Revues étrangères - Une Tragédie nouvelle de M. d’Annunzio

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Revues étrangères - Une Tragédie nouvelle de M. d’Annunzio
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE TRAGÉDIE NOUVELLE DE M. D’ANNUNZIO


La Figlia di Jorio, tragedia pastorale, Milan, 1904.


Parmi les influences très diverses qui ont contribué à développer, depuis dix ans, le magnifique talent de M. d’Annunzio, aucune n’a été plus profonde peut-être, aucune certainement n’aura été plus durable, que celle de l’œuvre et de la doctrine de Richard Wagner. C’est comme si, du jour où cette doctrine et cette œuvre lui ont été révélées, le poète italien s’était juré de réaliser l’une et de continuer l’autre : tant nous apparaît incessante la préoccupation de l’idéal wagnérien dans ses romans comme dans ses drames, du Triomphe de la Mort à Françoise de Rimini. Et que si, après cela, j’apprenais que M. d’Annunzio n’est jamais allé à Bayreuth, ni jamais n’a lu les Écrits Théoriques du maître allemand, cela confirmerait simplement la justesse de ce que je disais l’autre jour à propos d’Herbert Spencer, qui, pour se défendre de rien devoir à Auguste Comte, soutenait n’avoir jamais lu en entier le Cours de Philosophie Positive. Ne connût-il l’œuvre de Wagner que par des fragmens, ou même par des analyses, M. d’Annunzio a été frappé du puissant rayonnement de beauté qui se dégageait d’elle ; il a compris que, indépendamment de sa valeur musicale, elle avait en soi une richesse, une grandeur, une merveilleuse vitalité artistique qui la rendaient, plus que toute autre, digne d’être à la fois enviée et imitée : et il l’a enviée, et il n’a plus eu de pensée que pour l’imiter. Il l’a imitée, d’abord, dans le roman, et puis, de plus près encore, au théâtre. Toutes ses « tragédies, » comme j’ai eu déjà l’occasion de l’indiquer[1], ne sont en vérité que des « drames lyriques, » où l’émotion se trouve toujours produite par le système, tout wagnérien, de « l’union des arts. » Une intrigue très simple, aussi réduite que possible au « purement humain ; » nulle analyse des sentimens, ou tout au moins nulle analyse directe, au moyen des paroles que débitent les personnages ; mais en revanche un effort constant à traduire ces sentimens, à les mettre en relief, à les revêtir tout ensemble d’intensité tragique et de beauté poétique, par le moyen de l’harmonie des vers, et de la variété des attitudes, et des lignes et de la couleur expressives du décor ; un emploi infiniment nuancé de « motifs » caractéristiques, images, gestes, etc., correspondant à des modes divers de l’émotion lyrique : autant de procédés que M. d’Annunzio, avec une intelligence et une habileté incomparables, du théâtre de Richard Wagner a transportés dans le sien. Ni l’influence des préraphaélites anglais, ni celle de Nietzsche ne l’ont empêché de rester fidèle, depuis dix ans, à son idéal wagnérien ; et voici que, maintenant, il semble s’être enfin délivré de ces influences, pour ne plus subir désormais que celle de l’irrésistible « magicien » de Bayreuth. La Fille de Jorio, sa dernière œuvre, est, de tous ses drames, le plus wagnérien ; et c’est aussi, de tous ses drames, celui qui a obtenu le plus vif succès, sur toutes les scènes d’Italie où il a été joué, un succès universel, réunissant dans un même enthousiasme l’élite lettrée et le grand public ; et c’est aussi, je crois, le plus beau de tous ses drames, précisément parce que les procédé. » wagnériens du poète y sont mis au service de cet esprit chrétien de renoncement et d’immolation qui domine tout l’appareil esthétique conçu et coordonné, jadis, par le génie créateur de Richard Wagner.


L’action de la tragédie pastorale se passe « au pays des Abruzzes, il y a nombre d’années. » Nous sommes dans la maison d’un riche paysan, Lazaro di Rojo ; et le rideau s’ouvre sur les apprêts d’une noce, Le fils de Lazaro, Aligi, se marie avec une jeune fille du village, qui lui a été choisie pour femme par sa mère, la vieille Candia della Leonessa. Nous entendons bavarder et chanter innocemment les trois sœurs d’Aligi, qui portent les noms exquis d’Ornella, de Splendore, et de Favetta ; puis viennent, en groupes harmonieux, les voisines et amies du jeune couple, chacune ayant sur sa tête une corbeille de grain, « et sur le grain un pain, et dans chaque pain est plantée une fleur. » Mais sous la gaieté de la fête, sous les prières et les chants, et l’échange de joyeuses paroles qui remplissent toute la maison comme d’un babillage d’oiseaux, sans cesse nous percevons un vague murmure douloureux et tragique, nous préparant à l’impression d’horreur des scènes qui vont suivre : soit que le chœur signale tout à coup quelque menu incident de présage funeste, ou qu’aux félicitations de sa mère et de ses sœurs, le marié, Aligi, réponde par un discours (on serait toujours tenté de dire : un chant) pénétré d’une étrange tristesse épouvantée.

Soudain s’élève, au dehors, un grand cri de détresse ; et l’on voit entrer une femme inconnue, le visage caché, qui demande abri. Elle raconte qu’une troupe de moissonneurs la poursuit, « des chiens furieux, affolés de soleil et de vin, qui veulent la prendre, elle, créature du Christ, malheureuse créature innocente de mal. » On l’accueille, on la fait asseoir ; et la plus jeune sœur d’Aligi, Ornella, va tendrement lui offrir une écuelle de vin. Mais voici que les « chiens furieux » accourent, frappent à la porte, réclament leur proie. Et comme Ornella leur reproche d’outrager une femme : « Une femme ? répondent-ils avec des rires de brutes. O Candia della Leonessa, sais-tu qui tu reçois dans ta maison, avec la jeune fiancée de ton fils ? C’est la fille du sorcier Jorio, la dévergondée Mila di Codra ! » Ce matin même, le vieux Lazaro, le mari de Candia, s’est battu dans la plaine avec Rainero dell’Arno. « Et pour qui ? Pour la fille de Jorio ! Or, Candia, garde-la dans ta maison, de telle sorte que ton mari la trouve, en rentrant, et la mette dans son lit ! » Suit une longue scène, d’une puissance dramatique vraiment admirable. En vain Mila se défend des accusations portées contre elle, en vain elle supplie, agenouillée sur la pierre de « l’inviolable foyer : » Candia, sentant que le malheur est entré dans sa maison avec cette femme, ordonne à son fils de la chasser. Mais au moment où Aligi veut mettre la main sur elle, sa main s’abaisse ; il pousse un cri d’épouvante, et tombe à genoux, les bras ouverts. Derrière la malheureuse femme qu’il voulait frapper, il a vu, debout, un ange muet, et qui pleurait, « qui pleurait comme vous, mes petites sœurs, qui pleurait et me regardait fixement. » Et il poursuit, mais avec une musique de mots, hélas ! intraduisible, avec l’accent désespéré du jeune Parsifal voyant mourir un cygne qu’il a frappé de sa flèche :


J’ai péché contre le foyer, contre mes morts, et contre ma terre, qui plus ne voudra me garder sur elle, qui ne voudra plus accueillir mon corps ! Petites sœurs, pour me laver du péché, dans la cendre, sept fois sept jours, je ferai avec ma langue autant de croix que sont sorties de larmes de vos yeux ; et l’ange les comptera et rendra le printemps à mon cœur. Ainsi je veux obtenir mon pardon devant Dieu, mes sœurs ; et vous, priez, priez pour Aligi votre frère, qui doit maintenant s’en retourner à la montagne ! Et celle qui a souffert la honte et l’outrage, consolez-la ! Donnez-lui à boire, ôtez d’elle la poussière, avec l’eau et le vinaigre, réconfortez ses pauvres pieds sanglans !… Miladi Codra, ma sœur en Jésus-Christ, accorde-moi pardon de l’offense ! Ces fleurs de Saint-Jean-Baptiste, je les mets ici à tes pieds. Je ne te regarde point, car j’ai trop de honte : derrière toi se tient l’Ange en pleurs. Mais cette malheureuse main qui t’a offensée, avec un tison je vais brûler cette main !


Toujours à genoux, il se traîne vers le foyer pour y prendre un tison ardent : mais la fille de Jorio l’en empêche. « Je t’ai pardonné ! dit-elle, non, ne te brûle pas ! Lève-toi du foyer ! A Dieu seul revient de punir : et c’est lui qui t’a donné ta main, pour garder tes moutons dans les pâturages… Et moi, je me souviendrai de ton nom, à midi, et le matin, et le soir, pendant que tu pâtureras sur la montagne ! » Le jeune homme, alors, va prendre une croix de cire, bénie le jour de l’Ascension, et la pose sur le seuil de la porte : et les moissonneurs s’éloignent, après s’être signés, pendant que Candia et les femmes entonnent les Litanies de la Vierge. Tout à coup se montre, sur le seuil, le vieux Lazaro, la tête bandée, soutenu par deux hommes. « O mes filles, mes filles, s’écrie Candia, c’était vrai ! Pleurons, mes filles ! Le malheur est sur nous ! »

Au second acte, Aligi a rejoint son troupeau, et la fille de Jorio l’a suivi. Les voici maintenant dans une grotte de la montagne. Mila chante, tandis que le jeune homme, assis près d’elle, s’occupe à sculpter une figure d’ange dans un tronc de noyer. Mais bientôt il songe, tristement, que le jour approche où il devra quitter la montagne. « Vers Rome il fera voyage, Aligi ; il ira où l’on va par tous les chemins, avec son troupeau, à Rome la Grande, pour implorer son pardon du Vicaire de Notre-Seigneur le Christ, parce qu’il est le berger des bergers. Et à Notre-Dame des Esclavons il enverra, par la main d’Alaï d’Averna, ces deux chandeliers de cyprès, afin que de ses péchés ne reste point fâchée Notre-Dame qui protège la côte. Et puis cet Ange, dès qu’il l’aura fini, il le chargera sur une mule, et pas à pas il l’emportera avec lui. » Cependant leurs deux cœurs s’effraient de l’approche de ce départ ; et leur inquiétude grandit encore lorsqu’ils entendent, au loin, les cantiques d’une troupe de pèlerins qui, sans doute, vont passer devant la maison des parens d’Aligi. Avec un effort dont on sent qu’elle est toute déchirée, Mila ordonne au jeune homme d’aller parler à ces pèlerins. Elle veut que, par leur entremise, Aligi annonce à sa mère que bientôt il reprendra sa place au foyer, « définitivement libéré de la trompeuse ennemie, qu’il épousera sa fiancée, et jamais plus ne sera cause de colère ni de plainte pour les siens. » Mais non : c’est à quoi Aligi ne peut se résigner. Il veut aller à Rome, faire pénitence de son péché aux pieds du Saint-Père, et puis, ayant été relevé de ses fiançailles, ramener chez lui, dans sa maison, « cette étrangère qui sait pleurer sans se faire entendre, » la seule femme qu’il aime et qu’il puisse aimer. Hélas ! les mauvais présages se multiplient, et la fille de Jorio, qui jamais n’a pu croire à la possibilité de ce projet de son ami, comprend que l’heure est venue pour elle d’achever son sacrifice. « Va sur la route, Aligi, aborde le porte-croix, et prie-le de se charger, pour ta mère, de ce message ! » Et comme il hésite à sortir, murmurant qu’il « ne lui a pas encore tout dit : »


MILA. — Aligi, Aligi, mieux vaut que nous ne nous disions pas tout !… Écoute seulement ceci de moi, Aligi ! Je ne t’ai point fait de mal : je ne t’en ferai point. Mes pieds sont guéris, et je connais la route. L’heure du départ est venue pour la fille de Jorio. Et qu’il en soit ainsi !

ALIGI. — L’heure qui vient, je ne la sais pas, tu ne la sais pas. Remets de l’huile dans la lampe, devant l’image de Notre-Dame ! Il en reste encore dans l’outre. Et attends-moi, que j’aille parler à ces pèlerins ! J’ai bien pensé à ce que je vais leur dire.


(Il s’apprête à sortir. La jeune femme, vaincue d’épouvante, le rappelle.)


MILA. — Aligi, mon frère ! Donne-moi ta main !

ALIGI. — Mila, je vais revenir tout de suite ! La route n’est pas loin.

MILA. — Donne-moi ta main, que je la baise ! C’est la gorgée que j’accorderai à ma soif.

ALIGI, s’approchant, — Mila, avec un tison j’ai voulu la brûler. C’est cette main malheureuse qui t’a offensée !

MILA. — Je ne m’en souviens plus. Je suis la créature que tu as trouvée assise sur la pierre, et qui venait Dieu sait de quels chemins.

ALIGI, s’approchant encore. — Sur ta face les pleurs ne sèchent point, bien-aimée ! Une larme te reste dans les cils : elle tremble, quand tu parles ; et ne tombe pas.

MILA. — Il s’est fait un grand silence. Aligi, écoute ! Ils ne chantent plus. Avec l’herbe et avec la neige, nous sommes seuls, frère, nous sommes seuls !

ALIGI. — Mila, tu es comme, la première fois, sur la pierre, quand tu souriais avec tes yeux et que tu avais les pieds ensanglantés !

MILA. — Et toi, n’es-tu pas ce même agenouillé qui a déposé par terre, près de moi, les fleurs de Saint-Jean-Baptiste ? Et j’ai pris une de ces fleurs, et je la porte dans mon scapulaire.

ALIGI. — Mila, tu as une résonance, dans la voix, qui me console et me contriste comme en octobre quand, avec le troupeau, je chemine, chemine, le long de la mer.

MILA. — Cheminer avec toi par les monts et les plages, ah ! comme je voudrais que ce fût mon lot !

ALIGI. — O compagne, prépare-toi au voyage ! Longue est la route, mais l’amour est fort.

MILA. — Aligi, pour te suivre je passerais sur la flamme ardente, si même le passage n’avait point de fin !

ALIGI. — Sur la montagne tu cueilleras les gentianelles, et sur la plage les étoiles marines.

MILA. — Si même je devais te suivre à genoux, je me traînerais sur tes traces !

ALIGI. — Pense aux repos, quand il fera nuit ! Tu auras pour oreiller la menthe et le thym.

MILA. — Non, je n’y penserai pas. Mais laisse-moi, encore cette nuit, vivre où tu vis ! Que je t’écoute dormir encore une fois ! que je veille encore pour toi, comme tes chiens !

ALIGI. — Tu le sais, tu sais ce qui nous attend ! Avec toi je partage l’eau, le pain, et le sel. Et, de même, avec toi je partagerai ma couche, jusqu’à la mort ! Donne-moi tes mains ! (Ils se prennent par les mains et se regardent fixement.

MILA. — Ah ! je tremble, je tremble ! Tu es glacé, Aligi, tu pâlis !… Où est allé le sang de ton visage ?

ALIGI. — O Mila, Mila, j’ai entendu comme un coup de tonnerre… Et toute la montagne s’écroule ! Où es-tu ? où es-tu ? Tout se perd. (Il s’appuie sur elle, comme s’il chancelait. Et ils se baisent sur les lèvres. Puis ils tombent, ensemble, à genoux.)

MILA. — Aie pitié de nous, Vierge Sainte ! Aie pitié de nous, Christ Jésus ! (Suit un grand silence.)

UNE VOIX, du dehors. — Berger, on te cherche, là-bas : une de tes bêtes, une noire, s’est cassé la patte !… Et puis, l’on dit qu’il y a une femme, je ne sais qui, une femme qui va te demandant !


Aligi s’éloigne ; et Mila, toujours à genoux, supplie la Vierge d’avoir pitié d’elle. Mais le jeune homme s’est trompé : il ne reste plus d’huile dans l’outre, et la lampe s’éteint, subitement, devant l’image sainte. et voici venir cette femme qui cherchait Aligi, sur la montagne : c’est sa plus jeune sœur, Ornella, celle qui, la première, a eu pitié de la fille de Jorio. Elle vient maintenant lui réclamer son frère, dont elle croit que Mila est devenue la maîtresse. Elle décrit l’horreur de la maison désertée, le silence de la mère, l’angoisse de la fiancée. Elle conjure Mila d’être bonne, et de leur rendre celui qu’elle leur a ravi. Et Mila comprenant à ce dernier signe qu’il n’y a plus d’espoir pour elle déclare à la jeune fille qu’elle va s’en aller tout de suite, sans même revoir Aligi, et que celui-ci va pouvoir innocemment épouser la fiancée qui l’attend : car jamais elle n’a consenti à être sa maîtresse, quelque immense amour qu’elle eût pour lui. Elle raconte qu’en effet, jadis, elle a beaucoup péché ; mais qu’avec l’aide de la Vierge, elle s’est repentie, et qu’à présent, son amour pour Aligi l’a encore purifiée. Oui, elle va s’enfuir, sans même attendre le retour de son ami pour lui dire adieu ! Mais pendant qu’elle hésite, et prie, toute défaillante, une figure d’homme se dresse à l’entrée de la grotte. Et la malheureuse, au lieu d’Aligi qu’elle espérait revoir, reconnaît le père de celui-ci, le vieux Lazaro di Rojo, qui mainte fois déjà a essayé de la posséder. Elle se défend, supplie, et enfin appelle à son secours la petite Ornella, qui tout à l’heure s’en est allée au-devant de son frère, et qu’elle, croit entendre revenir. Et c’est Aligi qui revient ; et brusquement, affolé de rage, il saisit la figure d’ange à demi sculptée, la laisse retomber sur la tête de son père.

Troisième acte. La fille de Jorio a disparu : morte, croit-on. Aligi, condamné au supplice des parricides, va être conduit dans sa maison pour recevoir l’adieu de sa mère. Et d’abord nous assistons, dans cette maison, à une longue scène de lamentations, où, alternant avec la plainte monotone du chœur, la vieille Candia et ses filles gémissent sur l’homme qui est mort, sur celui qui va mourir, sur elles-mêmes, qui n’auraient pas dû naître. Puis arrive le parricide, précédé du bourreau avec l’étendard funèbre. Le jeune homme a la tête couverte d’un voile noir, les deux mains fixées dans une hart de bois. Il s’agenouille au milieu de la chambre, et, s’adressant tour à tour à sa mère, à ses sœurs, à sa fiancée, à l’ombre de son père Lazaro, il les prie de lui pardonner son péché, par amour pour le Christ. Déjà la vieille Candia, — dont les cheveux ont blanchi en une seule nuit, — s’est approchée de lui, a soulevé le voile qui le cachait, et lui a versé entre les lèvres le breuvage que l’on a coutume de faire boire aux suppliciés pour leur donner des forces, lorsque soudain, fendant la foule, accourt impétueusement la sorcière maudite que l’on croyait morte, Mila di Codra, la fille de Jorio. « Mère d’Aligi, s’écrie-t-elle, ses sœurs, sa fiancée, ses parens, porteur de l’étendard funèbre, bon peuple, justice de Dieu, je suis Mila di Codra ! Je viens tout avouer. Écoutez-moi ! C’est le Saint de la Montagne qui m’envoie. Je suis descendue de la montagne pour confesser mon crime en présence de tous. Écoutez-moi !… Aligi, le fils de Lazaro, est innocent. Il n’a point commis le parricide. C’est moi qui ai tué son père, avec une hache ! » Et comme Aligi lui défend de mentir : « Le fils de Lazaro, reprend-elle, est innocent : mais il ne le sait pas. Il a perdu le souvenir de cette heure : car il est ensorcelé. Je lui ai ôté la raison, je lui ai ôté la mémoire. Je suis fille de sorcier. Il n’y a point de sortilège que je ne connaisse, que je n’opère. Si, parmi les femmes de la parenté, se trouve ici celle qui m’a accusée, ici même, la veille de la Saint-Jean, quand je suis entrée par la porte que voici, qu’elle s’avance et répète son accusation !… Qu’elle fasse témoignage de moi. pour tous ceux à qui j’ai pris la santé, pour tous ceux à qui j’ai pris la raison, pour tous ceux à qui j’ai pris la vie ! » L’accusatrice répète son témoignage : et Mila, résolue à tout souffrir pour sauver l’homme qu’elle aime, raconte que c’est à dessein que, par haine pour le père et pour le fils, elle est venue demander asile dans la maison, la veille de la Saint-Jean. « Non, non, ce n’est pas vrai ! proclame Aligi, d’une voix que l’ivresse rend encore plus vibrante. Bon peuple, ne l’écoute pas : cette femme te trompe ! Tous et toutes se dressaient contre elle, et l’accablaient de leurs outrages : et moi, alors, j’ai vu l’ange muet debout derrière elle ! De ces yeux mortels qui ne doivent plus voir l’étoile de ce soir, je l’ai vu qui me regardait et pleurait ! Ce fut un miracle, pour montrer que Dieu était avec elle ! » — « O pauvre berger Aligi ! répond la fille de Jorio, ô jeune homme ignorant et crédule ! Cet ange n’est apparu à tes yeux que par mensonge ! C’était l’ange mauvais, le trompeur ! » Puis, pour achever de convaincre le bien-aimé, elle reprend et poursuit le récit de ses sortilèges, sans cesse interrompue par les cris de mort de la foule. Et Aligi, en effet, finit par se laisser convaincre. Affolé de colère et d’ivresse, il répand sur la malheureuse un flot d’injures effroyables, a Pour un instant seulement, dit-il, délivrez-moi les mains, afin que je puisse les lever contre cette sorcière, et appeler les morts, tous mes morts qui dorment dans ma terre, pour la maudire, pour la maudire ! » Cette fois, la victime volontaire fléchit sous le coup. « Aligi, Aligi, gémit-elle, non, pas toi ! Tu ne le peux pas ! Tu ne le dois pas ! » Et le bourreau l’emmène, toute tremblante d’angoisse, parmi les cris de mort, sans cesse plus furieux, de la foule ; et il n’y a que la petite Ornella, la plus jeune sœur d’Aligi, qui, dans l’innocence de son âme d’enfant, la plaigne, l’admire, et l’envie, comprenant l’héroïque beauté de son sacrifice. « Mila, Mila, ma sœur en Jésus, laisse-moi te baiser les pieds ! Le Paradis est pour toi !. »


Telle est, en résumé, l’intrigue de cette « tragédie pastorale : » mais je dois ajouter qu’une pareille analyse n’a guère de quoi donner une idée du caractère véritable de la pièce, ni de ce qui en fait la véritable beauté. « Pastorale, » si l’on veut, l’œuvre nouvelle de M. d’Annunzio est avant tout une tragédie « musicale. » Les personnages y chantent plutôt qu’ils ne parlent, se bornant à proférer de naïves images, tandis que c’est le rythme et l’harmonie de leurs discours qui nous traduisent les sentimens qui agitent leurs cœurs ; et, pareillement, leurs gestes, les décors où nous les voyons, tout l’appareil extérieur de l’action est conçu bien moins au point de vue de la réalité directe que de cette signification expressive que Wagner, déjà, s’était efforcé de prêter aux plus petits détails de sa mise en scène. Aussi bien chacun des actes, chez M. d’Annunzio comme chez Wagner, nous offre-t-il, en quelque sorte, une transposition au théâtre des moyens divers employés par les grands compositeurs du passé pour constituer l’unité vivante de leurs symphonies. Et si vive est l’empreinte laissée par le génie de Wagner dans l’âme du poète italien que, sans cesse, la Fille de Jorio nous évoque des souvenirs précis de Tristan et de Tannhauser, du Crépuscule des Dieux et de Parsifal. M. d’Annunzio va même jusqu’à reprendre bravement, et d’ailleurs avec un succès qui suffit à le justifier, un des procédés que l’on a le plus souvent reprochés au maître de Bayreuth : et c’est ainsi que, par exemple, après avoir assisté à la scène où Aligi s’imagine apercevoir un ange debout derrière Mila di Codra, trois ou quatre fois nous entendons cette scène racontée, tout au long, dans les actes suivans. Mais bien loin qu’un tel emploi du système wagnérien nuise à l’originalité poétique de M. d’Annunzio, jamais peut-être il ne lui a encore permis de se manifester aussi librement que dans les trois actes de la Fille de Jorio. Pour être surtout obtenue par des moyens musicaux, l’émotion qui se dégage de la tragédie n’en est pas moins très profonde : et c’est une émotion d’ordre tout particulier, ardente et sensuelle, concentrée, « latine, » aussi différente que possible de la rêveuse émotion allemande des drames wagnériens. Il n’y a pas jusqu’à l’impression de fatalité tragique qui, dans la Fille de Jorio, ne s’offre à nous sous un aspect tout autre que dans Tristan ou dans l’Anneau du Nibelung ; nous étreignant d’une angoisse presque corporelle, pesant sur nous comme un nuage noir, jusqu’à l’instant où nous tremblons sous l’éclat du tonnerre. Et, d’un bout à l’autre de la pièce, des vers d’une noblesse et d’une douceur infinies, et de ces magnifiques images qu’on est assuré de trouver dans tout ce qu’écrit M. d’Annunzio, mais d’autant plus touchantes, ici, que le poète a su y revêtir son raffinement d’une parfaite apparence de simplicité : pour ne rien dire du charme inoubliable des tableaux de mœurs pastorales qui encadrent l’action, ni de l’attrait ou de la vigueur pathétiques de quelques-unes des figures du second plan, le sinistre Lazaro di Rojo, sa femme Candia, desséchée par la douleur comme un vieux chêne par la bise du nord, et l’adorable petite Ornella, fleur de grâce et de pureté, parfumant de sa présence le drame tout entier.

Encore n’est-ce pas seulement par l’excellence de ses qualités artistiques que le dernier drame de M. d’Annunzio diffère de ceux qui l’ont précédé. Plus simple, plus humain, et plus musical, — ou, du moins, conçu plus absolument d’un point de vue musical, — il est aussi animé d’un esprit nouveau : et du même esprit qui animait les grands drames wagnériens dont il reprend la forme poétique et les procédés. Au lieu de revendiquer les droits de la passion, ou ceux du génie, il exalte l’idéal, tout chrétien, du rachat par la souffrance et le sacrifice. Car on se tromperait à croire, d’après l’analyse du sujet, que l’héroïne, la fille de Jorio, soit simplement quelque chose comme une Tisbe ou une Marion Delorme, une courtisane à qui « l’amour a refait une virginité. » Dès avant sa venue dans la maison d’Aligi, Mila a eu horreur de ses péchés, et s’est vouée à l’expiation. « Qui donc m’a lavée de ma honte, sinon Vous, Marie ? » dit-elle à la Vierge dans une de ses prières. Jamais l’amour qu’elle ressent pour le jeune homme ne lui inspire d’autre pensée que d’être sa servante, de vivre chastement près de lui, et puis de s’immoler, maudite de lui, afin qu’il puisse goûter le bonheur dans les bras d’une autre. Bien plutôt que Tisbe, elle est Kundry, la pécheresse qui, du jour de sa rédemption, ne veut plus que « servir. » Il n’y a pas dans tout son rôle un mot ni une attitude qui n’expriment un besoin profond d’humiliation et de renoncement, jusqu’à l’admirable scène du troisième acte où, profitant de la crédulité d’Aligi, elle s’accuse de l’avoir ensorcelé, et, ainsi, le sauve à la fois du châtiment et de ses remords, mais en se condamnant elle-même à sa malédiction. Et que l’on ne croie pas, non plus, que l’excès de ce sacrifice suprême ait, pour le spectateur, rien d’invraisemblable ! Peut-être nous étonnerait-il en effet si, au début du drame, Mila nous avait été présentée comme une amoureuse, avide de tendresse et de volupté : mais, dès la première scène où nous la voyons, aussitôt nous avons l’impression que déjà la main de Dieu s’est posée sur elle, qu’elle n’est plus vraiment qu’une pénitente, et que le désir du sacrifice est l’unique forme sous laquelle l’amour pourra, désormais, s’allumer dans son cœur.

Se souvient-on qu’elle nous dit, dans la dernière scène, que « c’est le Saint de la Montagne qui l’a envoyée » pour sauver Aligi en s’accusant à sa place ? Ce Saint de la Montagne ne nous apparaît qu’un instant, au début du second acte : mais en un relief si fort, et avec un si beau rôle, que peu s’en faut qu’avec Mila di Codra nous ne voyions en lui le vrai héros de la pièce. C’est un de ces « hommes de Dieu » comme on en rencontre encore dans les pays de mœurs anciennes et de grande foi. Sans avoir rien appris, il sait tout : il sait les herbes qui guérissent les malades, les prières qui délivrent les possédés ; et il n’y a point dans les cœurs de secrets pour lui. A Aligi, qui lui demande s’il pourra réaliser son projet de se rendre à Rome pour y être délié de ses fiançailles : « Tous les chemins de l’homme semblent droits à l’homme, répond-il : mais Dieu pèse les cœurs. De hautes murailles, la Cité a de hautes murailles, et de grandes portes de fer, et, tout a l’entour, de grandes sépultures où croît le gazon. Ton agneau ne broutera point de ce gazon, berger Aligi ! » Et comme le jeune homme lui a dit, de Mila, qu’elle savait « se plaindre sans se faire entendre » : « Femme, lui dit le Saint en s’éloignant, si le bien est vraiment avec toi, fais qu’il se répande de toi comme la plainte, sans qu’on l’entende ! » C’est lui qui cache la malheureuse, après le crime d’Aligi, et qui, au nom de Dieu, lui ordonne de s’immoler pour racheter le coupable.


Ainsi, par l’inspiration générale et par tous les détails de la mise en œuvre, la Fille de Jorio est manifestement une tragédie chrétienne. Toute remplie, comme les œuvres précédentes du poète, de la pure sève nationale, elle ne cherche plus à ressusciter un soi-disant idéal latin d’il y a deux mille ans, ni de la Renaissance : mais plutôt elle s’inspire de cette simple, ardente, et active piété qui, depuis les reliefs funéraires des Catacombes jusqu’aux Chemins de Croix des pèlerinages calabrais ou lombards, se manifestant à nous toujours la même sous mille formes infiniment variées, doit bien être la fleur la plus vivace et la plus précieuse de l’âme populaire italienne. Et le public italien l’a bien compris, qui, dès le premier soir, a fait à la pièce un accueil enthousiaste[2] : heureux d’y retrouver, sous l’ornement d’une incomparable beauté poétique, un écho de ses sentimens et de ses croyances. Et ceux-là aussi paraissent l’avoir aussitôt compris qui, parmi les jeunes auteurs italiens, se plaisaient jusqu’ici à prendre prétexte du talent et de la renommée de M. d’Annunzio pour proclamer, après lui, la déchéance de l’esprit chrétien, au profit d’un néopaganisme assez pauvrement adapté de Zarathoustra. « La Fille de Jorio, écrivait hier l’un d’entre eux, n’est réellement plus l’œuvre de l’artiste qui nous a offert la Gloire, la Ville Morte, Françoise de Rimini. Mais M. d’Annunzio croyait alors que le public goûterait le Grand Art ; et, puisqu’il s’est aperçu qu’il s’était trompé, il se donne maintenant à l’Art Petit. » La quantité de l’art mis par M. d’Annunzio dans sa pièce nouvelle, cependant, n’a certes rien qui motive la défaveur de ces jeunes « païens ; » mais ils sentent que le poète du Triomphe de la Mort a, cette fois, employé son art au service de cette « morale d’esclave, » qui est la chose au monde qu’ils redoutent le plus. Reste à savoir maintenant si M. d’Annunzio se laissera arrêter par leurs remontrances, ou si, poursuivant la voie nouvelle où il vient d’entrer, il voudra achever de donner à l’Italie la grande œuvre nationale qu’a donnée à l’Allemagne le génie bienfaisant de son maître Wagner : une œuvre où il fixera ce qu’il y a de plus profond, et de plus intime, et de plus beau, à la fois dans la pensée et dans le cœur de sa race.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez dans la Revue du 15 avril 1902, Deux nouvelles, Francesca da Rimini.
  2. Représentée, la première fois, à Milan, il y a quelques mois, avec Mme Duse dans le rôle principal, et aussitôt acclamée, la Fille de Jorio a obtenu le même succès sur toutes les scènes d’Italie où elle a paru.