Revues étrangères - Un recueil de lettres de John Locke

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Revues étrangères - Un recueil de lettres de John Locke
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN RECUEIL DE LETTRES DE JOHN LOCKE


Lettres inédites de John Locke à ses amis Nicolas Thoynard, Philippe van Limborch, et Edward Clarke, publiées par MM. Henry Ollion et T. J-de Boer, un vol. 8°, La Haye, Martinus Nijhoff, 1913.


Publié sous un titre français, et composé pour une bonne moitié de textes français, le recueil nouveau de lettres de John Locke n’en a pas moins de quoi nous apparaître une œuvre essentiellement « étrangère : » et cela non seulement parce qu’aux lettres du philosophe écrites en français s’en joignent maintes autres en latin ou en anglais, mais aussi parce qu’il n’y a pas jusqu’à ces lettres françaises elles-mêmes qui n’exigent trop souvent, pour être comprises, une connaissance familière à la fois des mots et des tours de phrase anglais. Impossible d’imaginer, à ce point de vue, un phénomène « linguistique » plus étonnant ; et que si, d’une manière générale, les compatriotes de John Locke passent d’ordinaire pour être faiblement gratifiés du « don des langues, » j’ai l’idée cependant que l’illustre auteur de l’Essai sur l’Entendement humain portait en soi à un degré exceptionnel l’incapacité commune des hommes de sa race à s’abstraire de leurs habitudes « insulaires » d’expression et de pensée.


Je viens de recevoir le Dictionnaire Français de Richelet, — écrivait-il (en français) à son ami parisien Nicolas Thoynard, le 29 novembre 1680 ; — et si j’y emploierais tous les beaux mots qu’il contient, je ne pourrais pas assez exprimer la reconnaissance que j’ai pour votre amitié, dont je reçoive de si grandes marques de tout moment. Il m’était rendu après que j’avais écrite ma lettre ; et le peu que je l’ai consulté il me semble avoir trouvé le vrai secret de faire un bon dictionnaire, parce que la manière ordinaire de rendre les paroles d’une langue en ceux d’une autre n’est pas plus raisonnable que d’envoyer quérir un étui en France pour un instrument anglais dont on ne sait pas, en France, la forme ni l’usage : parce que les mots de différentes langues ne s’accordent pas mieux que cela.


Le profond observateur qu’était John Locke a tout de suite et merveilleusement compris, en feuilletant un dictionnaire français, à quel point la différence intime des langues rendait « déraisonnable » tout effort pour traduire, par exemple, une pensée anglaise au moyen d’un emploi « littéral » des mots français équivalons. Mais le fait est que lui-même, dans ses lettres à Thoynard, s’est constamment servi de cette fâcheuse « manière ordinaire » de transporter « les paroles de sa langue en celles d’une autre. » A chaque ligne nous avons l’impression de le voir « quérir en France un étui » pour un « instrument anglais » qui ne s’accommode pas d’être ainsi revêtu d’une enveloppe étrangère. Ni ses lectures françaises antérieures et le long travail que lui a coûté la traduction des premiers Essais de Morale de Nicole, ni les deux années de son mémorable séjour à Paris et à Montpellier n’ont réussi à lui révéler, si peu que ce fût, en quoi consistait exactement la diversité foncière qu’il reconnaissait, pourtant, mieux que personne, entre notre langue et la sienne propre. Tout au plus la constatation de cette diversité l’amenait-elle, par instans, à s’interrompre au milieu d’une phrase française pour tâcher à formuler plus fidèlement en langue latine telle opinion ou tel sentiment qui lui tenait au cœur. Ses dernières lettres à Thoynard, surtout, abondent en passages comme celui-ci : « Outre les amis, par votre bonté j’ai Perrault, la Connaissance du Temps, deux exemplaires, les Nouvelles Découvertes d’avril, et l’Éclaircissement de notre Bernier, quem ut ut argutus sit disputator, et vere doctor subtilis, mallem tamen si daretur optio historicum. »

J’ajouterai que, — autant du moins que j’en puis juger, — son maniement du latin, pour être plus facile que celui du français à l’ancien fellow de l’université d’Oxford, atteste cependant chez lui la même maladresse à s’exprimer en des termes étrangers. Ses quelques lettres latines à Thoynard et toutes ses lettres à son ami hollandais, le théologien van Limborch, nous le montrent « anglicisant » à plaisir la langue de Cicéron, parmi toute sorte de néologismes imprévus et d’étranges incorrections grammaticales qui auront dû sans doute, plus d’une fois, mettre à une dure épreuve la pénétration littéraire ou philologique de ses deux correspondans. Lui-même d’ailleurs nous laisse deviner expressément à plus d’une reprise que Thoynard, en particulier, n’est point parvenu à comprendre le sens véritable d’une phrase latine, dans une de ses lettres précédentes. Et parfois aussi le pauvre Locke, ne pouvant pas se résigner plus longtemps à l’existence de l’espèce de muraille infranchissable qui le sépare de l’érudit parisien, envoie désespérément à celui-ci le texte anglais de l’un de ses écrits, ou bien même se hasarde à introduire, dans une de ses lettres, la citation textuelle d’une douzaine de vers satiriques d’un poète anglais : après quoi nous le voyons déplorer l’impossibilité où s’est, de nouveau, trouvé Thoynard de tirer le moindre profit de tous ces envois, faute pour lui de connaître, à Paris, aucun « interprète « capable de lire et de traduire l’anglais !


Mais surtout ces lettres, latines et françaises, de Locke nous déconcertent par la platitude continue de leur forme, sans que nous y découvrions jamais la moindre tentative pour orner d’une image colorée ou d’un tour élégant l’expression d’une pensée d’ailleurs admirablement précise et sagace, la mieux faite du monde pour nous intéresser si seulement elle nous était traduite avec un peu plus d’art. Il y a là, incontestablement, quelque chose de plus que le simple effet d’un manque naturel de « poésie : » c’est à dessein, sous l’influence manifeste d’une théorie préconçue ou d’un parti pris, que le philosophe anglais s’ingénie à dépouiller ses phrases de tout ce qui aurait chance de les rendre agréables. Nous sentons qu’il a, secrètement, voué une haine profonde à toute apparence de « style, » peut-être par réaction contre la vaine « rhétorique » de ses anciens professeurs, tout de même que nous savons qu’il a rapporté pour toujours, de ses études universitaires, cette haine et ce dégoût de la « spéculation » qui l’ont conduit à créer le grand système moderne de l’observation philosophique.

Oui, vraiment, peu d’hommes ont réussi autant que celui-là à étouffer complètement en soi tout besoin de beauté. Il y a réussi à tel point que, dans son énumération des différens motifs qui ont de quoi nous attacher à la vie, l’idée ne lui est pas même venue de mentionner le plaisir esthétique. A la veille de sa mort, s’étant fait faire une petite voiture qui lui permît de continuer ses promenades hygiéniques de chaque jour, il demandait encore que, dans cette construction, « la commodité passât avant l’ornement. » Il se définissait justement lui-même, dans une de ses lettres à van Limborch, en se disant verborum plane negligentissimus, et forsan plus quam par est elegantiarum contemptor, « aussi indifférent que possible en matière de langage, et dédaigneux de toute élégance au delà, peut-être, de ce qui aurait convenu. »

— D’où résulte pour nous, aujourd’hui, une extrême difficulté à lire les trois œuvres capitales du premier en date, et du plus original à coup sûr, des philosophes anglais : son Essai sur l’Entendement humain, dont les constatations psychologiques n’ont rien perdu de leur justesse, après plus de deux siècles ; ses Pensées sur l’Éducation, d’une importance historique presque comparable à celle de l’Emile de Rousseau ; ses fortes et généreuses Lettres sur la Tolérance. Ces œuvres immortelles ont beau nous apparaître bien supérieures aux écrits suivans d’un Berkeley ou d’un Stuart Mill : nous ne pouvons pas leur pardonner d’être aussi entièrement dépourvues d’un certain charme d’expression qui nous séduit jusque chez ses plus médiocres continuateurs, et dont l’absence dans ses propres écrits ne semble pas avoir eu d’autre cause que l’obstination constante du médecin-philosophe à considérer l’ « ornement » comme incompatible avec la « commodité. »


Car les lettres de ce « contempteur de toute élégance » nous prouvent assez que la désolante sécheresse de son langage ne dérive nullement, chez lui, d’une « aridité » intérieure, comme celle qui se trahit à nous, par exemple, dans la correspondance de son disciple David Hume. Ce n’est pas sans raison que son collègue et ennemi Prideaux l’appelait un « maître de passion, » signifiant par là un homme en qui tous les sentimens et toutes les idées s’imprégnaient d’une chaleur inaccoutumée. Pas une des lettres de Locke qui ne trahisse un mélange « passionné » de tendre sollicitude pour ses amis et de curiosité pour les divers sujets dont il les entretient. Découvertes scientifiques et récits de voyages, interprétations de textes sacrés et menues recettes médicales, rien de tout cela ne s’impose à son attention sans qu’aussitôt nous le sentions s’exalter d’un enthousiasme ingénu et touchant. Il faut voir avec quelle insistance affectueuse il presse, de semaine en semaine, son ami Thoynard de terminer le gros ouvrage qui doit le rendre fameux, ou bien encore avec quelle émotion il rappelle au pasteur van Limborch le bonheur qu’il a goûté naguère à vivre près de lui, pendant les studieuses et fécondes années de son exil en Hollande. Aussi bien ne résisté-je pas au désir de citer le texte à peu près complet d’une de ses lettres, prise un peu au hasard. Mieux que tous les commentaires, cette citation montrera la variété surprenante des recherches du philosophe, avec tout ce qui s’y joignait de bonne humeur naïve, de fine sagesse pratique, d’ardente sympathie pour les hommes et les choses. Voici, — dans son étrange français un peu corrigé et éclairci çà et là, — une lettre à Thoynard, du milieu d’octobre 1680 :


J’appréhende, monsieur, que plus d’une de mes lettres sont perdues, parce que je vous écrivis tout au long tout ce que j’avais pu apprendre touchant la machine, dont il y avait deux sortes et deux usages. Deux sortes, c’est-à-dire pour les roues des horloges et pour les roues de montres, parce que l’une ne sert pas à l’autre ; et la manière de couper les roues est aussi de deux façons, à savoir, par limes et par roues. Mais tout le monde tombe d’accord que les roues coupent le plus juste ; et, depuis ma dernière, j’ai trouvé le meilleur ouvrier de la ville pour cette sorte de machines, qui travaille à présent à une machine pour les montres, avec laquelle il prétend couper et les dents des roues et les pignons aussi. Il demande 1 livres sterling pour une à couper seulement les dents des roues de montres. Il faut que vous me mandiez de quelle sorte vous en voulez, et je tâcherai d’en trouver ou faire faire le mieux que je pourrai.

L’honneur des vôtres du 18e» et du 21e de septembre, je le reçus : mais si le paquet dont vous parlez dans la vôtre du 4e du mois courant est un autre outre ceux-là, je suis fort malheureux de ne l’avoir pas encore reçu, et d’avoir perdu l’occasion de vous rendre mes très humbles services, ainsi qu’à M. Romer, puisque j’ai encore la commodité d’être en ville. Je vous prie de me mander, de nouveau, le tout.

Je trouve par plusieurs endroits de votre lettre que vous avez été malade, et je serais fort désolé si vous n’y aviez pas ajouté que le remède de votre médecin vous a désopilé et ôté la fièvre. Cette eau qui a fait cela ne doit pas être appelée « insipide : » je n’ai rien rencontré de si bon goût, il y a longtemps. Mais il y a quelque chose encore qui me fait appréhender que vous n’êtes pas tout à fait guéri, et il me semble qu’il reste quelque peu de faiblesse qui trouble votre mémoire. Autrement, je ne puis pas comprendre comment vous pouvez me demander le prix de la canne, etc. alors que vous avez si souvent, vous-même, refusé de me dire le prix des choses que vous avez achetées pour moi. Et si vous persistez dans la même résolution, la bienséance veut, aussi bien que la justice, que je ne vous incommode pas davantage à vos dépens. Pour ce qui est de la canne et des lignes, je vous prie de me mander si elles sont à votre gré. J’ai appris depuis qu’il y a d’autres lignes de soie, et plus grosses : mais il n’y en avait point à cette boutique où je les ai achetées, et M. Hunt devait partir le lendemain pour Paris, si bien que je n’ai pas eu le temps de m’assez informer. Quand vous me ferez l’honneur de m’informer à quel usage, ad quod genus piscaturæ lineas, hamos, totamque armaturam cupis, ego tibi idoneum apparatum transmittendum curabo (pour quelle sorte de pêche vous désirez des lignes, des hameçons, et toute l’armature, je prendrai soin de vous faire envoyer l’appareil convenable).

Il y a trois jours que je parlai à M. Bernard, qui me dit que le premier livre de Josèphe est déjà imprimé. Annales Cyprianici est une histoire ecclésiastique durant le temps de saint Cyprien, écrite par M. Pearson, évêque de Chester.

J’avais parlé à M. Denis Papin de Sclopeto pneumatico. Il en avait un à vendre : mais puisque vous me défendez d’en parler davantage, j’obéirai. J’ai mis entre les mains de M. Charas des os amollis par M. Papin, pour vous être envoyés. Il m’a dit qu’il vous avait envoyé déjà les cartes de la Conspiration (du fameux « Complot des Poudres »), que j’avais laissées chez lui pour vous être envoyées par la première occasion.

Vos propositions sur le bain-marie dans le vide sont d’importance, et je ne doute pas qu’il y ait bien des profits à tirer de cette expérience-là. Il y a longtemps que je me suis entêté d’un récipient où introduire un homme, pour expérimenter le vide. J’en ai imaginé un fort simple, c’est-à-dire une grande pierre non poreuse creusée en forme d’un homme ; et, quand il y est entré, de mettre au-dessus de l’ouverture un demi-récipient de verre bien grand, mastiqué à la pierre.

L’auteur du traité des mouvemens de la lune s’appelle Streete. C’est pour trouver fort facilement l’endroit de la lune. L’ouvrage n’est pas encore achevé.

Il n’y a pas de machine venue d’Allemagne qui éteint le feu sans eau : c’est seulement une proposition qu’on en a fait, sans parler de la manière de l’éteindre...

Ici joint, vous avez un catalogue des arbres que je vous prie de prendre la peine de me procurer d’Orléans, où vous m’avez dit autrefois qu’on trouve les meilleurs de toute la France. Vous voyez la liberté que je prends avec vous !... Il y a deux jours que M. Brisbane et moi bûmes à votre santé. II est fort réjoui que votre maladie est passée ; et quant à moi, je vous laisse à penser quelle joie j’en eus par celle que vous eûtes sur le rétablissement de mes côtes ! Assurément vous avez été bien avisé de ne pas chercher la jaunisse en dedans, même si elle avait été d’or ou d’orpin ; si quis te bene novit, non ignorât in te latere opes, intus esse thesauros ; quanto ego desiderio laboro ut ista mihi suavissima tua restituatur consuetudo, quae me locupletare solebat ! (Tout homme qui vous connaît sait assez que de vrais trésors sont cachés en vous. Combien je souhaiterais que me fût rendue votre douce fréquentation, qui était pour moi une source si précieuse d’enrichissement !)...

Je voudrais bien un de ces anneaux pour la migraine, pour un de mes amis. On vous prie de vous informer si les évêques sont accoutumés d’assister aux procès criminels capitaux, et, s’ils se retirent, à quel moment du procès ils le font, et si on trouve cela dans quelque livre de droit. Si vous pouvez me procurer une réponse à cela, vous me ferez grand plaisir...

Je suis fort affligé de ce que votre indisposition ne vous permette pas encore de sortir. Si c’est une fièvre où il y ait quelque intermission, il faut prendre le quinquina, à prendre par demi-onces, soit en bol ou en pilules, de quatre en quatre heures, pendant six fois en commençant tout de suite après la fin de l’accès. Croyez-en, là-dessus, ma longue expérience ! Combien je regrette de ne pas pouvoir être près de vous, pendant que vous souffrez ! Et moi-même m’en trouverais mieux, et, que si mes soins et mon amitié pouvaient quelque chose pour vous, j’aurais l’impression de vous être utile. Du moins, ne négligez rien pour vous remettre en santé.

Ce Nicolas Thoynard, à qui s’adresse la plus grande part des lettres du nouveau recueil, était lui-même un personnage des plus singuliers, avec la riche variété de ses dons, et l’impuissance désastreuse où il semble avoir toujours été d’en tirer aucun parti sérieux et durable. Né en 1629 à Orléans, d’une vieille famille bourgeoise, il était venu de bonne heure à Paris, où son érudition à peu près universelle n’avait pas tardé à lui valoir une notoriété considérable. Géomètre, physicien, naturaliste, menant de front la pratique des sciences avec celle de l’histoire sacrée et profane, il avait la tête pleine d’inventions mer veilleuses, mais dont les unes lui étaient volées par des confrères sans scrupule avant qu’il se fût décidé à les publier, tandis que d’autres, plus nombreuses encore, ne parvenaient pas à l’intéresser suffisamment pour qu’il se donnât la peine de les mettre au point. Semblablement, le malheureux Thoynard devait mourir à près de quatre-vingts ans, le 5 Janvier 1706, sans avoir réussi à terminer l’important ouvrage dont on peut bien dire que son ami Locke en implorait l’achèvement dans toutes ses lettres, — exceptée précisément celle que je viens de citer : « une harmonie » chronologique de l’Ancien et du Nouveau Testamens. Seule, l’'Harmonie des Évangiles a enfin paru, au lendemain de sa mort, et lorsque déjà maintes autres compilations analogues l’avaient précédée, toutes plus ou moins inspirées de l’idée de Thoynard.

Mais celui-ci n’en restait pas moins, lors du premier grand séjour de Locke à Paris en 1678, l’un des savans parisiens dont le commerce avait de quoi ravir et honorer le plus parfaitement un « amateur » étranger ; et aussi comprend-on sans peine que le jeune médecin anglais l’ait rangé au nombre de ces viriuosi auprès desquels il priait son ami Boyle de vouloir bien l’introduire. Sa correspondance avec Thoynard s’ouvre par une brève série de lettres écrites d’Orléans et d’Angers, durant l’été de 1678, et qui, sous leur ton respectueusement « détaché, » nous révèlent déjà la naissance d’un lien particulier de sympathie entre les deux chercheurs. Locke n’y tarit pas en éloges sur la précieuse obligeance de Thoynard, tout en lui demandant de partager les complimens qu’il lui adresse avec un groupe d’abbés de son entourage. « En vérité, monsieur, lui dit-il, vos abbés sont extraordinaires ; et si tous les abbés en France seraient comme ceux dont vous m’avez donné connaissance, il n’y aurait rien de si excellent que cette sorte de gens ! » Souvent encore, par la suite, il enverra ses amitiés à ces « abbés » de Thoynard, parmi lesquels se trouvent, en effet, des figures remarquables comme celles de l’abbé Gendron, créateur de l’étude du cancer, de l’abbé Picard, astronome, et du non moins fameux abbé Renaudot. Sans compter que la rencontre à Paris de ces prêtres » libéraux » et savans doit sûrement avoir contribué à effacer, dans l’âme de Locke, les dernières traces de prévention puritaine contre les mœurs et le caractère « papistes, » préparant ainsi le futur philosophe à devenir l’un des premiers apôtres anglais de la tolérance. Précédemment déjà, au cours d’un voyage en Allemagne, il avait écrit de Clèves à l’un de ses amis : « La religion catholique est chose bien différente de ce que nous la croyons en Angleterre. J’en pense tout autrement ici que lorsque j’étais dans un pays rempli de préjugés contre elle. Je n’ai rencontré personne d’aussi bienveillant et aimable que les prêtres catholiques de ce pays, et j’en ai reçu maintes courtoisies dont je garderai toute ma vie un souvenir reconnaissant. » En France, maintenant, autour de ce Thoynard qui est lui-même un fervent catholique, l’ancien admirateur des prêtres d’Allemagne se lie avec des abbés qui unissent à leur foi toute la science d’un Boyle, et parfois aussi une intelligence hors de pair. Quoi d’étonnant que, plus tard, dans ses entretiens avec ses nouveaux amis, les Remontrans hollandais, il ait réclamé, pour la religion de Thoynard et de l’abbé Gendron le droit de ne pas être exclue de la « Cité chrétienne ? »

Et puis, lorsqu’un an environ après ces premières lettres à Thoynard, durant l’été de 1679, notre voyageur, revenu en Angleterre, se remet à correspondre avec son savant confrère parisien, nous découvrons que les quelques mois qu’il a passés de nouveau à Paris ont changé désormais l’ancienne liaison en une très étroite amitié personnelle. Dans la suite, les relations épistolaires de Locke et de Thoynard subiront des temps d’arrêt, causés probablement par les complications de la politique : mais jusqu’au bout, le philosophe anglais conservera pour son hôte français de naguère l’affection sincère et profonde que nous laisse voir la lettre de tout à l’heure. A en juger du moins par l’apparence extérieure, Thoynard aura été l’un des amis que l’auteur de l’Essai sur l’Entendement humain a le plus aimés. Dans le recueil publié par MM. Ollion et de Boer, notamment, le ton à la fois et le contenu de ses lettres à Thoynard nous offrent quelque chose de librement « abandonné » que ne nous montrent pas au même degré ses lettres à van Limborch et à Edward Clarke. A tout moment il plaisante, s’interrompt au milieu d’une idée pour passer à une autre, ou bien évoque tristement l’image des inoubliables journées de son dernier séjour à Paris. Le savant éditeur de ses lettres se refuse à le prendre au sérieux quand il écrit à son correspondant que « c’est l’espérance de le revoir et embrasser » qui l’a surtout décidé à former le projet d’un nouveau voyage à Paris : mais pourquoi ne croirions-nous pas qu’en effet ce célibataire sans famille a gardé fidèlement, au fond de son cœur, le rêve de recommencer dans la chambre de Thoynard, « chez M. Desnoyers, maître de danse, à la Tête Noire, » de libres causeries qui doivent avoir été pour lui une source merveilleuse de divertissement et de réconfort ? Combien de fois il supplie Thoynard de venir le rejoindre en Angleterre, ou lui propose d’aller finir ses jours avec lui « dans une fort bonne île de la Caroline qu’on lui a fait l’honneur d’appeler de son nom ! » Qu’on lise encore ce passage d’une lettre du 6 juin 1679 :


Il y a bien d’autres raisons pourquoi je souhaite avec empressement l’honneur de vous voir en Angleterre, que vous saurez à votre arrivée. Entre autres, j’ai commandé pour vous une belle fille, pour être votre femme. N’ayez pas peur, et n’en quittez pas le dessein de votre voyage, comme fît notre bon ami M. Dernier ! La condition des hommes est beaucoup meilleure ici qu’en Ethiopie. Si votre femme ne vous agrée pas après que vous l’aurez expérimentée quelque temps, vous la vendrez, et, je crois, à plus grand prix que celui qu’un homme retira pour sa femme, à Londres, la semaine passée, où il la vendit pour quatre sous la livre. Je crois que la vôtre vous rendra cinq ou six sous par livre, parce qu’elle est belle, jeune, et marchandise bien conditionnée pour cette espèce-là. Je vous prie d’amener avec vous M. Sainte-Colombe, qui, je crois, irait bien loin pour vous voir marié, et je crois encore plus loin pour se trouver au marché où vous vendrez votre femme à tant par livre, comme j’ai vu vendre des pourceaux à Montpellier. Faites-lui mes très humbles baise-mains, je vous prie, et dites-lui que, s’il n’avait pas une si excellente femme comme est la sienne, je lui conseillerais de l’amener avec lui. Je ne sais s’il faut parler de cela à vos abbés, parce qu’ils ne sont pas de ces sortes d’abbés qui se mêlent de cette sorte de trafics... Vos quatre abbés non sunt vulgus abbatum. Faites-moi la grâce de me continuer leur amitié, et de les assurer de l’estime toute particulière que j’ai pour leurs personnes.


Le Bernier dont parle Locke dans ce passage est, naturellement, le même à qui nous l’avons vu souhaiter déjà de redevenir « historien, » ou plutôt géographe et explorateur. Le fameux voyageur était alors tout occupé à commenter la doctrine philosophique de Gassendi ; et à plusieurs reprises Locke fait part à leur ami commun Thoynard du regret que lui cause cette occupation. « A notre Bernier je rends de mon mieux son salamalek, — écrit-il une autre fois, — et je suis tout prêt à l’écouter disputant parmi les philosophes. Mais je préférerais de beaucoup, si vous me permettez de vous l’avouer, qu’il continuât à nous instruire des mœurs des peuples orientaux et de tout ce qu’il a observé parmi eux. Car de la philosophie et des discussions, il me semble que nous en sommes déjà depuis longtemps encombrés ; tandis que nous ne savons que rien ou très peu de la manière dont vivent les nations du dehors. Cela dit entre nous, et afin que vous réussissiez à persuader notre ami, l’homme le mieux fait du monde pour nous renseigner sur ces choses. » Comme l’on voit, le plus grand peut-être de tous les philosophes anglais ne témoignait guère d’estime à la « philosophie. » Volontiers aussi, dans ses lettres à Thoynard, il raillait amèrement les doctrines cartésiennes, sans le moindre respect pour la théorie des « bêtes-machines » ni pour la glorification de la glande pinéale. Évidemment il ne songeait pas encore à intervenir lui-même sur ce terrain, désastreusement « encombré, » où il déplorait l’intrusion de l’explorateur de l’Ethiopie : mais je crois bien que jamais, par la suite, il ne devait se regarder pleinement comme un « philosophe. » Son Essai sur l’Entendement humain devait lui paraître, bien plutôt, un mémoire scientifique de l’espèce de ceux que projetait ou qu’inspirait son ami Thoynard ; et aussi allait-il, plus tard, s’affliger cruellement de la susdite absence, à Paris, d’un « interprète » qui permît à l’érudit parisien de prendre connaissance de son livre, afin de lui « en exprimer son opinion. »


En tout cas, c’est chose certaine que la philosophie tient peu de place dans ces lettres de Locke à Thoynard, où son absence contraste étrangement avec la diversité sans pareille des autres sujets qui, tour à tour ou simultanément, passionnent l’active curiosité du futur philosophe. Et je serais tenté de dire qu’il en est de même aussi dans la série des lettres latines à van Limborch si par aventure l’une de ces lettres ne nous montrait Locke se livrant, cette fois, tout entier à la « philosophie » sous sa forme la plus expresse, — celle-là même dont il se plaignait naguère d’être « encombré » par les cartésiens et les gassendistes. Un long passage de la lettre du 3 mars 1698, en effet, s’emploie à prouver l’existence, — ou, plus exactement, l’unité, — de Dieu, au moyen d’un raisonnement déductif bien imprévu sous la plume de l’auteur de l’Essai sur l’Entendement humain. Encore semblerait-il que Locke lui-même n’eût pas réussi à se laisser convaincre tout à fait par ce beau raisonnement de son cru, puisque nous le voyons, dans une des lettres suivantes, sollicitant instamment de van Limborch la communication d’une autre preuve de l’unité de Dieu, imaginée par le savant bourgmestre de la ville d’Amsterdam. Dans sa subite ferveur métaphysique, le « maître de passion » qui, autrefois, conjurait Bernier de renoncer à toute vaine recherche spéculative, s’épouvante à l’idée que le susdit bourgmestre risque d’emporter avec lui dans la tombe l’inappréciable secret de cet argument nouveau qu’il se fait fort d’avoir inventé :


Je m’étais flatté de l’espérance que vous m’auriez fait tenir, dans votre dernière lettre, la preuve de l’unité de Dieu qui est venue dans l’esprit de ce grand et savant homme, pour qui j’ai un singulier respect. Je désire beaucoup de la voir. Les arrangemens a priori pour démontrer que l’Être éternel et indépendant est unique sont d’une si grande importance, dans ce point fondamental, que j’espère être excusé si je m’adresse pour cela à la personne qui est peut-être la seule dont on puisse les attendre. Sa grande capacité, la justesse et la pénétration de son esprit m’engagent à espérer de lui ce que, peut-être, je chercherais en vain autre part. Je vous prie donc, monsieur, de me faire la grâce de lui demander de ma part ce qu’il a pensé sur ce sujet, ou du moins un court extrait de son raisonnement ; et je m’imagine que vous ne ferez pas difficulté de lui être caution pour moi que, comme je ne demande cette grâce que pour ma propre satisfaction, je n’en ferai aucun autre usage qu’autant qu’il me le permettra. Je ne le presserais peut-être pas avec tant d’importunité, n’était que j’ai appris que, depuis peu, il a été quelquefois malade. L’appréhension de ce qui pourrait arriver a réveillé mes désirs.


Mais le sujet principal des lettres de Locke à Philippe van Limborch est d’un ordre tout différent. Ce van Limborch était, comme je l’ai dit, l’un des chefs de cette secte hollandaise des Remontrans, qui, au grand scandale de l’orthodoxie calviniste, rejetait aussi bien l’autorité de Calvin que celle des anciens Pères, et prétendait n’appuyer sa foi que sur la seule lecture de la Bible, — sauf même à ne voir déjà, dans celle-ci, qu’une source supérieure d’enseignement moral. Pour van Limborch et surtout pour son célèbre confrère et ami Jean de Clerc, peu s’en fallait que Jésus lui-même se réduisît à n’avoir été qu’un prophète, envoyé de Dieu afin de nous diriger dans notre conduite pratique. Et comme, naturellement, cette audace théologique des Remontrans les avait plus d’une fois exposés à maintes vexations de la part de l’Église officielle, il n’est pas étonnant que Locke, au moment où la disgrâce de son « patron » Shaftesbury l’avait contraint à s’exiler en Hollande, eût trouvé en eux des apôtres zélés de la tolérance. Aussi est-ce avant tout de ses propres efforts en faveur de la tolérance qu’il entretient, ensuite, son ami hollandais, lorsque l’avènement au trône de son nouveau protecteur, Guillaume d’Orange, lui a permis de revenir librement dans son pays. Ses lettres à von Limborch nous offrent, par là, un intérêt historique plus grand encore, peut-être, que celui de sa correspondance française avec Thoynard : mais combien celle-ci nous révèle mieux l’homme qu’il était, et combien nous le sentons plus profondément en communion intellectuelle avec l’érudit parisien et son entourage de savans abbés qu’avec le digne théologien remontrant d’Amsterdam !

Sans compter que lui-même, au moment où s’ouvre sa correspondance avec van Limborch, a peut-être un peu perdu de son entrain juvénile de naguère, comme aussi de cette curiosité universelle qui s’épanchait dans ses lettres à Thoynard. L’âge et la maladie l’ont sensiblement fatigué, en même temps que le nouveau régime politique faisait de lui un personnage trop considérable pour qu’il eût désormais le moyen de s’abandonner à la mobilité naturelle de sa fantaisie. Mais surtout nous avons l’impression que la froideur relative de ses lettres à van Limborch tient à ce que son correspondant hollandais n’a point réussi à lui inspirer, comme autrefois son hôte et ami parisien, une affection tout intime et cordiale : car, avec tout cela, son cœur n’a pas vieilli, et les lettres qu’il écrira bientôt à l’Irlandais Molyneux, pour différentes qu’elles soient, par leurs sujets, de ses anciennes lettres à Thoynard, ne seront pas sans nous les rappeler par leur accent mélangé de confiance et de sollicitude.


Quant au troisième destinataire des lettres de Locke dans le recueil nouveau, Edward Clarke, celui-là paraît avoir été, pour le médecin philosophe, un « client » autant et plus qu’un ami. Presque toutes les lettres qui lui sont adressées ont pour thème favori sa propre santé ou celle des divers membres de sa famille. Leur principal mérite est de nous rappeler que l’auteur de l’Essai sur l’Entendement humain a été l’un des plus admirables « praticiens » de son temps, avec une profonde méfiance à l’égard de toutes les « drogues, » et une foi non moins profonde dans le pouvoir « curatif » de la nature. Avec quelle ardeur enthousiaste, par exemple, il prêche à Edward Clarke les avantages hygiéniques de l’équitation, sans laquelle, à l’en croire, tous les remèdes absorbés par son client risqueront toujours de rester inutiles ! Au point de vue de la « culture physique » comme à celui de la tolérance et à bien d’autres encore, ce philosophe ennemi de la philosophie aura été le « précurseur » de nos idées modernes.


T. DE WYZEWA.