Revues étrangères - Un homme de lettres allemand : Théodore Fontane

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Revues étrangères - Un homme de lettres allemand : Théodore Fontane
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 934-945).

REVUES ÉTRANGÈRES



UN HOMME DE LETTRES ALLEMAND :
THÉODORE FONTANE



Theodor Fontane’s Briefe an seine Familie, 2 vols. in-8o, Berlin, F. Fontane, 1905.

Depuis les délicieuses lettres de Robert Louis Stevenson, recueillies naguère par M. Sidney Colvin, aucune publication du même genre ne m’a aussi parfaitement intéressé, amusé, et touché que celle de ces lettres du romancier allemand Théodore Fontane à sa femme et à ses enfans. J’ai eu déjà l’occasion de parler ici de Théodore Fontane[1]. Ce n’est peut-être pas le plus grand des romanciers allemands : mais, à coup sûr, c’en est le plus aimable, celui qui a su le plus agréablement unir, dans son œuvre, l’ironie et la tendresse, l’observation et la fantaisie. N’ayant été jusqu’à soixante ans passés qu’un poète et un historien, il a ensuite apporté au roman l’expérience qui lui venait de ce double métier : de telle sorte que son Comte Petœfy, sa Stine, son Effy Briest, nous apparaissent comme de simples et vivantes « chroniques » racontées par un homme qui en a vu tous les faits se dérouler sous ses yeux, mais qui les a vus avec des yeux accoutumés à orner toutes choses de grâce, de douceur, de légère et rêveuse beauté poétique. Et je dirai plus : de tous les romanciers allemands, Fontane est le seul qui, probablement sous l’influence de son origine française, nous montre toujours cet instinct de mesure, cette élégance discrète, cette horreur de l’exagération aussi bien dans le sentiment que dans la pensée, toutes ces précieuses qualités que réclame, en matière d’art, notre goût latin. Les sujets de ses romans ont, je crois, un caractère trop local, trop essentiellement berlinois, ou plutôt « brandebourgeois, » pour que l’on puisse espérer qu’ils s’acclimatent chez nous : mais avec leur allure rapide et leur souriante bonhomie, avec l’heureuse modération de leur réalisme, et de leur pathétique, il n’y en a pas dont la forme, tout au moins, soit mieux faite pour être comprise et goûtée d’un lecteur français.

Ce sont en vérité de très beaux romans, et je ne m’étonne pas que leur succès grandisse, en Allemagne, d’année en année, à mesure que décroissent d’autres réputations plus brillantes et plus prétentieuses : mais toutes les vertus littéraires que l’on y admire se retrouvent, et avec plus de charme encore avec plus de richesse et de variété, dans ces lettres intimes qui à peine parues, ont aussitôt pris leur place parmi les chefs-d’œuvre classiques de la prose allemande. D’un bout à l’autre des deux gros volumes qu’elles remplissent, ces lettres sont une suite ininterrompue de portraits, de paysages, d’anecdotes, de réflexions piquantes sur les hommes et les choses. « Que je par le ou que j’écrive, dit quelque part Fontane, je suis surtout un causeur ; c’est un trait de ma nature, où je devine l’effet de ma descendance française. » Un causeur, un homme ayant le don merveilleux de découvrir [partout, et sans l’ombre d’effort, des sujets nouveaux de conversation. « Si je ne me trompe pas, disait-il un autre jour, dans une lettre à l’un de ses fils, tu as hérité de ton vieux père le pouvoir de trouver plaisir, en dix minutes, à dix choses différentes. » Tel il se fait voir à nous, d’un bout à l’autre de ses lettres : trouvant un égal plaisir aux choses les plus différentes, depuis les grands problèmes de la philosophie ou de la politique jusqu’aux détails de la cuisine, jusqu’au spectacle de la pluie et au bruit du vent. Les chagrins mêmes dont sa vie est amplement pourvue, la maladie, le manque d’argent, soixante ans de vaine lutte contre une malchance obstinée, tout amuse ce parfait causeur, tout lui fournit matière à des comparaisons imprévues, à d’ingénieux paradoxes, à des observations dont la drôlerie, pour contraster avec la gravité des situations qui les ont inspirées, n’en est ni moins spirituelle ni moins bienfaisante. Et cela tient à ce que, en même temps qu’un causeur, Théodore Fontane reste toujours un poète : s’amusant de tout, son imagination transfigure tout dès l’instant qu’elle y touche ; et le moindre fait a pour lui un sens, une portée, un attrait vivant, que nul autre œil que le sien n’y aurait aperçus. « J’ai toujours été un original, écrit-il à soixante-dix ans, et je crois bien que je le serai jusqu’à la un. Toute ma vie, lorsque je me retourne en arrière, ressemble à ce qu’elle était à Londres, il y a trente et un ans. Émerveillé, j’allais de Hyde-Park à Regent’s-Park ; ravi, je grimpais sur les hauteurs de Richmond, et regardais fleurir le may-tree ; l’air que je respirais, les objets que je voyais, tout m’étonnait et me réconfortait ; mais toujours et partout j’errais comme un étranger, sans pouvoir prendre ma pleine part de rien de ce qui se passait autour de moi. Un badaud, toujours et partout rien qu’un badaud. Et cela dure encore, et je ne m’en plains pas. D’observer les choses, cela me fait presque plus de bonheur que de les posséder. » Jamais il ne cite un fait, dans ses lettres, que tout de suite il ne l’anime d’une couleur ou d’une émotion personnelle. Toute son âme s’épanche à nous, avec une aisance, un abandon, une verve incomparables ; et une âme si adorablement jeune, à la fois si naïve et si malicieuse, que je connais peu de lettres dont la lecture m’ait laissé une telle impression de fraîcheur printanière. Voici, d’ailleurs, une de ces lettres ; je la choisis au hasard, entre cinquante que j’ai notées comme méritant d’être traduites en entier. Mais je dois ajouter que nulle traduction ne pourrait rendre le parfum vraiment exquis de pages qui sont, tout ensemble, de libres causeries et des poèmes en prose : car c’était encore l’une des particularités de Fontane que, jusque dans ses lettres les plus intimes, il gardait scrupuleusement le souci de la justesse des termes et de leur beauté musicale.


Norderney, le 19 juillet 1883.

Ma chère femme,

Mes heures de pluie à Emden ont heureusement pris fin ; et, vers une heure et demie, presque sans aucun retard, le bateau s’est mis en route. C’était, naturellement, un Empereur-Guillaume, mais beaucoup plus jeune que son vénérable parrain. Une vingtaine de passagers à bord. Je me suis lié, tour à tour, avec une famille saxonne de Weissenfels, et avec une famille juive, probablement de Posen ou de Varsovie. Les Saxons, un jeune couple avec trois enfans, étaient de ce type amusant, et pour moi extrêmement sympathique, que j’ai souvent rencontré chez leurs compatriotes : pleins de belle humeur, un peu loustics, et toujours prêts à se moquer de soi-même comme des autres. Sitôt assis, le père a commandé cinq tasses de café. Et quand elles sont venues (c’étaient d’ailleurs des spécimens gigantesques du genre), je lui ai dit que, tout de suite en l’apercevant, je l’avais soupçonné d’être Saxon, mais que ce café, à présent, ne me laissait plus aucun doute sur ce point : cinq grandes tasses au buffet, le matin, cinq tasses encore plus grandes à bord. Mon observation l’a beaucoup fait rire…

Les Juifs-Polonais, eux, disposaient d’un fonds de langage tout à fait remarquable, sans compter, je crois, d’autres fonds non moins abondans. Entre eux, ils parlaient polonais, et je dois dire que cette langue, à l’entendre ainsi en passant, a un son le plus joli du monde ; avec leur gouvernante, ils parlaient français, et allemand avec le reste de l’humanité. Il y avait parmi eux une vieille dame, notamment, qui s’est montrée pleine d’obligeance pour moi. Ce qui autrefois écartait de moi les jeunes femmes, — et c’est chose où je pense maintenant sans regret, presque avec reconnaissance, — me vaut désormais la faveur des vieilles. Les unes comme les autres obéissent en cela à un instinct juste : les jeunes sentaient que l’amour n’était pas mon fort ; les vieilles sentent, aujourd’hui, que je suis un vieux monsieur poli et facile à amuser. Voilà comment on finit toujours, plus ou moins, par rentrer dans ses frais.

La traversée est ennuyeuse ; une véritable épreuve de patience. Lorsque déjà l’on croit être arrivé, le bateau s’arrête et attend le courant, pendant des demi-heures ou parfois de longues heures. Hier, heureusement, l’attente n’a pas été aussi interminable que l’année passée. Vers sept heures et demie, nous atterrissions à la jetée ; et, vingt minutes après, déjà, j’étais devenu locataire d’une fort belle chambre, dans la rue Notre-Dame, chez Mme la capitaine Warnecke.

Après un petit nettoyage, je suis allé en ville, pour faire quelques emplettes, avant de dîner à l’hôtel Schuchardt.

Et, d’abord à la pharmacie. J’y ai trouvé le pharmacien Ommen en personne, un imposant Frison, magnifique de grandes manières et de distinction. J’ai demandé un flacon d’esprit de menthe, et me suis commandé, pour aujourd’hui, un emplâtre d’oxycroceum. À cette occasion, j’ai eu à dire mon nom, et, comme d’ordinaire, j’ai commencé à l’épeler. Mais le pharmacien m’a arrêté, par un geste aimable, et m’a dit, d’un ton mi-partie de question, mi-partie de dénégation : « Théodore Fontane ? » en insistant sur le prénom. Et lorsque, à mon tour, j’ai répondu : oui, d’un signe de tête, lorsque je lui ai ainsi, en quelque sorte, montré l’étoile magique que j’avais au front, l’excellent homme s’est mis à murmurer toute sorte d’obscurs complimens, si bien que je suis sorti de sa pharmacie avec la sensation d’avoir connu là le plus grand triomphe de ma vie. Et ce que je t’en dis, je l’entends très sérieusement. Tu sais comme je suis méfiant, en cette matière, et peu enclin à me payer d’apparence. Mais l’hommage dont je te parle, c’était vraiment quelque chose, et trois décorations ne m’auraient pas touché davantage : car je t’assure qu’il y avait un mélange de plaisir et même de respect dans toute l’attitude de ce pharmacien. Et je vois bien qu’à m’étendre là-dessus, par écrit, je vais te paraître assez ridicule ; mais c’est que je me trouve dans la situation d’une jeune fille qui s’est fiancée hier soir, et qui ne peut s’empêcher d’entretenir son amie intime d’un acte aussi important de son existence.

A neuf heures, j’étais rentré dans ma chambre, et me préparais tristement au déballage de ma malle, lorsque Mme la capitaine Warnecke a fait son apparition, pour m’offrir ses politesses et s’informer de mes désirs. Je l’ai invitée à s’asseoir, et alors a commencé entre nous un long entretien, qui, après liquidation du côté commercial, s’est porté sur une foule de questions délicates : mariage, veuvage, jeux de la fortune ; mort et vie future. Elle m’a dit qu’elle n’était veuve que depuis deux mois, et demeurait seule maintenant avec ses enfans. Son mari, au cours d’une traversée, a pris une cruelle maladie, nommée la « dysenterie indienne, » et il en a souffert pendant neuf ans. Aucune ville d’eaux, y compris Aix-la-Chapelle, ne lui a servi de rien ; enfin il a consulté Frerichs, qui lui a ordonné de l’air frais, les meilleures viandes, et du vieux vin rouge : ordonnance qui me donne à penser que ce Frerichs doit être un excellent médecin. C’est ainsi que les Warnecke sont venus à Norderney, pour avoir « de l’air frais ; » mais le malade, qui était très irritable, « a eu une colère » à propos de la maison qu’il se faisait bâtir, et il en est mort. Le moment brillant de l’entretien a été lorsque j’ai commencé à prendre le rôle de consolateur. La dame avait pleuré, d’une façon d’ailleurs assez affectée, et en ajoutant que « la maladie avait été très dure pour le défunt, mais très dure aussi pour les autres. » Sur quoi je lui ai glissé que, certes, pour un étranger c’était chose risquée d’aborder de tels sujets, mais que, puisqu’elle-même venait d’y faire allusion, elle me permettrait de lui dire ceci : c’est que, dans tout cela, en fin de compte, se trouvait pour elle une part de consolation : car, lorsqu’on ne peut plus, par sa vie, être agréable à personne, ni à soi ni aux autres, la mort, si pénible qu’elle soit, est encore le meilleur parti que l’on ait à prendre. Et ainsi j’ai introduit mon vieux thème favori, qu’il n’y a personne dont la mort n’ait, en somme, pour le moins autant d’utilité que sa vie ; et je dois dire que j’ai rencontré un assentiment sans réserves. La capitaine dirige à présent une laiterie ; elle améliore ses terrains, et sans doute aussi elle s’améliore elle-même : car d’avoir un mari avec la « dysenterie indienne, » cela ne profite guère.

Il fait un temps venteux, et j’ai déjà un bon rhume en train : je vais, en conséquence, m’interrompre de mon roman pour un jour ou deux. Ces périodes de demi-maladie sont toujours celles que je préfère.

Et maintenant, adieu ! Amuse-toi, embrasse les enfans. Comme toujours, ton vieux

TH. F.


Mais je m’aperçois que cette citation, si peut-être elle permet d’entrevoir l’agrément des lettres de Fontane, ne saurait donner aucune idée de l’extrême intérêt historique et biographique de la plupart d’entre elles. Ce vieil enfant qui s’amuse de tout a, en outre, tout vu, tout lu, réfléchi sur tout. Politique et littérature, événemens contemporains et souvenirs du passé, il n’y a pas un sujet qui ne lui soit familier. Les deux volumes de ses lettres nous offrent, en raccourci, un tableau complet de toute la vie allemande pendant la seconde moitié du XIXe siècle, et toujours dessiné de cette touche légère qui relève et anime jusqu’aux moindres nuances. Et toujours, derrière le tableau, c’est surtout la figure même du peintre qui nous attire, avec l’imprévu, la liberté, l’ironique et profonde sagesse de ses sentimens.


En politique comme en religion, Fontane est résolument conservateur. Il l’est par goût naturel et aussi par raison, son expérience l’ayant convaincu sans cesse davantage de ce qu’il appelle « la banqueroute des superstitions scientifiques du XVIIIe siècle. » Il estime que c’est folie, pour l’humanité, de vouloir vivre sans un certain fonds de croyances, voire d’illusions, admises d’avance et conservées à tout prix. Il raconte que le journaliste Bücher ayant autrefois envoyé de Londres à un journal allemand des articles où il raillait le parlementarisme anglais, le directeur du journal, le vieux Zabel, lui a renvoyé ses articles avec cette remarque : « A quoi croirions-nous encore, si nous ne pouvions plus croire à l’Angleterre ? » Et il ajoute : « Je m’en tiens tout à fait à ce point de vue du vieux Zabel. J’affirme qu’il y a certaines grandes choses, à nous transmises par la tradition, auxquelles nous sommes tenus de croire, si nous ne voulons pas nous noyer irrémédiablement. Tout est discuté, tout est nié, c’est vrai : mais, tout de même, il y a deux ou trois choses qui se présentent à nous avec une valeur pratique et une autorité éprouvées ; et il est insensé, à mon avis, de les rejeter, jusqu’au jour où l’on aura trouvé mieux pour les remplacer. »

Parmi ces choses nécessaires figurent, notamment, la religion et l’État. « Toujours les hommes, pour être maintenus en ordre, auront besoin d’une discipline religieuse ou temporelle. On s’est imaginé naguère pouvoir y substituer la culture, et l’on nous a glorifié l’obligation scolaire et l’obligation militaire. Et maintenant nous assistons au gâchis qui en est résulté. L’instruction forcée a créé un état de demi-lumières qui a détruit les derniers restes de l’autorité ; le service militaire obligatoire a organisé les masses sauvages en bataillons socialistes. Après cela, je reconnais que la tentative avait à être faite : mais Rousseau n’en avait pas moins raison qui, dès 1750, écrivait que ce n’est point par les arts et les sciences qu’on gouverne les hommes. » La noblesse même, l’ancienne aristocratie héréditaire, compte, aux yeux de Fontane, parmi les institutions qui méritent d’être respectées. « Être d’une famille, il n’y a plus guère que cela qui me paraisse enviable. Dix générations de Schultzes et de Lehmanns ne sont pas, à beaucoup près, aussi intéressantes que trois générations d’une seule branche des Marwite. Celui qui voudrait supprimer la noblesse, celui-là détruirait, du même coup, un des derniers vestiges de poésie qui subsistent encore en ce monde. »

C’est dire qu’il ne méprise pas le moyen âge, et n’admire pas outre mesure l’époque où il vit. « Le moyen âge ! On l’appelle un âge de ténèbres, et l’homme d’à présent, ce cher pharisien, remercie Dieu, en se frappant la poitrine, de n’avoir rien de commun avec ce temps de superstition et d’intolérance. Tant qu’on voudra ! Mais l’époque des procès de sorciers avait aussi bien de la lumière, à côté de ses ombres ; et, en même temps que l’excès de la force brutale, une bonne part de précieuse force de vie a péri pour nous. Avec les flammes des anciens bûchers, maintes grandes vertus se sont trouvées éteintes. Et puis je découvre de plus en plus nettement, chaque jour, que la nature humaine a décidément besoin d’une certaine limitation pour pouvoir réaliser la plénitude de son être. Élargir indéfiniment le point de vue de notre esprit, c’est en affaiblir le pouvoir de vision. Il nous faut, autour de nous, un petit cercle, pour que nous réussissions à devenir grands. » Et, à toutes les pages, ce sont de nouvelles constatations du triomphe grandissant de la médiocrité intellectuelle et morale. « L’indifférence des hommes d’à présent pour tout ce qui est poétique dépasse vraiment toute mesure ; et mon obstination à écrire des vers, en présence de cette claire et déprimante certitude de l’irrémédiable inutilité de cette occupation, me prouve bien que c’est encore là, chez moi, une de ces infirmités naturelles où je ne puis pas échapper. » Ou bien, dans une autre lettre : « Il me semble même que les visages, aujourd’hui, deviennent d’une platitude plus uniforme, perdant toute trace de relief et de caractère. »

Mais le loyalisme prussien de Fontane ne l’empêche point d’exercer librement son observation critique sur les rois et les ministres, sur l’empereur Frédéric II, par exemple, dont on sent qu’il goûte fort peu le « dilettantisme, » sur Bismarck, dont il parle toujours avec un mélange délicieux d’ironie et de vénération., Et il ne l’empêche pas non plus de chérir et de plaindre, au fond de son cœur, la patrie de ses grands-parens, cette France dont il a eu l’occasion de voir de près la défaite, durant la campagne de 1870. Il y aurait à extraire, de ses lettres, bien des passages curieux sur l’impression rapportée par lui de ses séjours en France : mais plus curieuses encore, peut-être, de la part de cet ardent patriote prussien, paraîtront les quelques lignes suivantes, qu’il écrivait en 1882 à l’un de ses fils, qui s’était plaint de la résistance de l’Alsace à la germanisation :

La seule question, ici, est de savoir quel est le sentiment des Alsaciens pour nous : car l’amour ou la haine ont, en telle matière, une bien autre importance que la communauté de race, et, surtout, qu’une communauté tombée en désuétude. Les Alsaciens ont appartenu pendant deux cents ans à la France ; et s’ils nous disent aujourd’hui, en fin de compte : « Laissez-nous tranquilles avec votre Erwin de Steinbach ! Les Français, dont nous avons partagé la vie depuis six générations, nous plaisent mieux que les Allemands ! » s’ils nous disent cela, en fin de compte, je ne vois guère ce que nous pouvons y répondre. Et que si, après cela, dans certains cas particuliers, à ce sentiment général se mêlent de vilains calculs particuliers, je suis tout prêt à m’en indigner : mais ce seul fait que les Alsaciens aiment mieux être Français qu’Allemands, de ce fait-là nous n’avons pas le droit de nous fâcher contre eux ! Déplorons-le, travaillons à le modifier ; mais gardons-nous bien de nous en fâcher !


Même franchise, même bon sens, dans les jugemens littéraires de Théodore Fontane. Ce chef de la jeune école « naturaliste » n’est, proprement, d’aucune école ; et je ne puis assez dire combien le spectacle est beau de le voir, à soixante-dix ans, mener de front son culte passionné de Walter Scott et de Dickens avec une ardente curiosité des nouveaux principes et des talens nouveaux. C’est lui qui, le premier, et dès le premier jour, a deviné la valeur de M. Gérard Hauptmann. « Un certain Hauptmann, écrit-il, en 1889, a produit une pièce extraordinaire, Avant le lever du soleil, drame social en cinq actes. J’en ai été tout remué ; et ma femme, naturellement, de s’inquiéter de nouveau, disant que je vais trop loin, que je suis un intransigeant, un cerveau brûlé, un bousingot. Mais le fait est que ce Hauptmann est vraiment un Ibsen sans phrases, ou plutôt qu’il est, en réalité, ce qu’Ibsen désire, mais ne peut pas être, parce qu’à côté de ses tendances réalistes, il en conserve d’autres qui le portent fatalement au romantisme et non pas seulement dans l’expression, mais dans la pensée et le sentiment. De tout cela Hauptmann est entièrement libre : il nous donne la vie telle qu’elle est, dans toute sa noirceur ; et, de plus (et c’est là avant tout ce que j’admire chez lui), il apporte à cette peinture, en apparence toute copiée de la vie, la plus grande quantité d’art qu’on y puisse apporter. » Sur les poèmes dramatiques de Wagner, au moment où tous les lettrés s’accordent à en rire, Fontane a des réflexions d’une justesse et d’une pénétration étonnantes. Il en loue l’idée et la langue ; il y reconnaît des chefs-d’œuvre de littérature musicale. « Rien de plus absurde, dit-il, que le reproche qu’on fait aux personnages de Wagner de n’être pas des hommes : ce sont mieux que des hommes, les profondes passions humaines se manifestant directement à nous : l’angoisse, le courage, la ruse, et surtout, — ces deux mobiles favoris de l’art de "Wagner, — le désir de l’or et le désir amoureux. »

De Zola, des grands romanciers russes, Fontane reconnaît le mérite, sans jamais se laisser gagner à l’enthousiasme inconsidéré de son entourage. « Non, s’écrie-t-il, la vie n’est point telle que nous la montre Zola ! Non, il n’est pas vrai qu’un romancier ait besoin d’inventer la beauté pour la mettre dans son œuvre : car la beauté, Dieu merci, se trouve réellement dans la vie tout aussi bien que la laideur ; et même il ne m’est nullement prouvé que cette dernière y soit prépondérante. » Et lorsque les jeunes élèves de l’auteur de Stine, sous prétexte de le continuer, introduisent dans leurs romans un mélange, soi-disant a naturaliste, » d’images ordurières et d’anarchisme moral, le vieux maître ne cache point le dégoût qu’il en a.

Mais je n’en finirais pas à vouloir citer le détail de ses opinions ; et plus encore je regrette de ne pas pouvoir mettre en relief, autant que je le voudrais, ce que ses lettres nous apprennent de son caractère, et de la magnifique et touchante dignité de sa vie. Une figure d’homme de lettres se révèle là, digne vraiment d’être comparée aux plus belles que nous connaissions. Plus de soixante ans, ce poète, cet historien, ce romancier, poursuit infatigablement sa voie parmi l’indifférence universelle ; et jamais il ne se plaint, ni ne se décourage, jamais il ne cesse à la fois d’avoir conscience de son talent et de reconnaître celui de ses confrères plus heureux. « Je suis certainement un poète, écrit-il à sa femme en 1857, et je vaux mieux que mille autres qui se croient au-dessus de moi ; mais ma nature de poète n’est ni grande, ni riche ; elle n’est qu’une petite goutte, et non pas un de ces fleuves qui entraînent les peuples. » Et, trente ans après, lorsque la critique allemande se décide enfin, d’une voix unanime, aie célébrer : « Dostoievsky et Fontane ! voilà ce que je suis forcé d’entendre crier aujourd’hui. N’est-ce pas comme si l’on disait : Egmont et Jetter ! Mais je ris de tout cela, et, sans envier leur gloire aux seuls vrais glorieux, je continue à me sentir fier de ce qu’il y a de sain et de naturel dans mes petites peintures.. » L’obscurité et la pauvreté, soixante ans il les supporte avec le même sourire à demi surpris, à demi résigné. Et toujours il poursuit sa voie, heureux au moins d’être libre, d’aimer son art, et d’avoir vaillamment tâché à faire de son mieux. « Toujours j’ai marché seul dans la vie, dit-il orgueilleusement, sans parti, sans coterie, sans club, sans compagnons de café ni de jeu de boules, sans franc-maçonnerie, sans appui de la droite ni de la gauche. Et de cette attitude j’ai recueilli tous les inconvéniens, mais aussi tous les avantages, et, si j’avais à recommencer ma vie, je ferais de même. »


Et pourtant cette belle vie de Théodore Fontane nous offre, elle aussi, son « mystère, » une de ces inquiétantes énigmes psychologiques qui se retrouvent, décidément, jusque dans les existences les plus pures et les plus tranquilles. Les lettres qu’on vient de publier ont été triées et classées, après la mort du poète, par sa veuve ; et c’est elle qui, ensuite, avant de mourir, a ordonné qu’elles fussent publiées sous leur forme présente. Or il n’y a pas une de ces lettres, depuis le début du premier volume jusque vers le milieu du second, qui ne contienne les reproches les plus graves à l’adresse de Mme Fontane. Celle-ci, à les en croire, aurait été une créature tout à fait détestable : capricieuse, querelleuse, incapable de comprendre son mari, et si assidue à le tourmenter en toute façon qu’elle aurait fait de son intérieur, trente années durant, un véritable enfer : « Je ne puis pas te cacher, lui écrivait Fontane le 9 février 1857, que tes perpétuelles disputes avec tout le monde me réduisent presque au désespoir. » Ou bien encore, le 23 juin 1862 : « Tu me demandes si tu me manques ? Oui certes, mais tu me manquerais bien davantage si l’expérience des dernières semaines ne m’avait montré de nouveau que notre vie commune est pour moi une épreuve au-dessus de mes forces. » Le 15 août 1876, il lui disait : « Ma chère femme, c’est toujours entre nous la même vieille chanson. Tu m’irrites jusqu’au sang et tu t’étonnes ensuite que je m’échauffe et devienne amer. » Et, dans une des lettres suivantes, le 18 août : « Toutes les gentillesses que tu m’écris me touchent fort : mais j’y vois clairement les germes de nouvelles scènes et de nouvelles souffrances. » Le 12 juin 1878 : « Rien n’y fait ; en toute circonstance, ta conclusion est toujours que j’ai tort. Parfois tu me le dis amicalement, parfois durement : mais la conclusion est toujours la même. Que je discute une question d’art avec le dernier des sots, que l’on m’écrive une lettre injurieuse, que l’on trouve ma critique injuste, mes livres ennuyeux : toujours tu es du parti de mon adversaire. » Je m’en tiens à ces quelques extraits ; mais vraiment, c’est à chaque page de la correspondance que reviennent les plaintes, les récriminations, les reproches, et souvent avec tant d’aigreur que l’on éprouve une réelle gêne à devoir les lire. Sans cesse Fontane signifie à sa femme qu’il préfère la solitude à la vie commune, telle qu’il la trouve dans son ménage. Et parfois même sa mauvaise humeur d’ordinaire plus contenue, le porte jusqu’à gratifier Mme Fontane d’aphorismes comme celui-ci : « Le veuf qui se remarie n’est pas digne de la faveur que le ciel lui a faite en le délivrant de sa première femme. » Et c’est avec une telle compagne que cet homme a vécu étroitement uni pendant un demi-siècle : si étroitement uni qu’une séparation de plus de quelques semaines lui était intolérable, et que, certains jours, après avoir d’abord expliqué à sa femme combien il était heureux d’être éloigné d’elle, il terminait sa lettre en la suppliant de venir le rejoindre ! Et c’est Mme Fontane elle-même qui, tandis qu’il lui aurait été facile de détruire à jamais ces accusations portées contre elle, a voulu, au contraire, qu’elles fussent étalées tout au long sous nos yeux !

Étrange et embarrassant problème, que je ne me chargerai pas de résoudre ! Mais je dois dire d’abord que ceci, en tout cas, ressort avec une évidence absolue de la lecture des lettres de Fontane : c’est que sa femme a eu effectivement un tort, et des plus graves, à l’égard de son mari. Elle a eu le tort de ne pouvoir pas se résigner à le voir rester indéfiniment pauvre et obscur, avec tous les dons précieux qu’elle lui connaissait. Vingt fois, quand il a échoué dans une de ses entreprises, quand, par goût d’indépendance ou par dignité, il a refusé un emploi qu’on lui proposait, au bleu de le soutenir, elle lui a fait sentir qu’elle le blâmait, ou peut-être qu’elle le jugeait décidément hors d’état de réussir à rien. De telle sorte que, par elle, il a beaucoup souffert. Et je ne serais pas étonné qu’elle-même, plus tard, s’en fût rendu compte, et en eût souffert, et s’en fût repentie, et que son repentir eût été l’un des motifs qui l’ont décidée à immortaliser devant nous le souvenir de sa faute. Mais cette faute, pour fâcheuse qu’elle fût, ne laissait point d’avoir une excuse dans le sentiment dont elle s’inspirait : car c’est parce que Mme Fontane aimait profondément son mari, c’est parce qu’au fond de son cœur elle était profondément convaincue de sa supériorité sur tous ses confrères, qu’elle tâchait ainsi, de toute façon, à le pousser vers la fortune et la renommée. Son intérêt personnel n’avait point de part dans les rêves ambitieux où elle se complaisait ; elle rêvait simplement que son mari fût heureux ; et, pour l’y contraindre, trente ans elle s’est ingéniée à le tourmenter.

Mais au reste, et cela admis, je crois pouvoir affirmer qu’on se tromperait à prendre trop au sérieux les reproches de Fontane et ses doléances : car la querelle que nous laissent entrevoir ses lettres parait bien avoir été proprement une querelle d’amoureux. Si la femme, dans ce singulier ménage de Gascons berlinois vexe et persécute son mari par amour pour lui, le mari, de son côté, aime sa femme au point d’avoir presque besoin des scènes qu’elle lui fait… A peine a-t-il fini de la gronder, qu’aussitôt il se remet à lui confier ses plus intimes pensées, toute sorte de projets ou de résolutions qu’elle ne manquera pas de désapprouver, et dont il aura de nouveaux ennuis. Ou bien il lui dit : « La mauvaise humeur que j’ai exprimée dans mes deux dernières lettres m’apparait, dès aujourd’hui, tout à fait ridicule. Et cependant, aujourd’hui encore, avec les dispositions les plus amicales, je ne puis m’empêcher de trouver que je n’ai pas eu absolument tort dans mes remontrances. » Et le voilà qui entame d’autres « remontrances, » sauf à s’en excuser quelques lignes plus loin. Jamais il ne souffre que personne, autour de lui, hasarde la moindre observation défavorable sur l’esprit de sa femme ou son caractère. « Je ne saurais permettre, écrit-il à sa sœur, que l’on représentât Emilie comme intéressée et mesquine en matière d’argent. Bien au contraire ! La profonde noblesse de sa nature, elle l’apporte aussi aux choses de l’argent. Sur ce point comme sur les autres, elle est infiniment meilleure que moi. » Et sans cesse davantage, dans ses lettres à sa femme, les invectives s’entremêlent de tendres élans, si tendres et si doux qu’on les devine jaillis d’un cœur où l’amour n’a fait que croître avec les années.


Lorsque je vois à présent de jeunes couples riches, — écrit-il à sa femme, le 11 juin 1883, — une pitié infinie me vient pour loi, pour la vie que tu as eue il y a trente-cinq ans. Comme tout leur est facile, à ces jeunes femmes ; et à toi, ma chérie, comme tout, a été dur ! De moi-même je ne par le point : les poètes ont une folie qui les aide toujours à tout traverser. Mais les pauvres femmes ! La faim, le manque d’argent, le souci, les enfans, et, de la part du monde, un regard de pitié plus pénible que tout le reste ! Mais enfin, Dieu merci, tout a fini par s’arranger pour nous ; et maintenant tu ferais une mauvaise affaire en échangeant ta situation contre celle même de la femme du médecin d’ici.


Toute la seconde partie du dernier volume des Lettres de Fontane est remplie de passages pareils à celui-là. Nous sentons que, en effet, « tout s’est arrangé » pour le vieux couple, que la querelle de jadis est définitivement oubliée, ou plutôt qu’elle ajoute encore, par son souvenir, au charme d’une paix et d’un repos désormais immuables. Et cette conclusion suffirait, à elle seule, pour nous empêcher de trop nous émouvoir d’une querelle que, simplement, il aurait peut-être mieux valu qu’on nous laissât ignorer.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1898.