Revues étrangères - Les Principes et les Procédés de la Germanisation polonaise

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Revues étrangères - Les Principes et les Procédés de la Germanisation polonaise
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 94-105).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES PRINCIPES ET LES PROCÉDÉS DE LA « GERMANISATION » POLONAISE


: Historya Polityki rzadu pruskiego wobec Polakow (Histoire de la politique du gouvernement prussien à l’égard des Polonais), par Joseph Buzek, professeur à l’Université de Léopol et député au Reichsrath, un vol. in-18, Léopol, librairie Altenberg. — Une Année de Persécutions en Pologne, bulletins de l’Agence polonaise de Presse, années 1912 et 1913, deux vol. in-8o ; (Paris, librairie de l’Agence polonaise, 27, quai de la Tournelle. — Allemands et Polonais, par le docteur Victor Nicaise, un vol. in-8o, Paris, Bibliothèque des Marches de l’Est, 1911. 


C’est dans l’ancienne gare de Cologne, il y a tout juste trente ans, que j’ai eu pour la première fois l’occasion de faire personnellement connaissance avec la dureté allemande. Je revenais, avec un ami, de Leipzig, où nous étions allés entendre une exécution d’ailleurs vraiment inoubliable de la Messe Solennelle de Beethoven ; et un employé de la gare du Nord, au départ de Paris, nous avait expressément assuré qu’il nous suffisait, pour être en règle, de quitter Leipzig, par un train quelconque du soir, avant la fin de la dernière des « six » journées que nous accordaient nos billets d’aller et retour. Aussi avions-nous éprouvé un mélange douloureux de surprise et d’indignation lorsque, dès l’aube du septième jour, dans le train qui devait nous ramener de Leipzig à Paris, un contrôleur saxon ou hanovrien nous avait déclaré que nos billets se trouvaient périmés depuis l’heure de minuit ; et il ne nous avait pas fallu moins que la certitude d’une prochaine réparation triomphale de l’injustice flagrante commise à nôtre endroit pour nous faire consentir à payer, tout provisoirement, — du très peu d’argent qui nous restait, — le prix de la continuation de notre route jusqu’à Cologne, où nous étions enfin arrivés vers huit heures du matin.

Inutile d’ajouter que notre premier soin, en y arrivant, avait été de nous présenter devant le chef de gare, haut et imposant personnage d’une soixantaine d’années, dont je revois l’allure éminemment militaire, avec sa barbe grise taillée en pointe, ses fines lèvres plissées d’un sourire méprisant, et, par-dessous sa lourde casquette de drap rouge, le terrible regard immobile de deux grands yeux d’un bleu de métal. Il nous aidait reçus sur le seuil de son bureau, d’un air à la fois méchant et narquois, qui n’avait pas été pour nous faciliter la tâche de lui expliquer notre situation. Mais, surtout, cette tâche nous avait été rendue malaisée par la défense formelle qu’il nous avait faite de nous servir de notre langue française. Deutsch sprechen ! « Parler allemand ! » nous avait-il ordonné, dès nos timides excuses préalables, et force nous avait été de lui obéir. Ou plutôt, moi seul avais été en état de le faire, mon compagnon ayant toujours réussi miraculeusement à mener de front, avec le « wagnérisme » le plus passionné, l’ignorance la plus absolue de la langue allemande ; et comme toute ma propre provision d’allemand se bornait alors à une centaine de mots, plus ou moins archaïques, qu’avait pu m’apprendre la pratique assidue des partitions et poèmes de Wagner, peut-être mon lecteur n’aura-t-il pas trop de peine à se figurer le supplice qu’avait été pour moi, pendant un bon quart d’heure, une telle obligation de plaider notre cause dans une langue à peu près inconnue, en présence de cette espèce de colonel de gendarmes prussien qui, sans jamais me répondre d’un mot ni d’un geste, s’obstinait à fixer sur moi le regard soupçonneux de ses gros yeux de plomb !

Un bon quart d’heure, je n’exagère pas en attestant que mon plaidoyer avait duré ce temps-là, un plaidoyer où à chaque instant j’avais dû m’arrêter, faute de mots allemands pour achever une phrase commencée ; si bien que parfois mon compagnon n’avait pu s’empêcher d’intervenir, poussé par sa pitié pour moi à vouloir me « doubler » en baragouinant, lui aussi, des mots français étrangement revêtus de désinences germaniques. Le fait est que le succès de notre démarche nous apparaissait revêtu d’une importance quasiment vitale : car comment aurions-nous prévu que, dès l’heure suivante, dans cette ville étrangère, un compatriote prendrait assez à cœur ses fonctions de consul de France pour nous mettre très gracieusement à même de rentrer à Paris ? C’est dire que, s’il est vrai que je n’oublierai jamais les jouissances que ma values la Messe en ré, un certain soir d’avril, dans la vénérable église Saint-Thomas de Leipzig, plus mémorable encore me restera toujours l’angoisse épouvantée de ce quart d’heure de mon discours allemand sur le seuil du bureau du chef de gare de Cologne. Oui. et quand ensuite le quart d’heure s’est écoulé, comme une fois de plus, une vingtième fois, je tâchais péniblement à répéter l’affirmation formelle de l’employé de la gare du Nord, et puis aussi à dépeindre la détresse pitoyable où risquait de nous plonger cette funeste erreur, voilà qu’enfin les lèvres ironiques du haut fonctionnaire ont daigné se rouvrir, — et, cette fois, pour nous répondre en excellent français ! en un français non seulement très correct, mais coulant et aisé à l’égal du nôtre, — en un français appris peut-être, jadis, dans les salons de Paris, — cet homme qui, pendant un quart d’heure, m’avait condamné à me torturer la cervelle pour en extraire des phrases allemandes nous a signifié qu’il s’était désormais suffisamment « payé notre tête ! » « Non, non, — nous a-t-il dit, — vos billets ne valent plus rien ! Et maintenant laissez-moi : j’ai autre chose à faire que de vous écouter ! » Aujourd’hui encore, après trente ans, je conserve dans l’oreille cette réponse française du vieux chef de gare, avec la pureté glaciale de l’accent tout parisien qui l’accompagnait ; et aujourd’hui encore son souvenir réveille en moi le même sentiment de sombre colère qui, ce matin d’avril, a bien failli m’exposer à goûter, par surcroît, des rigueurs plus « matérielles » de la justice prussienne.

Il m’a été donné, dans la suite, d’observer d’assez près cette redoutable justice. Je l’ai vue s’abattre lourdement sur de faibles femmes et sur des enfans ; j’ai entendu gémir (en secret) sous ses coups des amis alsaciens dont l’unique crime avait été de ne pouvoir pas oublier leur éducation française ; et il n’y a pas jusqu’à ma propre expérience qui n’ait eu de quoi me renseigner sur elle, — oh ! bien modestement, — à deux ou trois reprises, par exemple pendant la fameuse « période des passeports, » où le désir intempestif de revoir l’émouvante Vierge au buisson de roses de Martin Schongauer m’a valu d’être reconduit entre deux gendarmes jusqu’à la station de Colmar, à travers des rues désertes et muettes. Mais rien de tout cela ne m’a laissé une impression aussi profonde, ni ne m’est apparu aussi pleinement « représentatif, » que le souvenir du puissant dignitaire à la casquette rouge s’amusant durant un quart d’heure à vexer et à humilier lâchement deux pauvres enfans dont l’entière bonne foi n’était que trop visible, — et plus visible encore leur navrante misère, leur frayeur devant la perspective soudaine d’avoir peut-être à mendier dans les rues de Cologne ! C’est là un jeu cruel dont il me semble que personne autre qu’un fonctionnaire prussien n’aurait été capable ; et toujours, au contraire, dans ce que je serais tenté d’appeler l’âme « idéale » du fonctionnaire prussien, j’ai été frappé de découvrir un manque absolu de pitié, tel exactement que me l’avait déjà révélé, — à défaut de ses paroles, — l’implacable regard de mon homme de Cologne.


Encore nous était-il relativement malaisé, jusqu’ici, d’apercevoir au juste le degré où peut atteindre cette « dureté » prussienne : jusqu’au jour où nous l’avons vue se déployer brusquement, à notre extrême surprise, contre de très innocentes familles de consuls, contre de jeunes collégiens coupables seulement d’avoir voulu s’instruire dans la langue de Gœthe, voire contre de vieilles églises villageoises ou des wagons de luxe. Il y avait bien nos frères d’Alsace et de Lorraine qui, de temps à autre et presque malgré eux, nous laissaient deviner quelque épisode par trop féroce d’une torture qu’héroïquement, ils s’exposaient à subir, — en punition de cette fidélité mer- veilleuse à leurs souvenirs et à leurs espoirs qui leur vaudra toujours l’admiration du monde. Mais, précisément, cette origine, plus ou moins volontaire, de leur torture, nous empêchait d’en mesurer toute l’étendue ; et c’est chose incontestable aussi que, de leur côté, les bourreaux de l’Alsace-Lorraine joignaient à leur rancune contre elle un peu de ce sentiment de crainte que toujours, d’âge en âge, ils avaient éprouvé à l’égard de la France.

Non certes, pour terribles que soient les griefs de nos frères alsaciens, ce qu’ils vont avoir à nous en raconter ne saurait nous donner une image « adéquate » du sort réservé à toute victime de la domination allemande : tout de même qu’il ne nous aurait pas été possible d’évaluer le caractère foncier du chef de gare de Cologne si, au lieu de mon compagnon et de moi, ce fonctionnaire avait vu comparaître devant lui deux riches et somptueux voyageurs de première classe, capables de faire entendre, au besoin, une réclamation contre lui, ou peut-être de réprimer sur-le-champ son insolence sans avoir à redouter d’être ignominieusement jetés en prison. Tandis qu’il existe en Europe une nation vis-à-vis de laquelle le gouvernement prussien se trouve à peu près dans la situation qu’occupait par rapport à nous le vieux fonctionnaire en casquette rouge, — une nation que ce gouvernement regarde, d’instinct, comme infiniment au-dessous de lui, et contre laquelle il se croit complètement libre d’exercer tout à l’aise sa « dureté » native : de telle sorte que c’est de cette nation-là que nous aurons chance d’apprendre, aujourd’hui, à connaître le fonctionnement « normal » de cette dureté, et, du même coup, à le craindre lui-même et à le haïr, à nous armer d’un surcroît d’énergie pour en écarter la menace de notre horizon !

Ah ‘combien je voudrais, en ces journées d’attente solennelle, pouvoir traduire et mettre sous les yeux de tout Français le très savant ouvrage récemment consacré par un professeur de l’université de Léopol, M. Joseph Burek, à la peinture des tendances et des procédés de la politique « polonaise » du gouvernement prussien depuis un quart de siècle [1] ! Combien je souhaiterais qu’une traduction du livre pathétique de M. Burek parvînt sous les yeux de ces Italiens qui ne peuvent ignorer le séculaire mépris qu’entretient secrètement pour eux toute âme allemande, — un mépris à peine moins profond, sous de vains semblans d’amitié, que celui qu’elle étale au grand jour pour les divers peuples slaves ! Hier encore, en vérité, les plus « européens » d’entre nous n’accordaient qu’une attention bien distraite aux très maigres nouvelles que daignaient nous transmettre les agences télégraphiques touchant la « germanisation » de la Posnanie : tout cela nous paraissait si lointain, si manifestement assuré de n’offrir jamais pour nous qu’une signification toute « sentimentale ! » Et voici qu’à présent l’espèce de mur qui nous séparait de la Pologne s’est, une fois de plus, brusquement écroulé ! Un frémissement d’enihousiasme a secoué la France entière, l’autre jour, à la lecture de l’admirable proclamation du grand-duc Nicolas. Pas un de nous qui ne se soit senti comme allégé d’un poids sur le cœur, en même temps qu’il se rappelait avec une ombre de regret, ou peut-être de remords, sa trop longue indifférence au martyre de la noble morte enfin ressuscitée. Mais, au reste, ce n’est pas seulement de notre compassion que relèvent les faits recueillis et rapportés par l’éminent professeur polonais. La leçon qu’ils contiennent à notre adresse est d’ordre plus direct. Le régime d’extermination qu’ils nous montrent à l’œuvre en Pologne prussienne est celui-là même qui, dès demain, si nous ne l’empêchons du prix de notre sang, risquera de s’abattre sur quelques- unes de nos plus chères provinces françaises ; et n’est-ce pas dès aujourd’hui que voici dressée tragiquement devant nous la même race qui, d’un bout à l’autre du livre de M. Burek, nous révèle en un relief sans pareil sa véritable nature, avec son mélange profond de bassesse et de ruse, d’impudence et de férocité ?

« Il ne faut pas oublier que, dans nos relations avec les Polonais, nous n’avons pas affaire à des égaux. Avec une race comme celle-là, notre rôle, à nous, est de commander ; le leur, d’obéir. » Cette phrase mémorable d’un discours prononcé au Landtag prussien, le 25 janvier 1904, par le ministre Hammerstein ne traduit encore qu’imparfaitement l’attitude ordinaire de la Prusse à l’endroit des Polonais. Elle définit bien l’immense mépris dont je parlais tout à l’heure, mais non pas ce qui s’y ajoute de haine malfaisante. Non content de tenir expressément les Polonais pour une espèce inférieure, le gouvernement prussien ne cache pas son dessein de travailler par tous moyens possibles à les supprimer ; et l’ « obéissance » qu’il exige d’eux consisterait exactement, de leur part, à se laisser traiter comme une race de lapins ou d’autres bêtes nuisibles dont un propriétaire aurait résolu de délivrer ses bois. C’est à cette seule fin, — l’ « élimination » prochaine et radicale de l’élément polonais, — que tend tout l’effort d’une politique inaugurée déjà, au lendemain de la guerre de 1870, par le prince de Bismarck, et prêchée notamment, après lui, par un célèbre professeur de l’université de Leipzig, M. Hasse, à qui M. Burck attribue l’honneur, — si je puis ainsi dire, — d’avoir inspiré d’une manière plus ou moins immédiate la plupart des mesures de « germanisation » employées en Posnanie depuis un quart de siècle. Voici, par exemple, le résumé que nous fait M. Burek des chapitres consacrés à la Question polonaise dans un gros livre où le professeur Hasse a recueilli l’essence de ses leçons sur la Politique intérieure allemande :


Aux yeux du professeur de Leipzig, le « danger polonais » est une pure chimère : car il n’y a pas de rêve plus insensé que celui de la renaissance d’un puissant État polonais capable de devenir une menace pour l’Empire allemand. D’après M. Hasse, l’avenir appartient aux grandes nations, dont les luttes économiques constitueront l’histoire des siècles prochains. Et pour que, dans ces luttes, la nation allemande soit à même de tenir tête aux trois autres nations qui, seules, se trouveront appelées à survivre en face d’elle, — la Russie, l’Angleterre et la Fédération Américaine, — il faudra comme conditions absolument nécessaires : 1° que tout le territoire de l’Empire allemand ne soit habité que par des Allemands ; 2° qu’aux Allemands de l’Empire actuel s’unissent ceux de leurs compatriotes qui habitent aujourd’hui des Etats limitrophes. Aussi convient-il que l’Empire allemand ne néglige rien pour s’annexer au plus vite ces États limitrophes du Nord et du Sud, tels que la Hongrie, ou peut-être certains morceaux de l’Empire de Russie. Mais la condition principale de la survivance future de l’Allemagne est la « germanisation des parties non allemandes de l’empire. » A cette germanisation il faut que l’État et les particuliers contribuent à tout prix, par tous les moyens, « sans avoir le droit de se laisser arrêter par aucun scrupule de légalité, ni non plus de morale. » Est-ce que, déjà, la Constitution même de l’Empire ne dit pas que « le but de l’Empire est exclusivement de veiller au bien-être du peuple allemand ? » Et parmi ces « parties non allemandes, » c’est d’abord et surtout, naturellement, la Pologne qu’il faut « débarrasser de tout élément étranger. »

A quoi l’on ne doit pas travailler par le moyen de l’école, ainsi qu’on a commis l’erreur de le faire, mais bien par le moyen d’une élimination systématique des indigènes polonais, et par celui d’une importation systématique de colons allemands. « Je tiens en effet pour une erreur, — écrit M. Basse, — la manière dont, par le moyen de l’école allemande obligatoire, nous livrons à de fâcheux étrangers le très précieux trésor de notre langue allemande. Nous aurions dû ne contraindre nullement les enfans polonais à fréquenter nos écoles ; ainsi la population polonaise aurait continué à être, parmi nos colons allemands, une troupe d’ilotes, comme il y a cent ans. » Donc, ne plus exiger désormais de l’enfant polonais qu’il apprenne l’allemand : mais, au contraire, mettre un plus haut prix à la connaissance de l’allemand en condamnant ceux qui ignorent cette langue à un plus long terme de service militaire, à la dépense forcée d’interprètes légaux, à la tenue en allemand des livres de commerce, etc., bref en multipliant à l’infini les obstacles, autour des indigènes polonais, de manière à leur rendre de plus en plus impossible le séjour de leur pays.

Quant à la colonisation, allemande, destinée à remplacer la population indigène ainsi éliminée, voici les trois grandes règles sur lesquelles l’appuie le professeur Hasse :

1° il faut interdire rigoureusement et rendre tout à fait impossible l’immigration, en Pologne prussienne, de Polonais et de Tchèques de Russie et d’Autriche. Il n’y a pas jusqu’à l’importation provisoire d’ouvriers slaves pendant le temps de la moisson qui ne doive être sévèrement défendue, — sauf à appeler, au lieu de ces ouvriers slaves, d’autres étrangers, belges ou italiens ;

2° Il faut retenir à tout prix en Pologne les colons allemands qui s’y trouvent déjà fixés. Donation de terres aux ouvriers, assistance publique et privée, création d’œuvres de secours, d’instruction, de divertissement, mais rigoureusement fermées à toute personne non allemande. On doit faire en sorte que « les Allemands aient l’impression d’être chez soi, dans les provinces polonaises : » d’où l’obligation de donner à toute la vie publique une apparence allemande, en supprimant les inscriptions polonaises, en interdisant les journaux et autres imprimés polonais, etc. — Défense sera faite aux Polonais de prendre part à aucun service national ou communal, chemins de fer, postes, administration des domaines publics, etc.

3° Enfin il faut encourager par tous les moyens l’immigration de nouveaux colons allemands dans les provinces polonaises. Avant tout, M. Hasse demande que la Commission de Colonisation accélère ses travaux, « attendu que ceux-ci ne peuvent s’effectuer pleinement qu’en temps de paix, et que l’œuvre de colonisation doit se trouver achevée avant que se produise la guerre inévitable de l’Allemagne contre le monde slave. » D’où la nécessité d’accroître considérablement les fonds destinés à la germanisation, d’étendre celle-ci aux régions polonaises de la Silésie et de la Prusse Orientale, mais surtout d’accorder au gouvernement la faculté d’exproprier à son gré des terrains appartenant à des maîtres polonais, pour les confier désormais aux mains de maîtres allemands.


« A l’exception du passage qui concerne la politique scolaire, — ajoute en terminant M. Burek, — il n’y a pas une seule des mesures proposées par le professeur Hasse qui n’ait été adoptée et rigoureusement appliquée par le gouvernement prussien. » Avec une « rigueur » sans cesse renforcée depuis un quart de siècle, ce gouvernement monstrueux a poursuivi, dans ses provinces polonaises, les deux modes parallèles de son plan « bismarckien » de « germanisation, » qui consiste, d’un côté, à « rendre la vie impossible » aux indigènes polonais, tandis qu’on ne négligeait rien, d’autre part, pour la « rendre agréable » aux colons allemands importés en leur place. Tout ce qu’on vient de lire touchant l’interdiction aux Polonais, — aux libres citoyens polonais de l’Allemagne, — de « se mêler jamais d’aucune fonction nationale ou communale, » de parler publiquement leur langue, voire de « se sentir chez soi » dans leur propre pays, toutes ces choses qui nous paraissent incroyables sont devenues, là-bas, d’une réalité si banale que nul ne songe plus à s’en étonner. Ouvertement, l’autorité prussienne a installé dans toute la Posnanie un sûr et savant appareil d’extermination. Du haut en bas de l’échelle administrative, c’est comme si chacun de ses fonctionnaires portait écrite, sur sa casquette, sa mission officielle de « travailler par tous moyens à éliminer l’élément polonais. » Et que l’on imagine l’atmosphère intellectuelle et morale qui doit fatalement résulter, pour une nation, de la présence continuelle d’une pareille menace au-dessus de sa tête !

Sans compter que, d’année en année, et presque de jour en jour, l’impatience haineuse des « germanisateurs » les amène à rejeter plus effrontément « tout scrupule de légalité, comme aussi de morale. » Pour m’en tenir à un seul exemple, on sait que le gouvernement prussien a obtenu du Landtag, il y a quelques années, la scandaleuse « faculté d’expropriation » que réclamait naguère le professeur de Leipzig. Il n’a plus suffi désormais à la Prusse d’attendre que la vie fût « devenue impossible » aux Polonais indigènes : lorsque l’un de ceux-ci a fait mine de vouloir persévérer dans sa résistance, — ou plutôt dans son fidèle attachement à la terre natale, — lorsque le pouvoir a reconnu que ni les procès, ni le reste des vexations de toute espèce dont on l’accablait ne le réduisaient à vendre son domaine familial, — sur lequel on entend bien que, depuis longtemps déjà, le-dit pouvoir avait eu soin de s’attribuer un droit de « préemption, » — licence lui a été octroyée de s’emparer tout simplement du domaine, après avoir payé au propriétaire ainsi dépouillé une somme plus ou moins égale à sa valeur. C’est de cette manière qu’en octobre 1912, quatre des plus universellement connus et respectés parmi les propriétaires posnaniens, MM. Koscielski, Trzcinski, Zablocki, et Mme Liszkowska, ont soudain reçu l’avis d’avoir à quitter leurs domaines, — de superbes domaines de près de 2 000 hectares chacun, appartenant à leurs familles depuis des siècles, mais dont la Prusse avait résolu de faire, dorénavant, des terres allemandes. Voici d’ailleurs le texte authentique de la lettre imprimée qui avertissait ces quatre propriétaires de l’invraisemblable mesure prise à leur endroit :


ARRÊTÉ

La Commission royale de colonisation pour la Prusse occidentale et la province de Posen vient d’arrêter, dans sa réunion du 10 octobre 1912, que la propriété de..., se trouvant dans le district de..., appartenant à M..., avec toutes ses dépendances et avec toutes les parcelles sur lesquelles le même propriétaire se trouverait avoir des droits, lui sera désormais acquise par voie d’expropriation, conformément aux articles 13, 15 et 17 de la loi du 20 mars 1908. A Posen, ce 10 octobre 1912.

Pour la Commission de colonisation,

Le président : GRAMSCH.


Je me souviens d’avoir lu dans les journaux polonais, il y a deux ans, le récit des circonstances profondément émouvantes qui avaient précédé ou accompagné la quadruple expropriation. Interpellations au Reichstag, suppliques des habitans allemands de la contrée, rien n’avait pu arrêter la toute-puissante « Commission de colonisation ; «  et tour à tour chacun des quatre propriétaires avait dû quitter, sous peine de prison, la vénérable demeure que, naguère encore, il avait espéré transmettre à ses enfans. Détail particulièrement grotesque et navrant tout ensemble : l’un de ces propriétaires, M. Trzcinski, qui avait autrefois acheté lui-même le domaine dont il se voyait à présent dépouillé, l’avait alors payé 15 000 marks de plus que le prix qui lui en était donné par les spoliateurs ; non contens de lui prendre par force son domaine, ils trouvaient encore moyen de le voler ! Et à peine venait-on d’achever ces quatre premières expropriations, que déjà d’autres victimes étaient désignées, celles-là de condition plus modeste, comme, par exemple, un paysan du village d’Ociar, M. Tyrakowski, sommé de « céder le plus rapidement possible à un voisin allemand » sa parcelle de terre, faute de quoi celle-ci lui serait enlevée d’office par la Commission de Colonisation ! Durant l’année 1913, 27 propriétés de plus de 2 000 hectares tombaient entre des mains allemandes, et le gouvernement prussien élevait jusqu’à un milliard le total de ses fonds de « germanisation. »

Aussi la surprise avait-elle été grande, de part et d’autre, dans le camp des « expropriations, » comme dans celui de leurs futures victimes, lorsque, depuis le début de la présente année 1914, l’ardeur exterminatrice des autorités prussiennes avait semblé se ralentir. Dès le mois de décembre 1913, une réunion de « patriotes » allemands de Posnanie avait « vivement critiqué l’attitude actuelle du gouvernement à l’égard des Polonais, » et déploré dans la politique de germanisation « un arrêt éminemment préjudiciable aux intérêts allemands. » Avec instance, la réunion exigeait : « 1° de nouvelles expropriations ; 2° des mesures propres à dépoloniser les villes ; 3° une pratique plus énergique, dans les écoles, de la politique antipolonaise. » Mais non, décidément, le pouvoir « fléchissait ! » On apprenait même avec stupeur que, dans certains endroits de la Posnanie, des sociétés de préparation militaire autorisaient leurs membres polonais à arborer des drapeaux où les couleurs rappelaient un peu celles de la Pologne ! « Il vient d’arriver un incident assez curieux à Buk, en Silésie, — écrivait par exemple un journal polonais. — Un agent de police, ayant remarqué ces drapeaux « dangereux, » a cru qu’il était de son devoir d’intervenir. Jamais il n’a voulu comprendre qu’il pût être permis « en Prusse, à « qui que ce soit, d’arborer des insignes aussi séditieux. »

Ce que « ne voulait pas comprendre » l’agent de police de Buk, personne en vérité ne le comprenait dans les provinces polonaises de la Prusse, jusqu’au jour où la déclaration de guerre s’est enfin chargée de tout expliquer. Désormais « Hakatistes » et Polonais s’accordent à deviner les motifs qui, depuis plusieurs mois, ont arrêté le gouvernement prussien dans son œuvre de » germanisation ; » et j’imagine que volontiers même, dans les régimens occupés à envahir la Belgique ou à défendre la Lorraine, on permettrait aux soldats polonais de chanter dans leur langue leurs vieux chants nationaux, si l’on espérait pouvoir ainsi fermer leurs oreilles à la proclamation du grand-duc Nicolas. Mais comment leur faire oublier, avec tout cela, les traitemens infligés à leurs parens et à eux-mêmes depuis vingt ans, et en premier lieu cette « politique scolaire antipolonaise » dont la susdite réunion de « Hakatistes » posnaniens assurait qu’elle avait « donné jusqu’ici des résultats merveilleux ? »


Oui, en supposant même que l’on réussisse à maintenir les soldats polonais dans l’ignorance de l’admirable perspective ouverte à la Pologne par cette proclamation du généralissime russe ; en supposant que l’on réussisse à s’assurer momentanément leur obéissance par le moyen d’une adroite combinaison de faveurs et de menaces, il n’est pas possible qu’un jour, dans le cœur de ces soldats, ne s’éveille pas le souvenir de la façon dont eux-mêmes et leurs petits camarades ont été naguère torturés, d’âme et de corps, par leurs maîtres d’école. Car le professeur Hasse a beau soutenir que la Prusse fait trop d’honneur aux enfans polonais en les forçant à se « civiliser » dans ses écoles allemandes : ce n’en est pas moins dans ces écoles que s’exerce et se déploie le plus brillamment l’œuvre de « germanisation » telle qu’il la rêve, et nulle autre part, ses compatriotes ne se trouvent aussi à l’aise pour faire sentir à la race « inférieure » la haine sans merci qu’ils éprouvent pour elle. Il faut lire dans le livre récent de M. Nicaise, Allemands et Polonais, la description à la fois très discrète et infiniment angoissante de la lutte qui se poursuit de jour en jour, dans chaque village de la Pologne prussienne, entre le maître ou la maîtresse d’école et les enfans polonais de l’endroit. Je ne crains pas de l’affirmer : les atrocités commises, ces jours derniers, en Belgique et en Alsace-Lorraine par les troupes allemandes n’égalent pas encore la rigueur avec laquelle ces « civilisateurs » attitrés de la jeunesse polonaise ont coutume de contraindre leurs élèves à échanger leur « barbarie » slave contre l’inappréciable bienfait de la « culture » germanique. Ne vont-ils pas jusqu’à leur faire célébrer, — sous peine de côtes brisées ou de trous dans la tête, — les anniversaires de prétendues victoires remportées par la Prusse sur leurs ancêtres polonais : tout de même que, sans doute, ils les forcent à chanter une espèce de « cantique » scolaire que chantaient jadis en chœur, tous les matins, dans les rues de Starnberg, les petits Bavarois de l’école primaire de cette bourgade, — un cantique où j’entendais revenir à chaque instant, par manière de refrain, les mots : Franzosen schlagen, « assommer les Français ? »

Aussi bien ai-je eu, tout récemment, l’occasion de me renseigner d’une manière plus directe sur cette « politique scolaire » de la Prusse en Pologne. Une jeune servante originaire des environs de Gnesen m’a raconté comment, un beau jour, le maître d’école de son village avait annoncé que lui seul, désormais, serait chargé de l’enseignement religieux, et que, donc, celui-ci se ferait en langue allemande. Après quoi, il avait interrogé tour à tour quatre ou cinq élèves, garçons et filles, mais qui tous étaient restés muets, ou bien avaient répondu en polonais. « Le maître d’école est devenu furieux, me disait la jeune fille, — et tout d’un coup nous l’avons vu s’élancer sur nous avec l’énorme gourdin qui lui servait de canne. Bien vite, naturellement, nous nous sommes enfuis par-dessus les bancs : mais il y avait dans notre classe un petit garçon boiteux qui marchait avec peine, et qui, d’ailleurs, aurait sans doute répondu en allemand, si le maître s’était avisé de le questionner. Ce malheureux n’avait pas bougé de sa place, lorsque nous étions partis en foule, et c’est sur lui que s’est abattue la rage insensée du maître d’école. Bientôt ceux d’entre nous qui s’étaient attardés dans la cour ont entendu un grand cri : l’enfant boiteux avait reçu le gourdin sur la tête, et était tombé sans connaissance. Pendant plusieurs jours, le médecin a désespéré de pouvoir le sauver. Son aventure nous a valu de ne plus entendre parler d’instruction religieuse toute cette semaine : mais ensuite, les interrogations ont recommencé, et, avec elles, les coups de règle, les coups de pied, sans parler des injures, qui pleuvaient sur nous avec une abondance effroyable. Deux élèves ont été envoyés, pour un an, dans une maison de correction. Les autres ont fini par céder, mais le maître d’école s’est rendu si odieux qu’il a dû intenter un procès à plusieurs habitans du village pour obtenir d’être, de nouveau, salué quand il passe dans la rue. »

Je m’arrête sur ce dernier trait, d’une authenticité parfaite, et qui nous fait voir au début du XXe siècle, dans un village de la Pologne prussienne, un recommencement merveilleux de l’histoire de Gessler. Mais comment donc le jeune soldat polonais oublierait-il, parmi toutes les marques d’amitié dont le comblent aujourd’hui ses chefs, les coups de gourdin de son maître d’école, et son propre séjour dans une maison de correction, et le procès dont ses parens et lui se sont vus menacés, s’ils manquaient à saluer leur savant tortionnaire ? Rappelle-toi, petit soldat polonais, et sache bien reconnaître ton véritable ennemi !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez aussi, dans la Revue des 1er novembre et 1er décembre 1908, les articles de M. Henri Moysset sur La politique de la Prusse et les Polonais.