femme de Shakspeare !

Eh bien ! non : aucun de ces faits n’est ni certain, ni probable ; aucune de ces données n’a de quoi nous renseigner le moins du monde sur la femme de Shakspeare ! Dans un livre des plus curieux, un érudit anglais, M. Gray, nous communique les résultats du consciencieux examen où il a soumis les cinq documens en question, soit en les comparant avec d’autres documens analogues, ou en s’efforçant de découvrir leur signification et leur portée réelles, à la lumière de tout ce qu’il nous est aujourd’hui possible de connaître des mœurs et des coutumes anglaises du temps. Et son enquête a eu pour effet d’établir, avec une évidence irréfutable, qu’il n’y a pas un des documens susdits dont nous ayons le droit de tirer les conclusions qui nous paraissaient en ressortir, au premier abord. Sur les ruines de la petite série de certitudes que nous nous figurions avoir, M. Gray ne laisse qu’une série de points d’interrogation. Je me trompe : il supprime, au contraire, l’un des points d’interrogation qui subsistaient pour nous, celui qui provenait de la différence des noms dans la licence et dans le contrat ; car cette différence s’explique tout naturellement, d’après lui, par une double erreur qu’a dû commettre le scribe de l’évêque de Worcester, en lisant « Whateley » au lieu de « Hathaway, » et en confondant les noms de deux paroisses voisines, Temple Grafton et Stratford-sur-Avon ; et le fait est que le même registre épiscopal contient, aux environs de la même date, une dizaine d’erreurs tout aussi singulières. Mais, pour tout le reste, l’étude de M. Gray détruit irrémédiablement nos diverses conjectures, nous forçant désormais à regarder comme inexactes, ou tout au moins comme très douteuses, jusqu’aux choses que nous croyions les mieux établies.

Ainsi l’âge de la femme de Shakspeare ne nous est connu que par l’inscription de sa pierre tombale, qui nous apprend qu’elle avait « soixante-sept ans » au moment de sa mort : or il se peut fort bien que l’ouvrier chargé de graver cette inscription se soit trompé, et ait lu, par exemple, un 7 au lieu d’un 1 ; car des erreurs de ce genre se rencontrent en foule, sur les monumens funéraires du temps. Et l’erreur, ici, nous apparaît d’autant plus vraisemblable que les traditions locales de Stratford, riches en anecdotes de toute sorte sur la vie privée du poète, ne nous offrent pas la moindre trace d’une allusion à une différence d’âge entre les deux époux. Et il n’y a nulle trace, non plus, dans ces traditions, d’une animosité déclarée de Shakspeare à l’égard de sa femme, ni d’une mesure prise par lui pour la déshériter ; loin de là, l’opinion courante à Stratford était, au XVIIe siècle, que la veuve du poète, après avoir toujours vécu en parfait accord avec lui, avait demandé à être enterrée près de l’endroit où il reposait. En tout cas, la phrase fameuse du testament de 1616 ne souffre point, suivant M. Gray, d’être interprétée dans un sens défavorable à la femme de Shakspeare. Celle-ci, en effet, aux termes de la loi anglaise, se trouvait en possession d’un « douaire » rigoureusement déterminé d’avance, et qui n’avait pas à être rappelé dans le testament du mari : elle avait, sa vie durant, un tiers des revenus de la fortune familiale de Shakspeare ; et comme le meilleur lit devait, naturellement, passer au principal héritier, le poète, sans doute, aura voulu marquer à sa femme une attention particulière en lui léguant, du moins, « le lit qui venait après. » De la même façon un de ses contemporains, David Cecil, ne mentionnait le nom de sa femme, dans son testament, que pour lui léguer un peu de vaisselle, « dix vaches et un taureau ; » et l’on connaît maints testamens où la veuve du testateur n’est pas nommée une seule fois, sans que ce silence implique l’ombre d’une intention injurieuse pour elle.

Mais tout cela, en vérité, a été dit déjà précédemment, par d’autres biographes de Shakspeare : M. Gray n’a donc eu qu’à nous le répéter, en s’appuyant sur un appareil nouveau d’argumens et d’exemples. Ses recherches personnelles ont porté surtout sur les deux premiers des cinq documens énumérés tout à l’heure : cette licence et ce contrat dont jamais encore, jusqu’ici, on n’avait sérieusement étudié la signification. Et d’abord il nous affirme et nous prouve que le contrat du 28 novembre 1582, malgré son étrangeté apparente, ne saurait donner lieu à aucune des conclusions romanesques qu’on a prétendu en tirer ; ni par sa forme, ni par son contenu, il ne se distingue de l’ordinaire des contrats d’alors. Les noms des parens des deux fiancés, il est vrai, n’y figurent point : mais son existence même suffit à impliquer que le mariage a dû se faire avec le consentement des deux familles, ou, du moins, de celle de Shakspeare ; car celui-ci était mineur, en 1582, et c’est chose certaine que ni les deux signataires du contrat, ni le représentant de l’évêque de Worcester, n’ont pu s’exposer aux conséquences légales qu’aurait entraînées, pour eux, leur participation au mariage d’un mineur sans l’autorisation de ses parens. Et quant aux licences, M. Gray, après en avoir examiné plusieurs centaines, à Worcester et à Londres, a constaté que l’usage était de les solliciter pour une variété infinie de motifs, souvent les plus innocens du monde : on sollicitait une licence pour être dispensé de l’attente des bans, pour pouvoir se marier ailleurs qu’à sa paroisse, etc. Si bien que, dans l’ignorance où nous sommes des véritables motifs de la licence de Shakspeare, nous n’avons absolument aucun droit d’imaginer que ces motifs aient eu rien d’exceptionnel. Peut-être le jeune homme, à la veille de l’Avent, aura-t-il désiré simplement être dispensé de la publication régulière de ses bans qui, en effet, aurait renvoyé son mariage jusqu’après les Trois Rois ; ou peut-être, n’habitant plus Stratford en 1582, aura-t-il demandé la permission de célébrer la cérémonie dans quelque autre paroisse ? Ou bien encore, peut-être, la situation d’Anne Hathaway lui imposait-elle de hâter la cérémonie autant que possible : car ce fait subsiste, indubitable, que le premier enfant des Shakspeare est né moins de six mois après leur mariage. Mais il n’y a pas jusqu’à ce fait lui-même qui, lorsqu’on connaît les mœurs du temps, ne se dépouille d’une bonne part de ce que nous sommes aujourd’hui portés à y voir d’anormal ; et nombre de mandemens épiscopaux de la fin du XVIe siècle, notamment, nous montrent combien l’autorité ecclésiastique avait encore de peine à obtenir que, dans toutes les classes de la société, les fiancés prissent l’habitude d’attendre, pour s’unir, la consécration officielle de leur liaison.

En résumé, nous ne savons rien de la femme de Shakspeare. Un mystère impénétrable l’enveloppe toute, la réduisant à n’être à jamais pour nous qu’une ombre sans vie. Et non moins mystérieuse, d’ailleurs, reste pour nous la personne de Shakspeare lui-même, après trois longs siècles de recherches et de discussions. Un des hommes qui ont le plus fructueusement étudié l’auteur d’Hamlet, Steevens, a dit très justement que, « tout ce que l’on pouvait connaître de lui avec quelque certitude se bornait à ceci : qu’il était né à Stratford-sur-Avon, — qu’il s’y était marié et y avait eu des enfans, — qu’il était allé à Londres, où il avait été acteur, puis auteur dramatique, — qu’ensuite, il était revenu à Stratford, y avait fait son testament, y était mort, et y avait été enterré. » À quoi les biographes de Shakspeare ont coutume de répondre (dans les préfaces de ces tours de force que sont, nécessairement, des biographies d’un homme dont on ne sait rien) que nous ne sommes pas moins renseignés sur ce poète-là que sur la plupart des poètes de son temps. Mais d’abord ces autres poètes sont si peu de chose, en regard de Shakspeare, que nous comprenons assez que personne, dans leur entourage, ne se soit soucié de nous parler d’eux ; et puis le fait est que le mystère qui environne pour nous la figure de Shakspeare semble avoir on ne sait quoi de particulièrement fugace et déconcertant, comme s’il se plaisait à défier notre curiosité. À chaque pas, dans notre étude de la vie du poète, nous nous heurtons à des énigmes du genre de celles que je viens de signaler. Et non seulement les données positives que nous possédons sur lui sont rares et peu sûres : c’est en outre comme si, au lieu de nous aider à comprendre son génie, elles ne se livraient à nous qu’afin de nous le rendre plus inexplicable. Au moment où nous imaginons Shakspeare prodiguant toute son âme à la création d’un Othello ou d’un Roi Lear, par exemple, un document nous apprend qu’il s’occupe d’un procès intenté parmi contre un voisin de Stratford, pour quelques gros sous. Nous cherchons un poète, le plus prodigieux évocateur de vie poétique qu’il y ait eu jamais : et nous apercevons un bourgeois qui arrondit son domaine, ou qui vide des cruches de bière avec d’autres bourgeois de sa sorte. Tout au plus trois lignes du poète Ben Jonson nous laissent-elles entrevoir un léger profil du vrai Shakspeare, « honnête, d’une nature ouverte et libre, avec une excellente fantaisie, des idées braves, et des expressions d’une douceur charmante. » Voilà, ou à peu près, l’unique renseignement intéressant que nous ayons sur la vie de ce grand homme ! Et « tout le reste est silence : » quelques documens inutiles, quelques vagues on dit péniblement recueillis à Stratford ou à Londres, et dont on n’est pas même sûr qu’ils se rapportent au poète plutôt qu’à tel de ses confrères ou de ses parens.


Mais, si mystérieuse que soit la personne de Shakspeare, combien le mystère de son génie est plus étrange encore ! Je ne crois pas qu’il y ait, dans aucune littérature, un poète, — ni Dante, ni Molière, ni Gœthe, — dont l’œuvre ait été plus abondamment étudiée que la sienne. D’énormes bibliothèques ne sont remplies que d’ouvrages consacrés à l’analyse et à l’explication de ses pièces. Les moins importantes de ces pièces, les plus insignifians des personnages qui s’y trouvent, ont servi de sujet à des travaux innombrables, en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, dans le monde entier. Et cependant, après tout ce que l’on a dit déjà de l’œuvre de Shakspeare, tout reste en à dire : le génie du poète ne se cache pas à nous, comme sa personne, mais nous avons presque l’impression qu’il garde, et nous cache le secret de l’action merveilleuse qu’il exerce sur nous.

C’est de quoi un livre récent de M. Bradley, professeur de poésie à l’Université d’Oxford, vient de nous fournir un nouveau témoignage. M. Bradley a recueilli, dans ce livre, une série de conférences faites par lui, à ses élèves, sur les quatre grandes « tragédies » de Shakspeare, Hamlet, Othello, le Roi Lear et Macbeth. Sans s’occuper le moins du monde des origines de ces tragédies, ni de leur date, ni des diverses questions biographiques, historiques ou philologiques qu’elles soulèvent, il s’est contenté de prendre, l’un après l’autre, les divers personnages qui y figurent, d’examiner le rôle qu’ils jouent dans l’intrigue, et de définir les traits essentiels de leur caractère. En d’autres termes, il a fait ce que des milliers de critiques avaient fait avant lui ; et j’ajoute qu’il ne se pique pas d’apporter à son étude un seul document inédit, ni non plus d’être un styliste, et de renouveler son sujet par l’originalité de sa forme : c’est au contraire, essentiellement, un professeur, consciencieux et volontiers pesant, procédant à son exposition par les voies les plus banales, avec force divisions et subdivisions scolastiques. Or il se trouve que son livre, aussitôt, a été accueilli des lettrés et du public anglais avec autant de curiosité que si les tragédies qu’il analysait étaient analysées là pour la première fois ; et il se trouve qu’en effet chacune de ses observations nous frappe tout autant que si jamais encore personne ne nous avait entretenus du caractère d’Hamlet, de Iago, ou de Cordélia. C’est ainsi : le génie de Shakspeare nous demeure si mystérieux que, sans cesse, nous sommes prêts à en entendre des interprétations différentes, sauf, du reste, à devoir reconnaître ensuite que l’énigme subsiste tout entière. Que demain un autre critique nous définisse d’une autre façon le caractère des héros de Shakspeare : nous le suivrons à son tour, oubliant les définitions de M. Bradley ; et toujours, par-delà ces commentaires, les poèmes de Shakspeare continueront à nous imprégner profondément de leur vivante beauté, sans que nous sachions au juste d’où ils tiennent leur pouvoir éternel de nous toucher et de nous ravir.

Je ne puis malheureusement pas songer à résumer ici, en quelques lignes, la riche matière des conférences de M. Bradley. Je le puis d’autant moins que ces conférences, comme je l’ai dit, sont faites surtout d’une série de portraits, et dont chacun nous apparaît isolément, reconstitué d’ailleurs avec un soin et un détail infinis. Mais cela ne signifie point que ces portraits, par la façon même dont ils sont présentés, n’aient bien des choses à nous apprendre sur l’art de Shakspeare, ses idées, ses méthodes, et ses procédés habituels de composition. Ils nous apprennent, notamment, avec quelle intensité prodigieuse de vie le poète créait, dans son cerveau, chacune des figures, grandes et petites, dont il avait besoin pour l’action de ses drames : car, de la cinquantaine des personnages que M. Bradley fait défiler devant nous, il n’y en a pas deux qui se ressemblent ; et tous nous offrent un caractère si nettement accusé que les premiers mots qu’ils disent, avec le ton particulier qu’ils y joignent, nous permettent aussitôt de prévoir l’attitude qu’ils garderont jusqu’au bout de la pièce. Cette faculté de concevoir d’emblée le type vivant de ses figures était au reste, évidemment, un don instinctif et spontané du génie de Shakspeare. Souvent le poète improvisait ses pièces, les modifiait après coup, y introduisait des épisodes qui, sans qu’il s’en aperçût, se trouvaient en contradiction avec d’autres faits exposés antérieurement ; il écrivait son Othello de telle sorte que l’action des quatre derniers actes semblait Dürer tantôt plusieurs semaines, et tantôt un seul jour ; dans le Roi Lear, il oubliait en chemin quelques-uns de ses personnages, mais toujours ces personnages, héros ou comparses, dès qu’ils entraient en scène, révélaient un caractère qui n’était qu’à eux, et le conservaient, immuable, tout au long de leur rôle. Et lorsque à ce don étonnant d’individualisation (que notre Balzac a seul possédé au même degré), lorsqu’on y ajoute le don, plus étonnant encore, qu’avait Shakspeare de changer en poésie tout ce qu’il touchait, on tient là, je crois bien, les deux élémens principaux de sa véritable grandeur. Hélas ! tous les deux nous échappent inévitablement dans les adaptations théâtrales que l’on s’obstine à tenter, chez nous, des drames shakspeariens. Le parfum poétique des mots s’évapore, sous la traduction même la plus fidèle ; la nécessité de resserrer l’action interdit aux personnages de se mouvoir librement devant nous, avec le relief et l’accent qui leur appartiennent en propre ; et ainsi l’idée que nous nous faisons de Shakspeare est à peine moins incomplète que celle que nous nous ferions de Richard Wagner, si l’on s’avisait de représenter sur un théâtre, sans aucune musique, les beaux poèmes de Tannhauser, de Lohengrin, ou de Parsifal.

Comment espérer, par exemple, qu’une traduction ou une adaptation nous rende jamais le charme délicat de ces jeunes femmes, qui sont peut-être ce qu’il y a de plus personnel et de plus parfait dans l’œuvre tout entière du poète anglais ? Parfois ces jeunes femmes ne font que passer, sur la scène, et tout leur rôle ne consiste qu’en une centaine de vers, qui, eux-mêmes, privés de leur mélodie, risquent de nous sembler assez insignifians : mais c’est que, dans le texte original, tous les vers qu’elles ont à dire ne sont que mélodie, comme aussi leurs silences, comme la manière dont elles vont et viennent, légèrement, à travers l’intrigue. Les jeunes femmes de Shakspeare ! il faudrait tout le génie d’un Musset pour les transporter sur la scène française. Depuis Juliette jusqu’à Miranda, combien elles sont diverses et cependant pareilles, avec quelle délicieuse variété de rythmes s’exhale la musique ; de leurs petites âmes ! Et puisque les caractères complexes d’un Hamlet ou d’un Jago sont de trop gros morceaux pour s’accommoder d’être définis en passant, et puisque, d’autre part, les patientes recherches de M. Gray ont échoué à nous rien révéler de ce que fut, dans la réalité, la femme de Shakspeare, je voudrais essayer du moins de dessiner sommairement, d’après M. Bradley, les figures de trois des plus célèbres d’entre ces créations de la fantaisie du poète : Ophélie, Desdémone et Cordélia.

On a quelquefois reproché à Shakspeare d’avoir trop laissé dans l’ombre le personnage d’Ophélie. Mais il suffit de se rappeler le sujet d’Hamlet pour comprendre que, dans un tel sujet, l’aventure d’amour devait forcément rester au second plan. « Si Ophélie avait été une Imogène, une Cordélia, ou même une Juliette, l’histoire aurait dû prendre une autre forme : Hamlet aurait été stimulé à faire son devoir, ou, plus probablement, il serait devenu fou, ou bien encore il se serait tué, dans son désespoir. Aussi fallait-il faire d’Ophélie une jeune fille incapable d’être d’aucun secours à Hamlet, et pour qui, d’autre part, celui-ci n’éprouvât point une passion assez profonde pour être détourné du motif principal de la tragédie. » Si bien que Shakspeare, ne pouvant accentuer davantage le caractère de la fiancée d’Hamlet, en a fait simplement un être de beauté. « Aux autres personnages du drame, comme à nous qui le Usons, Ophélie évêque surtout des visions de fleurs. » Son frère Laërte l’appelle « Rose de Mai ; » il prie que des violettes naissent de ses cendres. La reine répand des roses sur sa tombe, et elle-même, vivante ou morte, ne se montre à nous qu’entourée de fleurs. Avec cela un gentil cœur d’enfant : adorant son frère, éprouvant pour son père un mélange tout enfantin d’affection et de crainte, et n’aimant son fiancé que de la tendresse ignorante d’une petite fille. Une fleur, voilà vraiment tout ce qu’est Ophélie ; et jusque dans la déraison, jusque dans la mort, le poète a voulu qu’elle ne nous offrît qu’une image infiniment douce, parfumée de naïve et tranquille beauté. « Pensées et souffrances, passion, et l’enfer même, — elle change tout en grâce et en gentillesse. »

Desdémone a donné tout son cœur à un nègre, — car aucun doute n’est possible sur la couleur d’Othello : et c’est ce que nombre de critiques anglais et américains ont eu beaucoup de peine à lui pardonner. Mais l’intention évidente de Shakspeare était, au contraire, en la montrant capable d’un tel amour, de la grandir à nos yeux et de nous la rendre plus belle. Aussi bien se tromperait-on fort de se représenter la fille de Brabantio comme une créature naturellement passive et résignée, prête à subir toutes les injustices de la même façon qu’elle subit les reproches et les coups de son mari. La vérité est qu’elle aime, et que toute sa conduite ne dérive que de là.


Son père nous dit bien qu’il la croyait « une jeune fille timide et d’humeur si calme que ses mouvemens mêmes semblaient lui faire honte. » Mais soudain est apparu quelque chose de tout différent, — quelque chose qui ne serait jamais apparu, par exemple, chez Ophélie, — un amour non seulement plein de romanesque, mais attestant une étrange liberté d’esprit, et aboutissant à une hardiesse d’action inaccoutumée. Desdémone, devant le Sénat, n’a pas eu l’ombre d’une défaillance ; et ses réponses à son père, pour respectueuses qu’elles fussent, ont été assez fermes pour nous forcer à plaindre le vieillard qu’elles frappaient à mort. L’amour, en prenant possession d’elle, l’a tout à coup mûrie ; il a fait surgir une individualité et une force qui, si elle avait vécu, l’auraient conduite à toute sorte d’actions douces et bonnes comme elle, mais surprenantes par leur dédain des conventions admises.


Mais plus grave encore est l’erreur que l’on commet d’ordinaire au sujet de Cordélia. Celle-là, avec tous les trésors de tendresse et de bonté qui sont en elle, n’a même, proprement, aucune douceur ; et l’injustice qu’elle subit a beau nous révolter, nous devons reconnaître qu’elle se l’attire, en grande partie, par sa faute. C’est en effet son orgueil, ou tout au moins un sentiment de droiture bien mélangé de fierté qui, après les réponses hypocrites de ses deux sœurs, l’a contrainte à la rude et maladroite franchise de ses propres réponses ; et cela, quand elle sait que ces réponses, comme le remarque M. Bradley, ne vont pas seulement lui valoir la malédiction de son père, mais vont ensuite laisser le vieillard à la merci de Régane et de Gonéril. Lorsqu’elle se refuse obstinément à dire un seul mot qui révèle l’affection profonde qu’elle a dans son cœur, ce n’est pas simplement la haine du mensonge qui retient sa langue : « il y a en elle un composé où l’imperfection s’unit si intimement aux plus hautes vertus que, — ainsi que l’a voulu le poète, — nous ne songeons ni à la justifier ni à la blâmer, nous bornant à ressentir, en face d’elle, les émotions pathétiques de la crainte et de la pitié. » Et telle nous la voyons dans cette première scène, tel son caractère se maintient jusqu’à la fin du drame. Les derniers mots qu’elle prononce sont tout pleins d’un mépris ironique pour ses deux sœurs aînées. « Etant ce qu’elle est, on se demande si jamais elle aurait consenti à plaider devant ses sœurs pour la vie de son père. Non pas, certes, que nous l’admirions moins, à la connaître ainsi : toujours elle nous apparaît si pure et si noble que rien ne saurait altérer nos sentimens pour elle. Mais ce qui est vrai des autres amis de Lear, notamment de Kent et du Fou, est vrai, aussi, d’elle. Chacun d’eux mourrait volontiers mille morts pour venir en aide au vieux roi ; et, en effet, ils l’aident à délivrer et à relever son âme ; mais, par une disposition fatale de leurs caractères, ils nuisent à sa cause, et le précipitent vers la catastrophe. Chacun à sa façon, ils remplissent un rôle tragique dans la tragédie. »


T. DE WYZEWA.

  1. A la Bibliothèque impériale de Vienne.
  2. Les mêmes registres signalent encore, postérieurement, le baptême de deux autres enfans de Shakspeare : un fils, Hamnet, et une fille, Judith.