Revues étrangères - Goethe et la musique

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Revues étrangères - Goethe et la musique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

GŒTHE ET LA MUSIQUE


Die Tonkunst n Gœthes Leben, par Wilhelm Bode, deux vol. in-18 illustrés. Berlin, librairie Mittler, 1911.


Un jour, j’entre par hasard dans la chambre de l’un de mes condisciples, qui est en train de prendre une leçon de clavecin, et je trouve là un professeur qui est bien l’homme le plus amusant de la terre. Pour chacun des doigts de la main droite et de la main gauche, il a un surnom particulier, dont il se sert pour désigner ce doigt, avec une drôlerie impayable, toutes les fois que son élève en doit faire usage. Les touches noires et blanches se trouvent pourvues d’appellations non moins pittoresques, et les tons eux-mêmes ne sont jamais mentionnés que, sous des noms imagés. De tout cela résulte une étrange et charmante compagnie qui, sous mes yeux, se met à travailler en commun de la manière la plus simple et la plus parfaite. Notes et mesure semblent devenir merveilleusement faciles, et l’élève, dans l’excellente humeur où l’a transporté un enseignement aussi divertissant, constate qu’il n’a qu’à se laisser aller pour bien jouer le morceau qu’il a devant lui !

A peine rentré à la maison, j’insistai auprès de mes parens pour qu’ils prissent désormais au sérieux leur projet de nous faire apprendre le clavecin, à ma sœur et à moi, en les conjurant de nous donner pour maître cet homme incomparable que je venais de rencontrer chez mon condisciple. Mes parens, cependant, ne voulurent pas se décider tout de suite. Ils s’informèrent, et les renseignemens qu’ils reçurent ne furent pas, en vérité, défavorables à l’amusant professeur, mais non plus ne révélèrent rien qui lui fût exceptionnellement favorable. Cependant, je m’étais empressé déjà de raconter à ma sœur toutes les dénominations comiques qui m’avaient ravi : si bien que nous étions tous les deux follement impatiens des leçons espérées, et réussîmes enfin à les obtenir.

Le professeur commença par nous faire apprendre les notes de la gamme ; et comme, décidément, aucune plaisanterie ne survenait à ce propos, nous dûmes nous consoler en supposant que l’amusement arriverait bientôt lorsque l’étude propre du clavecin nous offrirait l’occasion de faire marcher nos doigts. Mais voilà que ni l’emploi des touches, ni le doigté ne parurent donner lieu à la moindre dénomination divertissante ! Absolument aussi sèches qu’avaient été les notes, le restèrent également pour nous les touches noires et blanches, sans que nous entendissions une seule syllabe de tous ces noms de Poucet, de Cadet, et de Doigt Doré dont j’avais gardé le vivant souvenir. Notre professeur nous faisait voir, durant ses leçons, une mine aussi grave qu’il m’avait naguère montré un visage joyeux. Ma sœur me reprochait amèrement de l’avoir trompée, et ne doutait pas qu’en effet tout ce que je lui avais raconté ne fût que pure invention de ma part. Et moi-même, sous le coup de ma surprise, je me sentais tout déconfit, ce qui m’empêchait de profiter des leçons, encore bien que notre homme s’acquittât assez consciencieusement de sa tâche. Toujours je continuais à attendre, avec l’idée que les plaisanteries de naguère finiraient, tout de même, par venir. Hélas ! les plaisanteries ne venaient toujours pas ; et sans doute je n’aurais jamais pu m’expliquer l’énigme si un nouveau hasard ne s’était chargé de m’en apporter la solution.

Un jour, pendant que je prenais l’une de mes leçons, un autre condisciple entra dans ma chambre ; et voici que, tout d’un coup, je vis se rouvrir librement tous les conduits de la riche et délicieuse fontaine de drôlerie ! Tout d’un coup les Poucet et les Cadet, et les Grattet et les Chatouillat, qui étaient les surnoms assignés aux doigts, comme aussi les Fatet et les Solet, désignant les notes fa et sol, rentrèrent en scène, et recommencèrent à évoquer devant moi d’adorables figures de petits bonshommes. Mon jeune ami ne s’arrêtait pas de rire, et s’émerveillait que l’on pût apprendre tant de choses d’une façon aussi amusante.


C’est l’auteur de Faust, on le devine, qui nous décrit ainsi les débuts de son éducation musicale ; et le fait est que, durant toute sa longue carrière, ce grand poète semble avoir toujours inconsciemment conservé, à l’égard de la musique, un peu du mélange d’indifférence et de mauvaise humeur produit en lui par la « sécheresse » inattendue de l’enseignement de son premier maître. Je sais bien que de cela Gœthe lui-même n’aurait voulu convenir à aucun prix, non plus que n’en conviennent aujourd’hui ses biographes et commentateurs. N’est-ce pas précisément pour nous démontrer l’excellence de son goût musical, et l’extrême importante attachée par lui à l’œuvre des compositeurs anciens et contemporains, que l’un des écrivains les plus autorisés à nous parler de lui, M. Wilhelm Bode, vient de publier deux remarquables volumes, tout remplis de documens précieux, sur le Rôle de la Musique dans la vie de Gœthe ? Mais les documens reproduits par M. Bode suffiraient, à eux seuls, sinon pour contredire sa thèse, du moins pour en réduire considérablement la portée. Le critique allemand, d’ailleurs, ne cherche pas à nous dissimuler tout ce que l’amour de son héros pour la musique a toujours eu d’étroit et de suranné. Il ne se fait pas faute de nous citer, notamment, cet aveu caractéristique du poète : « La musique n’est rien sans la voix humaine. » Et l’ensemble de ses deux volumes nous prouve assez combien Gœthe, dès sa jeunesse et jusqu’à sa mort, est resté obstinément fidèle à une conception esthétique aussi singulière, excluant du domaine de l’art toutes les formes de la musique instrumentale. « Des mélodies non accompagnées de paroles, — disait-il encore, — sont pour moi comme des papillons ou de jolis oiseaux colorés qui voltigent, çà et là, au-dessus de nos têtes. » Je ne crois pas que jamais il ait pris un plaisir réel à une symphonie, à une œuvre quelconque d’orchestre ou de musique de chambre, voire à une composition pour le piano, — sauf peut-être aux fugues de Sébastien Bach et aux libres fantaisies improvisées, dans sa chambre de Weimar, par l’enfant-prodige Félix Mendelssohn : les premières le séduisant parce qu’il prétendait y découvrir comme des « problèmes mathématiques, avec des données très simples aboutissant à des résultats d’une complication grandiose, » tandis que l’improvisation du petit Mendelssohn devait surtout émouvoir en lui le psychologue, peut-être aussi l’amateur passionné de « curiosités » naturelles. A quatre-vingts ans de même qu’au temps lointain de ces « années d’apprentissage » où le jeune étudiant suivait volontiers ses amis (ou amies) dans les salles de concert de Leipzig et de Strasbourg, toutes les grandes créations instrumentales des Bach et des Hændel, et de Haydn, et de Mozart, et de Beethoven n’étaient pour lui littéralement « rien ; » et il n’y avait pas jusqu’aux ouvertures écrites pour ses drames, pour les opéras composés sur des livrets de son invention, qui ne lui demeurassent manifestement indifférentes, pour ne pas dire antipathiques, acceptées par lui comme un sacrifice nécessaire à ce qu’il tenait pour une regrettable erreur du goût perverti de sa race.

Encore n’allait-il pas très loin dans son amour de la seule musique qu’il consentît à admirer, celle qui se traduit « par la voix humaine. » Il concédait à son vieil ami Zelter que les oratorios de Hændel et les Passions de Bach étaient de belles œuvres ; mais pas une fois l’idée ne lui est venue d’aller les écouter à Berlin, où son ami en donnait des exécutions sans pareilles, ni même de se les faire exécuter chez lui, à Weimar, si ce n’est par manière d’exposition historique. L’opéra, le grand opéra italien, français, ou allemand, l’ennuyait à tel point qu’il passait des années sans daigner en entendre un seul acte au théâtre grand-ducal, dont il était l’intendant. Toute la musique vocale se limitait, pour lui, à deux genres : l’opéra-comique et le lied. Après quoi ses livrets d’opéras-comiques, sur lesquels j’aurai à revenir tout à l’heure, nous révèlent l’idée infiniment petite, et presque enfantine, que cet homme d’un génie souverain se faisait du seul type de musique théâtrale qui lui fût vraiment cher. Sa vie durant, il n’a voulu voir dans l’opéra-comique rien d’autre que l’ancien singspiel de sa jeunesse, la comédie « bouffonne » agrémentée de couplets, ou parfois, tout au plus, une tragi-comédie d’un niveau plus relevé, mais n’ayant recours au chant que pour de courts passages épisodiques quasi indépendans de l’action principale. Le lied, voilà en somme l’unique emploi de l’art musical qui lui apparût tout à fait légitime : un lied où l’accompagnement instrumental fût aussi discret que possible, et où le musicien s’interdît même strictement de composer une musique différente pour les différentes strophes du poème. Toute sa correspondance, l’unanimité des témoignages contemporains, ne nous laissent nul doute sur cet article de sa doctrine esthétique. Jamais Gœthe n’a pu se résigner à reconnaître sincèrement la valeur artistique de la Violette de Mozart, ni de la Chanson de Mignon de Beethoven, ni du Roi des Aulnes de Schubert, non plus que d’aucun des chants immortels composés par ces deux derniers maîtres sur d’autres de ses délicieuses romances ou ballades. Il leur reprochait, à ces maîtres, d’avoir « défiguré » les poèmes qu’ils lui empruntaient ; par où il voulait dire tout d’abord qu’ils avaient adjoint à sa poésie, contrairement à tout droit, une quantité au moins équivalente de libre expression musicale : mais, à défaut même d’une telle concurrence d’un génie étranger, devinée par lui dans les lieds d’un Schubert ou d’un Beethoven, il n’aurait pu pardonner à ces novateurs la façon dont ils avaient, suivant le mot allemand, durchkomponiert, « composé tout au long » le texte de ses poèmes, avec une musique variant de strophe en strophe, alors que le devoir absolu du compositeur était, suivant lui, de trouver une phrase mélodique convenant d’avance à toutes les strophes, et ne formant ainsi qu’une aimable enveloppe musicale toute superficielle, sous laquelle se dessinât, intacte, l’harmonieuse beauté des phrases du poète.

Aussi bien n’est-ce pas seulement de cette manière indirecte, par le choix de ses genres musicaux favoris, que Gœthe nous a signifié l’étrange médiocrité du rôle esthétique assigné par lui à un art dont il se flattait, cependant, d’avoir su pénétrer l’essence la plus secrète. D’année en année, à mesure que se déroule devant nous sa noble carrière, nous le voyons se rendant mieux compte en soi-même, et proclamant au dehors avec plus de franchise sa répugnance pour toute musique qui ne tâche pas simplement à nous « divertir. » Les deux volumes de M. Bode contiennent, à ce propos, quelques citations bien curieuses : soit que, dans ses propres lettres, le vieux poète se plaigne avec une amertume indignée de la scandaleuse présomption des nouveaux théoriciens, qui osent prescrire à la musique la tâche d’émouvoir profondément les cœurs alors que son unique objet a été et sera toujours de délasser l’esprit en charmant les oreilles ; ou bien qu’il se réjouisse de s’entendre affirmer, dans une lettre de son confident et conseiller Zelter, que les jeunes musiciens, et notamment Beethoven, « emploient la massue d’Hercule pour écraser des mouches. » Durant sa jeunesse, l’auteur « romantique » de Werther se croyait encore tenu d’apprécier la forte grandeur des opéras de Gluck : plus tard, le poète « olympien » en arrive à ressentir une irritation passionnée, une véritable colère, — et assez surprenante chez lui, — lorsque l’un de ses correspondans ou quelqu’un de son entourage risque devant lui une allusion à la possibilité, pour la musique, de rivaliser en puissance d’émotion avec la poésie ou l’art dramatique.


D’où vient donc que la musique ait occupé tant de place dans la vie d’un homme qui toujours s’est fait d’elle une idée aussi pauvre ? Notre Victor Hugo, lui non plus, — quoi qu’on en ait dit, — n’a pas beaucoup aimé la musique : mais je ne pense pas que jamais personne s’avise d’étudier ses rapports avec l’art musical de son temps. Tandis que voici deux gros volumes entièrement consacrés au « rôle de la musique dans la vie de Gœthe ; » et non seulement ces deux volumes ne nous offrent point trace de digressions inutiles ou de « remplissage : » mais je ne saurais dire à quel point ils sont instructifs, et même amusans, nous promenant d’un bout à l’autre de la glorieuse carrière du poète allemand sans que jamais il cesse de nous apparaître dans tout le plein relief de sa riche et puissante individualité. Il y a là un petit problème historique, mais beaucoup plus explicable qu’on pourrait le supposer, et dont l’ouvrage de M. Bode nous permet, aujourd’hui d’entrevoir bien aisément la solution.

Car, en premier lieu, il ne faut pas oublier que ce poète qui n’aimait pas la musique, — ou du moins ne l’aimait que sous une forme et dans des proportions infiniment restreintes, — appartenait et par sa naissance et par toutes les racines de son génie poétique à une nation dont on a pu dire justement que la musique était pour elle un besoin inné, comme le manger et le boire. Si même il avait eu, personnellement, encore moins de curiosité et de goût pour la musique, Gœthe, de par sa race et son éducation, aurait encore été hors d’état de s’en passer pour l’usage quotidien de sa vie intime et sociale. Pareil à l’énorme majorité de ses compatriotes, il s’était accoutumé dès le berceau à ne pouvoir pas concevoir l’existence, et en particulier quelques-uns de ses modes les plus import ans, tels que les repas, les réunions d’amis, ou les tête-à-tête amoureux, autrement qu’enveloppés d’une atmosphère musicale. Enfant, il avait été nourri de chansons autant que de lait ; collégien, il n’avait pas douté un seul instant de l’obligation pour lui d’apprendre le clavecin ; étudiant, il avait dû forcément s’affilier à des sociétés chorales, et c’est encore la musique qui, forcément, avait été le premier sujet de ses entretiens avec ces charmantes jeunes filles de Saxe, de Thuringe, puis d’Alsace, dont il nous a laissé d’inoubliables portraits. Dire de lui qu’il n’aimait pas la musique, cela signifie simplement qu’il ne lui accordait qu’une très petite part de son cœur, en plus du besoin instinctif qu’il avait d’elle pour orner, égayer et remplir ses journées. Si bien que ses biographes, par cela seul qu’il était Allemand et vivait de la vie de son milieu national, ne sauraient s’empêcher de nous rendre compte de ce qu’a été le décor « musical » des diverses étapes de sa carrière.

Mais en outre il faut songer que cet Allemand était un poète, et un poète dont la gloire populaire venait bien moins de ses drames que de ses exquises petites pièces lyriques : sans compter que toujours dans ses drames eux-mêmes comme dans ses romans, le cœur de ses compatriotes est allé avant tout aux nombreux « intermèdes » lyriques qui s’y trouvaient semés, chansons de Claire, de Marguerite, ou de Mignon, strophes ailées jaillissant tout d’un coup parmi des pages de prose ou de solennels grands vers alexandrins. Or, les premiers de ces chefs-d’œuvre du jeune poète francfortois se sont produits en un temps où toute petite pièce de ce genre s’appelait une « chanson, » et évoquait irrésistiblement l’idée, le désir d’une traduction musicale. Lorsque Lamartine, Victor Hugo, ou Musset offraient au lecteur français les recueils de leurs « odes » et de leurs « ballades, » il était entendu que ces poèmes devaient s’accommoder d’être simplement « lus, » avec un élément de mélodie et d’harmonie « parlées » qui pouvait, le mieux du monde, se suffire à soi-même. Rien de semblable en Allemagne, au moment où ont paru les « chansons » de Gœthe. Chacune d’elles était vraiment comme un texte à « mettre en musique ; » et d’avance déjà tout lecteur les « chantait » intérieurement, au lieu de les « lire ; » et toujours le poète, de son côté, les concevait comme ayant à se revêtir de musique, — sauf pour lui à souhaiter que cette musique fût à la fois la plus discrète possible et la plus conforme au sentiment qui lui avait inspiré les paroles. De par sa race, Gœthe n’imaginait pas que l’on put se passer de musique ; de par sa profession, il avait conscience de ne pouvoir pas se dispenser de la collaboration d’un musicien : est-il besoin d’autre chose pour nous expliquer l’extrême importance du rôle de la musique dans sa double vie d’homme privé et de poète « lyrique ? »


Et pourtant à ces deux explications s’en ajoute une troisième, que nous révèlent clairement ses écrits, et en particulier l’abondante série de ses lettres intimes. Nous découvrons dans ces lettres que le grand poète a toujours, depuis sa jeunesse, rêvé d’avoir expressément un musicien attaché à son service, — pour des motifs divers que nous laissent fort bien deviner les documens recueillis par M. Wilhelm Bode. Il voulait, tout d’abord, que ce musicien complétât son œuvre de poète lyrique, en revêtant de musique, sous sa direction, les nombreuses « chansons » qu’il avait écrites déjà ou projetait d’écrire. Pas une de ces chansons qui, sitôt publiée, ne se trouvât mise en musique par une douzaine au moins de compositeurs professionnels ou de simples « amateurs : » mais le poète aurait aimé avoir près de soi quelqu’un qui précisément, parmi cette diversité d’interprétations musicales, produisît en quelque sorte la version « officielle, » le complément authentique de la pensée et des paroles de sa « chanson, » donnant à celle-ci sa pleine valeur expressive sans trop nuire jamais, par sa « musicalité » propre, à l’attrait dominant du poème. De plus, Gœthe entendait que son musicien attitré collaborât avec lui, — ou, pour mieux dire, travaillât sous ses ordres, — à « compléter » pareillement les opéras-comiques et autres œuvres accompagnées de chants qu’il se proposait d’écrire pour les scènes allemandes. Après la popularité de ses poèmes lyriques, la gloire du théâtre avait toujours été le principal objet de son ambition ; et en particulier il avait résolu de donner à l’Allemagne un opéra vraiment « national, » équivalent à celui que Gluck d’une part, et de l’autre les Monsigny et les Grétry avaient donné à la France. Il est vrai que cet opéra allemand, tel qu’il rêvait de le créer, se réduisait surtout à une « adaptation » de l’opéra-bouffe italien : un dialogue en beaux vers allemands, que le musicien traiterait à la manière des récitatifs italiens, et qui çà et là serait coupé de « chansons » ou de petits « ensembles. » Mais d’autant plus il désirait avoir auprès de soi un compositeur qui consentît à exécuter, sous sa direction immédiate, la partie musicale de ces œuvres nouvelles. Et ce n’est pas tout. De plus en plus, à mesure que grandissait sa jeune renommée, ce poète de génie aspirait à n’être pas seulement un poète, mais encore un savant et un esthéticien, le maître tout-puissant de la pensée allemande. C’est dire qu’il se promettait également de régner sur la musique nationale, et qu’à cette fin aussi, l’assistance d’un musicien professionnel lui était indispensable, d’un homme qui l’instruisît elle conseillât, lui fournît le fondement « technique » deses théories, le guidât dans l’appréciation des œuvres musicales, anciennes et modernes, sur lesquelles il aurait à se prononcer.

Pour tous ces motifs, le poète allemand, de très bonne heure, s’est mis en quête d’un musicien qu’il pût s’attacher, presque à la manière dont les princes d’alors attachaient à leur cour un « maître de chapelle. » Mais au contraire de ces princes, qui trouvaient assez aisément l’homme souhaité, on comprend que Gœthe ait eu quelque peine à découvrir un collaborateur musical entièrement conforme à l’image idéale qu’il s’en était faite. Il lui fallait un artiste à la fois très savant et foncièrement médiocre, capable de l’aider dans ses divers travaux esthétiques ; capable aussi de comprendre et d’appliquer toutes les indications qu’il recevrait de lui touchant la « mise au point » de ses poèmes, lyriques ou dramatiques ; et néanmoins assez modeste (et d’un génie personnel assez mince) pour se résigner à ce rôle effacé de « metteur au point, » sans que jamais son originalité propre risquât d’égaler ou de surpasser celle du poète qui lui faisait l’honneur de l’associer à sa destinée. On s’est souvent étonné que l’auteur de Werther et d’Egmont, préoccupé comme il l’a été toute sa vie du choix d’un musicien pour « interpréter » ses poèmes, n’ait jamais eu l’idée de s’adresser à aucun des maîtres immortels qui -vivaient en son temps ; et vraiment il y a quelque chose d’étrange, au premier abord, dans ce fait incontestable que, pendant que Goethe réclamait à tous les vents un compositeur pour traduire sa pensée poétique, des compositeurs tels que Gluck, puis Mozart, puis Beethoven et Schubert et Weber suppliaient anxieusement, — et vainement, — tons leurs amis de leur procurer un beau poème d’opéra ou d’opéra-comique. Mais en réalité la chose n’a rien que de parfaitement explicable. Ce n’était pas un musicien de l’espèce de ceux-là que désirait avoir à son service le poète-philosophe de Weimar. Ces musiciens, il les redoutait et les détestait déjà, comme on l’a vu, pour des raisons théoriques, leur reprochant de « défigurer » ses poèmes ; mais par-dessus tout il sentait que des maîtres d’une individualité aussi forte ne sauraient avoir rien de commun avec le docile et zélé serviteur dont il avait besoin.

Si bien que, toute sa vie, il s’est ingénié à découvrir ce musicien idéal, et puis, l’ayant découvert, à le former et à l’ « entraîner, » et à tirer ensuite profit de son assistance, en attendant qu’un jour il se vît oblige de le « remercier : » soit qu’il ne réussit décidément pas à l’utiliser avec tout le fruit désirable, ou encore que sa chance lui permit de rencontrer ailleurs un autre musicien plus apte à le servir selon ses souhaits. C’est là ce qui prête à l’ouvrage de M. Wilhelm Bode un intérêt biographique exceptionnel. Autant un livre aurait risqué de nous ennuyer où l’auteur se serait borné à énumérer les œuvres musicales entendues, pendant trois quarts de siècle, par un homme qui n’a jamais profondément aimé la musique, autant nous prenons de plaisir à la lecture d’un récit où cet homme nous est montré, sans arrêt, recherchant de tous côtés le collaborateur musical qu’il a résolu d’avoir auprès de lui, et l’accablant de marques d’affection lorsqu’il l’a trouvé, et le congédiant, tôt ou tard, pour transmettre sa faveur à un rival plus heureux. Car il ne faut pas oublier que ce prétendu « Olympien » était un passionné, ainsi que doit l’être tout poète de race ; et à ses relations avec la petite série de ses musiciens « intimes, » notamment, il a apporté toujours une flamme vivante, un mélange fiévreux de tendresse, d’enthousiasme, et de déception, dont la peinture aurait presque de quoi égaler, pour nous, l’attrait romanesque du tableau de ses plus célèbres idylles ou tragédies amoureuses. Hélas ! je ne puis songer à raconter ici ce curieux roman « musical » de la vie de Gœthe ; tout au plus vais-je essayer d’en résumer très rapidement l’un des chapitres, l’histoire des relations du poète avec le premier des compositeurs qui ont occupé près de lui, tour à tour, l’emploi de ce que l’on a appelé son « maître de chapelle privé. »

Ce premier en date des confidens et serviteurs musicaux de Gœthe, Christian Kayser, était, sans aucun doute possible, le mieux doué de tous. Il était concitoyen de Gœthe, mais d’une origine beaucoup moins relevée, ayant pour père un pauvre organiste de Francfort. Dès le collège, son double talent de poète et de musicien lui avait valu l’admiration respectueuse de ses camarades ; et lorsque, en 1775, le jeune Goethe l’avait prié d’adapter, sur des vers allemands qu’il venait d’écrire, un air de Grétry qu’il aimait entre tous, tout de suite Kayser avait procédé à ce petit travail avec une adresse et un goût qui avaient éveillé chez le poète le désir de faire désormais de lui son musicien attitré. Malheureusement, Kayser avait été obligé, peu de temps après, de quitter l’Allemagne pour s’installer à Zurich, où, pendant un demi-siècle, il allait vivre obscurément du maigre produit de quelques leçons de clavecin. N’importe : son ambitieux compatriote n’en restait pas moins résolu à utiliser, même de loin, toute la science et toute l’émotion poétique qu’il avait eu la joie de découvrir en lui. Sans cesse il lui écrivait, à Zurich, de longues lettres remplies d’éloges et d’encouragemens chaleureux. « Je te porte toujours dans mon cœur ! lui disait-il. Envoie-moi souvent quelque chose de ta composition !... Et rassure-toi, prends confiance ! Tu verras que tout finira par nous réussir ! » Comme l’on pense bien, il joignait à ces lettres tous ses petits poèmes, au fur et à mesure de leur achèvement ; et son protégé zurichois les lui renvoyait par la poste suivante, « ornés » d’une musique très simple, mais certes la plus fidèle qu’on pût rêver au sentiment des poèmes, et parfois d’une exquise beauté mélodique. Et de mois en mois, puis d’année en année, nous voyons s’accroître l’estime de Goethe pour ce parfait interprète de sa pensée, jusqu’à ce qu’enfin le poète imagine d’employer Kayser à la réalisation de ce nouvel opéra allemand dont je parlais tout à l’heure. Il lui envoie, notamment, une sorte d’opéra-bouffe écrit en légers et délicieux petits vers allemands, une pièce en quatre actes intitulée Plaisanterie, Rancune et Vengeance où les trois uniques personnages, Scapin, Scapine et le Docteur, échangent des propos d’un comique assez pauvre en une langue qui égale pour le moins la verve harmonieuse d’un Gautier ou d’un Banville.

Confier une œuvre comme celle-là, — déjà « impossible » par soi-même, — à un musicien de la qualité du savant, pensif, et mélancolique Kayser, c’était comme si l’on eût demandé à Schumann ou à Chopin de mettre en musique le livret des Rendez-vous bourgeois. Mais Kayser, docilement, se mit aussitôt à l’œuvre ; et pendant plus d’un an cet opéra-comique servit d’occasion à une correspondance où le caractère de chacun des deux amis se montre à nous de la façon la plus significative, pour ne rien dire de l’extraordinaire floraison d’idées qui jaillit presque de chacune des lettres de Goethe. J’ajouterai que celui-ci, prenant au sérieux son rôle de protecteur, ne se lasse pas de prodiguer à Kayser les preuves les plus précieuses de l’intérêt qu’il porte à ses progrès musicaux : le contraignant à accepter d’importantes sommes d’argent qui lui permettront d’acheter des partitions, de visiter les diverses capitales artistiques de l’Europe, ou encore de se procurer le loisir nécessaire à la composition de l’opéra-comique. A Rome, en 1787, il n’a pas de repos qu’il ne l’ait fait venir auprès de lui ; et peu s’en faut même que le contact familier de son compatriote et ami ouvre décidément le cœur du poète au charme secret de la musique, révélée soudain aux deux « touristes » sous la forme des messes et des Improperia de Palestrina.

Forcé de revenir à Weimar, Gœthe y ramène son musicien. Mais bientôt celui-ci, peu fait pour la vie mondaine, aime mieux aller reprendre à Zurich son obscure existence de coureur de cachets ; et voici tout d’un coup que l’illustre ami, après une nouvelle série de lettres du ton le plus tendre, lui annonce l’envoi d’une partition musicale que vient de composer, sur un poème d’opéra expressément écrit naguère à l’intention de Kayser lui-même, un jeune musicien berlinois appelé Reichardt ! Sans vouloir longtemps en rien laisser voir à son protégé, Gœthe avait évidemment compris, désormais, que ce dernier n’était pas l’homme dont il avait besoin. La musique écrite par Kayser pour l’aventure « bouffonne » de Scapin et de Scapine, en particulier, n’avait pas réussi à tenter un seul directeur de théâtre ; et l’on s’explique ainsi sans trop de peine que Gœthe, se résignant enfin à accueillir favorablement la requête d’un compositeur qui lui paraissait mieux à même de le satisfaire, ait confié à Reichardt, par manière d’essai, le poème de sa Claudine de Villabella. Oui, mais avec tout cela, — étrange ironie de la destinée, — autant le livret de Plaisanterie, Rancune et Vengeance était manifestement au-dessus (ou au-dessous) de l’inspiration toute « lyrique » de l’humble et profond musicien-poète zurichois, autant nous serions en droit de supposer que cette Claudine, la plus « romantique » des pièces de Gœthe, aurait convenu au génie de Kayser. Qui sait si, en renonçant trop tôt au service d’un « maître de chapelle privé, » dont l’ « entraînement » lui avait cependant coûté tant de soins et d’efforts, l’imprudent poète n’a point perdu à jamais une chance exceptionnelle de réaliser le plus cher de ses rêves, — son vieux rêve de conquête de la scène musicale allemande ?

En tout cas, le pauvre Kayser avait, depuis lors, cessé d’exister pour Gœthe ; et bien que son successeur Reichardt se soit montré un serviteur infiniment plus souple, et actif, et adroit, lui-même n’a point tardé semblablement à recevoir son congé. Mais, aussi bien, ni Reichardt ni Kayser n’avaient de quoi rivaliser, auprès de Goethe, en constante et parfaite utilité pratique, avec le troisième de ses « maîtres de chapelle, » le célèbre Zelter. Celui-là était vraiment l’homme qu’il fallait à Goethe. Musicien « amateur, » il était, de son métier, l’un des plus notables maîtres maçons de Berlin ; avec cela l’honnêteté même, et d’une intelligence très suffisante, surtout dans les sujets de l’ordre pratique. Personne peut-être, entre tous les amis du poète, ne l’a plus respectueusement admiré, ni ne l’a servi plus efficacement. Il est vrai que les limites, très étroites, de son talent lui interdisaient d’aborder les grands genres de l’opéra ou de l’oratorio : il ne savait écrire que des lieds, — et c’est sûrement sous son influence que Gœthe, de bonne heure, a renoncé à produire de nouveaux poèmes de musique dramatique, jusqu’au jour où, dans la seconde partie de son Faust, il a brusquement transformé sa tragédie en une façon de drame lyrique, offert par lui aux génies musicaux de la postérité. Mais impossible d’imaginer des lieds aussi absolument conformes à l’idéal du poète : gracieux et médiocres, se bornant à mettre discrètement en valeur l’expression des paroles. Et pendant un quart de siècle l’excellent maçon berlinois s’est trouvé à peu près seul pour représenter, aux yeux de Gœthe, un art que les deux amis ne goûtaient pas au même degré, mais que tous deux concevaient et rêvaient de la même façon. Lorsque Zelter reprochait à Beethoven d’ « employer la massue d’Hercule à écraser des mouches, » ou bien accusait le jeune Berlioz d’» écrire sa musique avec un balai, » il savait bien n’exprimer là qu’un fidèle écho des sentimens esthétiques de son glorieux « patron » et ami de Weimar.


T. de WZEWA.