Revues étrangères - Un volontaire anglais dans l’armée du grand-duc Nicolas

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Revues étrangères - Un volontaire anglais dans l’armée du grand-duc Nicolas
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN VOLONTAIRE ANGLAIS DANS L’ARMÉE DU GRAND-DUC NICOLAS


An Englishman in the Russian ranks, par John Morse, 1 vol. in-18, Londres, 1916.


M. John Morse était bien près d’atteindre la soixantaine, — si même il ne l’avait pas déjà dépassée, — lorsque, durant l’été de 1914, l’idée lui est venue de s’offrir enfin le loisir et les surprises d’un voyage à l’étranger. Ayant remis provisoirement aux mains de sa femme la direction de la modeste maison de commerce qu’il avait fondée, trente ans auparavant, dans une petite ville du Nord de l’Angleterre, il s’en est allé rendre visite, dans leurs pays, à ses principaux « correspondans » français et allemands, qu’il n’a pu manquer d’émerveiller, j’imagine, par l’incroyable fraîcheur juvénile de sa curiosité. Foncièrement incapable de se familiariser, si peu que ce fût, avec aucune autre langue que son anglais natal, il n’y avait rien, cependant, qu’il ne voulût connaître, aussi bien en fait de monumens que d’institutions ou de mœurs ; et c’était un plaisir de voir, par exemple, avec quelle passion ingénue ce paisible négociant sexagénaire, — d’ailleurs accoutumé dès l’enfance à détester le régime « tyrannique » de la conscription, — s’intéressait aux moindres détails de la vie militaire dans chacune des régions qu’il parcourait. Lui-même nous apprend qu’une des choses qui l’ont le plus frappé, dans nos villes françaises, a été que l’armée paraissait y tenir, relativement, moins de place et y jouer un rôle moins considérable que dans des villes anglaises d’importance équivalente. « La forteresse de Verdun, nous dit-il, m’a produit l’effet d’avoir une garnison inférieure à celles de Plymouth ou de Chatham. J’y ai suivi un bataillon d’environ six cents hommes qui marchait aux sons du clairon ; dans un autre quartier, j’ai assisté à l’instruction d’une centaine de fantassins ; et je me souviens aussi d’avoir croisé, çà et là, des groupes d’artilleurs : mais, certes, tout cela me révélait aussi clairement que possible combien la France, à cette date du début de juillet 1914, était loin de toute pensée de mobilisation. »

Tandis que l’Allemagne entière, qu’il a visitée les semaines d’après, s’est montrée à M. Morse absolument « encombrée de soldats : » au point qu’un jour notre voyageur, se trouvant en compagnie d’un officier allemand qui savait parler l’anglais, n’a pu s’empêcher de lui demander « s’il était d’usage, dans l’armée allemande, d’appeler toutes les réserves pour participer aux manœuvres. »

— Notre armée ne s’en va pas aux manœuvres, — a répondu l’Allemand, — mais bien à la guerre !

— A la guerre ? Et contre qui ?

— Contre les Russes et les Français !

— Et vous vous croyez assez forts pour cela ?

— Les Autrichiens marchent avec nous. Avant un mois, nous serons à Paris !

Fort étonné de ces prédictions, M. Morse n’en a pas moins continué d’explorer tranquillement les « centres » commerciaux du Nord de l’Allemagne ; après quoi, vers le 25 juillet, il est arrivé à Ostrowo, petite ville polonaise placée presque aux confins de la Prusse et de la Russie, avec l’intention de s’y reposer pendant quelques semaines chez un confrère allemand qui, de tout temps, lui avait témoigné une amitié toute particulière. C’est là que, le soir du 31 juillet, son hôte lui-même et plusieurs autres personnes lui ont conseillé de quitter le sol allemand le plus vite possible, sous peine pour lui, en sa qualité d’Anglais, de se voir « interné » jusqu’à la fin de la guerre. Car non seulement la réalité de celle-ci était dorénavant trop certaine, mais tout portait à penser que l’Angleterre aussi allait y prendre part, sous l’effet d’un a ultimatum » que l’empereur Guillaume, disait-on, venait d’adresser à sir Edward Grey.

Nul moyen, avec cela, pour M. Morse de songer à utiliser la seconde moitié du « billet circulaire » dûment payé par lui à une « agence » anglaise, et qui lui permettait de s’en retourner dans son pays par l’Allemagne du Sud : il eût risqué d’être arrêté vingt fois avant d’avoir atteint la frontière française ! La seule issue était de passer tout de suite en Russie, d’où il verrait à s’embarquer pour l’Angleterre par le premier paquebot en partance de Riga ou de quelque autre port de la Baltique. Et force a été à M. Morse, pour vexé qu’il en fût, de suivre ces conseils de ses amis d’Ostrowo. Dès la nuit du 1er août, deux officiers allemands l’ont emmené sous leur protection jusqu’à la frontière, d’où il s’est rendu seul, tout d’une traite et sans le moindre accident, à la ville polonaise de Kalisz, située à une lieue de là, en territoire russe.

Ou plutôt cette ville avait bien appartenu, naguère, à l’Empire russe : mais lorsque M. Morse y a fait son entrée, le 2 août vers cinq heures et demie du matin, — sans autre bagage qu’un petit « sac à main » contenant un peu de linge et des objets de toilette, — il l’a trouvée déjà toute peuplée de soldats allemands. « J’ai eu ainsi du même coup, nous raconte-t-il, une première preuve de l’ouverture des hostilités entre les deux nations et un premier indice de la manière dont l’Allemagne, pour sa part, allait procéder à la pratique de ces hostilités : attendu qu’un bon nombre des officiers et soldats allemands que j’allais rencontrer dans les rues de Kalisz étaient ivres-morts, et que beaucoup plus encore étaient en train de se conduire comme des bêtes féroces. »


Je pus passer toutefois auprès de plusieurs groupes de ces soldats sans être inquiété, — poursuit-il, — chose qui toujours, depuis lors, m’a paru merveilleuse. Aucune des boutiques n’était ouverte, à cette heure matinale : mais déjà les Allemands avaient pénétré par force dans une foule d’entre elles, et se régalaient goulûment des victuailles qu’ils y avaient volées. Je vis aussi un sous-officier occupé à remplir ses poches de montres, de bagues, et d’autres bijoux. Il ne tarda pas à être rejoint par d’autres gaillards de son espèce, qui eurent tôt fini de vider la boutique.

Sachant à peine que faire, mais comprenant le danger qu’il y aurait eu pour moi à errer dans la ville sans avoir en vue quelque objet défini, je me mis en quête de la gare de Kalisz, ou tout au moins d’un endroit où je pusse déjeuner. Sur la porte d’une auberge, pendant que je passais, je fus témoin de l’assassinat du « patron » de la maison. Brusquement sorti de son lit, et à peine vêtu, cet homme avait tenté de protester contre l’envahissement de son auberge : sur quoi un soldat lui avait plongé sa baïonnette dans la poitrine. Au moment même où je m’approchais, j’entendis le malheureux proférer un terrible cri ; et dès l’instant d’après je le vis transpercé d’une douzaine d’autres baïonnettes. Puis ce fut une femme qui, attirée par le cri du mourant, se précipita hors de la maison, et appela au secours. Je me sentais tenté irrésistiblement d’intervenir pour la protéger ; et Dieu sait à quel sort j’allais m’exposer lorsque j’eus la chance d’être interpellé par un officier qui, furieux de ne pas recevoir de réponse, me saisit brutalement par le bras et me fit signe de passer mon chemin. Je m’éloignai donc, en retenant ma colère ; mais l’horrible spectacle de l’homme ensanglanté et de la femme outragée par une poignée de soldats ne devait plus cesser désormais de me hanter comme un cauchemar, jusqu’à ce que mes yeux se fussent accoutumés à d’autres visions semblables, — et bien pires encore.

Tout le long de mon chemin, j’entendais s’élever autour de moi des cris désespérés de femmes où se mêlaient de grossiers éclats de rire d’hommes ivres. Parfois aussi une femme s’élançait dans la rue, vêtue d’une robe de nuit et les cheveux dépeignés, s’efforçant vainement d’échapper à un soldat prussien qui la poursuivait ; et je n’oublierai jamais, surtout, deux cadavres gisant au bord d’un trottoir, deux cadavres dont l’un était celui d’un tout jeune garçon. J’ai eu ainsi l’occasion, je crois bien, d’être témoin des premiers actes de guerre de l’Allemagne contre la Russie, consistant en un lâche massacre de créatures désarmées et tout à fait sans défense.


Enfin M. Morse est arrivé dans la grande rue de Kalisz, où se trouvaient les deux principaux hôtels de l’endroit. A la fenêtre de l’un d’eux, des officiers ivres se divertissaient à tirer violemment par les bras et les jambes un homme âgé, qui pouvait bien être l’hôtelier. « Derrière eux, dans la vaste salle du restaurant, d’autres officiers buvaient et chantaient en compagnie d’une demi-douzaine de filles publiques. Que si j’avais lu quelque part une description de cette scène, assurément j’aurais accusé l’écrivain d’être un menteur éhonté. Mais aussi bien n’insisterai-je pas davantage sur les atrocités que j’ai vues ce jour-là. Je me bornerai simplement à noter que nul fait d’hostilité, nul combat d’aucune sorte n’avait encore eu lieu entre Allemands et Russes. L’Allemagne me faisait voir là toute la bestialité de l’hyène immonde, se repaissant de sa proie avant qu’un seul coup de dent fût porté contre elle. »

Mais l’heure s’avançait, M. Morse commençait à souffrir de la faim ; et puis, en vérité, l’autre hôtel lui offrait un aspect beaucoup plus rassurant. Il s’est donc enhardi à y pénétrer, en tenant à la main une pièce d’or anglaise et une douzaine de marks allemands dont un seul lui a suffi, d’abord, pour fléchir la rigueur d’une jeune sentinelle prussienne postée sur le seuil de la salle du restaurant. Dans cette salle, encore à peu près vide, il a aperçu l’hôtelier, sa femme, et tout son « personnel » affalés sur un banc, à demi morts d’effroi. S’approchant d’eux avec son sourire le plus amical, il a essayé de leur faire entendre, par les signes d’usage, qu’il désirait manger et boire : mais sans doute l’hôtelier l’aura pris pour quelque haut fonctionnaire allemand, car, après l’avoir salué jusqu’à terre, il lui a simplement servi deux énormes bouteilles de vin de Champagne ! Par bonheur, l’une des servantes de la maison, plus intelligente ou moins « sidérée » que ses maîtres, s’est enfin avisée de lui faire préparer une omelette au jambon ; et déjà M. Morse se réjouissait de la perspective de pouvoir achever à loisir un excellent déjeuner, quand il a eu la surprise désagréable de voir entrer dans la salle un officier allemand !

Le fait est que celui-ci, d’après l’habitude de sa race, n’a pas manqué de venir s’asseoir à l’unique table du restaurant qui fût déjà occupée. Il paraissait, au reste, d’humeur pacifique, et ne s’est pas même montré trop fâché de découvrir qu’il avait affaire à un « porc anglais. » Tout au plus s’est-il accordé l’innocent plaisir d’annoncer à M. Morse que d’innombrables zeppelins, après avoir détruit la lourde Londres et la cathédrale de Saint-Paul, se préparaient maintenant à traiter de la même façon les édifices publics de Manchester et de Liverpool. Mais voilà que, par degrés, et probablement sous l’influence des deux bouteilles de Champagne naguère apportées de la cave pour son voisin de table, l’officier s’est ressouvenu du vieux grief de ses compatriotes contre ceux de M. Morse : à tel point qu’en sortant de la salle il a signifié à ce dernier son intention de le dénoncer sur-le-champ comme un espion anglais ! Ou bien, peut-être, ce type parfait du « loustic » allemand aura-t-il voulu seulement continuer de s’amuser, comme il l’avait fait tout à l’heure avec son récit des exploits merveilleux de l’escadre de zeppelins ; mais le naïf et prudent M. Morse n’en a pas moins cru devoir hâter son propre départ. Laissant sur la table sa livre sterling, il s’est enfui par une porte de derrière, et a réussi, en fin de compte, à s’engager dans des ruelles à peu près désertes, qui bientôt l’ont conduit en dehors de la ville. Encore n’a-t-il pas pu réaliser ainsi sa « providentielle » évasion sans être forcé d’assister, sur son passage, à un nouvel exemple de la « culture » germanique :


Sur une petite place que je traversais, une troupe nombreuse de soldats venait d’amener huit prisonniers. Trois de ceux-ci étaient vêtus de l’uniforme des officiers russes, trois autres me faisaient l’effet d’être des gendarmes ou des agens de police, et les deux derniers portaient des costumes bourgeois. Tous étaient très pâles et de mine sérieuse, mais, au total, pleins de fermeté, à l’exception de l’un des deux civils, dont je pus voir qu’il tremblait, et que ses genoux s’entrechoquaient de manière à lui rendre malaisé de se tenir debout. Un officier prussien d’un rang élevé, — un major-général, si j’ai bon souvenir, — vint alors se placer en face des prisonniers, et se mit à interroger l’un des officiers russes, qui se contenta de le regarder d’un air de mépris, sans lui rien répondre. Sur quoi l’Allemand lut quelque chose dans un papier qu’il avait en main, pendant qu’un autre officier s’occupait de placer un groupe de six soldats devant chacun des prisonniers. J’en étais encore à ne pas comprendre bien nettement ce qui allait avoir lieu que déjà le major-général se mettait à l’écart, et agitait la main. Immédiatement les huit groupes de soldats levèrent leurs fusils et firent feu sur les prisonniers. Ceux-ci, d’ailleurs, ne furent pas tous tués du premier coup. L’un d’eux se roulait dans une agonie affreuse, deux autres tâchaient à se relever, et j’en vis même un qui tentait de s’enfuir. Il y eut alors une fusillade qui me parut durer interminablement : plus de cent coups furent tirés avant que toutes les victimes finissent par ne plus remuer. Et ces huit prisonniers ne furent pas les seules victimes de l’exécution. L’officier chargé de commander le feu n’ayant daigné prendre aucune précaution, ni donner le moindre avertissement, un certain nombre des spectateurs reçurent des balles égarées ; après quoi se produisit, sur la petite place, une bousculade où plus d’un civil fut foulé aux pieds. Et toujours je rappelle au lecteur que ces assassinats monstrueux s’accomplissaient avant qu’un coup de feu eût été tiré entre les forces armées des deux nations ennemies !


C’est seulement le lendemain 3 août, dans l’après-midi, que M. Morse rencontra des gendarmes russes qui, — après avoir d’abord sérieusement songé à le pendre, — le conduisirent jusqu’à une petite ville du voisinage où se trouvaient cantonnés un régiment d’infanterie et plusieurs bataillons de Cosaques. L’excellent vieux général en présence duquel il ne tarda pas à devoir comparaître eut d’abord, lui aussi, quelque difficulté à interroger un étrange vagabond qui semblait s’obstiner à ne comprendre aucune des questions qu’il lui posait tour à tour en russe, en français, et en allemand : mais il se souvint, fort à propos, que l’un des officiers du régiment, le major Polchow, avait la réputation de parler couramment l’anglais. Par l’entremise du major, M. Morse put enfin expliquer l’aventure qui l’amenait, et donner en même temps certains renseignemens des plus précieux sur des mouvemens de troupes allemandes qu’il avait eu l’occasion d’observer pendant les jours passés. « Il était plus de minuit déjà lorsque notre conversation prit fin ; et je pus voir tout de suite que mes réponses avaient produit sur tous mes auditeurs une impression favorable. Ce fut également durant cette soirée que j’appris, à mon grand soulagement, la fausseté des récits de l’officier allemand de Kalisz touchant la destruction de nos villes anglaises. Avant de me congédier, le général me dit que je pouvais être assuré d’obtenir, en Russie, l’aide et la protection que j’y étais venu chercher. Je lui fis part de mon désir de retourner en Angleterre aussi tôt que possible ; et il fut convenu que, dès le lendemain, l’on s’occuperait de faciliter mon départ pour Riga. »

Mais voilà que, le lendemain, au moment où déjà ses nouveaux amis s’apprêtaient à lui dire adieu, voilà que M. Morse se sentit envahi d’un scrupule imprévu ! « La destinée avait fait de moi un Anglais, Dieu merci ; et il me semblait dur d’être forcé de tourner le dos à l’ennemi de mon pays avant de lui avoir montré le blanc de mes yeux ! » En Vérité, le commerçant anglais ne pouvait pas se résigner à quitter l’armée russe sans l’avoir, tout au moins, un peu aidée à combattre et à vaincre non seulement « l’ennemi de son pays, » mais plus encore la « bête féroce » qui s’était révélée à lui dans les rues de Kalisz. « Je commençais dès lors à savoir quelque chose de la cruauté et de l’ignominie allemandes, » nous dit-il. L’image des assassins de l’aubergiste et celle des exécuteurs des huit prisonniers inconnus, et puis aussi, sans doute, les deux images de l’officier qui l’avait, lui-même, grossièrement poussé par le bras et de celui qui l’avait « mystifié » avec ses fausses nouvelles de Londres ne cessaient pas de lui « hanter » la mémoire avec un ricanement de mépris, comme si tous ces répugnans personnages le raillaient de « leur tourner le dos » avant d’avoir « réglé ses comptes » avec eux. De telle sorte que, renonçant brusquement à son projet de retour en Angleterre, M. Morse demanda au général russe la faveur de « faire le coup de feu » contre les Allemands !


Après quoi, pendant près d’un an, ce vieux bourgeois anglais, « libéral » et volontiers « pacifiste, » avec cela incurablement ignorant d’aucune autre langue que la sienne propre, a « fait le coup de feu » dans les rangs de l’armée russe, — ou, pour être plus exact, en marge de ces rangs, car ses chefs lui permettaient d’employer librement, suivant sa fantaisie, les précieuses qualités d’énergie, de sang-froid, et de ténacité qu’ils avaient vite fait de découvrir chez lui. Remplissant tantôt le rôle d’un officier, et tantôt se réduisant à celui d’un simple tirailleur, prenant sur soi tour à tour les tâches les plus diverses, parmi lesquelles figurait même celle de « soutirer » des renseignemens « confidentiels » à des prisonniers ennemis qui parlaient l’anglais, — « car, nous dit-il, je m’abaisserais de bon cœur à des métiers plus pénibles encore que celui de l’espion pour empêcher le malheur effroyable que serait le triomphe de l’odieux tyran prussien, » — pendant près d’un an, il a dépensé toutes ses forces de corps et d’esprit à combattre la « bête féroce » allemande ; et sans doute il aurait continué de la combattre jusqu’à la fin de la guerre, si l’obligation de se cacher durant des semaines dans les bois et les marécages de la Prusse Orientale, — après avoir réussi à s’échapper de mains ennemies qui déjà s’apprêtaient à le fusiller, — ne l’avait mis décidément hors d’état de servir. — Et combien je regrette de ne pouvoir pas, du moins, traduire ici les quelques chapitres où n nous raconte les péripéties de sa captivité et de son évasion, avec ce mélange savoureux d’observation pittoresque et de bonhomie qui, tout au long de son livre, nous le fait apparaître comme un digne héritier de l’école « littéraire » d’un sergent Bourgogne ou d’un capitaine Coignet !

Mais surtout ce livre du volontaire anglais, avec l’admirable accent de franchise « radicale » qui en ressort pour nous à toutes les pages, nous offre la portée d’un sûr et solide « document » historique. M. Morse a beau pousser à un degré malaisément croyable la déformation de tous les noms propres qu’il lui arrive de citer, — en telle sorte que nous le voyons, par exemple, servir successivement sous les ordres de généraux appelés Jowmetstri, Krischelcamsk, et Tunreshka, pour devenir enfin le familier d’un chef qu’il va nous présenter toujours, depuis lors, sous le nom fantastique du « capitaine Folstoffle ; » — je doute qu’il se trouve jamais un autre historien qui nous révèle d’une manière à la fois aussi précise et aussi détaillée la physionomie authentique des mémorables opérations militaires où il lui a été donné de participer.

Son récit nous fait assister, notamment, à une demi-douzaine de grandes batailles dont j’imagine que l’on pourra sans trop de difficulté reconstituer plus tard le véritable nom, et qui, dès maintenant, se déroulent sous nos yeux avec une netteté quasiment « cinématographique. » Sans compter l’intérêt incontestable des jugemens de ce témoin éminemment impartial sur les mérites et les défauts « professionnels » des différentes catégories de soldats russes au milieu desquels il a eu à vivre. Écoutons-le, simplement, nous résumer l’impression générale que lui a laissée son année de séjour à l’armée commandée alors par le grand-duc Nicolas :


Le soldat russe, pris dans son ensemble, est une créature superbe, mais sans que je puisse aller jusqu’à dire qu’il est un combattant de premier ordre. C’est d’ailleurs chose extrêmement malaisée, de le définir comme il faut. On nous l’a représenté maintes fois comme soumis d’avance à tous les coups du sort : cela est vrai, mais à la condition d’y joindre un courage indomptable. Le malheur est que son courage soit trop souvent dépourvu d’initiative. Le soldat russe a besoin d’être conduit ; mieux il est conduit, plus il déploie d’ardeur et d’intrépidité à se battre. Il éprouve, au fond de l’âme, une vénération presque religieuse pour ses chefs ; et d’ailleurs tout soldat russe est profondément religieux. Fidèle, franc de cœur, et d’une générosité sans pareille, jamais il ne se résigne à abandonner un ami ; il est vrai que, d’autre part, je crains fort que jamais il ne pardonne à un ennemi. Il peut être d’une dureté implacable pour ceux qu’il déteste ; et pourtant, dans son humeur ordinaire, on aurait peine à trouver quelqu’un qui ressente plus de répugnance naturelle à verser le sang. Excellent mari, avec un amour passionné des enfans, il est lui-même un grand enfant que son ami, ou bien encore son officier, mènera toujours à son gré où il lui plaira... Que l’on ajoute à cela une vigueur corporelle splendide, et une faculté d’endurance dont n’approche sûrement aucune autre race civilisée. Le soldat russe peut marcher et combattre, par exemple, avec des rations de nourriture si maigres et si mauvaises que nul autre soldat européen ne consentirait à s’en accommoder. Un bon nombre des régimens où j’ai servi ne recevaient, pendant plusieurs journées, absolument pas d’autres vivres que du thé et du biscuit.


Quant au soldat allemand, que M. Morse s’est également trouvé à même d’étudier de très près, l’opinion finale de notre auteur anglais à son endroit diffère naturellement, sur plus d’un point, de celle qu’il avait naguère emportée de Kalisz. C’est chose incontestable, par exemple, que les troupes allemandes « savent mieux se battre » que bon nombre des Russes, avec une « méthode » et une « discipline » infiniment supérieures. Mais, par-dessous tout cela, il y a décidément toujours, au fond de la nature allemande, quelque chose de bas et, en vérité, d’ « animal. » Jusque dans sa bravoure, l’Allemand n’apporte pas « cet élément de générosité » que nous font voir les autres nations. « Il est cruel dans sa victoire, et devient aussitôt d’une lâcheté répugnante à l’instant de la défaite. » Son instinctive « joie de nuire, » — cette Schadenfreude qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue, — se traduit à tout moment, sur son passage, par des traits comme la mise à mort, par un jeune et élégant officier prussien, d’un couple de canaris appartenant à la petite fille de certains notables polonais. L’officier, poliment accueilli dans la maison qui lui était assignée pour résidence, s’était, de son côté, montré tout aimable ; mais ensuite, avant de partir, — et malgré la hâte d’un départ commandé par la soudaine approche d’un régiment de Cosaques, — le brillant capitaine avait pris la cage de l’enfant de ses hôtes, et s’était diverti à tordre le cou des deux canaris. Le lendemain encore, la petite fille pleurait ses chers oiseaux ; et M. Morse ajoute qu’il pourrait citer une foule de cas où, semblablement, « des oiseaux, des chats, des chiens favoris ont été tués de sang-froid par des Allemands, tantôt afin de vexer les possesseurs de ces pauvres créatures, et tantôt, simplement, par plaisir de tuer. »

Quoi d’étonnant que de tels ennemis se soient bientôt attiré, de la part des Russes en général et notamment des Cosaques, de dures « représailles ? » M. Morse nous apprend que, le soir du 26 août 1914, après une sanglante défaite des Allemands, ceux-ci ont empêché les Russes de secourir les blessés en tirant obstinément sur tout infirmier porteur des insignes de la Croix-Rouge. « Les cruautés sans nom accomplies sur nos blessés par les Allemands, et qui nous étaient assez clairement révélées par les cris, supplications, et imprécations des victimes, ont fini par éveiller chez mes Cosaques un tel désir de vengeance que je sais qu’il y a eu du moins une partie du champ de bataille où pas un blessé allemand n’est resté en vie. Mais je dois déclarer que, après que j’ai vu amener à notre ambulance deux Russes ayant les yeux arrachés, ainsi qu’un troisième à qui l’on avait coupé le nez, les oreilles, et la langue, je me suis senti incapable d’émettre un seul mot de protestation contre ces représailles. Les Allemands envoyés sur le front russe me sont vraiment apparus des êtres d’une férocité bestiale, ou même diabolique ; et je jure qu’ils ont pleinement mérité tous les traitemens qu’ont pu leur infliger des adversaires connus pour être d’humeur peu accommodante ! »

« Jamais durant tout mon séjour dans l’armée russe, nous affirme encore le volontaire anglais, jamais je n’ai vu ni appris qu’un soldat de cette armée eût causé le moindre mal à une femme ou à un enfant. » En cela comme en bien d’autres choses, la différence était grande entre le soldat russe et son adversaire. Presque de page en page, le livre de M. Morse évoque devant nous une série d’ « atrocités » dépassant, à coup sûr, toutes celles qui nous ont été signalées sur notre a front » de l’Ouest. Chaque jour, l’auteur est contraint d’assister à des scènes comme les suivantes, — que je prends un peu au hasard, tout au début du livre :


La région voisine de Prasnycz, que nous traversâmes le 17 août, avait été parcourue avant nous par les Allemands, et nombreuses y étaient les traces de leur passage. Toutes les jeunes femmes avaient été outragées, et presque toutes les vieilles cruellement maltraitées. Les hameaux, les fermes isolées, tout cela avait été incendié. Souvent les ruines fumaient encore ; et Dieu sait ce que l’on avait fait des habitans. Quelques-uns, en tout cas, avaient été tués : car nous avons trouvé le corps d’une femme plongée, la tête en bas, dans une fosse à purin, et, dans une autre aile de la même ferme, ceux de deux hommes pendus dos à dos. La femme avait été tuée d’un coup sur la tête, qui avait fracassé le crâne ; et son corps avait été traité de la manière la plus scandaleuse. Les canonniers de notre batterie ont enterré ces trois misérables créatures dans un même tombeau, pendant la demi-heure de repos qui nous était accordée. Puis, ayant continué d’explorer la maison en ruines, nos hommes ont découvert le cadavre d’un vieillard paralytique, assassiné dans son lit à coups de baïonnette. Près de lui était un enfant de quelques mois, probablement mort de faim dans son berceau. Ce spectacle, et d’autres semblables dans le voisinage, ont produit un effet terrible sur mes compagnons ; et je ne serais pas étonné que maints blessés prussiens, les jours suivans, eussent été achevés expressément par représailles de ces crimes commis dans .la ferme polonaise.


Ou bien encore, quelques pages plus loin, dans le récit de la fameuse, — mais hélas ! trop brève, — invasion de la Prusse Orientale par la cavalerie du général Rennenkampf :


D’entendre affirmer que l’armée allemande n’est qu’une bande organisée de criminels, un corps bien dressé de voleurs et d’assassins, cela doit sembler à maintes personnes une exagération de mauvais goût ; mais certainement, si ces personnes avaient vu ce que j’ai vu là-bas, elles-mêmes ne pourraient s’empêcher d’affirmer tout cela. Dans des villages de la frontière, des jeunes filles ont été obligées de boire jusqu’à ce qu’elles devinssent profondément ivres ; après quoi, des officiers allemands les ont fait mourir, à force d’outrages. Nous avons trouvé le corps d’une vieille femme polonaise pendu par les pieds à un arbre : ses bourreaux lui avaient dévidé les entrailles, et avaient épinglé sur elle cette inscription allemande : « Une vieille truie qu’il ne reste plus qu’à saler ! » Une compagnie entière de fantassins prussiens a abusé du corps d’une pauvre femme qui a fini d’agoniser dans notre camp. Dans un village, plus de 150 hommes et enfans mâles ont été brûlés vifs. Ailleurs, dans un petit hameau près de Chiplichki, — (toujours les étranges noms russes élaborés dans les oreilles anglaises de M. John Morse !) — nous avons entendu les hurlemens de gens qu’on brûlait, et, en effet, nous en avons vu plus tard les restes consumés. Et que l’on ne croie pas que je cite là des cas isolés ! Tous les jours il m’est arrivé d’en voir d’analogues : mais j’évite d’en faire mention par crainte de trop dégoûter le lecteur. L’assassinat et la mutilation des blessés étaient, pour l’ennemi, une pratique invariable, chaque fois qu’il avait le temps de s’y livrer ; à tel point que nous nous étions tous plus ou moins endurcis et blasés devant ces horreurs.

D’autre part, lorsque la cruauté allemande était poussée trop loin, les Russes ne se faisaient pas faute d’user de représailles. Mais comment auraient-ils pu ne pas en user ? Et d’ailleurs je crois volontiers à l’efficacité pratique de ce genre de représailles : dans l’espèce, celles des Russes ont sûrement réussi à effrayer les Allemands et à contenir quelque peu leurs atrocités. Un jour que je voyais pendre dix officiers et une centaine de soldats allemands, surpris tandis qu’ils essayaient contre nous une ruse particulièrement lâche et vilaine, je me suis rappelé que les premiers meurtres dont j’eusse été témoin dans cette horrible guerre avaient été ceux d’infortunés « civils » russes dans les rues de Kalisz ; et que si maintenant, en levant un doigt, j’avais pu sauver la vie de l’un quelconque de ces 110 gredins, j’atteste mon honneur que je ne l’eusse point levé ! Car il faut savoir encore que chacun d’entre eux se trouvait dûment convaincu d’avoir outragé des femmes, achevé des blessés, torturé des enfants, et dévalisé des maisons du voisinage. — Mais n’importe, le fait est que mes Cosaques étaient vraiment des gaillards terribles et dont il ne fallait pas exciter la colère !


Dans un village des environs de Souwalki, d’où les Russes venaient de chasser un régiment prussien, M. Morse a découvert les traces de forfaits si monstrueux que les pages qu’il emploie à nous les décrire risqueraient, vraiment, de « dégoûter » le lecteur français. C’est comme si un vent de folie sanguinaire et « sadique » avait soufflé tout d’un coup sur ces âmes rudimentaires, balayant tout ce que des siècles de civilisation chrétienne y avaient déposé de sentimens « humains. » Et toujours l’irrésistible « plaisir de nuire, » et toujours ce manque foncier d’intelligence psychologique dont j’ai eu déjà mainte fois l’occasion de parler. Connaissant la piété du soldat russe, les troupes allemandes n’avaient pas de plus grand bonheur que de profaner ignoblement les églises des villes et villages où elles pénétraient ! De telle façon que nous-mêmes, tout au long de l’émouvant récit du volontaire anglais, ne pouvons pas nous empêcher d’excuser, pour le moins, ces « représailles » dont nous devinons qu’il a volontiers pris sa petite part. Et comme nous comprenons, en tout cas, l’ardeur ingénue du vieux négociant d’outre-Manche, — avec ses instincts nationaux de sportsman, — à « faire le coup de feu » sur un « gros gibier » tel que celui-là !


T. DE WYZEWA.