Rhythmes oubliés/Laocoon

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 48-54).

LAOCOON

À G.-S. Trebutien

I

Le Grand-Prêtre était debout, fort et majestueux comme un rouvre, et ses deux fils aux chevelures d’hyacinthe, à trois pas de lui, auprès de l’autel… La lumière bleue, safranée d’or, qui inonde tout l’Olympe quand les Dieux sont en fête, transperçait d’azur la coupole du ciel, et la mer, plus bleue à son tour sous ce bleu doré des sommets de l’Olympe, étincelait au loin, — arc de cercle immense, — dans une sérénité qui, ce jour-là, semblait immortelle.

II

Tout à coup, tout à coup, sans bruit, sans frémissement, sur la coupe d’huile de cette mer sommeillante, sans qu’un seul flot se gonfle et saute, comme saute le saphir du chaton de la bague où il brillait, sans un seul flocon d’écume qui tache cette vaste profusion d’azur et, par un trouble, annonce leur présence,

III

Deux serpents, d’un bleu aussi doux que celui de la mer et se confondant avec elle, glissèrent, souples, charmants, reployés comme deux bandelettes oubliées et tombées du front d’Amphitrite, et moelleusement roulèrent comme cette mer qui baisait si amoureusement son rivage !

IV

« Les vagues montent jusqu’à l’autel », pensa le Grand-Prêtre, presque enorgueilli de cette faveur de Neptune, — et les deux vagues vivantes l’avaient déjà pris dans leurs replis terribles, et elles l’étouffaient comme jamais vaisseau ne fut étouffé par les flots irrésistibles, — sur les mers !

V

Il lutta, ce rouvre, mais ce fut en vain ! Les serpents, les traîtres serpents aux écailles lapis, avaient redoublé leurs anneaux autour de ce torse immobile, dont les bras meurtrissaient les flancs sous la chaîne affreuse qui les étreignait, et c’est de là que, s’élançant vers les deux enfants accourus pour sauver leur père, ils avaient piqué l’un jusqu’au cœur et dévoré l’autre aux sources inférieures de la vie !

VI

Et repus de ce sang jeune et fort qu’ils avaient bu d’un coup, tachés de ce sang, devenus violets de bleus qu’ils étaient, dans cette pourpre, ils avaient ramené leurs longs cous, hideusement gracieux, vers le front livide du Grand-Prêtre, et de leur spirale lui avaient fait une épouvantable couronne, lui versant dans chaque tempe, ces messagers des Dieux, comme on verse le nectar aux hommes, tout ce qu’ils avaient de venin, de férocité et de morsure !

VII

Et la tête livide noircissait, et le venin toujours versé de ces reptiles divinement monstrueux était moins cruel pour ce père que le sang dégorgé de ses fils qui se mêlait au sien et qui empoisonnait mieux son agonie !

VIII

Ô Laocoon ! Laocoon ! nous te connaissons… Nous avons assez frémi devant ton bronze muet qui crie. Nous te connaissons, Laocoon ! N’es-tu pas encore plus terriblement sculpté dans notre propre chair que dans l’airain des plus forts sculpteurs ? Ne sommes-nous donc pas tous des Laocoons dans la vie ?… N’avons-nous pas tous nos serpents sortant de la mer bleue, et nous saisissant, — comme toi, Laocoon ! — au moment d’un beau sacrifice, au pied joyeux de quelque autel ?…

IX

Nos fils, à nous, Laocoon ! ce sont nos pensées, nos espérances, nos rêves, nos amours, devenus avant nous les victimes de la destinée, la pâture de ces serpents maudits qu’on n’aperçoit se glisser dans la vie que quand ils se glissent dans nos cœurs et qu’il n’est plus temps de leur échapper !

X

Et à nous aussi, comme à toi, Laocoon, le sang de nos rêves immolés semble plus cruel et plus envenimé que tous les autres poisons qu’on fait couler dans nos blessures ! Nous sommes tous pères de quelque chose qu’il faut voir, devant nous, mourir ! Mais, ô le supplicié des Dieux ! ne te plains plus de ton supplice. Nos serpents sont plus obstinés que les tiens. Du moins, toi mort, les tiens te laissèrent, Laocoon ! On les vit se détacher de toi et retourner dans la mer bleue. Ils s’y dessouillèrent de leur crime dans la lumière liquide de ses flots. Mais les nôtres ont moins de fierté et un acharnement plus bas… Ils ne retournent pas à l’abîme d’où ils sont sortis. Ils restent, hélas ! sur nos dépouilles, — couronnes de souillures éternelles sur nos fronts morts que le monde imbécille croit vivants, parce que ces horribles serpents s’y agitent encore et font une simagrée de vie avec ce qui Fut la suprême douleur !

8 février 1857.