Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 10

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 137-142).
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CHAPITRE X


De l’accusation et de la défense. Du nombre et de la nature des sources du syllogisme.


I. Il s’agit maintenant d’exposer, au sujet de l’accusation et de la défense, la nature et le nombre des propositions qui devront composer les syllogismes.

II. Il faut considérer trois points : premièrement, les causes du préjudice et leur nombre ; en second lieu, les dispositions de ses auteurs ; troisièmement, la qualité et la condition des gens préjudiciés.

III. Avant d’entrer dans ces détails, nous définirons le préjudice. Le préjudice, c’est le mal causé volontairement à quelqu’un contrairement à la loi ; or la loi est tantôt particulière, tantôt commune. J’appelle « loi particulière » celle dont la rédaction écrite constitue un fait de gouvernement, et « loi commune » celle qui, sans avoir été jamais écrite, semble reconnue de tous. On fait volontairement tout ce que l’on fait sciemment, sans y être contraint. Ce que l’on fait volontairement, on ne le fait pas toujours avec préméditation ; mais ce que l’on fait avec préméditation, on le fait toujours en connaissance de cause, car on n’ignore jamais le fait qu’on a prémédité.

IV. Le mobile par lequel on prémédite de nuire et de faire du mal, contrairement à la loi, cela s’appelle vice et dérèglement ; car, suivant que l’on a une ou plusieurs manières de nuire, d’après le point de vue auquel on se trouve être malfaisant, on est en même temps injuste. Par exemple, celui qui est parcimonieux l’est au point de vue de l’argent ; l’intempérant est intempérant au point de vue des plaisirs du corps ; l’homme efféminé l’est au point de vue des actions faites avec mollesse ; le lâche est lâche vis-à-vis des dangers : car on abandonne ses compagnons de péril à cause de la crainte que l’on éprouve ; l’ambitieux agit pour l’honneur ; le caractère vif, par colère ; l’amateur de triomphe, en vue d’une victoire ; l’esprit rancunier, en vue d’une vengeance ; l’homme sans discernement, parce qu’il s’abuse sur ce qui est juste ou injuste ; l’homme éhonté, par mépris de sa réputation, et ainsi des autres sortes de caractères par rapport à chacun des mobiles qui s’y rapportent.

V. Du reste, toute cette question est facile à comprendre, soit d’après ce que nous avons dit en ce qui touche les vertus[1], soit d’après ce que nous avons à dire relativement aux passions[2]. Il nous reste à expliquer pourquoi l’on cause un préjudice, dans quelles dispositions on le cause, et à qui.

VI. Premièrement, distinguons le mobile qui nous pousse et les inconvénients que nous voulons éviter lorsque nous commettons une injustice ; car il est évident que, pour l’accusateur, c’est un devoir d’examiner la nature et le nombre des considérations qui diligent la partie adverse d’entre celles auxquelles tout le monde obéit quand on fait tort à ses semblables ; et pour le défenseur, d’examiner la nature et le nombre des considérations qui n’ont pu déterminer son client.

VII. Les hommes agissent, tous et toujours, soit par une initiative qui ne leur est pas personnelle, soit par leur propre initiative. Dans le premier cas, leur action se produit tantôt par l’effet du hasard, tantôt par nécessité ; parmi les actions nécessaires, les unes sont dues à la contrainte, les autres à la nature. Ainsi donc, parmi les actions indépendantes de nous, les unes sont fortuites, les autres naturelles, d’autres encore nous sont imposées de force. De celles qui dépendent de nous et dont nous sommes directement les auteurs, les unes ont pour cause l’habitude, les autres sont suscitées par un désir, lequel est tantôt raisonné, tantôt non raisonné.

VIII. La volonté est le désir d’un bien, accompagné de raison. Car personne ne voudrait autre chose que ce qu’il jugerait être un bien. Quant aux désirs non raisonnés, ce sont la colère et la passion. Conséquemment, toutes nos actions se rattachent nécessairement à sept causes diverses : le hasard, la contrainte, la nature, l’habitude, le calcul, la colère et le désir passionné.

IX. Les distinctions qui se rapportent en outre à l’âge, à la condition ou à certains autres actes accomplis en même temps, seraient chose superflue ; car, s’il arrive à des jeunes gens d’agir avec colère ou avec passion, la qualité de leur action ne dépend pas de la jeunesse, mais de la colère et de la passion ; ni de l’opulence ou de la pauvreté, seulement il arrive aux pauvres de rechercher des richesses à cause de leur indigence, et aux riches de rechercher les plaisirs non nécessaires, à cause de la faculté qu’ils ont de se les donner. Mais le mobile de leurs actions ne sera pas leur opulence ou leur pauvreté ; ce sera leur passion. Semblablement aussi, les hommes justes et les hommes injustes, et les autres qui seront dits agir dans telle ou telle condition feront toutes choses sous l’influence de quelqu’une de ces causes, c’est-à-dire par calcul ou par passion ; seulement, les uns sous l’influence de qualités morales ou d’impressions honnêtes, et les autres sous l’influence contraire.

X. Il arrive toutefois que telle ou telle action est la conséquence de telle ou telle condition, et telle autre action celle de telle autre condition. Chez l’homme tempérant, à cause de sa tempérance même, il peut survenir des opinions et des désirs honnêtes à l’occasion de certains plaisirs, et chez l’homme intempérant, à l’occasion de ces mêmes plaisirs, des opinions et des désirs contraires.

XI. C’est pourquoi il faut laisser de côté de telles distinctions, et s’appliquer plutôt à examiner le rapport de telle nature à telle action. En effet, que l’auteur de l’acte accompli soit blanc ou noir, grand ou petit, cela ne tire pas à conséquence ; mais qu’il soit jeune ou vieux, juste ou injuste, voilà ce qui importe ; et, généralement parlant, toutes les circonstances où les qualités morales de l’homme influent sur ses actions. Par exemple, qu’un individu semble riche ou pauvre, ce point ne sera pas indifférent ; de même s’il semble être malheureux ou heureux. Mais nous traiterons cette question plus tard[3], et, pour le moment, nous aborderons celles dont il nous reste à parler.

XII. Sont des actions dues au hasard toutes celles dont la cause est indéterminée et qui ne sont pas accomplies dans un certain but ; celles qui ne le sont ni d’une façon constante, ni généralement, ni dans des conditions ordinaires. Ce point est évident, d’après la définition du hasard.

XIII. Sont des actions dues à la nature celles dont la cause est inhérente à leurs auteurs ; car elles se reproduisent en toute occasion ou, généralement, de la même manière. Et, en effet, les actions indépendantes de la nature ne peuvent donner lieu à la recherche approfondie d’une explication naturelle ou de quelque autre cause, et il semblerait plus exact d’en attribuer l’origine au hasard.

XIV. Sont l’effet de la contrainte toutes les actions que l’on accomplit indépendamment d’une passion ou d’un calcul.

XV. Sont dues à l’habitude toutes celles que l’on accomplit parce qu’on les a souvent faites.

XVI. Sont dues au calcul toutes celles qui semblent (à leur auteur) avoir une utilité dans l’ordre de ce que nous avons appelé des biens, soit comme but final, soit comme acheminement à ce but, lorsqu’elles sont accomplies en vue de l’utilité. En effet, les intempérants peuvent faire certaines choses utiles ; seulement ils ne les font pas en vue de leur utilité, mais en vue du plaisir.

XVII. Sont dues à la colère et à l’irascibilité celles qui aboutissent à une vengeance. Or il y a une différence entre la vengeance et le châtiment. Dans le châtiment, on considère celui qui le subit, tandis que, dans la vengeance, on a plutôt souci de celui qui l’exerce, le but de celui-ci étant de se donner une satisfaction. Quant aux questions relatives à l’irascibilité, elles seront clairement traitées lorsque nous parlerons des passions[4].

XVIII. On accomplit, sous l’influence d’un désir passionné, toutes les actions où l’on trouve quelque chose d’agréable ; or ce qui nous est familier et ce qui est entré dans nos habitudes compte parmi les choses agréables ; car un grand nombre des actions qui ne sont pas agréables naturellement, on les fait avec plaisir quand on en a contracté l’habitude. Aussi, pour parler sommairement, toutes les choses que l’on fait de sa propre initiative, ou sont bonnes ou nous paraissent bonnes, ou sont agréables ou nous paraissent telles ; or, comme on fait volontiers ce qui émane de son initiative, et malgré soi ce qui n’en émane point, tout ce que l’on fait volontiers est bon ou paraît bon, ou bien est agréable, ou encore paraît l’être. J’établis aussi que la cessation des maux ou de ce que l’on prend pour tel, ou encore la substitution d’un mal plus petit à un plus grand, compte parmi les biens ; car ce sont choses préférables, en quelque façon ; et la cessation des choses pénibles ou soi-disant telles, ou encore la substitution de choses moins pénibles à d’autres qui le sont davantage, comptent pareillement au nombre des choses agréables.

XIX. Il faut donc traiter des choses utiles et des choses agréables, en considérer la nature et le nombre. Nous avons parlé de l’utile précédemment, en traitant des arguments délibératifs[5] ; parlons maintenant de l’agréable. Nous devrons juger les définitions suffisantes chaque fois qu’elles ne seront, sur le point à définir, ni obscures, ni trop minutieuses[6].

  1. Aristote a composé un traité des vertus et des vices (p. 1249, éd. Bekker).
  2. Ce sera l’objet du livre II, chap. I à XVII.
  3. Livre II, chap. I à XVII.
  4. Livre II, chap. II.
  5. Chap. IV, VI, VIII, etc.
  6. Cp. Top., VI, 1, p. 136 b 15.