Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Deuxième partie/2

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Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 140-166).
DEUXIÈME PARTIE


II

LA PHILOSOPHIE


Son activité d’artiste militant avait conduit Wagner à s’occuper de questions politiques, mais sa tentative de s’y mêler pratiquement avait abouti à une catastrophe, à la suite de laquelle il avait dû passer de longues années dans l’exil. Cette séparation forcée du monde lui procura, du moins, le loisir nécessaire pour méditer sur l’énigme de la vie humaine. Désespérant du présent, il se tourna vers le passé et vers l’avenir. Dans le passé, il croyait reconnaître une époque particulière où l’art avait vraiment été « le moment le plus puissant de la vie humaine », tandis que les temps futurs promettaient à ses aspirations d’artiste « la vie rédemptrice de l’avenir ». Sortir du présent immédiat, c’était entrer dans un monde de pensées nouveau ; l’homme qui, jusque-là, n’a suivi que des projets pratiques, applicables à des données actuelles, trace alors à grands traits une philosophie de l’histoire (L’État et la Révolution). Mais aux enseignements de l’histoire succède logiquement, pour lui, la recherche des principes, car si son regard clair et sûr lui montre l’avenir comme conditionné par le passé, il comprend cependant qu’il ne saurait conclure de l’un à l’autre, et ainsi il se voit obligé d’appuyer son enquête, à l’égard de cet avenir, sur des considérations philosophiques touchant la nature humaine, la science, et l’art (L’Œuvre d’art de l’Avenir). Et cette esquisse générale d’un avenir rêvé ne pouvait elle-même suffire à l’artiste créateur ; de là surgit une philosophie du drame parvenu à sa perfection (Opéra et Drame), philosophie pleine de suggestions élevées pour l’artiste d’aujourd’hui, et dans laquelle surabondent les pensées les plus profondes sur l’État et la Religion, sur les sciences naturelles et le langage, sur le passé, le présent et l’avenir de la race humaine. Plus tard, enfin, viennent de nombreuses dissertations sur l’État et la Religion et d’autres thèmes analogues, sur Acteurs et Chanteurs, et d’autres sujets plus spécialement scéniques, mais surtout sur le grand problème d’une régénération du genre humain.

Si, avec Kant, nous voulons voir dans la philosophie autre chose qu’une simple doctrine d’école, une vision du monde ; si nous adoptons son point de vue, à savoir que « le philosophe pratique, enseignant la sagesse par la parole et par l’exemple, est le vrai philosophe », il nous faudra considérer les écrits de Wagner, même les tout premiers, comme essentiellement philosophiques. Wagner n’a jamais écrit d’esthétique ; c’est, seulement, et tout au plus, dans L’Œuvre d’art de l’Avenir, qu’il semble toucher à ce domaine par ses considérations sur les divers arts spéciaux. Mais l’esthétique est bien de la philosophie « d’école» ; et ce que Wagner, tout au contraire, cherche à établir, c’est une philosophie pratique, une « sagesse ». Il n’a traité qu’une fois de métaphysique, dans son Beethoven (métaphysique de la musique), et alors, simplement comme disciple de Schopenhauer.

On comprend sans peine que les vues d’un tel homme sur le monde et l’ensemble des choses présentent un intérêt particulier. On ne s’en est point assez occupé jusqu’ici, et c’est peut-être, plus que tout autre chose, la nouveauté du point de vue qui a rendu, et rend encore, difficile la compréhension de ces écrits de Wagner. Celui-ci, pour embrasser tout le domaine de la vie humaine, se place au point de vue du poète. L’art lui sert de mesure ; il y voit comme les pulsations du cœur social. Au début, lui aussi n’a voulu s’enquérir que de l’art seul, mais au fur et à mesure qu’apparaissent à son regard les phases de cet art dans ses manifestations successives, l’histoire entière de l’humanité se déroule à ses yeux.


I


« La condensation est l’œuvre propre de l’intelligence créatrice », dit Wagner. Aussi condense-t-il en images plastiques les événements qui se succèdent en couches diffuses et entremêlées. Qu’il parle de civilisation grecque ou romaine, de moyen âge ou de renaissance, de mythes ou de légendes, du roman ou du journalisme, de Shakespeare, de Corneille ou de Gœthe, d’histoire, de langue ou de la religion, toujours il nous donne en quelques phrases, souvent en une seule, la quintessence du sujet qu’il examine : mais jamais sous une forme abstraite, toujours, au contraire, condensée en une image aisément perceptible dans sa totalité. C’est là la méthode des poètes, mais personne, avant lui, n’y avait mis pareille intensité, Gœthe excepté, et il n’est pas facile à chacun de suivre la marche tout elliptique de sa pensée. C’est dans l’image, en effet, que l’ellipse trouve sa justification ; mais il en est beaucoup qui passent sans voir l’image, sans du moins en saisir la portée, précisément parce que nous ne sommes habitués qu’à l’abstraction. Et ce qui achève la confusion, c’est que les écrits de Wagner ne peuvent se ranger dans aucune catégorie connue. L’artiste les trouve trop philosophiques, le philosophe trop artistiques ; l’historien, ne comprenant pas que les vues d’un grand poète sont des « faits condensés », les dédaigne comme de vaines rêveries ; le rêveur, formé à l’école de l’esthétique, recule effrayé devant l’énergique vouloir du révolutionnaire, qui, bien loin de réclamer « l’art pour les artistes », y voit au contraire un levier destiné à transformer le monde. Bref, ces écrits méritent en quelque sorte la qualification qu’en a donnée Nietzsche : « Pour tous et pour personne ». Mais, un temps viendra où ils seront le trésor de tous, précisément parce que, encore que souvent ils doivent leur origine à quelque cause occasionnelle, depuis longtemps oubliée (par exemple : Un Théâtre à Zurich, etc.), ils dépassent toujours, et de beaucoup, le moment présent. Ce sont, je le répète, des écrits philosophiques, qui recèlent la vision universelle des choses telle qu’elle apparaissait à un grand poète.

Je ne saurais me proposer, de résumer cette vision en quelques pages ; à un sujet aussi vaste, il faudrait un travail dépassant considérablement le cadre de cet ouvrage. Cependant, qui voudra lire attentivement les chapitres relatifs à la théorie de la régénération et à la doctrine artistique n’aura pas de peine à se faire une idée claire de la philosophie de Wagner dans ses contours essentiels. Par contre, dans ce chapitre-ci, je compte me borner à remplir une tâche plus modeste. Sans entrer dans la discussion scolastique de la philosophie, ce qui ne me mènerait à rien, puisque Wagner ne s’est jamais occupé de philosophie en tant que doctrine d’école, je chercherai à indiquer brièvement les traits caractéristiques du développement philosophique de sa pensée. Et d’abord, il importe d’écarter certains obstacles extérieurs qui, dans le cas présent, pourraient incontestablement nuire à une compréhension complète.

Wagner fait cet aveu : « C’est le propre du poète, placé vis-à-vis du monde tel qu’il existe, d’être plus mûr pour l’intuition, pour la vision intérieure, que pour la cognition abstraite et consciente». Ailleurs, il regrette, au sujet de ses écrits de Zurich, « sa précipitation et l’emploi inexact de schémas philosophiques ». Ces deux passages définissent nettement le principal des obstacles dont je veux parler :

La vision, chez le poète, est plus rapide que la formation des concepts. Celle-ci retarde sur celle-là.

Toute distinction de ce genre ne saurait être que relative : chaque grand penseur est poète, et la connaissance abstraite, c’est-à-dire celle qui peut se traduire en mots, ne répondra jamais d’une manière absolue à ses vues sur l’ensemble des choses, et n’y pourra être qu’imparfaitement adéquate ; mais il peut y avoir du plus ou du moins, et, comme l’artiste, par toute sa nature, voit davantage et raisonne moins qu’un autre penseur, la disproportion sera pour lui plus inévitable et plus grande encore. Cette disproportion même est déjà une source de malentendus, sur laquelle j’attire l’attention du lecteur.

Mais à cette cause de disproportion nécessaire se joint, dans quelques-uns des écrits les plus importants de Wagner, — il le reconnaît lui-même — un manque d’exactitude dans « l’emploi des schémas philosophiques » ; l’auteur traite même cette inexactitude de « confusion ». C’est que, trop pressé, il s’est servi du premier schéma qu’il a trouvé sous la main, celui de Feuerbach, et y a pris toute sorte de termes qui ne correspondaient pas à sa propre pensée. Lui-même avait attaché beaucoup moins d’importance à tel terme technique que ses lecteurs ne lui en ont attribué ; il ne voulait que leur communiquer clairement sa manière de penser ; eux, au contraire, n’ont voulu voir que les expressions techniques. À la première source de malentendus que j’ai signalée, vient donc s’en ajouter une seconde, et, surtout pour les écrits de Zurich, combien abondante ! Je doute, d’ailleurs, que cette seconde source se soit jamais tarie. Wagner a dit une fois : « Je ne puis m’exprimer qu’en œuvres d’art » ; et quoiqu’il s’imaginât, en 1856, que Schopenhauer lui avait « fourni des concepts absolument conformes à ses vues », il a dû s’apercevoir très vite que cette conformité n’était point aussi parfaite qu’il l’avait cru d’abord. Si l’emploi du schéma de Feuerbach avait occasionné une première confusion, plus tard celui du « schéma » de Schopenhauer n’a pas laissé de l’égarer de temps à autre.

Ce qu’il importe de préciser, par conséquent, au moins dans ses traits généraux, c’est la position prise par Wagner vis-à-vis de Feuerbach et de Schopenhauer. C’est le seul moyen qui puisse conduire à quelque compréhension de la philosophie de Wagner. Cette tâche se trouve simplifiée par le fait que ce sont les deux seuls noms qui aient ici de l’importance. Je l’ai dit plus haut, Wagner ne s’occupe jamais de philosophie scolastique, au sens général du terme, de doctrine d’école ; d’autres noms, même ceux de Kant ou de Hegel, ne se rencontrent que très rarement sous sa plume, et d’une manière qui ne trahit pas une grande familiarité avec leurs œuvres. Mais la façon dont il arrive à puiser dans Feuerbach, puis dans Schopenhauer, « des concepts adéquats à son point de vue », est en elle-même si caractéristique, qu’elle jette un jour précieux sur la « philosophie » de Wagner.


II


Aujourd’hui que le nom de Feuerbach va s’éteignant dans un grandissant oubli et que la lecture de ses ouvrages nous paraît aussi ennuyeuse que celle des discours prononcés au Parlement de Francfort, il faut un grand effort d’imagination pour se figurer la gloire dont jouissait, à l’époque des révolutions allemandes, cet anti-philosophe. Cette notoriété exagérée, Feuerbach la devait à tout un concours de circonstances diverses : les uns lui donnaient leur confiance parce, qu’il avait été à l’école de Hegel, les autres, précisément, parce qu’il s’en était détaché. Les libres-penseurs l’acclamaient comme un démolisseur de la religion, tandis que les âmes pieuses pensaient (avec lui), que sa doctrine ne reniait point l’ex-théologien, qu’elle était, au contraire, « la vraie philosophie de la religion », qu’elle « donnait à la vie, comme telle, une signification religieuse », que « la philosophie devait, comme philosophie, devenir religion » ; les Buchner, les Moleschott, et les Vogt saluaient en lui le philosophe du matérialisme, et de futurs disciples de Schopenhauer, comme Frauenstaedt se sentaient attirés vers l’homme qui avait dit : « En arrière, je m’accorde parfaitement avec les matérialistes : en avant, non pas[1]. » Cependant, il y avait une chose que les hommes de tous les partis devaient reconnaître à Feuerbach : un caractère sans tache. Modèle de science, il était aussi un modèle de modestie, et d’amour intrépide pour la vérité. Et l’on peut bien dire que Schopenhauer a jugé ses écrits trop sévèrement en les taxant de « verbeux délayage » ; car, en tout cas, ils témoignent, comme sa vie entière, d’une aspiration noble, désintéressée, vers l’idéal.

Ce fut donc à cet honnête philosophe, oiseau rare s’il en fut, que Richard Wagner s’attacha tout d’abord. Ce qui l’attirait, chez Feuerbach, c’était, avant tout, le fait que Feuerbach « donnait congé à la philosophie, où il n’avait crû voir que la théologie déguisée, et se tournait vers une conception de l’homme dans laquelle Wagnercroyaitreconnaître « l’humanité artistique qu’il avait toujours en vue ». Et ces mots, que Wagner écrivait à l’âge de soixante-dix ans, n’ont pas seulement une signification rétrospective ; car, dans la même année où il mit la dernière main à l’Œuvre d’art de l’Avenir, le 21 novembre 1849, Wagner écrivait à son jeune ami Karl Ritter : « La doctrine de Feuerbach, en fin de compte, se résout bien dans l’homme, et c’est ce qui fait son mérite, en particulier, vis-à-vis de la philosophie absolue, dans laquelle l’homme se résout dans la philosophie. » Ce n’est donc pas au philosophe Feuerbach que Wagner s’était confié, mais à l’adversaire de la philosophie ahstraite (ou, comme Wagner le dit ici, « absolue »), c’est-à-dire au philosophe dont la tendance était de « sa résoudre dans l’homme. »

En conséquence, le rapport de Wagner à Feuerbach est, surtout, moral ; ce n’est que de la sympathie pour une pensée orientée vers la pure nature humaine.

Ce que je viens de dire rendra compréhensible un fait d’ailleurs frappant : c’est que, dans les écrits de Zurich, nous ne trouvons que des points de contact très généraux avec Feuerbach, et nul point de contact qui soit d’une nature spécialement philosophique. Il y a plus et mieux : quand Wagner rédigea ces écrits où il se servait « avec une trop grande hâte des schémas de Feuerbach », il ne connaissait que fort peu de chose des œuvres de ce philosophe. Dans sa première lettre à l’éditeur Wigand (du 4 août 1849) lettre accompagnant l’envoi du manuscrit de l’Art et la Révolution, Wagner se plaint de ce que « il lui ait été impossible jusque là de se procurer, à Zurich, autre chose, des œuvres de Feuerbach, que le troisième volume, contenant les pensées sur la mort et l’immortalité[2] ». Wigand ne comprit pas, semble-t-il, cette innocente insinuation, car, un an après, Wagner pria Uhlig de lui faire enfin envoyer par Wigand les ouvrages de Feuerbach ; mais alors, l’Œuvre d’art de l’Avenir se vendait déjà en librairie. Nous savons donc de source absolument certaine que quand Wagner écrivait ses premiers ouvrages « révolutionnaires », et qu’il dédiait à Feuerbach l’Œuvre d’art de l’Avenir, il ne connaissait rien de ce philosophe que l’œuvre de jeunesse mentionnée plus haut[3].

Ce qui est arrivé ici au maître à l’égard de Feuerbach lui est arrivé plus d’une fois dans sa vie. Il a admiré Feuerbach de confiance. Ému par une des œuvres premières et des plus fortement pensées de ce philosophe, œuvre dans laquelle ce dernier déployait tous ses avantages avec très peu de ses points faibles et s’exprimait en aphorismes et en courtes dissertations, marqués au coin du sentiment, de l’esprit, et de l’érudition, sans se risquer encore à de vastes constructions logiques en style didactique, l’imagination de Wagner s’est échauffée, elle s’est éprise d’un Feuerbach très-différent, en réalité, de l’ermite de Bruckberg tel qu’il était. Dans Vie et Immortalité, il trouva, du reste, quelques pensées qui répondaient parfaitement aux siennes propres, par exemple celles-ci : « puissance maximum de vie, vie en commun » ; « la mort est la consommation de l’amour » ; « le génie artistique ne produit pas par la raison, la volonté ou la conscience de lui-même » ; le rejet du matérialisme comme insuffisant ; « l’espoir en un avenir historique », et quelques autres[4]. Mais chez Wagner, ces pensées apparaissent sous un angle si différent et s’agencent dans une vision universelle des choses tellement autre que ce n’est qu’en jouant sur les mots qu’on pourrait en conclure à un rapport de filiation de Feuerbach à Wagner, pour ne pas même parler d’une dépendance de celui-ci à l’égard de celui-là. Il ne reste que des vocables et des concepts isolés, que Wagner a réellement empruntés à Feuerbach (Willkuehr-Unwillkuehr, Sinnlichkeil, Not., etc.). Encore répondaient-ils si peu aux véritables pensées du maître que plus tard (Introduction aux vols. II et III des Œuvres complètes) il se vit forcé de donner des éclaircissements, pour parer à de continuels malentendus.

En résumé, Feuerbach a apporté plus de confusion que de clarté dans les conceptions de Wagner ; il a compliqué chez lui l’expression de la pensée ; mais, à tout prendre, cette influence fâcheuse est sans grande importance, et l’on ne saurait attribuer beaucoup plus d’importance à la bonne influence que Feuerbach peut avoir exercée sur le maître, en éveillant sa pensée sur quelques points spéciaux.

Mais Wagner n’allait pas tarder à se dégager de ces influences : lui-même nous a raconté comment, en 1854, il a rencontré, « comme un présent céleste dans sa solitude » l’ouvrage de Schopenhauer : Le Monde comme Volonté et comme Représentation.

Il y aurait encore beaucoup à dire de Feuerbach, et en particulier à montrer que de nombreux points de contact existent entre lui et Schopenhauer, et que c’est précisémentde ces points-là que Wagner s’est emparé. Bien que Feuerbach fasse presque partout opposition à Schopenhauer, il n’en a pas moins servi, en quelque sorte, de pont entre Wagner et Schopenhauer[5].

Mais si Feuerbach a pu fournir quelques formules à la pensée du maftre, Schopenhauer lui apportait une forme complète. L’immense éruditon de Feuerbach peut avoir pourvu Wagner de matériaux : pierres de taille, briques, gravois et blocs de marbre, tout cela pêlemêle ; Schopenhauer, par contre, fut pour lui un puissant et utile architecte.


III


Feuerbach était théologien protestant et disciple de Hegel ; en dépit de sa libre pensée, il ne se dégagea jamais de l’étroitesse cléricale, et chez lui, l’empreinte théologique reste aussi indélébile que chez Renan. Et pour ce qui concerne sa croisade rationaliste contre l’Église, elle ressemble à celle des démocrates de 1848 contre la royauté : petites pensées, petits moyens, petits résultats. Schopenhauer, au contraire, a radicalement révolutionné la philosophie, en mettant à sa base, comme premier principe, l’intuition. « En vérité, toute vérité et toute sagesse se trouve, en dernière analyse, dans l’intuition. » Sa vraie hardiesse consiste à attaquer la source de tout rationalisme, pieux ou libre-penseur, réactionnaire ou révolutionnaire, c’est-à-dire à proclamer la subordination de l’intellect à la volonté, et de la connaissance abstraite à la connaissance intuitive, fruit de la perception. Avec un sûr instinct, Schopenhauer s’est dérobé aux sables stériles, pour plonger exclusivement ses racines dans les terrains les plus nourriciers. Le christianisme et l’antique philosophie aryenne de l’Inde, tout le domaine de l’art humain, de Phidias à Beethoven, toutes les sciences naturelles, qu’il avait étudiées en spécialiste, la pensée métaphysique : tel est le sol auquel la philosophie de Schopenhauer emprunte sa sève. La forme individuelle de cette philosophie est ici secondaire. Il n’en reste pas moins vrai que bâtir sur Schopenhauer, c’est bâtir sur le roc ; Wagner le reconnut aussitôt et, de 1854 jusqu’à sa mort, il va y persévérer.

Feuerbach n’avait été pour lui qu’un épisode passager, le dernier écho des « sottises » de l’époque révolutionnaire ; par contre, la rencontre de Schopenhauer, « le plus génial des hommes », au dire du comte Tolstoï, reste l’événement capital de toute la vie de Wagner. C’est là seulement que son esprit trouva la conception du monde qu’il lui fallait et que, jusqu’alors, il avait vainement cherchée ; c’est là seulement que se fondirent enfin, les deux moitiés « si étrangement désagrégées » de son être, le poète et le penseur, pour former dans leur unité et dans leur harmonie une personnalité consciente d’elle-même : le penseur voit plus loin et plus profond, l’artiste trouva des forces nouvelles, les vues du politique gagnèrent en clarté ; et l’esprit chrétien, celui de la pitié, de la soif de rédemption, de la fidélité j’usqu’à la mort, de l’acceptation résignée d’une volonté supérieure, rentra dans ce cœur d’où, bien des années auparavant, Tannhäuser et Lohengrin avaient jailli déjà. Au-dessus de la table de travail du maître, un seul portrait, celui du grand philosophe ; et Wagner écrivait, en 1868, à Lenbach, l’auteur de ce beau portrait : « Je n’ai qu’un seul espoir pour la culture de l’esprit allemand : c’est qu’un temps viendra où Schopenhauer deviendra la norme de notre pensée et de notre connaissance. »

Mais si Wagner, dès qu’il apprit à connaître la philosophie de Schopenhauer, se l’appropria aussitôt et en fit dès lors la compagne constante de sa vie, c’est que cette philosophie avait toujours été la sienne, non pas à l’état de concepts et de notions systématiques, mais bien en tant qu’instinct, et surtout en tant qu’intuition artistique. Ce ne fut point du tout, comme quelques-uns l’ont cru, par suite « d’un développement intellectuel », que Wagner devint, en 1854, disciple de Schopenhauer ; il l’eût été dès 1844, si le hasard lui avait alors mis en mains Le Monde comme Volonté et comme Représentation, cette œuvre si longtemps ignorée ou plutôt condamnée à l’oubli par les professeurs. Schopenhauer ne fut pas, pour lui, la découverte d’un pays nouveau, mais bien le retour dans sa propre patrie. Seulement, cet esprit si clair lui révéla bien des choses que, jusque-là, il n’avait pas nettement distinguées. Peu après avoir lu le chef-d’œuvre de Schopenhauer, il écrivait à Liszt : « Sa pensée maîtresse, la négation finale de la volonté de vivre, est d’un sérieux terrible, mais c’est la seule qui soit une rédemption. À moi, naturellement, elle n’a pas paru nouvelle, et personne ne peut du reste la penser, qui n’ait pas déjà vécu en elle. Mais c’est ce philosophe qui, le premier, l’a éveillée en moi à ce degré de clarté». Et on pourrait établir, par d’autres preuves, que non seulement cette pensée de Schopenhauer, mais encore d’autres idées fondamentales de son système avaient déjà pris forme et racine dans l’esprit de Wagner, bien avant 1854.

Déjà à la première page de L’Œuvre d’art de l’Avenir (1849), nous lisons : « La nature engendre et forme sans dessein et spontanément selon le besoin, donc par nécessité ; la même nécessité est la force génératrice et formatrice de la vie humaine ; et c’est dans le besoin qu’est la base de la vie. Ce n’estquedans la corrélation des phénomènes que l’homme constate la nécessité naturelle ; tant que cette corrélation lui échappe, la nature lui semble arbitraire. » Ce sont là, sous le masque de la terminologie de Feuerbach, des pensées qui tiennent bien plutôt de Kant et de Schopenhauer. En opposition au principe proclamé par Humboldt, que «la nature est le règne de la liberté », Schopenhauer a reconnu que « la nécessité est le domaine de la nature ». Wagner ne possède pas encore la claire notion de la « volonté », mais il en a l’intuition ; dans ses écrits de Zurich, il cherche vainement à se comprendre lui-même, et à se faire comprendre, empêtré qu’il est dans les vocables de Feuerbach, « spontanéité» (Unwillkühr), « besoin » (Noth), « défaut d’intention» (Absichtslosigkeit). Mais on peut bien constater l’accord parfait avec Schopenhauer là où il parle de la faculté de produire du génie artistique : « Sans doute, l’artiste ne procède pas tout d’abord par voie immédiate ; il arrange, choisit, se décide : mais là où il arrange et choisit, le fruit de son activité n’est pas encore l’œuvre d’art ; sa méthode, là, est plutôt celle de la science, qui cherche, s’enquiert et erre par le fait seul qu’elle est voulue. Ce n’est que quand le choix est fait et que ce choix était nécessaire et s’est porté sur ce qui est nécessaire, que l’œuvre d’art naît à la vie ; ce n’est qu’alors qu’elle devient quelque chose de réel, quelque chose qui se détermine soi-même, quelque chose d’immédiat. » (L’Œuvre d’art de l’Avenir III, 57.) Voilà ce qu’enseigne Wagner, et maintenant écoutons Schopenhauer : « De ce que le mode de connaissance du génie est, avant tout, celui qui est purifié de tout vouloir et de tout ce qui s’y rapporte, il suit que ses œuvres ne proviennent pas d’un dessein ou d’un caprice, mais qu’en les produisant, le génie obéit à une nécessité instinctive. » (Œuvres complètes lll, 483.)

Mais bien autrement importante encore est la dépréciation de la connaissance abstraite par opposition à la connaissance intuitive. C’est là un thème favori de Wagner, et qui souvent revient sous sa plume. « La philosophie a eu beau faire les plus honnêtes efforts pour épier le secret des rapports dont l’ensemble constitue la nature ; elle n’a réussi qu’à prouver l’impuissance de la connaissance abstraite ». Wagner met là le doigt sur le point vital de la philosophie de Schopenhauer, qui se sépare précisément de toutes les autres, en ce qu’elle voit dans l’abstraction « un mode secondaire et inférieur de connaissance, ou plutôt l’ombre de la connaissance propre ». En parlant de « point vital », j’ai peut-être trop dit ; mais cette subordination de la connaissance abstraite à la connaissance intuitive n’en est pas moins l’avenue nécessaire et géométriquement indispensable pour atteindre au véritable centre de la philosophie de Schopenhauer, c’est-à-dire l’admission de la nature secondaire de l’intellect. Wagner a-t-il peut-être franchi ce pas décisif avant de connaître Schopenhauer ? S’il ne l’a pas absolument franchi, en tout cas il l’a pressenti et y a fait fréquemment allusion ; cela surtout dans Opéra et Drame, écrit en 1851, ouvrage dontla date et le texte montrent que la pensée métaphysique de l’auteur s’était déjà considérablement clarifiée. C’est là que nous rencontrons des passages comme ceux-ci : « La vraie conscience est la connaissance de notre inconscience… » « L’intelligence ne peut être rien d’autre que la justification du sentiment, le repos qui suit l’excitation génératrice du sentiment. Elle-même ne se justifie, que quand elle se sait conditionnée par le sentiment spontané ».[6]

À côté de si frappantes coïncidences sur le terrain métaphysique, nous en trouvons de non moins importantes sur celui de l’éthique. Le pessimisme, par exemple, renaît sans cesse chez Wagner, en dépit de ses efforts pour « maintenir, de toutes ses forces, la doctrine de la félicité de Feuerbach ». Dans l’été de 1852, Wagner écrit : « Au reste, mes vues sur le genre humain deviennent de plus en plus sombres ; la plupart du temps je suis bien forcé de sentir que notre espèce mérite d’être anéantie. » En janvier 1854, il écrit à Liszt : « Je ne crois plus et je ne connais plus qu’une espérance : un sommeil, mais un sommeil si profond, si profond que cesse tout sentiment de la peine de vivre. » Bien instructif aussi, sous ce rapport, est l’enthousiasme de Wagner pour Hafiz, en 1852 et 1853 ; car on peut lire, entre les lignes de mainte page de ce poète, combien pessimiste est la vision du monde d’où dérive sa joie de vivre. C’est de Hafiz que Wagner écrit en octobre 1852 : « Il est le plus grand et le plus haut des philosophes. Jamais personne n’a vu le fond des choses d’une vue plus sûre, plus irréfutable ». Ajoutons que le « Tat-tvam-asi » hindou se retrouve dans le credo de Wagner, dans cette thèse d’Opéra et Drame que l’art est l’accomplissement de notre désir de nous retrouver parmi les phénomènes du monde extérieur. Plus frappant encore est le puissant relief donné à la pitié comme ressort moral, dans les écrits et dans les œuvres de Wagner, dès les premiers temps ; c’est même là le cachet le plus personnel de son individualité morale.

Ainsi Wagner nous apparaît, en 1854, comme un homme dont la puissance de vision s’est aiguisée pendant un long séjour dans les ténèbres, qui y a appris à reconnaître les objets, les plus prochains distinctement, les plus lointains comme estompés et voilés d’obscurité. Schopenhauer se montre, et la lumière avec lui ! C’est pourquoi j’ai tellement insisté sur la concordance entre les vues philosophiques de Wagner d’une part, et les doctrines de Schopenhauer de l’autre. Il est clair, en outre, que, si le maître était mort en 1854, la clé manquerait pour ses écrits antérieurs, parce que, comme il le dit lui-même, « ses concepts d’alors n’étaient pas appropriés à ses vues » ; mais maintenant, il n’y a plus de malentendu possible, et le jour s’est fait en lui, précisément, parce que Schopenhauer lui a fourni ces « concepts appropriés », — adéquats, si l’on veut, — qui lui avaient manqué jusque-là. Il n’y a donc eu ni conversion, ni découverte, mais, pourrait-on dire, mise en lumière pure et simple de ce qui existait déjà.


IV


De ce qui a été dit, ressort encore autre chose.

Pour bien comprendre, non seulement les écrits antérieurs à 1854, mais aussi ceux que Wagner a publiés après ce qu’on pourrait appeler sa rencontre avec Schopenhauer, il faut s’être familiarisé à fond avec la philosophie de ce dernier, car l’artiste ne s’est point mis à répéter ce que le grand philosophe avait formulé nettement et une fois pour toutes. Il a même dédaigné de corriger, en les amendant, ses publications de Zurich, parce qu’il voyait, dans la difficulté qu’il y a à les comprendre dans leur forme actuelle « un caractère particulier qui en recommande l’étude à tout lecteur sérieux ». (Dédicace de la seconde édition d’Opéra et Drame, 1863.) Une seule fois, dans son Beethoven (1870), Wagner a, en une certaine mesure, donné un chapitre philosophique qui semble un supplément à la Métaphysique de la Musique de Schopenhauer. Ce commentaire était nécessaire, parce que le philosophe, bien que là, comme ailleurs, il se soit montré un grand initiateur, a dû, en l’absence de connaissances plus spéciales dans le domaine musical, renoncer à poursuivre maint développement contenu en germe dans sa doctrine, et, pour la même raison, a pu commettre quelques rares erreurs. Il est frappant, d’ailleurs, qu’à partir de ce moment, Wagner touche aux problèmes philosophiques moins qu’il ne l’avait fait auparavant ; partout, il présuppose Schopenhauer, et ne songe qu’à le continuer, que ce soit en matière artistique, ou dans le domaine social et religieux.

La connaissance de la doctrine de Schopenhauer n’est pas moins nécessaire pour comprendre en quoi Wagner s’en différentie que pour comprendre ce qui les rapproche. Ce n’est que plus tard, surtout vers la fin de la vie du maître, que ces différences s’accentuent, au moins dans leurs manifestations les plus importantes. L’espace me manque pour entrer dans de grands développements sur ce sujet ; qu’il me suffise, de renvoyer le lecteur à ce que Wagner dit lui-même dans Religion et Art, l’œuvre principale de ses dernières années.

Là, Wagner rejette le pessimisme absolu, et dit : « Une vue pessimiste du monde ne saurait se justifier, à nos yeux, que pour autant qu’elle se fonderait sur un jugement porté sur l’homme historique ; mais il faudrait y apporter d’importantes modifications, si l’homme préhistorique venait à nous être suffisamment connu, pour que l’on pût conclure, de sa nature même, à une dégénérescence intérieure, qui n’aurait pas été inéluctablement impliquée dans cette nature. » Qui veut savoir à quel point ce pessimisme historique diffère du pessimisme métaphysique de Schopenhauer, n’a qu’à se rappeler le passage du Monde comme Volonté et comme Représentation (Livre IV, § 53), où il est dit : « Car nous estimons que celui-là est à cent lieues d’une conception philosophique du monde, qui croit pouvoir en pénétrer la nature par la méthode historique, de quelque façon, et sous quelque déguisement, même le plus subtil que ce soit ; mais c’est bien là le cas, du moment où il est question d’un « devenir », d’être devenu, ou de tendre à devenir, du moment où « plus tôt » ou « plus tard » peuvent revêtir une signification quelle qu’elle soit, etc. ».

Il faut le dire : tout le contenu de cette troisième section de Art et Religion la doctrine d’une dégénérescence historique de l’humanité et l’espoir d’un salut positif, également historique, par voie de régénération, cette doctrine ne semble guère conciliable avec la doctrine de Schopenhauer. Ce dernier approuve le dogme de la chute édénique, en tant que vérité métaphysique, mais il ajoute, pour prévenir tout malentendu : « quoique seulement comme vérité allégorique » ; ce dogme a, pour lui, la même valeur symbolique que la métempsycose pour les penseurs hindous, car elle aussi donne une expression mythique à une vérité métaphysique ; mais la régénération, pour Schopenhauer, n’est ni plus ni moins qu’un mythe : « Le vrai salut, la rédemption de la vie et de la douleur, est inconcevable en dehors de l’absolue négation de la volonté. » (loc. cit. IV, 470.) Les vues de Wagner sur le régime végétarien et sur l’inégalité originelle des races humaines n’auraient pu davantage trouvé grâce devant Schopenhauer.


V


Une contradiction profonde a-t-elle donc fini par éclater entre Schopenhauer et Wagner ? Ce livre, je l’ai dit, n’est point le lieu propre à l’examen de cette question fort complexe dans ses ramifications ; il ne l’est pas, ne fût-ce déjà que parce que pareille enquête obligerait l’auteur à exposer ses vues personnelles, alors qu’il n’a d’autre but que de guider le lecteur dans l’étude de l’homme que fut Wagner, tout en lui laissant sa pleine liberté d’appréciation. Mais il est, en tout cas, singulier, et même au premier moment déconcertant, que, comme on peut le voir par tout ce qui vient d’être dit, Wagner nous laisse, à beaucoup d’égards, l’impression d’avoir été un « Schopenhauérien », orthodoxe plutôt avant qu’après avoir connu la doctrine de Schopenhauer.

On ne saurait, d’ailleurs, toucher le fonds de tous ces paradoxes, de toutes ces contradictions qu’en se pénétrant bien de cette idée que, dans tout ce qui est théorique ou philosophique, Wagner ne laisse entrevoir qu’une fraction de sa nature. Ce n’est pas seulement avant tout, c’est en tout qu’il est artiste. Dans une lettre à Rœckel, il avoue « combien peu il se croit philosophe », et il ajoute : « Je ne puis m’exprimer qu’en œuvres d’art. »

Et rien, d’autre part, ne prouve mieux combien périlleux est de vouloir extraire une signification philosophique d’une œuvre d’art que l’exemple qu’en donne Wagner lui-même. En 1852, il dit de l’Anneau du Nibelung que « sa vision du monde y trouve sa plus parfaite expression artistique» ; et il qualifie cette vision « d’hellénistico-optimiste » ; deux ans plus tard il découvre, dans cette même œuvre, l’expression de la philosophie germano-pessimistique ! « L’artiste se trouve devant son œuvre d’art, une fois achevée, comme devant une énigme, sur laquelle il peut tomber dans les mêmes erreurs que d’autres » : voilà les propres expressions de Wagner, elles devraient, tout au moins, protéger ses œuvres contre cette manie d’interprétation, aussi contraire à l’art qu’à la vraie philosophie, et qui semble, de nos jours, faire rage.

Mais l’action réciproque de l’artiste sur le philosophe et du philosophe sur l’artiste n’en est que plus intéressante. On sait la haute valeur que Schopenhauer attribuait à l’artiste « qui » dit-il, « comprend la nature à demi-mot, et exprime clairement ce qu’elle ne fait que bégayer ». C’est dans l’art que sa philosophie cherchait et trouvait la sagesse. Il en arriva de même à Wagner, quand Schopenhauer l’introduisit dans le domaine de la véritable philosophie. Il dit qu’elle lui a donné « dans un épisode décisif de la vie intérieure, la force nécessaire pour persévérer et pour renoncer à lui-même ». Ailleurs, il l’appelle « un présent du ciel ». Chose bien digne de remarque, aussi, l’initiation du maître à la philosophie de Schopenhauer a eu une influence fécondante, excitatrice tout au moins, sur sa force de production ; la musique de la Valkyrie, l’idée maîtresse de Tristan, la figure de Parsifal datent toutes de cette année mémorable, 1854. On peut voir combien cette philosophie servit à clarifier sa conception des questions artistiques, par le premier écrit d’importance capitale qu’il publia après ce moment, la Musique de l’Avenir (1860) ; et combien elle apporta de netteté dans sa pensée religieuse et sociale, cela ressort suffisamment de ses traités, de l’État et de la Religion (1864) et l’Art allemand et la Politique allemande (1865). Mais cette action excitatrice est toute générale ; elle fortifie l’homme tout entier. À l’aspect de la puissance magnifique du philosophe, sa pensée semblait se réaliser, s’emplir et se grandir dans l’art, la flamme de son propre génie s’avivait et s’élançait plus haut. Le pessimisme de Schopenhauer était la seule doctrine qui pût apporter quelque consolation à ce héraut d’un avenir meilleur, trompé qu’il était dans toutes ses espérances. Et Schopenhauer trempa aussi sa foi en lui-même, par sa constante prédication de la signification incomparable de l’art. Mais il n’est pas de prétention moins fondée que de dire que l’influence de Schopenhauer aurait fait de l’art de Wagner un art « philosophique ».

Tout au contraire, nous retrouvons ici, chez l’artiste, ce que nous avons constaté chez l’écrivain. Avant Schopenhauer, Wagner se meut dans une sphère plus strictement conforme à la doctrine de ce philosophe qu’après qu’il l’a connu ! Le Vaiseau Fantôme, Tannhäuser, Lohengrin et l’Anneau du Nibelung sont les quatre œuvres de Wagner dans lesquelles, sous des angles fort divers, la tragique négation de la volonté de vivre peut, sans exagération, être considérée comme le vrai pivot de la pensée poétique. C’est dans le Vaisseau Fantôme que cette négation, au point de vue exclusivement philosophique, nous apparaît avec le plus de relief ; là, les deux héros, l’un par la souffrance, l’autre par une pitié intuitive, renoncent, solennellement, à la volonté de vivre ; la mort même ne peut être conçue ici que comme une allégorie de la délivrance par la négation. Mais aussi de Tannhäuser et de Lohengrin le poète lui-même a reconnu plus tard que « s’il y a, en eux, l’expression d’un thème poétique fondamental, c’est bien de la tragique grandeur du renoncement, de la négation de la volonté, amplement justifiée, bientôt nécessairement réalisée et seule rédemptrice ». Dans l’Anneau du Nibelung, toute l’action tourne autour du conflit de la connaissance et de la volonté dans le cœur de Wotan. Ici, l’analogie avec Schopenhauer est même si frappante, qu’on en conclut immédiatement à une influence directe de ce dernier, jusqu’à ce que, en comparant les dates, on se soit assuré que, — puisque le plan définitif du poème actuel était de l’automne de 1852 et que ce poème était imprimé déjà au commencement de 1853, tandis que Wagner entendit prononcer pour la première fois le nom de Schopenhauer pendant l’hiver de 1853-1854 et n’entreprit l’étude de ses œuvres qu’au printemps de cette dernière année, — l’influence alléguée est absolument impossible. Bien plus, nous savons aujourd’hui, de source certaine, combien différemment les choses se passèrent. Wagner ne put consentir à se risquer une fois de plus à la lecture d’un « philosophe spéculatif » que parce que ses amis Herwegh et Wille attirèrent son attention sur la merveilleuse concordance qu’il y avait entre sa conception de l’ensemble des choses, telle qu’elle semblait exprimée dans son Anneau du Nibelung et la philosophie de Schopenhauer.

Et on a l’impression qu’en entrant dans le monde de la pensée de Schopenhauer, Wagner artiste a éprouvé comme un sentiment de délivrance et d’émancipation. Tristan et Iseult est la glorification, l’apothéose de l’affirmation de la volonté de vivre. Pour Tristan, il n’y a au monde qu’Iseult, c’est-à-dire le seul objet de son vouloir, et Iseult meurt d’amour ! La nuit, si magnifiquement chantée par eux au second acte, est la nuit d’amour, celle « où nous sourient les amoureuses délices » ! C’est vraiment là un Nirvâna que ni le saint Gautama, ni le sage Schopenhauer n’eussent imaginé… Et ce passage, si souvent cité : « Alors, moi-même je suis le monde », on ne saurait, en bonne justice, le considérer sérieusement comme le cri d’un sage qui veut fuir le monde, d’un être né à nouveau, d’un Jîvanmukta ; car Tristan le profère dans les bras de sa maîtresse, et après cette autre parole : « Mon cœur sur ton cœur, ma bouche sur ta bouche ! » Si lseult et Tristan maudissent le soleil, flambeau du jour, c’est « parce qu’il se repaît éternellement de leurs douleurs » ; tandis que Schopenhauer enseigne que : « L’essence de la négation ne consiste pas dans l’horreur que pourraient nous inspirer les souffrances de la vie, mais bien dans celle qu’il nous faut avoir pour ses réjouissances » (Œuvres complètes, II, 471). Si donc ce drame contient une philosophie, c’en est une diamétralement opposée à celle qui enseigne la négation de la volonté : Buddha s’enfuit loin de sa belle jeune femme pour devenir un sage, tandis que la seule chose qui attache Tristan à la vie est « la brûlante ardeur de son amour ». On peut ajouter ici, considération décisive, que la pitié, qui joue un rôle si saillant dans toutes les œuvres antérieures de Wagner, fait complètement défaut dans Tristan. Cette œuvre splendide, par conséquent, n’a aucun rapport, ni métaphysique, ni moral, avec Schopenhauer. On peut en dire autant de Parsifal, où nous retrouvons la pitié, il est vrai, comme point central du drame, mais nulle part une seule trace de la négation de la volonté, et où le renoncement strictement pessimiste (que devait exprimer l’œuvre des Vainqueurs, restée inachevée) fait place à l’action, au déploiement de l’énergie.

Nous ferons donc bien de ne pas trop mêler l’un à l’autre l’art de Wagner et sa philosophie. Nous y gagnerons cette conviction, que sa vision du monde et des choses, dans le sens le plus étendu que ces termes comportent, est loin d’être épuisée ou seulement suffisamment exprimée, par sa profession de foi philosophique. Sans doute, sa confiance en Schopenhauer était illimitée ; mais ce point de vue philosophique était, pour lui, non point le couronnement de sa vie intellectuelle, mais une base ; il reconnaissait en Schopenhauer, ce « docteur de l’Idéal », dont Kant avait parlé presque prophétiquement. Le passage suivant va montrer combien haut il le plaçait à ce point de vue.

« En ce sens, et pour nous aider à fouler d’un pied indépendant les sentiers de la véritable espérance, nous ne saurions, en l’état de notre culture actuelle, rien recommander davantage que la philosophie de Schopenhauer comme base de toute culture ultérieure, soit intellectuelle, soit morale ; et nous n’avons pas de plus noble tâche que de la faire prévaloir comme nécessaire à tous les domaines de la vie. »

La philosophie de Wagner, et spécialement sa confiance en Schopenhauer, ne constituent qu’un des chaînons, ou, pour mieux dire, qu’un des fragments de son individualité artistique. Au point de vue du temps, la préoccupation des spéculations philosophiques succéda pour lui à celle des problèmes politico-sociaux. Mais, chez l’artiste, la spéculation ne pouvait avoir son objet en elle-même. Le « salut par la connaissance », que Schopenhauer avait emprunté aux Hindous, n’était certes pas fait pour réchauffer et pour satisfaire un cœur de poète créateur ; aussi voyons-nous Wagner retourner bientôt aux grands problèmes sociaux. Le salut par la connaissance est le salut de l’individu ; le métaphysicien peut s’en contenter, parce que, dans la conception métaphysique, il sauve, avec lui et en lui, tout le monde phénoménal. Wagner, en ce sens, n’est pas métaphysicien, et, en cela, il est semblable à Gœthe, qui se proclamait bien disciple de Spinoza, mais qui n’en rejetait pas moins la doctrine monistique comme stérile : « Par la doctrine de l’unité universelle », dit-il, « on perd autant qu’on gagne, et en fin de compte, il ne reste que le zéro, qui est, à titre égal, symbole de consolation ou de découragement. » Wagner, lui, n’était vraiment pas homme à se contenter d’un zéro. Pour lui, la métaphysique n’avait de valeur qu’en tant qu’instrument, comme arme. Éclairé par Schopenhauer, et aussi par sa propre expérience de la vie, il devait retourner au problème qui l’avait déjà préoccupé, et consacrer ses dernières années à la grande question d’une régénération possible de la race humaine.

C’est ce dont traitera le chapitre suivant.



  1. Aphorismes posthumes (Gruen, II, 308).
  2. Lettre inédite, autographe en possession de M. le Dr Potpischnegg.
  3. Ce fait qu’on avait jusqu’à présent ignoré, a, selon moi, une importance que l’on ne saurait méconnaître. En effet, on a cru, ou voulu prétendre, que Wagner était absolument sous l’influence de la pensée de Feuerbach.
  4. Œuvres complètes de Feuerbach, III, 3, 16, 50, 55, 301.
  5. Feuerbach lui-même, dans les dernières années, s’est senti toujours plus attiré vers Schopenhauer. Dans un fragment posthume sur la Philosophie morale, il écrit : « Schopenhauer, qui se distingue entre tous les philosophes spéculatifs de l’Allemagne par sa franchise, sa clarté et sa netteté, a fait ressortir la pitié, au lieu de tant de creux principes philosophiques, comme vraie base de la morale ». Feuerbach va même jusqu’à se dire pessimiste !
  6. Wagner écrivait encore, avant de rien savoir de Schopenhauer : « On ne connaît vraiment que quand on reconnaît. »