Revues littéraire - Alfred de Vigny

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Revues littéraire - Alfred de Vigny
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 205-216).
REVUE LITTÉRAIRE

ALFRED DE VIGNY[1]

Sur les « grands maîtres de la littérature russe, » Gogol, Tourguénef et Tolstoï, puis sur Bernard Palissy, et sur Victor Hugo, M. Ernest Dupuy a publié de très remarquables études, très attentives, méthodiques et justes. Vigny l’a tenté. Il a consacré au poète d’Eloa trois volumes, dont le dernier vient de paraître et qui sont, dans la critique, son chef-d’œuvre. Le poète d’Eloa, il ne l’a point abordé directement et comme, par exemple, Victor Hugo : il l’a lentement approché, avec mille précautions. Sentant ce grand silencieux et dédaigneux plus secret et plus retiré que personne et plus difficile peut-être, il a eu soin de n’être pas familier, mais de le gagner plutôt que de le surprendre. Il l’a examiné de loin et il s’est, pour ainsi dire, fait mener a lui par les amis qui l’ont connu intimement : le premier tome raconte des amitiés » d’Alfred de Vigny. Le second tome apprécie de rôle littéraire, » l’influence d’Alfred de Vigny et complète le cadre du portrait. Les amis du poète nous conduisent au point d’où partait son génie ; en suivant le fil de son influence, nous retournons à l’aboutissement de son génie. La Revue a donné plusieurs chapitres de ces deux tomes. Et voici Alfred de Vigny, le véritable portrait du poète et l’âme de son œuvre.

Par bonheur, il n’est pas indispensable qu’une vivante analogie unisse un critique et les écrivains qu’il juge ou commente. La diversité des écrivains aurait bientôt déchiré le critique. Une fine complaisance de l’esprit suffit à l’empêcher de méconnaître les pensées qui ne sont pas spontanément les siennes. Mais il y a aussi de ces rencontres : le poète et le critique ont des ressemblances grâce auxquelles le critique entendra le poète mieux que par un effort zélé ; il l’entendra comme une autre voix, plus haute encore, de son rêve. L’une de ces rencontres : celle d’Alfred de Vigny et de M. Ernest Dupuy, celle de l’auteur des Destinées et de l’auteur des Parques.

On ne sait point assez que M. Ernest Dupuy est un de nos plus grands poètes. D’autres ont fait plus de bruit ; il n’en faisait pas du tout : et la triviale renommée écoute le bruit plus que le chant. D’autres inventaient avec plus d’entrain, de fantaisie heureuse ou d’impertinence habile, des rythmes, des musiques dont la nouveauté surprenait et parfois enchantait un auditoire prime-sautier. La nouveauté est séduisante, aguichante même, aux premières minutes. Elle se fane ; et, quand elle a perdu sa fragile fraîcheur, elle n’est plus rien, que démodée à faire pitié. L’avenir, mieux garanti que nous contre ses duperies, changera parmi nos contemporains l’ordre des valeurs. Je crois qu’il mettra au premier rang le poème des Parques. Il y a trente ans que ce poème fut écrit. Relisons-le : il n’a pas vieilli. Ou disons, plus dignement, qu’il a su vieillir bien : bref, il a pris son caractère durable et définitif de beauté. L’immense nuit qui s’entr’ouvre et qui révèle le groupe virginal des trois déesses, Clotho, Lachésis, Atropos, la première tenant le fardeau de la laine, flocons larges comme des nues, la deuxième brisant de recueil de ses doigts le flot sempiternel et séparant les bribes que la faux de diamant de la troisième coupe ; la clameur confuse des hommes sur la terre et, de cette clameur, l’aède tirant des plaintes, deux lamentations, l’une qui invective contre la vie et l’autre qui maudit la mort ; puis le chant de Clotho, lasse de son immobilité impassible ; et puis le chant de Lachésis, lasse de certitude omnisciente ; et puis le chant d’Atropos, lasse de son éternité qui désire la mort ; enfin la promesse de l’anéantissement pour les hommes et pour les dieux et le cri qu’au nom de l’humanité, devant les dieux, pousse l’aède, informé du projet final du destin : quel poème de l’angoisse, de l’intelligence et de la nécessité ! Aux tourmens de l’amour, de l’ignorance et de la mort, les déesses répondent par le refus et du repos et de la science et de l’éternité. Le sujet du poème, c’est l’inévitable condition de toute vie ; la péripétie en est le débat du temps et du néant ; et la conclusion, le désespoir. La querelle de l’humanité mortelle et des immuables déesses, la réfutation du chagrin par l’ennui, la surenchère qu’ajoute à la douleur même l’allégorie du bonheur opposé, quel drame idéologique dans la plus poignante méditation de la réalité ! Les vers sont dignes d’un si beau thème ; et j’en veux citer quelques-uns. Nous allons à Vigny, cependant : le poète des Parques nous y achemine.

L’aède chante la souffrance des hommes et, parmi les souffrances, le regret qui survit dans la mort du plaisir :


Puisque le temps s’abîme et qu’hier est défunt,
Pourquoi conserve-t-il ce vague et doux parfum ?
Comment exhale-t-il ce regret d’amertume ?


L’aède plaint la mort. Il l’a plus terriblement peinte que Villon, de l’agonie à la pourriture et du premier apaisement jusqu’à la multiplication des germes qui s’évertuent vers d’autres formes :


Tourbillonnerons-nous comme des grains de sable
Et, traînant le fardeau d’un sort impérissable,
Attendrons-nous la mort toute l’éternité ?…


Le chant de Clotho, je voudrais le copier ici d’un bout à l’autre. Quelques vers auront-ils l’accent de sa détresse ?


Homme, nous t’envions tes terreurs, tes blessures.
Quel fer vivifiant marquera ses morsures
Dans mes flancs de déesse ainsi que dans tes chairs ?
Quelle agitation fertile en espérances
Initiant mon âme au bienfait des souffrances
Me rendra les répits qui succèdent plus chers ?
Quelle torpeur morbide, envahissant mon être,
Et mêlant à mes jours insipides son fiel,
Me donnera la joie humaine de renaître
Et d’aspirer la vie avec l’air pur du ciel ?
Homme, prends le nectar ; homme, prends l’ambroisie,
Mais abandonne-moi ta faim que rassasie
La sauvage douceur d’une goutte de miel.


Et, pour un sentiment délicieux, ces vers charmans :


Hommes plus dieux que nous, vous seuls la connaissez.


(la volupté de s’oublier soi-même et d’aimer…)


Même, après la saison des tendresses conquises,
Vous savez vous créer des tendresses exquises
Avec le souvenir de vos bonheurs passés.

Atropos, qui ne peut mourir, coupe les destinées humaines, chante la mort, la compare au sommeil :


Elle porte, elle aussi, le bouquet de pavots
Qui couche, en les frôlant, les corps les plus robustes…


Et l’impossibilité de mourir, où languissent les déesses, Atropos, avec envie et colère, la marque ainsi :


Nous déchirons nos doigts dans un débile effort
Aux clous de diamant des portes de la mort
Qui tournent sur leurs gonds aux caprices des hommes.


Les plus admirables images, et qui ne sont point posées auprès de l’idée, mais qui sont l’épanouissement de l’idée, son essence fleurie, images sombres ou claires, funèbres ou teintes des couleurs fugitives de la vie, se déroulent avec l’abondance variée de la vivante laine que Clotho répand. L’idée se développe ainsi d’un mouvement large et fort, que ne ralentissent pas les reprises d’élan, que ne fatigue pas la longueur de l’étape el qui va jusqu’à son terme sans défaillance. Le souffle lyrique soutient et emporte la splendide envolée des mots.

Noble poésie, celle qui n’est pas l’ornement de la pensée, mais la pensée elle-même ; et celle à qui la pensée n’a pas eu de sacrifice à consentir ; et celle qui, n’altérant pas la pensée, la consacre ! La méditation que le poème des Parques anime ne serait pas plus rigoureuse et dialectique en prose simple et sous la forme de théorèmes consécutifs. Elle est, dans le poème, intacte ; le sentiment l’échauffé et ne la modifie pas ; le rythme lui donne son allure et ne l’entrave pas ; les images l’illuminent et ne la voilent pas.

Au poème des Parques, M. Ernest Dupuy a joint, dans une édition récente, quelques autres poèmes, Pœstum, la Fuite de Jason et de Médée, Dans Ithaque et un Roman de Chimène, joli et beau, ingénieux, qui montre les richesses brillantes de son talent.

Ce grand poète, dans la critique, sait changer de manière. Il demeure le même, pourtant. Si le lyrisme de ses poèmes était vague, abandonné au caprice et confié au hasard des aventures verbales, on aurait peine à concevoir que fussent l’œuvre d’un seul écrivain ces poèmes et la monographie patiente de Vigny. Mais il y a ici et là une pareille qualité, j’allais dire, une égale vertu de la réflexion scrupuleuse, un pareil don de l’analyse délicate et de la synthèse prompte, l’amour des idées et, à leur égard, cette vigilance, l’amour de la vérité.

M. Ernest Dupuy raconte la vie du poète d’Éloa. Il en a recherché tous les détails. Il ne les mentionne pas tous. Il utilise ceux qui expliquent les poèmes. Il s’est posé la question de savoir jusqu’où l’on doit aller dans cette enquête, aujourd’hui à la mode, et qui nous livre, sinon toutes les journées et les nuits de l’écrivain célèbre, au moins tout le secret des tiroirs. Cette enquête, je ne la méprise pas, si je regrette que le plus souvent elle soit faite sans grâce polie et sans tact. Elle donne à l’histoire une étoffe excellente et elle nous épargne de croire qu’au temps passé l’on a livré des batailles, signé des traités d’alliance ou de paix, et voilà tout. C’est le danger de l’histoire trop uniment militaire et diplomatique. Nous parvenons, à force d’investigations méticuleuses et hardies, indiscrètes peut-être, à une connaissance autrement complexe, autrement significative et utile des âges révolus et de nos pères qui, au surplus, nous ayant laissé leurs dettes et, avec un héritage, une hérédité, relèvent de notre jugement ; et, s’ils nous dirigent encore, nous avons à les connaître. Mais enfin, de quoi s’agit-il, d’histoire ou de critique littéraire ? D’histoire : alors, l’idée est bonne, à mon gré, de choisir comme l’échantillon d’une sensibilité ancienne un personnage plus attrayant qu’un autre, un artiste ou un poète, aussi bien que l’apôtre ou le conquérant : et alors, il convient que l’enquête ne néglige rien, car il n’est de vérité concrète aussi que complète. Si, d’autre part, il s’agit de critique littéraire, le danger serait d’accabler, d’étouffer l’œuvre sous la biographie. Nous risquons de ne plus songer aux poèmes qu’a écrits l’amant de la Dorval, si l’anecdote de cet amour a tous nos soins. Et la littérature est immolée à l’histoire. La littérature, un Sainte-Beuve ne la préfère pas à cette « histoire naturelle des esprits » qu’au jour le jour il composait ; et un Taine l’emploie à l’illustration de ses doctrines philosophiques et historiques : maintenant, elle fournit des matériaux et des prétextes à la chronique scandaleuse du passé. M. Ernest Dupuy a très nettement vu cet inconvénient des procédés nouveaux. Il raconte (je le disais) la vie du poète d’Eloa ; mais il en raconte seulement ce qui est le commentaire indispensable de l’œuvre. Il le fait avec beaucoup de justesse ; et, pour écarter les commérages, plus d’une fois il a de l’impatience.

Ne pourrait-on supprimer, dans la critique littéraire, tout le commentaire biographique ? Je me souviens de l’avoir souhaité. Il me semblait qu’une œuvre d’art devait posséder sa vie propre, indépendante et sa signification, sa beauté absolue. Je la voulais détachée de ses origines contingentes ; et je la voulais orpheline. L’œuvre d’art achevée, ne faut-il pas qu’on enlève les échafaudages qui ont servi à la bâtir et ne faut-il pas qu’on la regarde enfin toute seule ? Une œuvre d’art est le symbole qu’a trouvé un artiste afin d’y incarner son rêve : symbole imparfait, si le rêve n’y apparaît pas clair et ostensible. Un tel symbole, l’artiste le substituait à lui-même : et, quoi ! nous demandons encore l’artiste, sa présence, le bavardage de l’artiste, pour traduire le symbole ?… N’est-ce pas une infirmité de l’œuvre d’art, qu’elle ne puisse se passer du continuel secours de l’artiste et de ses interprètes obligeans ; secours médiocre, et signe de débilité, qui nous déplaît un peu comme déplaisent à certains esthéticiens les arcs-boutans gothiques, ces béquilles des cathédrales ?… Ainsi pensais-je, irrité contre Sainte-Beuve et les potins dont il étaye l’œuvre d’art : et c’est une opinion, je l’avoue, à laquelle je ne renonce pas volontiers.

Mais aussi, la critique subit le tort des écrivains. Depuis un bon siècle et demi, les écrivains sont de plus en plus accoutumés à ne pas séparer d’eux leurs poèmes ou leurs romans, à ne pas couper les liens et les attaches de l’œuvre à eux. Ils laissent l’œuvre dépendante de leur esprit, en même temps que leur esprit, de moins en moins capable d’abnégation, se soumet plus docilement au hasard des conjonctures et au caprice des sens. La littérature devient plus sensuelle, après avoir été plus sensible ; et tout ce qu’a d’impersonnel la raison, la littérature maintenant ne l’a pas. En outre, nous cédons à l’instigation d’un scepticisme impérieux qui fait qu’une idée, au lieu de la considérer elle-même, de la discuter et de la juger par le plus ou moins de vérité qu’elle contient, nous l’apprécions comme le trait d’un caractère, aimable ou non. De toutes manières, la personne de l’écrivain compte dans son œuvre. Chateaubriand le montre déjà, lui qui du reste montre à peu près tout ce que la littérature serait après lui. N’a-t-il pas consacré le meilleur de son génie à ses Mémoires ? n’a-t-il pas dit que ses ouvrages et son activité politique étaient « les matériaux » de ses Mémoires ? Et Vigny, son œuvre, il ne l’a point séparée de lui-même.

Cela étonne, parce qu’il était certes hautain, froid, taciturne, peu porté à la confidence. Ne le sût-on pas, on le devinerait à l’orgueil dont témoignent ses poèmes. Or, dans l’Esprit pur, quand il indique la différence de ses aïeux et de lui, de ses aïeux guerriers et chasseurs et de lui écrivain, nous lisons :


Mais aucun, au sortir d’une rude campagne,
Ne sut se recueillir…
Pour graver quelque page et dire en quelque livre
Comme son temps vivait et comment il sut vivre.

Dire dans un livre comment on a su vivre en son temps, voilà pour Vigny la tâche de l’écrivain. Ce vers signale très exactement sa volonté ; il donne la clé de son œuvre. Toute l’œuvre de Vigny, c’est le drame de l’effort qu’il a dû accomplir, étant lui, pour trouver, dans le contact de son époque et de lui, la maxime de son existence. Les tentatives qu’il a faites, et qui composent les chapitres de son œuvre, sont les péripéties d’une vivante incertitude. Ainsi se joignent sa vie et son œuvre, l’une et l’autre vouées à un problème.

Né en 1797, Alfred de Vigny était de souche noble. M. Ernest Dupuy note que sa lignée ne remontait pas au-delà du XVIe siècle, Charles IX ayant anobli en 1570 François de Vigny pour « services à lui rendus » ainsi qu’à ses « prédécesseurs rois ; » et, quant aux ancêtres maternels, les Baraudin, ils dérivent d’un Piémontais, Emmanuel Baraudini, capitaine d’aventuriers, que le duc de Savoie anoblit en 1512 et que maintint en cette qualité François Ier. Bonne noblesse, au bout du compte, et que la famille vantait mieux encore. Le petit Alfred de Vigny, M. Ernest Dupuy nous le fait voir, joli enfant, visage fin, des yeux clairs, des cheveux blonds très soyeux, bouclés : il est assis sur les genoux de son père, un bonhomme assez entiché de sa noblesse et qui lui énumère les exploits de jadis. Léon de Vigny, le père, était chevalier de Saint-Louis et portait la croix anglée de quatre fleurs de lis qu’à l’heure de la prière, matin et soir, il tendait à baiser au jeune garçon. Vigny connaît d’abord et admire « l’attitude de ses ancêtres : » on l’invite à la garder. Toute sa famille qu’il a vue, la révolution l’a tourmentée. Il est un homme d’ancien régime, après l’effondrement de l’ancien régime. Il continue les nobles Vigny, les nobles Baraudin. Mais il succède aux jours de l’incrédulité : les livres qui tuent les croyances héréditaires, il les a lus. En outre, il a eu ses premières années dans la pauvreté, la misère ; les incidens quotidiens lui enseignent la dignité du travail et du salaire acquis durement. Plus tard, il écrira : « Le travail est beau et noble. Il donne une fierté et une confiance en soi que ne peut donner la richesse héréditaire ; bénis soient donc les malheurs d’autrefois ! » Au mois de juillet de l’année 1814, à dix-sept ans, il reçoit son brevet de gendarme de la maison du Roi. Ne dirait-on pas que, fort à propos, la tradition monarchique s’est renouée, pour rétablir dans ses conditions normales d’existence le bel adolescent, hier éperdu ? Quand Alfred de Vigny part pour le régiment, sa mère lui remet en viatique une Imitation ; elle y a inscrit ces mots : « A Alfred, son unique amie. » Le voilà, comme de longue date les Vigny, soldat au service du Roi. En 1816, il entre dans la garde royale à pied, sous-lieutenant. Le 10 juillet 1822, il est promu lieutenant ; il passe, en 1823, comme capitaine en premier, dans le 55e régiment d’infanterie. Que lui faut-il ? et est-il content ? A chaque instant, il demande des congés : deux mois en 1822, pour « affaires de famille ; » trois mois, en 1824, et la prolongation d’un mois ; à la fin de cette même année, trois mois encore, jusqu’au 20 mars 1825 ; alors, une prolongation ; le 20 août, prolongation nouvelle ; le 1er janvier 1826, nouveau congé qui sera, dit-on, le dernier ; mais le 21 novembre 1826, nouveau dernier congé, le dernier vraiment, car le 13 mars 1827 le capitaine adresse au ministre de la Guerre sa démission. Que s’est-il passé ? Lisons Servitude et grandeur militaires : « Vers la fin de l’Empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu’un langage froid et pédantesque. Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies sans cesse par les canons et les cloches des Te Deum. Lorsqu’un de nos frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée et nos cris de : Vive l’Empereur ! interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des hérauts d’armes, nos salles d’études à des casernes, nos récréations à des manœuvres et nos examens à des revues… » Alors, le jeune Vigny sent en son cœur, plus fervent que jamais, l’amour de la gloire militaire. Il lui semble que la guerre est « l’état naturel » de la France. Il ne désira que de se jeter dans l’armée, comme dans le torrent qui emportait les âmes les plus frémissantes de l’époque. Eh bien ! il eut cette aubaine d’entrer dans l’armée à dix-sept ans, et dans l’armée du Roi, selon la coutume de ses ancêtres. Quel est son déplaisir ? En peu de mots, le voici : « J’appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l’Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons. » Il fut soldat quand les soldats n’allaient plus être occupés ; et ainsi l’armée n’alimenterait pas son appétit de l’action, fier appétit que la prodigieuse fièvre de l’Empire avait surexcité.

C’est bien le malaise de toute une génération française qu’Alfred de Vigny décrit comme le sien. Servitude et grandeur militaires est de 1835 ; l’année suivante parut la Confession d’un enfant du siècle : et Alfred de Musset donne le même diagnostic, en termes analogues. Dans les derniers temps de l’ancien régime, une jeunesse florissait, à laquelle son ascendance avait préparé lentement ses conditions de vie, conditions matérielles, intellectuelles et morales. Tout cela, soudain, s’écroula : il ne resta que des décombres. Le génie de Napoléon fit, avec ces débris, un nouvel univers. Il ne l’inventait pas et il prenait au passé plus que des bribes. N’importe : il constitua ou il reconstitua une conscience française. Il l’anima d’un entrain superbe, la gloire. Il suscita les énergies ; et, pour les occuper, il ordonna une épopée resplendissante. Mais, en 1815, second désastre, pareil à celui que subirent les contemporains de la révolution. La France impériale était tout enflammée de victoire ; la vie française ne paraissait plus destinée à autre chose : et tout à coup le foyer de ferveur s’éteignit. Les énergies que l’Empereur avait suscitées et qui n’étaient pas mortes avec lui, ne surent que faire. Un homme, parmi les grands aînés de cette jeunesse malheureuse, a compris ce terrible désarroi, un homme d’État dont il est possible qu’on veuille critiquer la politique (je ne sais), mais à qui n’échappait nulle contagion de mélancolie et de désir, Chateaubriand. A la jeunesse désœuvrée, en peine d’héroïsme, il a donné ce beau divertissement, la guerre d’Espagne. « La légitimité allait, dit-il, pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc, tirer son premier coup de canon après ces coups de canon de l’Empire qu’entendra la dernière postérité ! » Il avait senti, la France s’ennuyer ; il lui offrit le jeu dont elle était privée. Dans l’armée de la Restauration, le jeune Vigny s’ennuyait : « Chaque année, dit-il, apportait l’espoir d’une guerre ; et nous n’osions quitter l’épée, dans la crainte que le jour de la démission ne devînt la veille d’une campagne… » Chateaubriand, le père des romantiques, accorde à l’un de ses fils cette guerre. C’est alors que le jeune officier quitte la garde royale pour entrer dans un corps plus actif. Il est capitaine en premier au 55e régiment d’infanterie, sous les ordres du colonel de Fontanges : il tient la gloire !… Son bataillon ne franchit pas les Pyrénées. M. Ernest Dupuy le trouve à Dax, Oloron, Pau, Bayonne ; et deux fois Vigny est sentinelle au fort d’Urdoz. Ses camarades, les Taylor, d’Houdetot, Cailleux, Gaspard de Pons, en Espagne, se distinguent. Vigny, dans ses garnisons inutiles, trompe l’oisiveté en achevant son poème d’Eloa. Je le compare au jeune Chateaubriand qui, quarante-deux ans plus tôt, partant pour l’armée des princes, avait fourré ensemble dans sa giberne des cartouches et le premier manuscrit d’Atala et qui, aux abords de Thionville, s’asseyant avec son fusil, relisait et corrigeait l’histoire poétique de sa fille sauvage. Mais, Chateaubriand, si l’armée des princes le déçut, que déplaisirs bientôt le tenteront, plaisirs de volupté, d’orgueil et le plaisir même de l’action, car nul échec ne l’en décourage ! Vigny, dans ses garnisons méridionales, tout près de l’Espagne où la gloire est pour d’autres, écrit Eloa : il institue, pour son intime contentement, la foi nouvelle qui sera celle de toute sa vie ; il organise le rite quasi religieux de cette équivalence, la gloire militaire et la poésie.

Équivalence ou, plus exactement, substitution. Désormais, le capitaine de Vigny ne fera plus qu’être en congé, jusqu’au jour de sa démission. L’armée, où il avait placé tout son espoir, a trompé son attente. Elle lui a refusé ce principe d’une existence, qu’il cherchait. Et je crois qu’il ne l’aime plus ; ou bien, s’il l’aime, c’est en souvenir de l’illusion qu’elle favorisait, en souvenir aussi de la souffrance qu’il endurait, souffrance où il la laisse. En l’abandonnant, il a pitié d’elle et, comme un gage de sa compassion, il lui tend le présent d’un beau linceul, pour y envelopper tous chagrins et regrets, le beau linceul fastueux de l’honneur. Remarquons4e encore, l’idée de l’honneur, telle que Vigny la propose dans la conclusion de Servitude et grandeur militaires, est la même qu’avait choisie Chateaubriand pour sa règle. « C’est une vertu tout humaine, que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort ; c’est la vertu de la vie ; » et c’est la suprême vertu, celle que librement on décide de pratiquer, une fois les évangiles oubliés, une vertu catégorique et sans récompense. Parmi les notes précieuses que M. Fernand Baldensperger a jointes à une récente édition de Servitude et grandeur militaires[2], je lis ce fragment d’un brouillon : « Vous êtes ému, me dit-il. — Je pense à mes camarades, lui dis-je, qui vont mourir demain pour des princes qu’ils n’aiment guère, pour des idées qu’ils n’aiment point et des hommes qu’ils ne connaissent pas… » Chateaubriand, de même, parait sa vie d’une fidélité obstinée aux Bourbons qu’il n’aimait pas. Ses idées triomphaient aux journées de Juillet ; mais il refusa leur triomphe et leur préféra l’honneur, dans la retraite consentie, avec l’immense amertume de l’incurie et de l’inutilité.

S’il embaume l’armée aux plis de ce linceul, Vigny s’est échappé. Il a, quant à lui, substitué à l’action le rêve, au service des armes la littérature. Et il exalte la littérature comme le service auguste de l’Esprit. Servitude et grandeur militaires fait avec Stello un diptyque où le poète est plaint et glorifié de même que le soldat. Puis, dans la Flûte, poème imparfait sans doute, Vigny a placé l’une de ses convictions les plus chères : l’éminente dignité de l’art et sa sublime sainteté, l’artiste ne fût-il que peu adroit et sur un instrument médiocre. Enfin, le 10 mars 1863, quelques semaines après la mort de Mme de Vigny et à quelques mois de mourir lui aussi, le poète écrit son dernier poème, l’Esprit pur. C’est, dit très justement M. Dupuy, son testament littéraire ; et c’est une « réponse stoïcienne » à la douleur, une « revanche de l’âme sur le corps et de l’esprit sur la matière. » C’est aussi l’affirmation de la croyance qui, après la déception militaire, a gouverné sa vie.

Seule croyance, avec le culte de l’honneur ; et, quant au reste, les poèmes de sa maturité sont tous de violentes déclarations de nihilisme. Le Mont des Oliviers nie toute religion ; la Colère de Samson nie tout amour ; et la Mort du loup commande la solitude et le silence.

La Colère de Samson date de 1839 ; et c’est le seul poème que Vigny ait composé à cette époque. Depuis la publication de Servitude et grandeur militaires en 1835, et jusqu’à l’année 1843, pendant sept ans, il n’écrit pas. Il voit mourir sa mère, il supprime de sa pensée (autant qu’il le peut) la Dorval, il se retire au Maine-Giraud : solitude et silence. Il pratique mentalement les rites de son nihilisme. Il imprime la collection de ses « œuvres complètes, » comme s’il avait à jamais fini de prononcer une parole.


Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.


Les poèmes qu’il écrira encore seront, en vers impérieux, les préceptes du silence et de la solitude. Mais, un jour, en 4844, toute sa poésie est en délire et chante : délire merveilleux, où la mélancolie est émue d’allégresse, où le désespoir est enchanté de musique, où la tendresse et la jalousie se confondent, où la volupté rayonne et où passent les idées naïves ou subtiles, pénétrantes comme des éclairs dans une nuit déjà illuminée d’étoiles. Il écrit la Maison du berger, poème tel qu’il n’en a pas écrit un autre et tel que, dans notre littérature, dans les autres littératures (je crois), il n’y en a pas d’autre ; poème étrange et dont la composition vous déconcerte ; poème dont les élémens ne sont pas arrangés selon la logique habituelle, et labyrinthe sans ténèbres, mais labyrinthe éblouissant pour lequel un fil d’Ariane ne, nous est pas donné ; poème tout en prestiges où les idées sont des éclairs, et les larmes, des étoiles. Aucun poème ne marque plus hardiment sa suprématie désinvolte ; en notre faveur et afin de nous aider à le suivre, le poète de la Maison du berger n’a rien fait : aucun poème n’est plus souverainement destiné à lui-même et à lui seul. Et il s’impose à nous comme une incantation magique. En vue de le déchiffrer, ce poème, les commentateurs sont ingénieux. D’abord ils ont cherché le nom d’Eva. Dorval, ou Mme d’Agoult ? Louise Colet, peut-être : ô folie ! M. Ernest Dupuy s’est demandé naguère si Eva ne serait pas, très honorablement et par une idéale métamorphose, Mme de Vigny. A présent, il écarte son hypothèse et toute hypothèse de ce genre : la Maison du berger serait « un appel à la muse, » une « aspiration à rentrer en grâce auprès de l’immortelle poésie ; » elle reprendrait et « retournerait » le thème des Nuits de mai, d’août et d’octobre, le poète cette fois secourant la poésie blessée. Avec beaucoup d’habileté, M. Dupuy commente ainsi le poème et, de vers en vers, y découvre le symbole. Mais, à mon avis, la Maison du berger est avant tout un poème d’amour : si je ne sais pas le nom de l’aimée, peu m’importe ; un poème d’amour ardent, coupable et menacé ; un poème d’un tel amour que cet amour prend et réalise en lui tous les sentimens, toutes les idées, voire esthétiques et métaphysiques du poète. L’art et l’amour, deux stratagèmes ou occasions de sortir de soi et de s’éterniser hors de soi dans un emblème, s’identifient. Eva est une Béatrice, et femme, non petite fille.

Après la Maison du berger, Vigny n’avait plus à écrire que l’Esprit pur : c’est le sceau qu’il met à son œuvre. Son œuvre tout entière est consacrée à la polémique du rêve et de l’action : il a vécu le plus poignant des évangiles, celui de Marthe et de Marie. Et, pour nous émouvoir, il a inventé dans la douleur cette équivalence d’une gloire et d’une autre ; il a même affirmé, consolateur de son temps et du nôtre, la précellence de l’Esprit : et, s’il ne l’est plus, il a été le maître des jeunes hommes qui, ayant reçu la Défaite comme présent de berceau, ont dû chercher ailleurs que dans les exploits de la force l’orgueil indispensable de la vie.

Le Vigny que voilà, je ne le donne pas pour celui que M. Dupuy a peint, à la manière de Holbein, portrait complet, pareil au modèle et d’où j’ai tiré, comme du modèle, une esquisse, le trait d’une physionomie. Les grands poèmes et les grands rêves se colorent au gré de qui les regarde : et c’est leur vie, durable et variée.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Ernest Dupuy, Alfred de Vigny, la vie et l’œuvre, 1 vol. in-16 (Hachette). Cf. du même auteur, Poèmes, « les Parques, le Roman de Chimène, Dans Ithaque, » (Société française d’imprimerie et de librairie.
  2. Premier tome de l’édition modèle des œuvres de Vigny que l’éditeur Conard est en train de publier.