Revues étrangères - Une nouvelle biographie de Michel Cervantès

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Revues étrangères - Une nouvelle biographie de Michel Cervantès
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE MICHEL CERVANTES


Miguel de Cervantes Saavedra, par James Fitzmaurice Kelly, 1 vol. 8° ; Oxford, 1913.


Je certifie en toute vérité que, le 25 février de la présente année 1615, mon maître l’illustrissime cardinal archevêque de Tolède m’ayant emmené avec lui afin de rendre la visite qu’il avait reçue de l’ambassadeur de France, venu en cette ville de Madrid pour traiter de choses concernant des mariages de princes de son pays, plusieurs cavaliers français appartenant à la suite de l’ambassadeur, hommes aussi courtois qu’entendus et amis des bonnes lettres, se sont approchés de moi ainsi que des autres chapelains du seigneur cardinal, et nous ont demandé quels livres d’invention avaient aujourd’hui chez nous le plus de renom. Et comme le hasard m’avait amené à leur faire mention de cette présente Deuxième Partie de l’Histoire de Don Quichotte, qui se trouvait en ce moment soumise à ma censure, à peine les susdits cavaliers eurent-ils entendu le nom de Michel de Cervantes, qu’aussitôt ils commencèrent à proclamer tous ensemble de quelle haute estime jouissaient, aussi bien en France que dans les royaumes voisins, les œuvres dudit Cervantes : sa Galathée, que l’un d’entre eux savait quasi par cœur, la première partie de son présent Don Quichotte, et ses Nouvelles Exemplaires. Ils parlaient avec tant d’éloges que je m’offris à les mener voir l’auteur de ces livres, ce qu’ils acceptèrent avec raille démonstrations du plus vif désir. Ils me questionnèrent abondamment sur son âge, sa profession, sa qualité et sa fortune. Force me fut alors de leur dire que l’auteur qu’ils admiraient était vieux, soldat, gentilhomme, et pauvre. A quoi l’un d’entre eux répondit en propres paroles : « Se peut-il que l’Espagne ne rende pas riche un tel homme, en l’entretenant de son trésor public ? » Ce qu’ayant entendu, un autre des susdits cavaliers reprit à son tour très spirituellement : « Que si c’est la nécessité qui le force à écrire, plaise à Dieu plutôt que jamais il ne connaisse l’abondance, afin que, demeurant pauvre, il continue à enrichir le reste du monde par le moyen de ses œuvres ! »


L’épisode que nous raconte ainsi le censeur madrilène Francisco Marquez Torres, dans son Approbation officielle de la Seconde Partie de Don Quichotte, est en vérité l’unique petit rayon de soleil qu’ait aujourd’hui à nous faire voir toute la sombre et douloureuse carrière de Michel Cervantes ; et nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver un sentiment de surprise mélangée de fierté à découvrir que le premier hommage que semble bien avoir reçu, de son vivant, l’incomparable conteur lui soit venu d’un groupe de « cavaliers « français. On a même raconté que ceux-ci avaient, en effet, l’un des jours suivans, accompagné le censeur Marquez Torres dans l’humble logement du vieux « soldat, » et que leur visite avait eu pour résultat de faire offrir à Cervantes, par le roi de France, la direction d’une école fondée à Paris pour l’enseignement de la langue espagnole. Mais tout porte à croire que c’est là une de ces innombrables légendes qui encombraient, jusqu’à ces derniers temps, la biographie du plus fameux et de l’un des moins connus entre les écrivains de l’Espagne. Absorbés par les soins de leur mission diplomatique, et peut-être aussi quelque peu refroidis dans l’ardeur initiale de leur curiosité par ce qu’ils avaient appris de la condition misérable du vieil écrivain, les compagnons de l’envoyé français Brûlart de Sillery auront sans doute négligé de rappeler au censeur royal sa promesse de naguère : car comment ne pas supposer que l’excellent Marquez Torres, si la visite avait eu lieu, se fût pareillement empressé de nous en rendre compte ? N’importe : il reste certain que, dès le vivant de l’auteur de Don Quichotte, des lecteurs français se sont rencontrés qui tenaient son génie en une « haute estime ; » et j’imagine que, plus d’une fois depuis lors, Cervantes a dû bénir tendrement la nation étrangère qui, par la bouche de l’un de ses représentans les plus autorisés, s’était étonnée de ce qu’un homme tel que lui ne se vît pas « entretenu aux frais du trésor public de sa patrie. »

Non pas d’ailleurs que, dans sa patrie même, la publication de son œuvre capitale fût passée inaperçue. Maints témoignages nous révèlent, au contraire, qu’un grand succès de popularité a tout de suite accueilli les aventures de l’Admirable Don Quichotte de la Manche ; et c’est notamment ce que nous prouve assez l’apparition, en juillet 1614, d’une fausse Seconde Partie du roman, publiée à Tarragone par un. certain Alonso Fernandez de Avellaneda qui avait jugé à propos, comme l’on sait, de diffamer cruellement dans sa préface la personne et les mœurs de l’auteur qu’il prétendait continuer. Mais comment ne pas reconnaître, là encore, un trait nouveau de l’étrange fatalité d’infortune qui semble avoir pesé de tout temps sur la vie de Cervantes ? Car le fait est que la seule conséquence appréciable qu’ait eue, pour celui-ci, la prompte popularité de la première partie de son livre paraît bien avoir été cette fâcheuse contrefaçon d’Avellaneda, qui non seulement l’a forcé à improviser au plus vite la conclusion authentique de Don Quichotte, mais l’a sans doute empêché, en outre, de tirer de la vente de sa Seconde Partie tout le profit matériel qu’il en avait espéré. Pas un instant, depuis la mise au jour de son premier Don Quichotte en 1605 jusqu’à sa mort, onze années plus tard, nous ne découvrons que la vogue de son livre lui ait procuré, de la part de ses compatriotes, le moindre avantage de fortune ni, non plus, de considération ; et c’est même pendant cette période que lui sont arrivés quelques-uns des incidens les plus déplorables de sa longue carrière d’ « aventurier » obscur et besogneux, — tels que cet emprisonnement de l’été de 1605, dont la cause et les circonstances, longtemps demeurées quelque peu énigmatiques viennent enfin de nous être expliquées par une précieuse série de documens originaux.


Cervantes habitait alors, en compagnie de sa femme, de ses deux sœurs, et de sa fille naturelle Isabelle de Saavedra, une maison de la Calle del Rastro, à Valladolid. La nuit du lundi 27 juin 1605, un gentilhomme navarrais, Gaspard de Ezpeleta, fut trouvé gisant devant la porte de cette maison, le ventre percé d’un coup de rapière. Recueilli dans la maison, il mourut le surlendemain, après avoir obstinément affirmé qu’il avait été assailli et frappé par un inconnu. Cependant l’alcade Villarroel, chargé d’enquérir sur l’affaire, avait cru observer des traces d’embarras dans les réponses du moribond ; si bien qu’il avait résolu d’examiner de plus près le caractère et les allures des différens locataires de la maison. Aussitôt une foule de dénonciations lui étaient venues de tous côtés ; et en particulier une certaine veuve, connue et justement redoutée pour la rigueur venimeuse de sa pruderie, avait déclaré à l’alcade qu’à toute heure du jour et de la nuit le logement des Cervantes ne désemplissait pas de jeunes cavaliers et autres visiteurs de mauvais aloi, — en ajoutant que, du reste, personne aux alentours n’ignorait les mœurs scandaleuses de la jeune Isabelle de Saavedra. D’autre part, Villarroel avait appris que Gaspard de Ezpeleta, avant de mourir, avait fait don d’une belle robe de soie à l’une des sœurs de Cervantes, — qui l’avait comblé de soins pendant les deux jours qu’il avait passés dans la maison ; mais comme cette sœur de l’écrivain était une personne âgée, toute pieuse et depuis longtemps étrangère aux vains soucis du monde, le subtil alcade avait conclu de là que, sûrement, la robe de soie qu’elle avait reçue du mourant s’adressait en réalité à sa jeune nièce. Désormais plus de mystère : le chevalier assassiné avait été l’un des amans de la fille de Cervantes, et c’était ce dernier qui, pour quelque vilain motif d’intérêt ou de rancune, l’avait « dépêché » sur le seuil de sa maison ! Immédiatement après avoir entendu l’accusation de la vieille veuve, Villarroel avait fait jeter en prison le romancier lui-même, sa fille, l’une de ses sœurs, ainsi que la fille de celle-ci, et puis encore cinq autres de leurs voisins. Seule, la femme de l’auteur de Don Quichotte, absente de Valladolid au moment du crime, avait dû à cet heureux hasard d’être laissée en liberté.

Or, tout le monde s’accorda bientôt pour reconnaître que Gaspard de Ezpeleta avait été tué par le mari d’une femme qu’il avait séduite, un notaire jaloux appelé Galvan, sur lequel le propre valet du jeune chevalier avait, dès le premier jour, inutilement essayé d’attirer l’attention de l’alcade Villarroel. Sans compter que, avant même cette découverte du véritable meurtrier, les quatre alcades de la ville s’étaient trouvés contraints de relâcher Cervantes et toute sa famille, faute de pouvoir relever contre eux l’ombre d’une charge un peu présentable. Mais jusque dans la sentence qui ordonnait leur libération, les quatre magistrats s’étaient crus tenus d’introduire un blâme sévère à l’égard de la conduite privée d’Isabelle de Saavedra, comme aussi une désapprobation plus ou moins explicite de la manière dont le père de la demoiselle semblait tolérer, — sinon favoriser, — les rendez-vous galans de sa fille. Défense était faite en particulier au financier portugais Simon Mendez, dénoncé naguère à Villarroel comme étant l’un des plus notoires amans d’Isabelle, de remettre le pied dans la maison de la Calle del Rastro, ni de « parler en public ou en secret » avec la jeune fille. Acquitté de l’assassinat d’Ezpeleta, — où c’était chose trop évidente qu’il n’avait pris aucune part, — le pauvre Cervantes n’en était pas moins redevable à cette méchante affaire d’un surcroît de discrédit, se joignant pour l’accabler au fardeau de ses dettes, chaque jour plus nombreuses. Jamais peut-être depuis son retour d’Alger, un quart de siècle auparavant, aucun moment de sa vie ne lui aura paru plus amer que celui-là, où cependant l’Espagne entière, grâce à lui, commençait à se divertir délicieusement des premiers exploits de l’ « Admirable Chevalier de la Manche. »


Resterait à savoir, après cela, en quelle mesure un tel discrédit était mérité, et jusqu’à quel degré de déchéance morale de longues années d’une misère véritablement tragique avaient pu faire tomber l’ancien héros de Lépante, le hidalgo-poète dont le grand cœur se reflète à jamais pour nous dans l’immortelle figure de son Don Quichotte. A cette question tous les biographes ont coutume de répondre en nous garantissant la parfaite innocence de Cervantes, — soit qu’ils tâchent à interpréter de la façon la plus favorable les quelques documens qui semblent l’accuser, ou bien encore qu’ils se bornent simplement à nous les cacher. Mais les documens n’en subsistent pas moins ; et peut-être serait-il plus sage de les examiner sans aucun parti pris, — sauf pourtant à ne pas oublier qu’il s’agit là d’un poète et conteur de génie qui d’abord, pendant un demi-siècle, a lutté noblement contre sa destinée. Que si même le malheureux Cervantes avait fini par se lasser un instant de l’effort de cette lutte décidément vaine, certes je ne prétendrais pas qu’on l’en dût excuser ; mais rien ne m’empêchera d’estimer qu’il siérait de l’en plaindre, d’éprouver au spectacle de sa défaite un sentiment d’indulgente et quasi respectueuse pitié.

Sans compter qu’il s’en faut de beaucoup que les traces de ces faiblesses de la vie privée de l’auteur de Don Quichotte s’étalent clairement, manifestement, à nos yeux, comme, par exemple, les fautes d’un Jean-Jacques Rousseau ou d’un Paul Verlaine. Tout au plus sommes-nous tentés de les deviner au fond d’un petit nombre de documens d’une allure quelque peu alarmante, tels que le verdict des quatre alcades de Valladolid. Mais je dois avouer que la tentation est parfois bien forte, et que, notamment, la réalité du rôle attribué par les susdits alcades au financier Simon Mendez dans la maison de la Calle del Rastro a de quoi nous paraître assez admissible lorsque, trois ans plus tard, une autre pièce d’une authenticité également évidente nous montre Cervantes dans une attitude non moins singulière vis-à-vis d’un vieux « capitaliste » madrilène, appelé Juan de Urbina.


Cette pièce est une façon de contrat officiel, rédigé à Madrid le 28 août 1608, et où l’ex-Isabelle de Saavedra se trouve qualifiée à la fois de « fille légitime « de Michel de Cervantes et de « veuve légitime » d’un certain Diego Sanz. D’accord avec Cervantes, Juan de Urbina transmet à un enfant de huit mois, Isabelle Sanz, — que l’autre Isabelle aurait eue de son premier mari, — la possession d’une grande et fructueuse maison de la Red de San Luis. En outre, Urbina et Cervantes s’engagent à payer sur-le-champ une somme de 2 000 ducats, qui constitueront la « dot » de la fille de l’écrivain, à la condition que cette dernière épouse, dans un très bref délai, l’ « agent d’affaires » Luis de Molina, — qui paraît avoir été un personnage des moins estimables. (A quoi j’ajouterai que, en effet, la prétendue « veuve » s’est mariée, peu de temps après, avec Molina, — aussitôt qu’elle a réussi à se faire livrer la « dot » promise par son vieux protecteur ; mais que, sans doute, l’amour n’a pas dû tenir beaucoup de place dans cette union, puisque la jeune femme n’a pas même voulu recourir, pour le règlement de ses procès ultérieurs, aux talens d’ « agent d’affaires » de son mari, et ne s’est jamais associée avec Molina que pour arracher à Juan de Urbina d’autres sommes d’argent, également stipulées dans l’étrange contrat.)

Libre à nous, là-dessus, d’admettre ou non l’existence d’un premier mari d’Isabelle de Saavedra, — encore que son appellation mensongère de « fille légitime » de Cervantes ne soit pas pour nous rendre probable sa qualité de « veuve. » Mais, en tout cas, l’impression qui se dégage nettement du contrat est qu’à défaut de Simon Mendez la jolie et adroite créature aura trouvé un nouvel amant dans la personne de Juan de Urbina, et qu’après la naissance d’un enfant, ce vieux financier, — qui d’ailleurs était dûment marié et père de famille, — aura jugé bon de se débarrasser d’une liaison devenue gênante en procurant à sa maîtresse d’hier une « dot » et un mari. Oui, mais pourquoi faut-il que Cervantes ait signé avec lui l’inquiétant contrat, se donnant ainsi l’apparence d’avoir lui-même connu, et peut-être exploité, le déshonneur de sa fille ?

Et qui sait si un lien direct n’a pas rattaché cette aventure de la vie du poète à une autre de ses actions, toute proche de celle-là sur la liste des documens originaux où figure son nom : je veux dire son affiliation, le 17 avril 1609, à la pieuse Confrérie des Esclaves du Très Saint Sacrement ? Le fait est que l’on ne va plus cesser, depuis lors, de le voir s’enfoncer, — ou plutôt s’élever, — dans la dévotion, jusqu’au jour où, suivant l’exemple de sa femme et de ses sœurs, il revêtira solennellement l’habit de tertiaire franciscain. Ne se pourrait-il pas que son âme de poète et de gentilhomme, brusquement réveillée, eût désormais cherché dans la pénitence l’oubli d’une conduite où l’avait un moment entraîné l’implacable rigueur du sort à son endroit ? Du moins est-il certain que, à compter de ce printemps de 1609, tout ce que nous entrevoyons de sa vie nous le révèle à nouveau parfaitement courageux et loyal, subissant avec un noble sourire résigné le triple poids de l’obscurité, du manque d’argent, et de la maladie. Pas une seule fois maintenant, jusqu’au bout, le témoignage des documens biographiques ne vient plus contredire l’émouvante image que nous a laissée de soi-même le vieux poète, dans la préface de la seconde partie de son Don Quichotte.


La série de ces documens contemporains relatifs à la longue carrière de Cervantes s’est trouvée précieusement accrue, de nos jours, par la publication de deux gros volumes de l’érudit espagnol Cristobal Ferez Pastor, dont le premier contenait cinquante-six pièces jusque-là inédites, tandis que le second nous en apportait, d’un seul coup, plus d’une centaine. Il ne restait plus qu’à tirer parti de la masse de faits nouveaux ainsi rassemblés pour nous offrir enfin une biographie authentique de l’illustre conteur, substituant définitivement l’histoire à la légende, — sans renoncer toutefois à essayer de relier entre eux des documens que le défunt Pastor s’était d’abord contenté de mettre bout à bout. C’est ce que vient de faire l’un des « hispanisans » les plus renommés de notre temps, le professeur anglais J. F. Kelly, dans un petit livre dont toute la critique de son pays a dès à présent proclamé l’éminente valeur. Le texte original de M. Kelly, si l’on omettait les innombrables citations documentaires qui l’accompagnent de proche en proche, tiendrait aisément en deux articles moyens d’une revue ; et ce court espace a suffi à l’historien pour nous donner une peinture absolument complète de la vie de Cervantes, telle du moins qu’il nous est aujourd’hui possible de la connaître.

Il n’y a pas, je crois bien, une des pièces découvertes par Pastor dont M. Kelly n’ait soigneusement profité, pas une qu’il n’ait interprétée et quasi vivifiée, avec un remarquable mélange de prudence critique et de pénétration. L’auteur de Don Quichotte a désormais cessé, grâce à lui, de nous être un personnage lointain et plus ou moins mystérieux, nous apparaissant dans une brume assez semblable à celle qui continue d’envelopper pour nous la figure terrestre de son glorieux contemporain et rival en génie, l’auteur du Roi Lear. Nous voici librement admis à l’approcher, à évaluer le total de ses dépenses et de ses maigres gains, à le suivre dans le détail navrant de ses mésaventures, depuis l’engagement peut-être forcé du jeune poète dans l’armée espagnole jusqu’aux derniers démêlés de l’ex-fournisseur militaire avec ce « trésor public » qui, bien loin de songer à l’ « entretenir, » ne se fatiguait pas de lui réclamer un certain « arriéré » qu’il ne pouvait payer !


Et aussi semble-t-il qu’une biographie comme celle-là ne saurait manquer de contribuer de la façon la plus efficace à nous faire mieux comprendre l’œuvre littéraire de Cervantes. Mais, hélas ! je crains fort que la déception que je viens d’éprouver, à ce sujet, pour mon propre compte, ne soit partagée par tous les lecteurs du savant ouvrage de M. Kelly. Non, vraiment, je ne vois pas que la connaissance intime des faits de la vie privée de Cervantes réussisse le moins du monde à nous faciliter l’intelligence de ses livres, et en particulier de celui d’entre eux qui nous est le plus cher. J’ai beau m’efforcer de découvrir un rapport entre les occupations « temporelles » du poète et la forme ou le contenu de son Don Quichotte, entre sa propre manière de vivre et la manière dont il a conçu le caractère ou les actions de l’illustre héros de son roman : c’est comme si j’essayais de comparer deux ordres de choses foncièrement différens, tels que la constitution géologique d’un terrain et les idées morales du peuple qui l’habite. Les circonstances ont voulu que l’homme dont M. Kelly nous raconte l’histoire ait été, en même temps, le créateur de l’un des chefs-d’œuvre de la littérature : mais nul moyen de savoir pourquoi Don Quichotte nous est venu précisément de cet homme-là, au lieu d’avoir pour auteur, par exemple, l’habile et ingénieux Avellaneda.

Constatation d’autant plus surprenante que Cervantes ne paraît pas avoir été un artiste de l’espèce de ces Rembrandt ou de ces Beethoven qui n’attachaient ici-bas d’importance qu’au seul souci de leur art. On supposerait même plutôt, à le regarder vivre, que la création de son Don Quichotte n’eût été dans sa carrière qu’un simple accident, le résultat de cette « pauvreté » que bénissait le gentilhomme français de la suite de l’envoyé Brûlart de Sillery. Mais n’importe : le « vieux soldat » de Valladolid participait décidément de l’étrange privilège des hommes de génie, consistant pour eux à posséder, en quelque sorte, deux existences tout à fait distinctes, — celle de leurs actions et celle de leurs rêves. A côté, au-dessus de la vie que peuvent aujourd’hui nous montrer les documens contemporains, il a dû, lui aussi, avoir une autre vie, plus réelle et vivante, mais fatalement ignorée de son entourage, et dans laquelle la crainte de ses créanciers ou son cruel besoin de se procurer de l’argent se trouvaient remplacés par la passion merveilleuse d’un chevalier à la triste figure chevauchant le long des routes en compagnie de son gros écuyer. Ni le livre de M. Kelly, ni tous ceux que pourront encore nous valoir les heureuses recherches de nouveaux Pastor, n’auront chance jamais de soulever pour nous le moindre coin du voile qui nous cache les sources du génie de Cervantes.


Tout au plus convient-il de savoir gré à la biographie du poète espagnol de l’un des renseignemens qu’elle nous apporte. Certes, la lecture de Don Quichotte suffit déjà pour nous faire découvrir, chez l’auteur de ce livre, une âme naturellement grande et généreuse : mais il nous plaît d’apprendre que cette même âme héroïque s’est manifestée aussi dans la vie privée de Michel Cervantes. Nous sommes ravis de voir avec quelle bravoure obstinée le peintre des héroïques souffrances de Don Quichotte a lui-même lutté, le plus longtemps qu’il a pu, contre l’hostilité féroce du sort à son endroit ; et il n’y a pas jusqu’à l’hypothèse d’une défaillance momentanée de son courage natif qui, comme je l’ai dit, n’ait de quoi nous apparaître plus émouvante, au souvenir d’un demi-siècle préalable d’efforts désespérés et de tristes déboires. Que l’on rapproche, par exemple, du spectacle affligeant des relations de Cervantes avec les Simon Mendez et les Juan de Urbina, l’admirable tableau que nous offre, trente ans auparavant, l’attitude du poète dans les prisons d’Alger !

Enrôlé dans l’armée espagnole dès l’âge de vingt et un ans, vers 1568, Cervantes avait eu beau se signaler vaillamment à la bataille de Lépante et dans maints autres combats : c’est seulement en novembre 1574 qu’il avait réussi à devenir « soldat avantagé, » ce qui était quelque chose comme notre grade de sergent, et l’obligeait à attendre au moins dix années avant de pouvoir devenir capitaine. De telle sorte que, l’année suivante, le jeune homme avait résolu de quitter Naples, où se trouvait alors son régiment, pour revenir chercher fortune dans sa patrie. Il s’était embarqué, en compagnie de son frère Rodrigue, sur une galère royale dépendant de la flottille de l’amiral de Leiva : mais en mer, — à la hauteur du petit port provençal des Saintes-Maries, — la galère avait été assaillie par trois navires turcs qui s’étaient emparés de tout l’équipage. Cervantes avait été emmené captif à Alger, où tout de suite le prestige de son éminente supériorité intellectuelle et morale avait commencé à se faire sentir autour de lui. Après l’avoir d’abord enchaîné au fond d’un cachot, son maître s’était vu forcé de lui rendre, tout au moins, une liberté relative ; et depuis ce jour, pendant plus de cinq ans, avec une ténacité, une patience, et un sang-froid merveilleux, l’esclave n’allait plus se relâcher de méditer sa propre délivrance ainsi que celle de ses compagnons.

A quatre reprises, tout au moins, nous le voyons ainsi tenter vainement d’intrépides efforts ; et toujours il veut que d’autres esclaves de sa race profitent avec lui de ces tentatives ; et toujours ensuite, lorsqu’un hasard fatal est venu faire échouer les plans qu’il a conçus, son principal souci est de disculper ses complices, en prenant sur soi seul une responsabilité qui risquera plus d’une fois de lui coûter la vie. « Il nous est impossible, — écrit M. Kelly, — de dire exactement la date de son premier essai d’évasion : mais tout porte à croire qu’il a eu lieu au printemps de 1576, après que déjà l’esclave de Dali-Mami avait réussi à se gagner la confiance de son entourage. Son plan n’avait d’ailleurs, cette fois-là, rien de compliqué. Cervantes s’était entendu avec un Maure qui devait le conduire à Oran, avec un groupe d’autres prisonniers espagnols. Mais en chemin, après quelques jours de marche, le Maure a abandonné les fugitifs, qui se sont trouvés contraints de revenir à Alger. Cervantes, qui s’était ouvertement proclamé l’initiateur de l’affaire, a été de nouveau chargé de chaînes, et soumis à la surveillance la plus rigoureuse. « 

Au début de l’année suivante, les documens nous le montrent s’intéressant au travail littéraire d’un prisonnier italien qui s’occupe à rédiger une relation de la prise de Tunis par don Juan d’Autriche, et pour lequel il écrit deux sonnets destinés à être publiés en tête de l’ouvrage. Mais sa pensée dominante est toujours de combiner des moyens pour reconquérir sa liberté. Ses vieux parens, de leur côté, font tout ce qu’ils peuvent pour lui procurer l’argent de sa rançon : mais comme la somme qu’ils réussissent à rassembler reste au-dessous du prix exigé par Dali-Mami, Michel Cervantes en dispose pour faire racheter son frère Rodrigue, à qui il demande seulement d’obtenir l’envoi d’une frégate espagnole dans les eaux d’Alger.

Rodrigue, ainsi délivré généreusement par son frère, s’embarque pour l’Espagne en août 1577 ; et aussitôt Michel commence à préparer l’exécution de son nouveau projet. Avec l’aide d’un jardinier navarrais employé au service du préfet turc Hassan, il creuse un large caveau dans un jardin appartenant à ce haut personnage, et situé au bord de la mer, en dehors de la ville. Dans ce caveau il fait entrer, les uns après les autres, une quinzaine d’esclaves chrétiens ; et pendant de longs mois il parvient à les nourrir, tantôt leur apportant lui même des vivres ou tantôt se servant, à cet effet, d’un renégat espagnol surnommé le Doreur. Longtemps l’audacieuse entreprise se poursuit sans encombre. Déjà une frégate espagnole est sur le point de recevoir à son bord les quinze protégés de Cervantes, lorsque le Doreur s’avise de dénoncer ceux-ci au Dey d’Alger, qui les fait arrêter. Sur quoi, Cervantes d’accourir et de s’écrier, une fois de plus : « Aucun de ces chrétiens qui sont là ne doit être blâmé pour leur tentative ; car c’est moi seul qui l’ai imaginée, et qui ai décidé mes compagnons à vouloir s’échapper ! »


Sous des volées d’insultes, il fut conduit, les mains liées, en présence du Dey, qui le menaça de la torture et de la mort, s’il ne révélait pas les détails du complot. Cervantes répéta obstinément que lui seul était responsable de tout. Enfin le Dey, comprenant l’inutilité de toutes ses menaces, le fit enfermer dans un cachot, où il le retint au secret pendant plus de cinq mois. Mais Cervantes n’en réussit pas moins à dépécher à Oran un messager, avec une lettre pour le commandant de la garnison espagnole. Il demandait que des agens confidentiels fussent mandés à Alger pour l’aider à s’enfuir avec trois autres captifs. Son messager fut arrêté aux portes d’Oran, et ramené devant le Dey, qui, en découvrant la lettre, condamna ce malheureux lui-même à être empalé, et Cervantes à recevoir deux mille coups de bâton.


Puis une année s’écoule, pendant laquelle nous apprenons seulement que Cervantes, acheté maintenant par le Dey à son premier maître, s’est employé de toutes ses forces à faire remettre en liberté un saint moine espagnol retenu comme otage. Mais voici que, en septembre 1579, il parvient à attendrir le cœur d’un autre renégat, l’ex-licencié Giron, éveille chez lui le regret de son ancienne foi et de son ancienne patrie, le décide à faire l’acquisition d’une frégate armée sur laquelle se réfugieront soixante des principaux prisonniers de la ville ! De nouveau l’entreprise est sur le point de réussir, lorsque l’un de ces prisonniers que Cervantes a voulu délivrer, un certain Blanco de Paz, qui se fait passer pour commissaire de l’Inquisition, le dénonce au Dey.

« Cervantes s’était d’abord caché dans la maison d’un ami : mais au premier appel de son nom par le crieur public, il vint se livrer à la police. Il fut conduit en présence du Dey avec les mains liées derrière le dos et une corde autour du cou, par manière d’avertissement du sort qui l’attendait. Selon sa tactique habituelle, il affirma que lui seul avait eu connaissance de l’arrivée de la frégate, et que jamais il n’avait fait part à personne de son nouveau projet, — si ce n’est à quatre gentilshommes qui avaient récemment reconquis leur liberté. Sa bonne chance voulut qu’un renégat originaire de Murcie intervint en sa faveur ; et c’est sans doute l’intervention de ce personnage influent qui, lui sauvant la vie une fois de plus, lui valut d’être seulement condamné à une réclusion perpétuelle. »

L’année suivante, le 19 septembre 1580, le Dey Hassan, rappelé à Constantinople, achevait ses apprêts de départ dans le port d’Alger. Déjà ses esclaves avaient été transportés à bord de sa galère, et parmi eux Cervantes, tout couvert de chaînes et les fers aux mains. Ce fut en ce moment qu’un moine trinitaire, Fray Juan Gil, se rendit en grande hâte au palais pour annoncer à Hassan qu’une souscription des négocians chrétiens d’Alger lui avait permis de compléter l’énorme somme de 500 écus, réclamée comme rançon du terrible captif. Nul moyen, cette fois, pour l’ancien Dey de garder plus longtemps un gaillard que sans doute il s’était juré de ne jamais relâcher. Quelques semaines plus tard, Cervantes s’embarquait enfin pour l’Espagne, — où l’attendaient d’ailleurs d’autres épreuves plus cruelles encore peut-être, dans leur banalité prosaïque et morne, pour le cœur de héros qu’il portait en soi.

Un acte officiel, rédigé avant son départ d’Afrique, nous apprend que tous les prisonniers qui l’avaient approché s’accordaient à lui reconnaître « des qualités exceptionnelles de droiture, de courage, et de bonté. » N’est-ce point aussi l’impression qui résulte pour nous de l’histoire entière de sa captivité, émouvante et pittoresque à l’égal d’un de ces romans de chevalerie dont il avait alors la cervelle imprégnée ? Et n’avais-je pas raison de dire que sa biographie a du moins le mérite de nous montrer à l’œuvre, dans l’un des plus glorieux incidens de sa vie privée, la grande âme qu’il allait plus tard employer à la création de son Don Quichotte ?


T. DE WYZEWA.