Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 5

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 100-107).
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CHAPITRE V

Quel but on doit se proposer quand on conseille et quand on dissuade. Variétés du bonheur.

I. Chacun de nous en particulier, à peu de chose près, et tout le monde en général, se propose un certain but dans la poursuite duquel on adopte, ou l’on repousse une détermination. Ce but, en résumé, c’est le bonheur et les parties qui le constituent.

II. Considérons, à titre d’exemple, ce que c’est, à proprement parler, que le bonheur et de quoi procèdent les parties qui le composent ; car c’est sur le bonheur, ainsi que sur les moyens qui nous y conduisent ou les obstacles qui nous en détournent, que portent tous nos efforts pour exhorter ou pour dissuader, attendu qu’il faut que l’on fasse les actions qui préparent le bonheur ou quelqu’une de ses parties, ou qui rendent celle-ci plus grande ; mais les choses qui détruisent le bonheur, ou l’entravent, ou produisent ce qui lui est contraire, il faut qu’on ne les fasse point.

III. Le bonheur sera donc une réussite obtenue avec le concours de la vertu, le fait de se suffire à soi-même, ou la vie menée très agréablement et avec sûreté, ou, encore, la jouissance à souhait des possessions et des corps, avec faculté de les conserver et de les mettre en œuvre. En effet, un ou plusieurs de ces biens, presque tout le monde convient que c’est là le bonheur.

IV. Maintenant, si c’est là le bonheur, il aura nécessairement pour parties constitutives la noblesse, un grand nombre d’amis, l’amitié des gens honnêtes, la richesse, une descendance prospère, une belle vieillesse ; de plus, les bonnes qualités du corps, telles que la santé, la beauté, la vigueur, la grande taille, la faculté de l’emporter dans les luttes agonistiques ; la renommée, l’honneur, la bonne fortune, la vertu, ou bien encore ses parties, la prudence, le courage, la justice et la tempérance. En effet, on se suffirait très amplement à soi-même si l’on pouvait disposer et des avantages que l’on possède en soi, et de ceux du dehors ; car il n’y en a pas d’autres après ceux-là. Ceux que l’on possède en soi, ce sont les biens qui se rattachent à l’âme et ceux qui résident dans le corps. Les biens extrinsèques sont la noblesse, les amis, les richesses et la considération. Nous jugeons qu’il est convenable d’y ajouter encore les aptitudes et la bonne chance ; car, de cette façon, rien ne manquerait à la sûreté de la vie. Reprenons donc chacun de ces biens de la même façon, pour voir en quoi il consiste.

V. La noblesse, pour une race, pour un État, c’est lorsque les indigènes sont anciens dans le pays, que leurs premiers chefs étaient illustres et qu’ils ont eu une nombreuse descendance, renommée dans les choses qui suscitent l’émulation. La noblesse, pour les particuliers, provient ou des hommes, ou des femmes : la naissance légitime des uns et des autres, et, comme pour un État, c’est lorsque les premiers aïeux se sont distingués soit par leur mérite, ou par leurs richesses, ou enfin par quelqu’un des avantages qui donnent de la considération et qu’une longue suite de personnages illustres, hommes, femmes, jeunes gens, vieillards, se sont succédé dans une famille.

VI. Quant à la descendance prospère et nombreuse, il n’y a rien d’obscur à expliquer. Au point de vue de l’intérêt public, la descendance est prospère lorsque les jeunes générations sont nombreuses et en bon état ; en bon état, d’abord, relativement à la valeur corporelle, comme la haute taille, la beauté, la force, l’aptitude aux exercices agonistiques ; puis relativement à la valeur morale, c’est-à-dire la tempérance et le courage, vertus propres au jeune homme. Au point de vue des particuliers, la descendance prospère et nombreuse consiste à avoir à soi un grand nombre d’enfants et constitués dans des conditions analogues ; les uns du sexe féminin, les autres du sexe masculin.

Pour ceux du sexe féminin, la valeur corporelle c’est la beauté et la grande taille ; la valeur morale, la tempérance et l’amour du travail, mais sans servilité. C’est en considérant indistinctement le cas du gouvernement et celui des particuliers, comme les deux sexes masculin et féminin, qu’il faut chercher à réaliser chacune de ces qualités. Les peuples chez lesquels il y a de mauvaises institutions relativement aux femmes, comme les Lacédémoniens, ne possèdent guère que la moitié du bonheur.

VII. Quant aux parties de la richesse, ce sont les monnaies, l’abondance de la terre (cultivée), la possession de territoires ; puis celle d’objets mobiliers, de troupeaux, d’esclaves remarquables par leur quantité, leur grandeur et leur beauté. Tous ces biens doivent être l’objet d’une possession assurée, d’une jouissance libérale, utile. Sont plus particulièrement utiles ceux qui produisent des fruits, libéraux ceux d’une jouissance directe. J’appelle « biens qui produisent des fruits » ceux dont on tire un revenu ; biens d’une jouissance directe ceux dont il ne résulte rien d’appréciable en outre de l’usage qu’on en fait. La définition de la sûreté, c’est la possession, dans un cas et dans des conditions telles, que l’usage des biens possédés dépende uniquement du possesseur. Celle du bien propre ou non propre, c’est la faculté, pour le possesseur, d’aliéner ce qu’il possède ; or j’entends par aliénation la cession, par don ou par vente. En somme, l’essence de la richesse consiste plutôt dans l’usage que dans la propriété, car l’exercice de la propriété consiste dans l’usage et l’usage même est une richesse.

VIII. La bonne renommée, c’est le fait d’être regardé comme un homme de valeur (σπουδαῖος), ou de posséder quelque bien de nature à être recherché par tout le monde, ou par le plus grand nombre, ou par les gens de bien ou les hommes de sens.

IX. Les honneurs sont les signes d’une réputation de libéralité. Sont honorés par-dessus tout, et avec raison, ceux qui ont fait du bien ; du reste, on honore aussi celui qui est en situation d’en faire. La libéralité s’exerce en vue du salut et de tout ce qui fait vivre, ou bien de la richesse, ou, encore, de quelqu’un des autres biens dont l’acquisition n’est pas facile, soit d’une manière absolue, soit dans telle circonstance, soit dans tel moment ; car beaucoup de gens obtiennent des honneurs pour des motifs qui paraissent de mince importance ; mais cela tient aux lieux et aux circonstances. Les variétés d’honneurs sont les sacrifices, les inscriptions métriques et non métriques, les récompenses, la préséance, les tombeaux, les images, la subsistance publique ; les usages des barbares, tels que les prosternations et le soin qu’on y prend de s’effacer. Les dons ont partout un caractère honorifique ; et en effet, le don est l’abandon d’un bien possédé et un signe d’honneur rendu. Voilà pourquoi les gens cupides et les ambitieux recherchent les dons. Le don a, pour les uns et les autres, de quoi répondre à leurs besoins. En effet, le don est une possession, ce que convoitant les gens cupides ; et il a en soi quelque chose d’honorifique, ce que convoitent les ambitieux.

X. La qualité principale du corps, c’est la santé ; or il s’agit de la santé dans ce sens où l’on dit que sont exempts de maladie des gens qui gardent l’usage de leur corps ; car beaucoup de gens se portent bien, comme on le dit d’Hérodicus[1], lesquels ne seraient taxés d’heureux par personne, sous le rapport de la santé, s’abstenant de tous ou de presque tous les aliments humains.

XI. La beauté varie suivant l’âge. La beauté du jeune homme consiste à avoir un corps apte à supporter les fatigues résultant de la course ou des exercices violents, et agréable à voir en vue du plaisir. Ce qui fait que les pentathles sont les plus beaux hommes, c’est qu’ils sont heureusement doués, tout ensemble sous le double rapport de la vigueur et de l’agilité. La beauté de l’homme, dans la force de l’âge, consiste à bien supporter les fatigues de la guerre et à porter dans sa physionomie un air agréable qui, en même temps, inspire la crainte. La beauté du vieillard consiste à suffire aux travaux nécessaires sans mauvaise humeur, parce qu’on n’éprouve alors aucun des maux qui affligent la vieillesse.

XII. La force, c’est la faculté de faire déplacer un individu à volonté ; or, pour que ce déplacement se produise, il faut, nécessairement, que l’individu soit attiré, ou repoussé, ou enlevé, ou terrassé, ou enfin qu’on l’étreigne. On est fort en tous ces effets, on seulement en quelques-uns d’entre eux.

XIII. Le mérite d’une belle taille, c’est de surpasser la plupart des hommes en grandeur, en épaisseur et en largeur, dans des proportions telles que les mouvements ne se produisent pas trop lentement en raison d’un excès de ces avantages.

XIV. La valeur agonistique du corps consiste dans la réunion de la belle taille, de la force et de l’agilité ; et en effet, celui qui est agile est fort ; car peut-on lancer ses pieds en avant d’une certaine façon, les mouvoir rapidement et allonger le pas, ce sera l’affaire du coureur ; étreindre et retenir son adversaire, celle du lutteur ; le pousser au moyen d’un coup, c’est faire du pugilat ; la pratique de ces deux exercices, c’est le pancrace, et celle qui les comprend tous, le pentathle.

XV. Une belle vieillesse, c’est celle qui vient lentement et sans souffrance. Et en effet, lorsqu’on vieillit vite, il n’y a pas vieillesse heureuse ; et pas davantage si elle se fait à peine sentir, mais qu’elle soit chagrine ; or cela dépend et des qualités inhérentes au corps, et des caprices du hasard. Celui qui n’est pas exempt de maladie et qui n’a pas de force ne sera point a l’abri des émotions et ne pourra prolonger son existence qu’à la faveur du hasard. Il existe, en dehors de la force et de la santé, une autre cause de longévité ; beaucoup de gens, dépourvus des qualités du corps, sont des exemples de vie prolongée ; mais une discussion approfondie sur cette matière ne serait pas utile pour le moment.

XVI. L’amitié d’un grand nombre d’hommes et celle des gens honnêtes sont des avantages qui n’ont rien d’obscur, si l’on définit l’ami « celui qui est capable de faire pour un tel ce qui, dans son opinion, doit lui profiter. » Celui pour qui un grand nombre d’hommes sont dans cette disposition sera donc l’ami d’un grand nombre d’hommes, et celui qui l’inspire aux hommes de bien sera l’ami des gens honnêtes.

XVII. Le bonheur consiste dans la production ou l’existence des biens qui, soit en totalité, soit pour la plupart, soit au plus haut degré, ont une cause fortuite. Or la fortune est la cause de certaines choses qui dépendent des arts, mais aussi d’un grand nombre de choses indépendantes de l’art, comme, par exemple, de celles qui dépendent de la nature. Il arrive aussi que des avantages nous viennent indépendamment de la nature. Ainsi la santé a pour cause l’art, tandis que la beauté, la belle taille, dépendent de la nature. Mais, généralement, les avantages qui nous viennent de la fortune sont de nature à provoquer l’envie. La fortune est la cause des biens indépendants de la raison ; comme, par exemple, si, dans une famille, un frère est beau et que tous les autres soient laids, ou bien qu’un d’entre eux ait trouvé un trésor demeuré inconnu des autres, ou encore, si un trait a touché un individu placé à sa portée, et non pas tel autre, ou enfin, si un tel, se rendant perpétuellement en un lieu, est le seul à se trouver absent (au moment du danger), tandis que les autres, pour une seule fois qu’ils ont été présents, ont été mis en pièces.

XVIII. Quant à la vertu, comme c’est un lieu très propre aux louanges, nous aurons à développer ce sujet lorsque nous traiterons de la louange[2]. Voilà donc, évidemment, ce que l’on doit avoir en vue, soit que l’exhortation ou la dissuasion concerne des faits futurs, ou présents ; car, suivant le cas[3], les arguments sont pris pour tout cela en sens contraire.

  1. Hérodicus de Sélymbrie, médecin mentionné par Platon (Phèdre et République) et par Plutarque (De sera num. vind.,§ 18).
  2. Plus loin, chap. IX.
  3. Suivant que l’on veut exhorter ou dissuader.