Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Lettres de Paris

La bibliothèque libre.
Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome secondp. 1-171).


Paris
23 Septembre 1859 — fin Janvier 1862[1].


Vienne
11 Mai 1861 ; 19 Août — 28 Septembre 1861.


91.

Paris, 23 Sept. 59.

« Je ne butine que ce qui est doux,
Le poison, je le laisse là ! »[2]


me disait, en riant, une insouciante enfant, voilà des années. Elle a goûté, maintenant, le poison du souci, mais l’abeille a piqué aussi avec son aiguillon. C’est l’aiguillon incitant vers des buts plus hauts, vers des buts plus nobles, qui est resté en moi. Et, vraiment, le poison était-il si méchant ?…

Mon amie, seules ces dernières années de ma vie ont fait vraiment de moi un homme. Je me sens en pleine harmonie avec moi-même ; et, sitôt que la vérité est en jeu, toujours je suis certain de mon vouloir, je ne fais qu’un avec lui. Dans la vie proprement dite, je me laisse tout bonnement conduire par mon instinct : une volonté s’accomplit avec la mienne qui dépasse la valeur de ma personnalité. La conscience de cela m’est si familière, que souvent c’est à peine si je me demande, avec un sourire : « veux-je ou ne veux-je point ? » C’est l’étrange génie que je sers pour le restant de ma vie qui règne en maître ici, et celui-là veut que j’achève ce que moi seul suis capable d’achever.

Ainsi un calme profond est en moi : le jeu des vagues à la surface n’a rien à faire avec mon for intérieur… Je suis ce que je puis être !… Grâce à vous, mon amie !…

Que direz-vous maintenant en apprenant que je suis déjà plongé dans le travail jusqu’au cou ?…

Le jeune homme[3] qui a fait la traduction de Tannhäuser, m’a donné celle-ci à lire. Après une première lecture rapide, je la laissai tomber, en disant : « C’est impossible ! » Du même coup, je secouais une pensée qui m’opprimait, celle d’un Tannhäuser français, et je respirais. Mais ceci n’était que ma personne à moi ; l’autre, mon démon — mon génie ? — me chuchota : « Tu vois l’impossibilité pour un Français, et, d’ailleurs, quel qu’il soit, de traduire ton poème ! En conséquence, tu vas interdire tout uniment la représentation de ton œuvre en France ! Qu’arrivera-t-il, cependant, quand, après ta mort, tes œuvres commenceront réellement à vivre ? On pourra naturellement se passer de ta permission et on représentera Tannhäuser d’après une traduction semblable à celle que tu tenais à la main, il y a un moment, et telle qu’on en fait des plus nobles poèmes allemands (Faust, par exemple), sans y comprendre goutte ! » Hélas ! mon enfant, pareille immortalité en expectative est un démon tout spécial ; il nous apporte les mêmes soucis qui lient père et mère à leurs enfants pour plus longtemps que leur propre vie. Moi seul, je puis contribuer à une traduction parfaite de mes œuvres : c’est donc là un devoir que je ne puis décliner. Ce qui fait que, tous les matins, je revois le travail avec mon jeune poëte, vers par vers, mot par mot, oui, syllabe par syllabe. Je recherche avec lui, souvent durant des heures, la meilleure tournure, le meilleur mot ; j’emploie même le chant pour lui rendre accessible un monde qui, jusque-là, lui restait absolument fermé. Maintenant je suis heureux de son activité, de son enthousiasme croissant, de la confession sans détour de son aveuglement d’autrefois… et… nous verrons ! Je sais du moins que je soigne mon enfant le mieux possible pour l’avenir !

D’ailleurs, je n’ai guère bougé jusqu’ici. À Lucerne ou à Paris, ma vie est la même. Le dehors n’a point d’influence sur moi, heureusement…


24 Sept.

Mon Français est venu. Malgré un refroidissement, j’ai travaillé un peu trop ardemment avec lui et… suis resté en plan, épuisé. Aujourd’hui, je me suis réveillé avec une forte fièvre catarrhale. Votre lettre et celle de Wesendonk m’ont fait beaucoup de plaisir. Remerciez-le cordialement ! Qu’on n’aille à ma recherche que quand je suis parti, c’est absolument dans l’ordre : le monde ne cherche quelqu’un que quand cela lui plaît. Quand, un beau jour, j’aurai disparu tout de bon, c’est alors qu’on me cherchera surtout ! Il paraît que papa Heim[4] a été excellent dans le rôle de Posa.[5] La bonté de cœur de pareils adhérents fait toujours plaisir, quoique cela ne puisse aller sans malentendus inextricables qui font sourire. Je n’ai rien vu de la lettre de Bülow sur Tristan. Je suis resté ici, jusqu’à présent, fort solitaire. Une fille de madame A., la comtesse de Charnacé, avait reçu des instructions de sa mère à propos de moi et m’a invité à prendre le thé. Je n’ai pas encore pu aller chez elle. La jeune dame m’est beaucoup recommandée de Berlin. Une chose m’importe bien davantage, pour le moment : mon installation, car c’est pour m’« installer » encore une fois que je suis venu à Paris. Provisoirement, je suis encore en garni ; mais je cherche un appartement non meublé. Outre la question de mon appartement, il me faut songer encore à une autre « organisation » importante. Mon amie, je me suis examiné et je suis résolu à exécuter ma décision avec toute l’énergie morale que je me suis acquise. Mais pour cela j’ai besoin de quelque assistance. Je trouve bien de l’agrément au joli, affectueux et bon petit chien[6] que vous m’avez envoyé un jour, de votre lit de malade ; il m’accompagnera ici dans mes courses ou, quand je reviendrai à la maison après de fâcheuses besognes, il bondira à ma rencontre avec des transports d’amitié. Procurez-moi donc encore un bon esprit qui hante ma maison : choisissez-moi un domestique ! Vous savez de quoi j’ai besoin. La physionomie avenante de votre portier actuel m’a beaucoup plu. Que devient son prédécesseur, que l’on aimait tant autrefois chez vous ? Ne pourriez-vous conclure un arrangement qui me serait favorable, sans trop nuire à vos intérêts ? Je cherche à rendre ma maison aussi intime que possible. Cependant, je ne veux rien décider concernant la partie féminine de mon personnel ; sinon, j’aurais déjà ouvert la colonie parisienne à Vreneli. Je tiens à ce que ma femme cherche et amène une jeune fille bien élevée, moitié pour son service, moitié comme demoiselle de compagnie. En outre, j’ai besoin d’une cuisinière, que me trouvera madame Hérold.[7] En conséquence, la besogne du domestique consisterait à balayer les chambres (à Paris, c’est toujours l’affaire du « domestique mâle »), nettoyer l’argenterie, servir à table, faire les courses, etc. ; puis, le service de ma personne, notamment au bain. Enfin il m’accompagnera également quand je voyagerai et s’occupera de mes colis. Ces commodités me manquent horriblement : à m’occuper de tout cela, je mets beaucoup trop d’ardeur, m’emporte inutilement, je prends froid, etc. etc. Et, par-dessus tout, j’ai besoin d’avoir auprès de moi quelqu’un d’agréable et sympathique, ne s’agît-il que d’un serviteur.

Donc je vous prie instamment de prendre en considération ma demande. L’homme pourrait entrer chez moi tout de suite. — Voilà ce qui s’appelle encore une fois, me procurer un gros « zwieback » !

Ma situation extérieure promet de devenir très supportable. De ce côté-là, il y a progrès, et il semble même que celui-ci sera rapide ; du moins, d’après un entretien que j’ai eu hier avec le directeur du Théâtre-Lyrique[8] (un homme vraiment agréable et d’éducation parfaite), il ne dépend que de moi de faire bientôt fortune à Paris. Pourvu que tout concoure seulement à ce que cet hiver je me tienne en équilibre, afin de pouvoir regagner au printemps ma chère Suisse ! Là seulement Siegfried peut réveiller Brünnhilde ! À Paris cela n’irait pas… — De Carlsruhe j’attends sous peu une réponse des plus détaillées sur bien des points. Je suis résolu à me montrer fort strict envers les gens de là-bas. Il est possible que je leur occasionne beaucoup d’embarras ; mais peu me chaut. Tristan n’est pas un fruit facile à cueillir.

Que ce serait beau, mes enfants, de m’envoyer une photographie de la « colline verte » ! Excellente idée ! Je regrette encore tellement de ne pas vous avoir envoyé mon palais vénitien !

J’ai encore à vous parler de bien des choses dont je me suis entretenu avec vous dans ces derniers temps ; mais je réserve cela pour une autre fois. J’écrirai bientôt à madame Wille : impossible de nous voir cette fois-ci, mais je lui offrirai une réconciliation. Laissez-moi maintenant conjurer tout à fait ma fièvre par le repos et par la lecture (Plutarque). Bientôt, j’espère, j’aurai de vos nouvelles, peut-être bien par Fridolin.[9] Mes meilleures amitiés au cousin et aux enfants, cordial remerciement à Karl, fidèle affection à l’amie !

Richard Wagner


92.

Paris, 10 Oct. 59.

En attendant de recevoir prochainement de bonnes nouvelles de l’état de Karl, je veux, pour vous distraire, chère enfant, bavarder de choses et d’autres.

Aujourd’hui j’ai eu une très curieuse aventure. Je m’informais, dans un bureau de la douane, au sujet de mes bagages arrivés de Lucerne : les colis figuraient au registre, mais mon nom pas. Je montre ma lettre d’avis et donne mon nom. L’un des préposés[10] se lève : « Je connais bien M. Richard Wagner, puisque j’ai son médaillon suspendu à mon piano, et je suis son plus ardent admirateur. — Quoi ? — Ne soyez pas surpris de rencontrer à la douane de Paris un homme capable de goûter les incomparables beautés de vos partitions, que j’ai toutes étudiées, etc. »[11]

Je croyais rêver. Un enthousiaste de mon art à la douane, alors que je prévois tant de difficultés pour la réception de mes meubles ! Le brave homme se mit en quatre pour me venir en aide : c’était lui-même qui devait visiter. Il a une femme qui joue fort bien du piano ; quant à lui, il aspire à la littérature et gagne sa vie, pour le moment, par cet emploi. Il me parle d’un groupe assez important, qui s’est formé presque exclusivement par la propagation de mes œuvres. Comme il ne comprend pas l’allemand, je lui objectai que je me rendais difficilement compte du plaisir qu’il pouvait trouver à lire une musique si intimement liée à la poésie et à l’expression du vers. À quoi il répond : c’est justement parce qu’elle est si intimement liée au texte qu’il peut sans peine induire la poésie de la musique, de sorte que la langue étrangère lui devient parfaitement intelligible par la musique. Qu’y avait-il à répliquer ? Il me faut commencer à croire aux miracles … Et cela à la douane !… J’ai prié mon nouvel ami, qui m’a beaucoup touché (vous pouvez imaginer quelle joie je lui ai causée), de venir me rendre visite…

Savez-vous que mes opéras à Paris ne me paraissent plus une impossibilité aussi paradoxale ? Bülow m’a recommandé ici un médecin et auteur, le docteur Gasperini, qui, avec l’un de ses amis, également Français pur sang, se trouve dans le même cas que mon préposé de la douane. Les gens me jouent Tannhäuser et Lohengrin sans que j’aie rien à y redire. Ils ne sont pas gênés le moins du monde par leur ignorance de l’allemand… Ces jours-ci, pourtant, le directeur du Théâtre-Lyrique[12] s’était fait annoncer chez moi pour m’entendre jouer Tannhäuser ;[13] tout le monde étant là, il me fallait donc m’exécuter, encore une fois ; j’expliquai d’abord minutieusement le texte en langue française (ce qui me coûta pas mal d’efforts), puis je chantai et jouai. Alors seulement ils comprirent vraiment, et l’impression parut être extraordinaire. Tout cela me semble tellement inouï de ces Français !

En revanche, je ne reçois d’Allemagne que des nouvelles mornes et sentant le moisi. L’ami Devrient attache la dernière importance à maintenir son « Institut » dans l’équilibre le plus parfait ; pour lui, il s’agit avant tout d’écarter l’extraordinaire et le passager, qui le dérangeraient. Un soprano[14] totalement dénué de voix, pour qui le rôle d’Isolde est d’un bout à l’autre trop bas et qui, par conséquent, ne peut encore se décider à le chanter, est la seule artiste qu’on m’offre pour mon héroïne, parce que d’ailleurs elle la représenterait bien. Tout cela sans la moindre trace de chaleur. Pour ce qui est de la seule circonstance parlant en faveur de l’entreprise, ma présence personnelle là-bas, eh bien ! précisément sur ce point, malgré toute mon insistance, pas d’explications précises, parce qu’il n’y a toujours pas moyen d’avoir le grand-duc. À chaque instant, l’envie me prend d’en finir par une brusque rupture. Ce n’est pourtant pas encore la vraie solution ; il faut que je sache attendre jusqu’à ce que cette solution-là se présente et se conforme à mon vouloir. Il me déplaît tant de lui faire la chasse ! Oui ! mes enfants ! Si, à Zurich, en reconnaissance des honnêtes sueurs que j’ai répandues là, vous étiez parvenus au moins à m’édifier un théâtre à moitié convenable, j’aurais eu ce qu’il me fallait pour le restant de mes jours et n’aurais plus rien à demander à personne. Les chanteurs et l’orchestre, si j’en avais besoin pour la première représentation d’une œuvre nouvelle, je me les procurerais bien chaque fois ; à ces représentations seraient invités les directeurs et les chanteurs étrangers, pour qu’ils retirent un enseignement de ma conception… Et, ceci établi une fois pour toutes, je pourrais me dire que j’ai préparé l’avenir et je poursuivrais le cours de mon existence sans plus m’inquiéter de la destinée ultérieure de mes œuvres. Comme cela serait noble et beau, comme cela serait conforme à mon être ! Je n’aurais pas besoin, alors, des princes, d’amnistie, de bonnes ou mauvaises paroles : je serais libre et n’aurais plus aucun souci pour ma postérité. Et rien qu’un théâtre convenable, nullement luxueux. On devrait avoir honte ! N’est-ce pas aussi votre avis ? ?

Bonté du ciel ! Le peu de liberté que j’ai, c’est pourtant la seule chose qui puisse encore rendre la vie supportable ! Déjà je n’y tiendrais plus sans cela, et toute concession me rongerait le cœur comme un ver mortel. La vérité . . . ou rien du tout ! . . . Ainsi, malgré mes enthousiastes parisiens, je mène une existence fort calme. Presque toute la journée, et notamment tous les soirs, je suis seul à la maison. Ce mois-ci, j’ai encore à passer par les tracas de mon installation : c’est une charge des plus lourdes que je me suis imposée là, de nouveau, et cela seulement pour assurer la tranquillité de mon travail. Mais ma petite maison sera charmante. Liszt est ici : je la lui montrerai demain, afin qu’il puisse vous la décrire. La douceur du climat et le changement d’existence n’ont pas encore un résultat favorable pour moi. Je crois que je ferai bien de recommencer, le plus tôt possible, à monter à cheval. J’ai toujours à écrire une effroyable quantité de lettres. Les meilleures me restent en tête, cependant : celles qui vous sont destinées. J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais c’est toujours la vieille chanson, que vous avez déjà si souvent entendue ; rien n’y veut changer. Les grands hommes de Plutarque me produisent le même effet que Winkelried sur Schiller (mais Schiller n’avait pas tout à fait raison). Je rendrais plutôt grâce à Dieu de ne point appartenir à cette espèce. Laides, mesquines, violentes, natures insatiables, — parce qu’elles n’ont rien en elles et doivent tout engloutir du dehors. Laissez-moi tranquille avec vos grands hommes ! Je m’en tiens au mot de Schopenhauer : « Ce n’est pas le conquérant du monde, mais le vainqueur du monde qui est digne d’admiration ! » Dieu me préserve de ces « puissantes » natures, de ces Napoléon, etc. Et que devient Eddamüller ?[15] Avez-vous le pauvre Henri ? Êtes-vous fâchée contre moi ? Ou bien m’aimez-vous encore un peu ? Dites-le-moi, n’est-ce pas ! Et saluez le cousin !… Adieu ! Mille amitiés.

Votre
Votre
R. W.

À partir du 15 de ce mois, mon domicile sera 16, rue Newton, Champs-Élysées.

93.

Paris, 21 Oct. 59.

Je trouvai votre lettre, chère amie, en entrant hier dans ma nouvelle demeure pour y passer la première nuit. Le beau calme esthétique de vos communications me fait grand bien, tout en me rendant presque honteux.

Permettez-moi de me taire pendant quelque temps : C’est uniquement à cela que je puis maintenant me consacrer ; je sais quelle peut être la valeur de mon silence. Ayez confiance en lui !…

Je ne vous aurai pas à la représentation de Tristan ! Comment cela est-il possible ?… Laissez-moi vous croire en bonne santé et dans le calme absolu sur l’île heureuse…

La prochaine fois que je vous écrirai, cela ira mieux. Au reste, je suis seul, ne vois personne et n’ai affaire qu’avec les ouvriers, hélas !… Je… m’installe encore une fois !

Saluez cordialement Wesendonk ! Gratitude et fidélité !

Votre
R. W.



94.

Paris, 23 Oct. 59.
Ma chère enfant.

Depuis la veillée du jour des Morts de l’an passé, le maître a vu encore une fois la mort de tout près : cette fois-ci, en amie et bienfaitrice.

Il y a quelque temps, j’allais voir Berlioz. Je le rencontrai qui rentrait chez lui dans un état déplorable. Il venait de se faire électriser, dernier remède pour ses nerfs malades. Il me décrivit ses souffrances, qui commençaient dès son réveil, pour aller toujours croissant : je reconnus à cette description mon propre mal, absolument, et la source d’où il sort, jusqu’à dépasser finalement la mesure, notamment l’incroyable dépense de force nerveuse, tout à fait étrangère au reste des hommes, que je fais pour « diriger » ou, plus généralement, pour m’exprimer avec passion. Je reconnus que je deviendrais encore plus souffrant que Berlioz lui-même, si je ne cherchais pas à éviter autant que possible pareilles fatigues, car je sens qu’elles ont une action de plus en plus destructive sur moi. Chez Berlioz, malheureusement, l’estomac est déjà affecté au dernier degré et — si trivial que cela sonne — Schopenhauer a pourtant bien raison, quand il énonce parmi les conditions physiologiques du génie, entre autres, un bon estomac. Grâce à mon extraordinaire sobriété, je me suis assez bien conservé cet organe indispensable. Cependant dans le mal de Berlioz je prévis la probabilité du mien propre et j’étais fort effrayé quand je quittai le pauvre homme.

Il m’a fallu encore donner à mes Français Tannhäuser, jusqu’à la moitié. L’effort fut grand, avec la prédominance de mes peines morales si amères ; le lendemain, un petit écart de régime (un verre de vin rouge avec le bouillon du second déjeuner), et ce fut aussitôt une véritable catastrophe, qui m’abattit absolument. Comme j’étais couché là, extrêmement faible, attaqué jusqu’à la moelle centrale du corps, je sentis soudainement un bien-être divin. Évanouis tous chagrins, tous soucis, tout vouloir et devoir : harmonie parfaite entre le plus profond de mon âme et mon être physique ; silence de toute passion vitale ; repos, abandon complet des rênes de la vie, naguère convulsivement retenues.

Pendant deux heures, je savourai ce bonheur immense. Puis la vie reprit son cours : les nerfs tressaillirent ; la douleur, le besoin, le désir, le vouloir, s’en revinrent ; le malaise, la gêne, — l’avenir furent là de nouveau. Et, peu à peu, je me réveillai complètement, pour retrouver le souci de ma nouvelle installation.

C’est ainsi : encore une fois je m’installe, — sans foi, sans amour, sans espoir, sur la vacillante incertitude d’une rêveuse indifférence…

Qu’il en soit ainsi ! On ne s’appartient pas et quiconque le croit ne fait que s’illusionner…

Je ne suis pas encore tout à fait bien (ce qu’on appelle bien !) — je veux cependant vous donner encore une nouvelle toute fraîche. La dramatique idylle de Carlsruhe est complètement finie et abandonnée.[16] Devrient lui-même m’a épargné la peine de devoir refuser personnellement sa cantatrice : elle-même a déclaré n’être pas à la hauteur du rôle d’Isolde. Passons donc là-dessus ! En tout cas, l’entière aventure de Tristan est remise à plus tard et la porte est rouverte à d’autres fortunes qui se présentent. Passez le temps à rêver bellement en Sicile : vous n’y perdrez rien. Comme je vous souhaite, du plus profond de mon âme, douceur, chaleur, forces nouvelles et guérison ! Votre projet est excellent : félicitations et louanges au cousin Wesendonk…

La « colline verte » est arrivée… Pourquoi maintenant pour moi cette douce image d’innocence et de paix ! !…

Adieu pour aujourd’hui ! À bientôt d’autres nouvelles !

Mille salutations à l’amie !

R. W.



95.

Paris, 29 Oct. 59.

Une particularité que je me suis acquise dans mon art, et dont j’ai conscience de plus en plus clairement, me détermine aussi dans ma vie. Il a toujours été dans ma nature de passer rapidement et fortement aux extrêmes d’un état d’âme : ces extrêmes, d’ailleurs, ne peuvent faire autrement que se toucher ; en cela, même, gît souvent le salut de la vie. Au fond, l’art véritable n’a d’autre objet que de présenter ces états suprêmes dans leurs relations : ce dont il s’agit uniquement ici, le résultat décisif, n’est dû qu’à ces oppositions tranchées. Pour Part cependant naît de l’emploi matériel de ces oppositions une manière pernicieuse, qui peut dégénérer en recherche d’effets tout extérieurs. C’est de cela que souffre la nouvelle école française, à la tête de laquelle se trouve Victor Hugo…

Je reconnais maintenant que la particulière texture de ma musique (toujours, cela va sans dire, dans son étroite liaison avec le dessin poétique), ce que mes amis considèrent comme si nouveau et si important, doit son enchaînement à la sensibilité extrêmement fine qui me dispose à concilier, à relier intimement toutes les phases de transition entre les états d’âme extrêmes. Mon art le plus subtil et le plus profond, je voudrais pouvoir l’appeler l’art de la transition, car tout mon œuvre artistique est composé de telles transitions : la brusquerie, les heurts me sont devenus antipathiques ; souvent ils sont inévitables et nécessaires, mais alors même on ne doit les employer que si l’état d’âme est assez formellement préparé à cette brusque transition pour la réclamer de lui-même. Mon chef-d’œuvre dans l’art subtil de la gradation est sans doute la grande scène du second acte de Tristan et Isolde. Le début de la scène exprime la vie débordante en ses passions les plus véhémentes ; la fin, le désir le plus solennel, le plus profond, de la mort. Ce sont là les piliers : voyez un peu maintenant, mon enfant, comment je les ai reliés, comment l’on passe de l’un à l’autre ! Là gît le mystère de ma forme musicale, et, je l’affirme hardiment, jamais pareil accord, pareille ordonnance où se disposent clairement tous les détails, n’avait jusqu’à ce jour été seulement pressentie. Si vous saviez combien ce sentiment directeur m’a inspiré d’inventions musicales, — pour le rythme, le développement harmonique et mélodique, — qui m’étaient impossibles auparavant, vous comprendriez mieux que jamais comment, même dans les branches les plus spéciales de l’art, rien de vrai ne s’invente qui ne soit issu de telles grandes causes… Voilà l’art ! Mais cet art se rattache intimement à la vie chez moi. Les états d’âme extrêmes en conflit violent doivent toujours rester propres à mon caractère ; mais il m’est pénible de devoir mesurer leurs effets sur d’autres. Être compris est d’une si indispensable importance ! Si maintenant on veut faire comprendre en art ces extrêmes et grands états d’âme vitaux, qui restent proprement inconnus au commun des hommes (hormis dans les rares époques de guerre et de révolution), l’on ne peut y parvenir qu’en motivant les transitions de la façon la plus précise et la plus énergique ; et tout mon œuvre artistique consiste à éveiller le sentiment nécessaire et voulu en les motivant. Ainsi rien ne m’est plus affreux que, dans l’exécution de mes opéras, les sauts entrepris ici, — par exemple, dans Tannhäuser, où j’ai procédé pour la première fois avec le sentiment toujours plus fort de cette belle et persuasive nécessité de la transition : entre l’horreur causée par l’effroyable aveu de Tannhäuser et le respect avec lequel l’intercession d’Elisabeth est finalement écoutée, j’ai ménagé (musicalement aussi), une transition motivée de la façon la plus significative, dont j’ai toujours été fier et qui ne manque jamais son effet persuasif. Vous pouvez juger de mon état, quand j’appris qu’ici (comme à Berlin) on trouvait des longueurs dans cette scène et que l’on coupait net une partie essentielle de mon œuvre.

Telle est ma destinée en art. Et dans la vie ? N’avez-vous pas été témoin souvent d’occasions où l’on trouvait mon discours démesuré, importun, à n’en plus finir, lorsque, par une inclination analogue, mon seul désir était d’amener, après l’excitation, après quelque parole excessive, l’accord conscient, la conciliation réfléchie ?…

Vous rappelez-vous encore la dernière soirée avec Semper ? J’avais soudain perdu mon calme et blessé mon adversaire par une attaque des plus vives. À peine le mot m’avait-il échappé, que je repris mon sang-froid ; je ne vis plus alors que la nécessité — perçue par moi seul — de la conciliation, du tour qu’il fallait redonner à l’entretien. En même temps, j’avais le sentiment précis que cela ne pouvait se faire de façon intelligible que par un passage graduel, et non point par un brusque silence. Tout en continuant à parler d’un ton décidé et sans abandonner mon opinion, je me rappelle avoir dirigé la conversation simplement avec une certaine conscience artistique, laquelle, si Ton m’avait laissé procéder d’après mes intentions, eût conduit certainement à un dénouement conciliant, aussi bien au point de vue intellectuel qu’au point de vue moral. On se fût entendu et calmé en même temps. J’avoue que j’en demande trop ici, parce que, dès que la passion personnelle est en jeu, chacun veut avoir raison et veut être considéré comme blessé, plutôt que d’être amené à une entente. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres encore, je ne suis arrivé qu’à me faire reprocher de me complaire en mes discours. Vous-même, je le crois bien, vous êtes trompée, un instant, ce soir-là, et avez craint que mes premières paroles après cet éclat, très vives encore, ne fussent l’effet d’une excitation durable ; et cependant je me souviens de vous avoir répondu d’un ton fort calme : « Laissez-moi donc revenir à notre point de départ, cela ne peut pas aller si vite ! »

Croiriez-vous que pareilles expériences ont quelque chose de très pénible pour moi ?… Vraiment, j’aime mes semblables, et ce n’est pas une humeur farouche, égoïste, qui m’éloigne toujours davantage de toute société. Ce n’est point par vanité blessée que je suis sensible au reproche d’aimer trop à parler, mais j’éprouve ce triste sentiment : « Que peux-tu être pour les hommes, que peuvent-ils être pour toi, s’il ne s’agit pas dans notre commerce d’arriver à l’entente, mais, au contraire, de garder intacte chacun sa propre opinion ? » Sur les sujets qui me sont étrangers, dont je n’ai aucune idée certaine, soit par expérience directe, soit par l’intuition du sentiment, je ne m’étends jamais que pour me faire instruire ; mais quand, sur un sujet qui m’est familier, je sens que j’ai à dire quelque chose de judicieux et de logique, m’obliger à interrompre le développement de mon idée rien que pour laisser à autrui l’apparence d’avoir aussi raison avec l’avis exactement opposé, c’est rendre inutile toute parole qui pourrait être prononcée en société. J’évite maintenant toute société particulière… et je m’en trouve bien.

Mais peut-être suis-je par trop bavard aujourd’hui même, et mêlé-je trop de choses qui pouvaient demeurer distinctes. Me comprenez-vous quand, cette fois-ci encore, avec vous, mon sentiment me pousse à la transition graduelle, quand je veux accorder les extrêmes de mon âme et ne veux pas me taire soudain, pour vous dire ensuite, avec la même soudaineté, que je suis calme et serein ? Est-ce que cela vous paraîtrait naturel ? Non ! Suivez encore aujourd’hui la voie où je voudrais conduire votre sympathie pour aboutir à un sentiment plus apaisé à mon égard ! Rien ne peut être plus douloureux à mon cœur que d’éveiller une sympathie qui soit un tourment : quand cela sera passé, laissez-moi la belle liberté d’apaiser peu à peu, avec douceur. Tout chez moi s’enchaîne si solidement ! Cela a ses désavantages, car il arrive que des contrariétés banales, et (dans certaines circonstances) très faciles à écarter, peuvent avoir souvent sur moi une influence exagérée ; mais, d’un autre côté, cela présente cet avantage que j’y trouve aussi les moyens de m’apaiser : de même que tout coule vers la suprême tâche de ma vie, — mon art, — de même finalement sort de celui-ci la source claire qui rafraîchit les sentiers desséchés de ma vie. Par le fervent désir de produire un effet d’apaisement sur votre sympathie, je pouvais prendre conscience des plus hautes facultés d’art que je trouve toujours plus heureusement développées dans mes nouvelles œuvres ; et je pouvais vous parler comme du sanctuaire même de mon art, sans la moindre contrainte, sans la moindre fraude amicale même, en toute vérité, en toute franchise.

Ainsi toute ma situation me devient peu à peu plus claire : une certaine issue se présente, tournée vers un côté du monde où l’amitié et le noble vouloir peuvent avoir une action apaisante sur moi. Tout pourra s’arranger encore, et, quand j’aurai retrouvé la paix, quand le recours à mon art créateur sera redevenu possible, bientôt rien n’aura plus le pouvoir de troubler mon âme : je regarderai alors avec sang-froid vers le dehors, et, moins je m’efforcerai de ce côté, plus vite m’arrivera, sans doute, de là-même, ce que je dois volontiers accueillir. Donc… patience !…

Parmi mes livres, j’ai pris notre cher Schiller. Hier, j’ai lu la Pucelle d’Orléans. Cette lecture m’avait à ce point disposé musicalement que j’aurais parfaitement pu rendre par des sons le silence de Jeanne quand elle est publiquement accusée : sa faute, — sa faute miraculeuse ! — Aujourd’hui un discours de Posa (à la fin du deuxième acte), sur l’innocence et la vertu m’a véritablement stupéfait par l’incroyable beauté de la diction poétique. Comme je regrette de ne pouvoir satisfaire le comité Schiller de Berlin, qui m’a récemment prié d’écrire un chant pour ses fêtes ! Plaignez-moi, mais réjouissez-vous aussi, en apprenant que j’ai écrit cette lettre aujourd’hui interrompu à chaque instant par les ouvriers, parmi le tapage des tapissiers, de l’accordeur, des menuisiers, etc, etc. Peu s’en est fallu que je n’eusse le loisir d’écrire la musique demandée par le comité Schiller ; mais le délai est trop court et la Muse n’a pas encore de place dans ma petite maison.

Adieu ! aimez-moi ; ayez confiance en moi ! Encore un peu de patience ! Mille compliments et souhaits cordiaux !

R. W.



96.

Paris, 11 Nov. 59.
Ma chère enfant,

Vous me procurez une grande joie ! Hier enfin — j’ai été si occupé ! — je voulais vous écrire en même temps qu’à Wesendonk pour vous dire quel plaisir m’a fait votre dernière lettre ; ce matin arriva, encore une fois interrompu, qui m’apporta aussi le dithyrambe de Schiller. Je ne l’ai jamais mieux compris que maintenant : vous m’apprenez toujours à apercevoir des beautés nouvelles. Avec quel bonheur je conclus de tout cela que vous êtes guérie !

Moi aussi, je guéris lentement, et cela — je le dis maintenant — d’une grave maladie. Il y a dix ans, — également à Paris, — je souffrais de violents rhumatismes. Le docteur me conseilla surtout de dériver le mal, par une révulsion, vers le dehors, pour éloigner tout danger du cœur. Ainsi finalement toutes les souffrances de ma vie se concentraient et menaçaient de trouver leur issue dans mon cœur. J’ai cru vraiment succomber, cette fois. Mais tout sera de nouveau porté au dehors : je veux, par une noble et distrayante activité, essayer de détourner le danger du cœur. Vous m’aiderez ? N’est-ce pas, mes bons amis !

La première bonne nouvelle me vint de moi-même. Les épreuves du troisième acte de Tristan arrivèrent tout à coup. Comment le regard jeté sur cette dernière œuvre terminée me ranima, me fortifia, me remplit d’enthousiasme, vous pouvez le sentir avec moi. Un père à la vue de son enfant peut à peine éprouver pareille joie ! Mais, à travers un flot de larmes, — pourquoi cacher ma faiblesse ? — j’ai entendu cet appel : « Non ! Ce n’est pas encore la fin : il faut achever ! Celui qui est encore capable de créer une telle chose est encore plein à déborder !… »

Ainsi soit-il donc !

Maintenant votre lettre aussi m’a fait grand plaisir, et surtout j’aime à voir que l’enfant, devenue si intelligente, peut cependant quelquefois se méprendre légèrement sur moi. Alors je me dis : « Elle aura encore la satisfaction de reconnaître son erreur tout à fait un jour : par exemple que, s’il m’arrive de parler politique, j’ai tout autre chose en vue que le thème apparent, etc. » Mais quel plaisir j’éprouve à avoir tort quand je discute avec vous ! Car j’apprends toujours quelque chose de nouveau…

Cependant l’amitié m’a imposé une triste tâche. J’avais appris tout à coup la maladie mortelle de mon cher et paternel Fischer, à Dresde. Vous vous rappelez que je vous ai parlé souvent de sa merveilleuse fidélité, de son dévoûment. Une maladie de cœur a conduit finalement le vieillard tout près de la mort. Ma femme, en entrant dans sa chambre, l’entendit proférer, au milieu des spasmes les plus affreux, ce cri plaintif : « Ô Richard ! Richard m’a oublié, m’a repoussé ! » Je l’avais attendu, cet été, à Lucerne et depuis ne lui avais plus écrit. Je lui écrivis alors tout de suite. Et voilà que je reçois l’annonce de sa mort : il n’a plus pu se faire lire ma lettre.

Or donc, ces jours-ci, j’ai écrit un Adieu[17] au cher brave homme ; dès que j’en aurai reçu un exemplaire, je vous l’enverrai !… Cela aussi fut une occupation !…

Et les ouvriers n’ont toujours pas quitté ma maison : ces Parisiens sont chez vous exactement comme chez eux. Enfin mon petit étage est en ordre. Si vous entriez ici, vous croiriez me trouver encore dans l’« Asile ». Les mêmes meubles, l’ancienne table de travail, les mêmes tapis verts, gravures, tout tel que vous le connaissez. Seulement, les pièces sont encore plus petites et j’ai dû m’arranger de mon mieux : mon petit salon contient l’Érard, le canapé vert avec les deux fauteuils qui étaient dans la chambre où l’on prenait le thé ; aux murs, le Kaulbach, le Cornélius et les deux Murillo.[18] À côté, un petit cabinet avec bibliothèque, table de travail et la causeuse bien connue (souvenir de Lucerne). J’ai fait tapisser ma chambre à coucher d’un papier uni violet pâle, encadré de quelques bandes vertes : la Vierge à la Chaise constitue la parure. Un tout petit cabinet, à côté, est arrangé en salle de bains. Me voici donc « installé » pour la dernière fois ! Vous savez que si je prends une ferme résolution, je suis capable de m’y tenir : eh bien ! jamais, jamais plus je ne m’ « installe » ! Dieu sait ce qui mettra fin à cet établissement-ci ; je sais, moi, qu’il prendra fin avant que je meure ; mais je sais aussi que je ne m’arrange plus d’autre nid et veux sans rien posséder attendre là où l’on me fermera les yeux.

Cette fois, j’ai de nouveau mis une ardeur ridicule à installer tout le plus tôt possible, afin de trouver la paix : je me surmène alors, non point pour l’amour de la chose en elle-même, mais pour arriver rapidement à la situation voulue, dans laquelle certains besoins, satisfaits souvent jusqu’au plus minime détail, n’exerceront plus d’effet fâcheux sur moi. Ainsi en doit-il être, car autrement je ne puis m’expliquer cette ardeur ridicule avec laquelle je poursuis quelque chose, pendant un certain temps ; je sais, d’autre part, combien peu je tiens à tout cela et avec quelle indifférence je laisserais tout. Oui, vous pouvez rire ! Je vous le permets encore cette fois. —

Il y a quelques jours, on m’a invité à une soirée musicale, où furent joués des sonates, des trios, etc, de la dernière période de Beethoven. L’interprétation et l’exécution m’ont fortement déplu : on ne m’y reprendra pas de sitôt. Cependant j’ai eu quelques petites aventures. Je m’assis à côté de Berlioz, qui me présenta immédiatement le compositeur Gounod, assis près de lui, — un artiste d’extérieur fort aimable, et d’intentions honnêtes, mais sans aucuns dons supérieurs. — À peine ma présence fut-elle connue que de tous côtés on s’empressa auprès de Berlioz pour m’être présenté par lui. Chose étrange, c’étaient encore des enthousiastes de mon art, qui ont étudié mes partitions sans connaître l’allemand. Parfois j’en suis tout déconcerté. Je crains à présent de nombreuses visites et dois me tenir un peu sur mes gardes. Jusqu’ici j’ai négligé honteusement la jeune Charnacé. En face de Paris, je n’ai pas encore recouvré mon sang-froid. Mais, après tout, j’ai l’envie d’entreprendre quelque chose, — rien que pour faire sortir mes rhumatismes.

Je lis la Musique tzigane de Liszt. Un peu trop d’enflure et de phraséologie.[19] Cependant la très vigoureuse définition de la nature tzigane (évidemment les Tchandalas de l’Inde) m’a vivement rappelé Prakriti (ou Savitri). Je vous en reparlerai une autre fois.

Pour aujourd’hui… mille remerciements ! Ah ! que dis-je donc là ! Bientôt je bavarderai de nouveau avec l’enfant !…

R. W.



97.

Paris, 29 Nov. 59.

Quelle grande joie vous m’avez encore donnée, mon amie ! Croyez-moi, si je ne pouvais me voir que dans le miroir que me présentent le monde et tous mes amis, je me détournerais bien vite avec horreur. Je ne puis être sincère et vrai entièrement avec personne : partout il reste des taches et des plaques troubles où je ne sais comment suppléer. Mais sitôt que vous me répondez, je me vois embelli : tout — et moi-même — m’apparaît noble alors ; je me sens sauvé. Mes enfants, que nous soyons trois, voilà tout de même un grand miracle ! C’est incomparable, c’est mon et votre plus magnifique triomphe ! Nous dominons incroyablement, de très haut, l’humanité ! Par miracle, ce qu’il y a de plus noble, devait devenir Vérité,[20] un jour ; et le vrai n’est si incompréhensible que parce qu’il est tellement unique. Jouissons de ce haut bonheur ; il n’a point d’utilité et n’est là pour rien : on ne peut que le goûter, et seulement ceux-là peuvent le goûter qui ne font qu’un avec lui.

Soyez les bienvenus en terre française, maintenant : le poëte des Nibelungen vient à vous et vous tend la main. Mon cordial et joyeux salut vous accompagne pendant votre voyage vers l’Italie ; vous allez à la rencontre d’une jouissance que je ne dois pas goûter et que je vous souhaite double : jouissez pour moi aussi de la douceur du ciel, de la poésie du paysage, du passé vivant, et soyez de la sorte deux fois heureux. Quel bonheur ineffable j’aurais à être avec vous !…

Il ne me reste plus rien d’autre qu’à faire un dernier effort, un effort énergique, pour vaincre, une fois pour toutes, un éternel obstacle de la vie. Si désolée, si déséquilibrée que soit ma situation, j’ai pourtant compris que beaucoup de choses peuvent devenir acceptables et supportables, si j’arrive à me procurer les moyens extérieurs nécessaires pour déterminer en tout temps mon genre de vie, mes projets, mes actes, d’après mes besoins et mon bon plaisir, sans être éternellement à l’affût de la seule chose qui donne aujourd’hui la liberté et dont la possession confère à tous nos actes la certitude. Je viens de sentir mieux que jamais — bien qu’il en fût ainsi pour moi depuis toujours — que je suis capable de supporter n’importe quel insuccès, n’importe quelle désillusion, n’importe quelle impossibilité d’aboutir, tout, tout, avec la plus grande, la plus dédaigneuse indifférence, mais que les tourments dont je viens de parler m’impatientent furieusement. Tout dédaigner, ne se laisser détourner par rien de la source intérieure, pouvoir renoncer à toute réputation, à tout succès, même à la possibilité d’une représentation dirigée par moi de mes œuvres, mais devoir, avec des grincements de dents, me meurtrir les pieds au bâton que le Destin m’a jeté entre les jambes sur ma route tranquille et solitaire !… Je n’y puis rien changer : à l’exaspération que cela me cause, je suis et reste très sensible et, aussi longtemps que je tiendrai debout, — je n’y puis rien changer non plus, — tous mes efforts, je les emploierai, avec une suprême irritation, à éloigner ce bâton… Heureusement que je puis me donner l’illusion, précisément à cette heure, que cela s’accorde très bien avec mon sentiment intime de me tourner pour quelque temps exclusivement vers le dehors. Probablement, vous ne vous y laissez pas prendre tout à fait, et, si vous croyez que, sans balancer, je préférerais prendre soin de mon recueillement intérieur dans une aimable solitude, au milieu d’un entourage sympathique, comme chez vous, par exemple, et, finalement, indifférent à leurs destinées ultérieures, me vouer à la création d’œuvres nouvelles, laissez-moi vous dire que vous êtes absolument dans le vrai ; — ceci entre nous, bien entendu ! — Mais, je le répète, je crois qu’il me deviendra possible maintenant de me convaincre du contraire ; et à cela contribuent pour beaucoup, oui, presque d’une façon décisive, mes toutes récentes relations avec mes soi-disant amis d’Allemagne. L’état des choses là-bas est réellement incroyable, à tel point que je ne vous en dis rien, car vous finiriez par ne plus me croire. Ainsi je suis convaincu que vous me taxeriez d’exagération et d’erreur, si je vous dépeignais la façon dont m’a traité cet Ed. Devrient, en véritable ennemi ou, pour le moins, en homme sans conscience. Je vous dirai cependant que j’y étais préparé depuis longtemps et que finalement cela ne m’a point surpris. Volontiers je l’excuse : chacun a son dada, et le sien est un Institut théâtral réglementé suivant la norme, sans aucun écart sur le terrain qui n’est pas foulé tous les jours. En ce sens il a toujours été instinctivement opposé à mes œuvres, et seule l’intervention enthousiaste de la jeune grande-duchesse le poussait en avant, avec des hochements de tête et un air de mauvaise humeur. À présent, il a remporté la victoire. Il dit ouvertement que j’en suis arrivé à l’impossible. Je me demande si ce jeune et enthousiaste cœur de femme n’est pas ébranlé maintenant et ne donne pas intérieurement raison à l’homme d’expérience, à l’homme prudent, — à l’homme « sage », si vous voulez ! — Qu’en pensez-vous ? Le jeune grand-duc le fera sûrement.

Voyez-vous, mon enfant, ceci et d’autres expériences du même genre ont réveillé quelque peu mon ancienne humeur batailleuse : c’est un peu fou, mais déjà le fait que je vis est une folie, vous devez l’avouer. L’impossible m’a déjà excité à combattre ; et d’avoir Paris en vue, comme je l’ai maintenant, m’a longtemps semblé chose impossible. Mais pour l’impossible j’ai une mesure toute particulière et intime : mon état d’âme seul, et mon penchant vers la persévérance me diront si j’arriverai à réaliser ce que j’ai entrepris, et, en conséquence, seule la chose pour laquelle j’aurai perdu le goût me paraîtra impossible. Ceci peut se produire facilement, car le dégoût possède un terrible pouvoir en moi et quand il se montre clairement, il est invincible. Je ne le combats donc point ; c’est à lui qu’il appartient de juger les possibilités. Je le sens souvent, et alors ce sont pour moi des journées misérables. Puis il est calmé par telle ou telle rencontre surprenante : une sympathie, une compréhension naissante se présentant là où je ne les avais jamais espérées. Alors le voile de Maïa se retisse ; un moment m’apparaît, semblable à un éclair lumineux de vérité rayonnante ; les obstacles m’attirent, les risques flamboient et… c’est à voir qui restera sur place : le dégoût ou l’envie de combattre ? Je ne puis le dire encore. Si j’étais l’un de ces heureux que la destinée a pourvus d’or et d’argent, sans qu’elle m’eût refusé la fierté et le talent, je préférerais naturellement vous accompagner à Rome pour deux beaux mois. Cela, je le sais. Allez maintenant seuls, mes enfants : je verrai comment vaincre ma destinée ; alors je viendrai aussi, un jour. Bon voyage ! Mille sincères amitiés !

R. W.



98.

Paris, 19 Dec. 59.

Chère enfant, dont c’est l’anniversaire,

Est-ce que j’arrive bien ? Est-ce aujourd’hui le 23 ? Le jour convient peut-être, mais le cadeau ? Que donner à l’enfant ? Je suis tellement pauvre, à présent ! Mes ressources sont tout à fait taries. Se réjouir de bonnes idées, les mettre sur le papier, les communiquer, il me semble que je ne connais plus cela depuis longtemps ! La seule chose qui me soit venue en tête, c’est le finale de ma dernière (?) œuvre, et ce n’est vraiment pas une mauvaise idée. Écoutez comment elle m’est venue…

Vous savez que Hans[21] voulait exécuter le prélude de Tristan, l’autre hiver, et qu’il me pria d’écrire pour ce prélude une conclusion. À cette époque, je n’aurais rien trouvé ; cela me semblait tellement impossible que j’opposai un refus des plus nets. Depuis, j’ai écrit le troisième acte et trouvé la conclusion finale de toute l’œuvre : montrer ce finale comme un vague espoir de rédemption, l’idée m’en est venue, maintenant, en formant le programme d’un concert à Paris qui m’intéressait surtout parce que je voulais y inscrire le prélude de Tristan. J’ai parfaitement réussi à réaliser ma conception et vous envoie ce finale mystérieux et apaisant, comme la meilleure chose que je puisse vous donner pour votre anniversaire. Je vous ai noté la musique telle à peu près que je l’ai jouée pour moi au piano : elle contient quelques difficultés et je pense que vous ferez bien de chercher un Baumgartner romain pour vous la jouer, à moins que vous ne préfériez la jouer avec lui à quatre mains : alors vous devrez arranger la partie de la main droite pour vos deux mains. À vous maintenant de voir ce que vous tirerez de ce présent incommode ! Vous comprendrez mieux ce que j’ai écrit pour mon public parisien à titre d’explication du prélude tout entier : cela se trouve au verso du spécimen calligraphique. Mais vous reconnaîtrez de nouveau dans la musique le lierre et la vigne, notamment quand vous l’entendrez jouer à l’orchestre, où les instruments à cordes alternent avec les instruments à vent. Cela sera très beau. Je crois que je l’entendrai vers la mi-Janvier : alors je l’entendrai en même temps pour vous !

Et maintenant mille amitiés et mille souhaits cordiaux, envoyés de ce froid Paris, où la neige et le gel nous feront bientôt mourir ! Comment allez-vous ? Rome a-t-elle confirmé vos espérances ? Donnez-moi vite de vos nouvelles ! J’ai besoin d’en recevoir !

Adieu ! Soyez bénie et honorée du plus profond de mon cœur !

Votre
R. W.



99.

Paris, 1er Janvier 1860.

Amie, je vis encore ! C’est la chose la plus remarquable que je puisse vous dire pour le jour de l’an !

Dieu sait comment l’espoir m’était venu de recevoir aujourd’hui quelques nouvelles de vous. Nos lettres sont pourtant, à présent, bien lentes et irrégulières. À mon grand regret, j’avais constaté, par la date de votre lettre, que la mienne ne vous serait pas arrivée le 23 Décembre. Je ne puis donc attendre pour aujourd’hui la réponse.

Je suis heureux de vous savoir, cependant, bien arrivés et en bonne santé à Rome. Votre lettre me prouve que je puis parfaitement vous abandonner à vous-même maintenant. Vous avez ouvert les yeux, et regardez… Peut-être l’aviez-vous omis. Voyez et regardez pour moi aussi : j’en ai besoin, et ne pourrais vous préférer personne pour voir à ma place. Mon cas est tout à fait particulier : je l’ai reconnu à plusieurs reprises, et, finalement, de la façon la plus précise en Italie. Pendant un certain laps de temps, mon œil est vivement saisi par des impressions profondes, mais cet effet ne dure guère. Cela ne provient certainement pas de ce que mon œil soit insatiable ; il semble plutôt qu’il ne me suffise point comme organe sensible pour observer le monde. Peut-être suis-je dans le même cas que Gœthe, qui prenait tant de plaisir par les yeux, et qui s’écriait dans Faust : « Quel spectacle ! mais, hélas !… rien qu’un spectacle ! »

Cela provient peut-être de ce que je suis trop décidément l’homme de l’oreille ; et cependant je vis parfois pendant de si longues périodes sans le moindre aliment pour l’ouïe ! Non, cela ne me paraît pas encore la véritable cause. Il doit exister un sens intérieur, indéfinissable, et qui n’agit jamais si nettement que lorsque les autres sens, tournés vers le dehors, ne font que rêver. Quand je ne vois ou n’entends plus clairement, ce sens agit alors plus que jamais et il apparaît en sa fonction comme une paix productive : je ne puis le nommer autrement. J’ignore si cette paix est analogue à la paix plastique dont vous parlez ; je sais seulement que cette paix va du dedans au dehors, qu’avec elle je suis au centre du monde, tandis que ce que vous appelez paix plastique me semble plutôt agir du dehors, comme un apaisement de l’inquiétude intérieure. Quand je me trouve dans cet état d’inquiétude intérieure, aucune image, aucune œuvre d’art plastique ne peuvent me faire impression : cela manque son effet comme un vain joujou. C’est seulement le regard jeté au-delà qui trouve pour moi l’apaisement. C’est aussi le seul regard qui me rende sympathiques mes semblables, ce regard par-dessus le monde ; c’est le seul aussi qui comprenne le monde. Ainsi regardait Calderon, et qui a plus magnifiquement que lui rendu la vie, la beauté, toute floraison ?

Gœthe à Rome est une réjouissante figure et des plus importantes : ce qu’il recueillait là, c’était pour le bien de tous, et à Schiller il épargna sans doute le soin de voir par lui-même. Celui-ci pouvait alors s’accommoder parfaitement de cette aide et créer ses plus nobles œuvres, tandis que Gœthe poussait le plaisir de l’œil jusqu’à la fantaisie, à tel point que nous le voyons finalement former avec une étrange convoitise une collection de monnaies. C’était foncièrement, absolument, l’homme de l’œil !

Laissons-nous conduire par lui, quand il s’agit de voir ; certainement, nous serons bien servis. À Rome, prenez-le pour guide ; qu’à son côté, une magnifique et délicieuse paix descende sur vos yeux d’enfant ! Voyez pour moi également ! Et donnez-moi toujours des nouvelles aussi importantes et aussi plaisantes que cette première fois !

Il n’y a pas grand’chose à dire de moi, mon enfant ! À Rome, ne vous occupez donc point d’un homme qui va de porte en porte, à la recherche d’une salle de concert convenable : il n’ose pas même vous dire ce qu’il éprouve dans ces courses.

Mes amitiés à Otto, et dites-lui que bientôt il y aura du nouveau. Le 1er Mai, je pense ouvrir mon Opéra allemand,[22] salle Ventadour : les meilleurs chanteurs de l’Allemagne acceptent tous avec enthousiasme ; Madame Ney, Mayer-Dustmann (de Vienne), Tichatscheck, Niemann, etc., se rangent sous mon drapeau, même au prix de sacrifices pécuniaires. J’ai l’espoir de bientôt régler tout définitivement. D’abord, donc, Tannhäuser et Lohengrin ; en même temps, les études de Tristan, qui sera joué à peu près du 1er au 16 Juin. Il me faut tâcher d’arriver au but. Mais cela n’a rien de romain !

Vous savez que je me proposais d’avoir pour quelque temps une activité purement extérieure ; j’y suis forcé aujourd’hui, notamment par le mécompte de Tristan à Carlsruhe. Tous mes projets actuels ne visent qu’à la possibilité de me représenter Tristan. Alors, de nouveau je laisserai aller les choses. Je ne pense à rien d’autre. J’ai pour le moment assez de mes efforts pour arriver à ce but… Et si j’étais Gœthe, j’irais, aujourd’hui, près de vous à Rome, soyez-en bien sûr !

Et, maintenant, une bonne, belle et radieuse année ! Je suis tout heureux de vous savoir à Rome, sous le ciel de l’Italie ! Mille cordiales amitiés à Otto et aux enfants !

De fidèle affection,
à vous.
R. W.



100.

Paris, 28 Janvier 1860.

Enfin, ma chère enfant, il faut me décider à vous donner de mes nouvelles en courant, en pleine agitation. Au milieu de mes tourments, c’est mon réconfort de songer comment je me recueillerai pour vous raconter bien tranquillement, bien à mon aise, tout ce que j’ai souffert ; mais je ne suis pas encore au bout, et, sans doute, je n’y arriverai jamais. Donc, plus de retard inutile, et, au lieu de cela, quelques lignes de certitude.

Toutes mes expériences précédentes ne sont rien en comparaison d’une observation, d’une découverte, que j’ai faite à la première répétition d’orchestre pour mon concert, parce qu’elle a décidé de tout le restant de ma vie et que les conséquences m’en domineront désormais tyranniquement. Je faisais jouer pour la première fois le prélude de Tristan, et il me parut que les écailles me tombaient des yeux, quand j’ai reconnu à quelle distance, en ces huit dernières années, je me suis éloigné du monde, — à perte de vue ! — Ce petit prélude était si inconcevablement nouveau pour les musiciens, que je fus forcé de conduire mes gens de note en note, comme à la découverte de pierres précieuses dans une mine.

Bülow, qui était présent, m’avoua qu’en Allemagne les exécutions de ce morceau avaient été acceptées de confiance et sur parole, mais qu’au fond le public n’y avait absolument rien compris. Je parvins à le faire comprendre à l’orchestre et au public : oui, on m’assure qu’il a produit la plus profonde impression ; mais comment ai-je mis cela sur pied, ne me le demandez pas ! Suffit qu’aujourd’hui j’aperçois clairement qu’il m’est impossible de songer à créer plus avant sans avoir comblé le gouffre terrible derrière moi. Je dois d’abord faire représenter mes œuvres. Et qu’est-ce à dire ?…

Mon enfant, c’est-à-dire que je dois me plonger dans un marais de douleur et de sacrifice, où je périrai peut-être… Tout, tout peut devenir possible, mais seulement à condition que j’aie beaucoup de temps et de loisir, que je puisse avancer pas à pas avec chanteurs et musiciens, que je n’aie rien à précipiter, rien à couper faute de temps et que j’aie toujours tout à ma disposition. Et qu’est-ce à dire encore ? L’épreuve de ce concert, avec le temps si parcimonieusement mesuré, me l’a démontré : il faut que je sois riche ; il faut que je puisse sacrifier sans compter des milliers et des milliers de francs pour m’acheter emplacement, temps et bonnes volontés. Puisque je ne suis pas riche, il me faut bien tâcher de m’enrichir : il me faut permettre qu’on donne ici mes anciens opéras en français, pour être enfin, avec les croissants et considérables bénéfices de ces représentations, en état de révéler mes œuvres nouvelles. — Voilà le problème qui se pose pour moi ; je n’ai pas le choix ! Donc… à Dieu va ! C’est là encore ma tâche ; c’est pour cela que le démon m’a conservé en vie ! Ce serait folie de songer à autre chose ! Je n’entrevois rien que ces convulsions terribles pour la mise au monde de mes dernières œuvres.

Oh ! restez à Rome ! Comme je suis heureux de vous savoir ainsi hors du monde ! Regardez, contemplez, méditez bellement et délicieusement ! Faites-le pour moi, et ce me sera un soulagement de recevoir de vous ces images intimes et profondes. Cela rafraîchira et réconfortera celui qui tremble la fièvre ! Ainsi maintenant êtes-vous ma suprême consolation !

Deux mots encore des événements extérieurs. Après des peines et des tracas inouïs, je parvins, mercredi dernier, à mon premier concert.[23] La soirée a été vraiment une fête, je ne puis dire autrement. L’orchestre était déjà rempli d’enthousiasme, comme suspendu à mon regard, à mon geste.

Je fus accueilli par lui et par le public avec acclamations interminables, et l’éclat, l’étonnement, les transports redoublèrent à chaque morceau. La sensation est immense : impressions extraordinaires, conversions, feuilletonistes (celui de la Patrie) se précipitant vers moi pour me baiser la main ! J’éprouvais une fatigue mortelle. Ce soir-là, j’ai reçu la dernière consécration de ma souffrance : je dois, il le faut, marcher en avant ! C’est l’unique tâche qui me reste. La fleur s’ouvrira au monde et mourra : conservez-en le chaste bouton !

Bien des amitiés à Otto ! Dites-lui que je l’aime ! Adieu, ma chère et noble enfant ! Vivez d’une vie douce et intime, et ainsi donnez-moi le réconfort ! De fidèle affection,

à vous.
R. W.



101.

Paris, 3 Mars 60.

Je veux faire de ce jour un jour de fête. Je veux vous écrire, amie ! Après avoir bien réfléchi, et dans l’intention la plus amicale, j’ai maintes fois déposé la plume que j’avais reprise, ces temps-ci, pour vous écrire. Mon besoin de communiquer avec vous est grand et je veux tâcher d’en mériter la satisfaction en vous donnant beaucoup de bonnes nouvelles.

D’abord je vais vous décrire ce qui se trouve sur ma cheminée, en guise de pendule. C’est une chose étonnante. Sur une monture recouverte de velours rouge s’élargit un écusson d’argent où sont gravées des devises tirées de mes œuvres, depuis Rienzi jusqu’à Tristan et Isolde. Au-dessus de cet écusson, dans une couronne d’argent, dont une branche est de laurier, l’autre de chêne, se déroule à moitié une grande feuille de papier à musique, en argent, où sont gravés les thèmes principaux de mes opéras. Une belle plume d’argent est posée entre les branches de la couronne, au-dessus de la feuille de papier à musique ; les branches sont réunies par un nœud d’or qui porte cette inscription : « Le cœur de l’homme juste doit s’épanouir au soleil des grands hommes », et puis : « Dédié au maître sublime, en témoignage de sincère vénération, par Richard Weiland ».

Ce Richard Weiland[24] est un bourgeois de Dresde, que je n’ai jamais connu, mais qui vint me voir, un matin, à Zurich, — dans « l’Asile », — et me fournit une critique assez drôle de la manière dont Tannhäuser avait été exécuté à Prague, en me rapportant simplement que là-bas l’ouverture avait duré vingt minutes : elle n’avait duré que douze minutes, sous ma direction, à Dresde… J’ai trouvé l’envoi, avec une lettre fort discrète, un jour que je revenais de faire répéter mes chœurs, affreusement fatigué… J’ai maintenant le bâton[25] et cette pièce d’orfèvrerie…

Mes concerts ici m’ont mis en relation avec quelques hommes dévoués et intelligents.

Gasperini, un médecin très aimable, cultivé, bien doué, qui prochainement se vouera tout entier à la littérature et à la poésie, un homme de bel extérieur et de cœur chaleureux, mais peut-être sans grande énergie propre, — m’appartenait déjà avant mon arrivée, est maintenant le plus ardent et le plus tenace champion de ma cause. Pour la soutenir, il est entré au Courrier du Dimanche.

En Villot, j’ai gagné une tête excellente et fort bien meublée, un esprit fin et clair, libre de tout préjugé. Cet homme, qui déjà vient le marier un fils, est conservateur des Musées du Louvre et, comme tel, a la direction générale des trésors artistiques. Dans une œuvre gigantesque, qui lui a coûté quinze années de travail constant, il a écrit une histoire des collections du Louvre…

Figurez-vous maintenant que cet homme, longtemps avant de faire ma connaissance, possédait déjà toutes mes partitions et les a étudiées minutieusement. Il a été tout heureux de pouvoir obtenir des Härtel, dès maintenant, par mon intermédiaire, une partition de Tristan. Il m’a surpris par la netteté de son jugement, surtout quand il apprécie les facultés de sa propre nation, à laquelle il appartient tout à fait pour l’expression, tandis qu’il la dépasse de beaucoup par l’esprit. Sa tête est très belle et très fine. Il m’a invité à voir en détail, sous sa conduite, les trésors du Louvre ; je n’ai pas encore pu profiter de l’invitation, ni de longtemps ne le pourrai !

Parmi beaucoup d’autres, je vous citerai encore le romancier Champfleury, dont je vous ai envoyé la brochure,[26] écrite sous une première impression. Il a un regard profond, d’une mélancolie bienveillante.

Son ami, le poëte Baudelaire m’a écrit plusieurs lettres admirables ; il ne veut m’être présenté cependant qu’après avoir achevé quelques poëmes dont il désire me faire hommage. Je vous ai parlé de Franck-Marie : il a écrit sur moi quelque chose d’important ; mais, personnellement, je ne le connais pas encore.

Il y a encore un jeune peintre, Gustave Doré, qui a déjà ici une grande réputation ; il a fait un dessin pour l’Illustration, qui me représente dirigeant un orchestre d’esprits dans un site alpestre. De plus, il y a aussi plusieurs musiciens et compositeurs qui se sont déclarés pour moi avec enthousiasme ; entre autres, Gounod, un homme tendre, bon et pur, mais pas profondément doué. Louis Lacombe, Léon Kreutzer, Stephen Heller. Important comme très profond musicien, est Sensale,[27] qui doit me jouer à l’avenir mes partitions.

Un M. Perrin, important comme peintre, ancien directeur de l’Opéra-Comique et probablement futur directeur du grand Opéra, m’est très dévoué et a bien parlé de moi dans la Revue Européenne.

Berlioz a succombé à l’envie ; mes efforts pour pouvoir rester en bonne amitié avec lui sont devenus inutiles par Paccueil brillant fait à ma musique, lequel lui est insupportable. À vrai dire, il se trouve contrecarré par mon apparition à Paris à la veille de l’exécution de ses Troyens ; sa mauvaise étoile lui a aussi donné une méchante femme qui se laisse corrompre pour influencer son mari, souffrant et faible. Sa conduite envers moi a été une continuelle oscillation entre un penchant amical et une répulsion envieuse. Il a publié très tardivement son compte rendu, que vous aurez lu sans doute, et de façon à se dispenser de relever l’effet produit par une nouvelle audition de ma musique. J’ai cru bon de répondre à sa manière équivoque, sinon méchante, de traiter la question de la « musique de l’avenir ». Vous trouverez cette réponse dans le Journal des Débats du 22 Février.

Rossini s’est mieux conduit. On lui avait attribué un bon mot sur mon manque de mélodie, et le bon mot avait été reproduit avec avidité jusque dans les journaux allemands. Et voilà qu’il vient de dicter tout exprès une rectification, où il déclare ne rien connaître de moi, si ce n’est la marche du Tannhäuser, qui lui a fait le plus grand plaisir ; il ajoute que, d’ailleurs, d’après tout ce qu’il sait de moi, il me tient en grande estime. Ce sérieux, chez ce vieil épicurien, m’a surpris…

Enfin, j’ai encore une conquête à vous annoncer, celle d’un maréchal, du maréchal Magnan. Il a assisté à mes trois concerts et témoigné beaucoup d’enthousiasme. Comme malheureusement ma situation veut que, pour certains milieux, je me fasse bien connaître d’un personnage si considérable, je lui ai rendu visite, et ses paroles m’ont vraiment surpris. Il avait dû lutter à la ronde et ne comprenait pas comment on pouvait entendre dans ma musique autre chose que de la musique, tout comme Gluck et Beethoven en avaient écrite, seulement avec la marque spéciale du génie « d’un Wagner »…

Je n’ai pas encore pu retrouver un de mes programmes de concert. Cependant vous en aurez un. Vous verrez qu’ils n’ont pas été trop intimes. Votre remarque a tout décidé. Pour Tristan, il n’y a qu’une notice sur le sujet…

Je veux vous dire encore quelques mots des concerts. Les instruments à cordes étaient excellents : trente-deux violons, douze altos, douze violoncelles, huit contrebasses, — une masse extrêmement sonore, que vous auriez eu grande joie à entendre. Seulement, les répétitions étaient encore insuffisantes, et je n’avais pu encore obtenir le piano voulu. Les instruments à vent n’étaient bons qu’en partie : à tous manquait l’énergie, notamment le hautbois restait toujours pastoral et ne s’élevait jamais jusqu’à la passion. Les cors étaient misérables et m’ont coûté maint soupir ; les malheureux cornistes excusaient leurs fréquentes attaques fautives en prétendant que mon geste les intimidait. Les trombones et les trompettes n’avaient pas d’éclat. Mais finalement tout fut réparé par le vraiment grand enthousiasme qui saisit l’orchestre, du premier musicien jusqu’au dernier, et qui s’accrut si visiblement aux exécutions que Berlioz, d’après les on-dit, en demeura tout consterné.

Les trois soirées furent donc de véritables fêtes, et, pour les démonstrations d’enthousiasme, les fêtes de Zurich n’étaient rien en comparaison de celles-ci. Dès le début, le public était captivé. Pour l’ouverture du Vaisseau-Fantôme, j’avais composé une nouvelle fin, qui me plaît beaucoup et fit aussi impression sur l’auditoire. De naïfs cris de joie éclatèrent immédiatement après la mélodie gracieuse de la marche du Tannhäuser, et, chaque fois que cette mélodie revenait, la même explosion se renouvela. Cette ingénuité enfantine me mit vraiment en belle humeur, car je n’ai jamais entendu la joie éclater si spontanément. Le chœur des Pèlerins fut la première fois chanté avec hésitation et sans entrain ; plus tard, cela marcha mieux. L’ouverture du Tannhäuser, exécutée avec une grande virtuosité, me valut chaque fois de nombreux rappels. Le prélude de Tristan ne fut joué à ma guise qu’au troisième concert ; il m’a fait beaucoup de plaisir ce soir-là. Le public aussi semblait être fort empoigné, car lorsque — après les applaudissements — un opposant se risqua à siffler, un tel ouragan éclata, si intense, si prolongé, toujours renaissant, que je commençai vraiment à me sentir gêné à mon pupitre et que je dus prier, par des gestes de la main, de cesser à la fin, pour l’amour de Dieu, ma satisfaction étant complète ; mais cela même ralluma une nouvelle ardeur, et l’ouragan se déchaîna de plus belle. Bref, je n’ai jamais rien vu de pareil.

Tous les fragments de Lohengrin firent, dès le début, un effet extraordinaire ; orchestre et public, après chacun, m’auraient presque porté en triomphe. Vraiment, je ne peux pas dire autrement, ce furent des soirs de fête…

Et maintenant l’enfant demandera, sans doute, avec étonnement, pourquoi je ne suis pas content après de si belles émotions, pourquoi je regarde si tristement devant moi ? Oui, c’est tout spécial…, et je puis dire seulement que les fêtes c’est bel et bon…, mais que je n’en ai pas besoin ! De telles soirées restent quelque chose qui m’est extérieur : ce sont des ivresses, rien d’autre, et elles laissent derrière elles les effets de toute ivresse. Oui, si seulement j’étais autrement fait, cela irait bien. Après tout, je suis parvenu assez loin ; je pourrais jouir du repos maintenant, attendre à mon aise les événements, et ce qui est immanquable, à ce qu’on m’assure, la célébrité, les honneurs, que sais-je encore ! Quel fou je serais, alors ! Figurez-vous qu’au premier concert j’étais distrait parce que certain receveur général[28] n’était pas encore arrivé de Marseille. Et de quoi s’agissait-il avec cet homme ? C’était l’homme riche dont Gasperini m’avait assuré qu’il s’intéresserait vivement à mon projet de faire représenter mes opéras en France, et auquel on persuaderait sans peine de me soutenir puissamment à cet effet. Je n’avais en vue que la possibilité d’une première exécution de Tristan à Paris, en Mai, avec des interprètes allemands : c’était le but unique vers lequel je me dirigeais, pour lequel je faisais tout, et, justement, ce furieux effort des trois concerts. Mon homme riche viendrait de Marseille ; le succès de ma musique le déciderait à fournir la garantie nécessaire pour l’entreprise d’opéra que j’avais en vue. Enfin, au troisième concert, l’homme arrive ; mais il a, ce jour-là, un grand dîner chez Mirès ; il vient pourtant passer une heure au concert, et… c’est un Français magnifique, très heureux de, etc…. pour estimer ensuite qu’une entreprise d’opéra allemand est bien chanceuse… etc., etc.

J’avais été, encore une fois, trop naïf ! Je le sais au fond toujours d’avance, et pourtant on espère, on se risque, — parce qu’il y a justement un but, un but qui me paraît si nécessaire. Et je ne suis plus ici-bas, ma vie n’a plus de sens que pour regarder ce but et le regarder par-dessus tout ce qui se trouve entre moi et lui : ce n’est qu’en vue de ce but que je peux vivre encore ; comment pourrais-je vivre si j’en détournais les yeux, pour les plonger dans l’abîme qui m’en sépare !

Oui, certes, d’autres devaient faire cela pour moi et me maintenir debout dans l’air respirable ; mais est-ce qu’on peut à bon droit exiger cela de quelqu’un ? Chacun n’a-t-il pas un but en vue ? Seulement, ce but n’est pas précisément celui de l’excentrique ! Ainsi arrive-t-il, mon enfant, que le maître stupide doit de nouveau regarder profondément et longuement, uniquement, dans l’abîme, hélas ! Qu’éprouve-t-il alors ? Aucun cercle de l’enfer de Dante n’offre d’abîmes plus effroyables !… Assez là-dessus… Et le but ? ?… demeure cependant toujours l’unique chose qui m’anime !… Mais comment l’atteindre ?…

Oui, mon amie, c’est ainsi ! Tout, encore une fois, n’est que nuit autour de moi. Si je n’avais plus de but, il en irait autrement. Maintenant, au prix de peines et d’angoisses inexprimables, il me faut seulement m’arracher du gouffre, où je devais finir par me précipiter de nouveau avec un aveuglement presque intentionnel. Je ne vois pas encore la hauteur d’où je pourrais de nouveau diriger mes regards vers mon but… Quand j’aperçus, à la fin, l’inévitable nécessité de concentrer d’abord tous mes efforts pour arriver à une première exécution de Tristan, je me disais aussi : maintenant, avec ce but en vue, plus d’humiliations pour toi ! Tout ce que tu fais pour acquérir le pouvoir et les moyens ne peut comporter rien de honteux pour toi, et à tous ceux qui ne pouvaient te comprendre parce qu’ils te voyaient marcher dans des chemins non frayés tu pourrais crier : « Qu’est-ce que vous savez de mon but ?… » Car celui-là seul peut me comprendre qui comprend mon but.

Chaque jour m’apporte de nouveaux projets : tantôt cette possibilité-ci, tantôt celle-là flotte devant moi. Je suis si indissolublement lié à cette œuvre que — très sérieusement — je sacrifierais ma vie, je jurerais de ne pas vivre un jour de plus après l’avoir fait représenter. Ainsi est-il explicable que je pense, au lieu de subir toutes les peines et les humiliations que j’aurais à subir pour acquérir les moyens nécessaires par des succès « parisiens », à choisir le tourment le plus simple : aller à Dresde, me soumettre à l’interrogatoire, au jugement, et à la grâce, ma foi ! pour pouvoir chercher tranquillement le meilleur théâtre allemand, y représenter Tristan et rompre ainsi le charme qui me domine aujourd’hui. Rien d’autre ne me paraît valoir la moindre peine ! Voilà ce qui me semble encore le plus raisonnable et je trouverais impardonnablement égoïste de refuser n’importe quel tourment ou quel affront qui pourrait conduire à la délivrance de mon œuvre. Que suis-je donc… sans mon œuvre ?… Et puis encore ceci : je n’ai pas foi dans mon opéra en langue française. Tout ce que je fais pour cela est en désaccord avec la voix intérieure que je puis seulement assourdir par la légèreté et la violence. Je n’ai foi ni dans un Tannhäuser français, ni dans un Lohengrin français, moins encore dans un Tristan français. Toutes mes démarches dans cette voie demeurent non bénies, d’ailleurs : un démon — sans doute mon démon — me contrarie en tout. Seul l’ordre d’un despote pourrait écarter les obstacles personnels qui empêchent mon entrée à l’Opéra de Paris. Pour l’obtenir je ne ressens même aucune véritable ardeur. Surtout qu’ai-je affaire avec mes anciennes œuvres ? Elles me sont devenues presque indifférentes. Je me surprends toujours à m’en désintéresser absolument. Et puis les traductions françaises ! Il me faut les tenir pour entièrement impossibles ! Les quelques vers traduits pour mon concert ont coûté des peines indicibles et étaient insupportables. Malgré des efforts infinis, pas un acte de mes opéras n’est encore traduit et le peu qui est là me dégoûte. La langue aussi est une des causes principales qui font qu’ici tout me reste proprement étranger. La torture d’une conversation française m’est prodigieusement fatigante ; je m’interromps souvent au milieu d’un entretien, comme un désespéré qui se dit : « Ce n’est décidément pas possible ; tout est inutile ! » Alors je me sens lamentablement un « sans-patrie ». Je me demande : « Où est donc ta place ? » Et je n’ai pas de pays à nommer, pas de ville, pas de village même. Tout m’est étranger, et souvent je tourne un regard nostalgique vers le pays du Nirvâna. Mais le Nirvâna, bien vite, me redevient Tristan : vous connaissez la théorie bouddhiste de la Genèse. Un souffle trouble la clarté du ciel :
[exemple musical]
cela s’enfle, cela se condense et finalement le monde entier m’apparaît comme une masse impénétrable. C’est ma vieille destinée, tant que j’ai encore de ces esprits non délivrés autour de moi !…

J’ai encore quelque chose du pays auprès de moi, que je vais perdre bientôt : Bülow. Le pauvre garçon se tue de fatigue ici ; et je jouis peu de lui, car c’est à peine s’il peut me faire de rares visites. Cependant il m’est déjà doux de le savoir ici. Mon Dieu ! cela me fait tant de bien quand je peux parler naturellement, et je ne puis le faire qu’avec lui. Il m’est et me demeure tout dévoué. Je suis souvent touché, quand je surviens par derrière, de voir quelle peine secrète il se donne sans cesse pour moi. Il est alors tout triste si je lui dis : « Cela ne servira pourtant à rien ! « Mais, avant son départ, je veux lui donner une joie en lui disant que vous m’avez chargé de lui souhaiter le bonjour…

Maintenant il s’agit de se remuer pour combler l’effroyable déficit de mes concerts. On me propose de donner trois fois le même concert à Bruxelles, à des conditions qui m’assurent un petit bénéfice. Je serai bien forcé de le faire. Préparez-vous à recevoir de là de mes nouvelles. On me parle aussi de Londres. C’est bien triste ; mais vous savez que je ne peux pas mourir encore…

Et maintenant il vaut mieux que je termine, amie : je vois avec évidence que plus rien de bon ne sortira de ma plume et déjà j’ai trop tiré sur la corde. Je suis du moins un peu soulagé d’avoir recommencé à vous écrire : merci à vous qui m’avez valu cela ! Mille amitiés à Otto et aux enfants. Dites-moi comment vous allez tous ! De fidèle affection,

à vous.
R. W.


102.

Paris, 10 Avril 60.

Mais, chère enfant bien-aimée, pourquoi ne me donnez-vous pas de vos nouvelles ? Faut-il donc que je commence par tout demander, moi ? Est-ce qu’on ne peut même pas m’écrire, à moi, malheureux, me répondre, au moins ?… Je suis vraiment très inquiet. J’ai écrit dernièrement à Otto : de lui, non plus, pas la moindre réponse ! Maintenant il ne me reste plus qu’à rêver : et c’est aussi mon recours. Je rêve beaucoup et souvent ; mais même les rêves agréables ont pour moi quelque chose d’inquiétant, parce que, d’après les règles de l’art d’interpréter les songes, si l’objet de nos soucis nous apparaît sous des couleurs joyeuses, cela veut bientôt dire le contraire. Mais quel fâcheux recours les rêves sont-ils déjà !… Ils indiquent le vide de notre existence à l’état de veille. Alors le Vert Henri[29] me revient à l’esprit, celui qui finit par ne plus faire autre chose que rêver…

Méchante enfant ! Votre dernière lettre même — et il y a si longtemps de cela déjà ! — me disait si peu de chose, presque rien, de vous ! Seule ma stupide destinée doit-elle toujours servir de thème à notre correspondance ? Je me prends à douter que ces lignes vous trouvent à Rome : vous serez peut-être partie — cela vous ressemblerait bien ! — sans me dire quand ni pour quel endroit ! Vous voyez, c’est une querelle : il y a quelques jours encore, j’aurais pris cela plus doucement ; mais, à présent, je deviens plus méchant de jour en jour.

Je vous en prie, écrivez-moi donc une longue lettre ! Comment vous allez, ce que vous voyez, votre vie quotidienne, quelles connaissances vous avez faites, si votre santé est bonne, etc. Vous m’avez promis de me montrer votre lanterne magique de temps à autre. Et, tout à coup, me voilà complètement excommunié ? Ah ! on voit où vous êtes !

Je devrais presque, à présent, ne point parler de moi ; mais que sais-je de vous ? Rien, sinon que je ne sais rien : une notion très philosophique ! Et de moi ?? Chère enfant, cela ne tournera jamais d’une façon raisonnable et surtout aucun homme de sens n’y comprendra jamais rien. Par exemple, je suis fêté par tous les gens intelligents et le monde entier croit que je nage dans les plaisirs et les délices, parce que j’ai atteint enfin le résultat incroyable qu’un de mes opéras va être représenté à Paris. « Que peut-il désirer encore de plus ? » dit-on. Et figurez-vous que je n’ai jamais été plus las de tout cela que maintenant et à quiconque vient me féliciter je montre les dents avec fureur. Voilà comment je suis, à présent !

Personne ne fait rien à mon goût ; rien ne me va. Alors on me plante là, et, finalement, il faut que j’en sois encore bien aise. Avec vous cependant, je ne veux pas être si malhonnête.

Vous savez, mon enfant, que je ne regarde ni à droite ni à gauche, ni devant ni derrière, que le temps et le monde me sont indifférents et qu’une seule chose me détermine, la nécessité de décharger mon âme : donc vous savez aussi la seule chose qui me tienne au cœur. Si pourtant il en était autrement, si ma provision intérieure était déjà épuisée et si je n’avais plus qu’à regarder autour de moi pour voir le succès de mes œuvres, les situations que je crée, l’importance que je puis avoir, j’aurais alors assez de sérieux et édifiants amusements. Je ne puis donner un démenti à mes nouveaux amis français qui voient dans la possibilité, dans la certitude prévue de la grande impression que fera bientôt Tannhäuser sur le public parisien, un événement d’une importance inouïe et y attachent un prix incomparable.

Quiconque observe avec sang-froid la vie d’une nation aussi douée, mais aussi incroyablement négligée que les Français, et peut s’intéresser à tout ce qui lui semble utile pour le développement et l’ennoblissement de ce peuple, je ne saurais le blâmer, après tout, s’il aperçoit dans l’accueil fait à un Tannhäuser français une véritable question de vie ou de mort pour la culture possible de ces gens-là. Songez donc à l’état misérable où se trouve l’art français ; que la poésie est, proprement étrangère à ce peuple qui, à sa place, ne connaît que la rhétorique et l’éloquence. Étant donné l’isolement absolu de la langue française et son incapacité de s’assimiler par une traduction l’élément poétique qui lui est étranger, il ne reste qu’un seul moyen, c’est de faire agir la poésie sur les Français par l’entremise de la musique. Seulement, le Français n’est pas non plus proprement musicien, et toute musique lui est venue de l’étranger : de tout temps, le style musical français ne s’est formé que par le contact de la musique italienne et de la musique allemande ; il n’est rien d’autre, à proprement parler, qu’une transaction entre ces deux styles…

Tout bien considéré, Gluck n’a rien appris d’autre aux Français qu’à mettre la musique d’accord avec la rhétorique de la tragédie française : de vraie poésie, au fond, il n’en était pas question. C’est pourquoi, depuis lors, les Italiens presque seuls ont été maîtres du terrain : il ne s’agissait jamais que d’une rhétorique et d’une manière, et, au demeurant, de musique aussi peu que de poésie. La négligence croissante qui en est résultée jusqu’à ce jour est incroyable. Dernièrement, pour connaître un peu les chanteurs de l’Opéra, je fus obligé d’entendre une œuvre nouvelle d’un certain prince Poniatowski. Ce que j’éprouvai là ! ! Quelle nostalgie du plus simple vallon de la Suisse me saisit ! ! J’étais comme assassiné quand je rentrai chez moi, et toute possibilité s’était évanouie à mes yeux sans laisser de trace. Mais, en même temps, j’appris comment les impressions les plus horribles ne font que provoquer des réactions d’autant plus fortes et plus durables. « Vous voyez, — me dit-on, — quelle est la situation et ce que nous attendons, ce que nous désirons de vous ! » Ceux qui me disent cela sont des gens qui, depuis vingt ans, n’ont plus mis les pieds à l’Opéra, qui ne connaissent plus que les concerts du Conservatoire, les quatuors, et qui, finalement, — sans me connaître, — étudiaient mes partitions, — et non seulement des musiciens, mais des peintres, des hommes de lettres, oui, jusqu’à des hommes politiques ! Ils me disent : « Ce que vous apportez, on ne nous l’a encore jamais offert, loin de là, car vous apportez, avec la musique, toute la poésie : vous apportez le tout, un tout qui subsiste par lui-même, indépendant de toute influence, telle qu’il en fut exercé jusqu’ici par nos instituts sur l’artiste qui voulait se produire à nous. Vous l’apportez également sous une forme parfaite et avec la plus grande puissance d’expression : même le Français le plus ignorant ne peut y vouloir rien changer ; il doit l’accepter entièrement ou le repousser entièrement. Et de là l’importance considérable que nous attachons à l’événement futur : si votre œuvre est repoussée, nous saurons où nous en sommes et renoncerons à tout espoir ; si elle est acceptée, et cela du premier coup (car le Français ne peut être influencé autrement), nous respirerons tous : car, ce n’est pas la science et la littérature, mais l’art théâtral seul, par son action immédiate et générale, qui peut mettre sa forte empreinte sur l’esprit et les idées de notre nation. Mais… nous sommes certains du succès le plus grand et le plus durable !… »

Par le fait, même le directeur, qui connaît mieux le sujet maintenant, se vante, à qui veut l’entendre, de pouvoir compter, avec Tannhäuser, sur un vrai « succès d’argent ».

À Bruxelles, j’ai souvent causé avec un homme remarquable, un vieux diplomate, très intelligent, spirituel et d’une expérience peu commune,[30] qui me recommanda vivement de ne pas négliger les Français : on peut en penser et dire ce qu’on veut ; il n’en reste pas moins indéniable que les Français sont présentement le véritable prototype de la civilisation européenne, et faire sur eux un effet décisif, c’est agir sur l’Europe toute entière.

Tous ces sons de cloche n’ont vraiment rien que d’encourageant, et je vois bien que je ne me dépouillerai pas de l’importance que je dois avoir aux yeux du monde. L’étonnant, seulement, c’est que l’Europe et le monde me sont à peu près également indifférents ; au fond du cœur, je me dis : Que t’importe tout cela ? Mais, encore une fois, je vois bien que je ne m’en dégage pas : oh ! le démon y veille. La plus sûre garantie de mon immanquable influence sur l’Europe c’est… ma détresse !

Je vous dis cela franchement pour que vous ne vous fassiez pas des idées erronées sur mon compte, que vous n’alliez point imaginer que cette vaine supposition me pousse vers quelque chose qui est proprement hors de moi. Mes concerts de Paris m’ont causé des embarras à perte de vue : je n’ai entrepris Bruxelles que pour m’en tirer un peu ; j’ai abouti au résultat diamétralement opposé. En quittant cette ville, je me suis rappelé ce qu’avait dit Rossini après la chute d’un de ses opéras, « plus soigné » que les autres : « Si jamais on me prend à soigner ma partition ! »[31] Et je me dis, de même : « Si jamais on me prend à faire de l’argent ! »[32] L’Allemagne envers moi garde un silence parfait ; si jamais de ma vie j’arrive à faire représenter Tristan et les Nibelungen, il me faudra imaginer de véritables miracles pour me maintenir au-dessus des eaux de cette sainte existence. Voilà comment j’accepte les espérances de mes amis de Paris, notamment celles de mon directeur ; et, comme toutes ces splendeurs, hélas ! se font quelque peu attendre, je ne suis pas éloigné de me vendre à un général russe,[33] qui doit bientôt venir ici m’engager pour une expédition de Tannhäuser à Pétersbourg. Je vous en prie, veuillez en rire avec moi : on ne peut vraiment pas me sauver autrement de ces contradictions ridicules, où me laisse ce monde qui a besoin de rédemption, moi, le sauveur attendu !

Cependant, il me faut faire provision de bonne humeur pour écrire… un grand ballet. Qu’est-ce que vous dites de cela ? Vous doutez de ma parole ? Vous me ferez des excuses, un jour, quand vous le verrez et l’entendrez. Pour le moment, je ne vous dis que ceci : pas une note, pas un mot ne sera changé dans Tannhäuser. Mais il fallait absolument qu’il y eût un « ballet », et ce ballet devait se trouver au deuxième acte, parce que les abonnés de l’Opéra viennent toujours un peu en retard au théâtre, après avoir dîné copieusement, et jamais pour le lever du rideau. Je déclarai que je ne pouvais pas me soumettre aux lois du Jockey-Club et que je retirerais mon ouvrage. Pourtant je veux tirer ces messieurs d’embarras : l’Opéra n’a pas besoin de commencer avant huit heures, et j’évoquerai alors encore une fois le profane Venusberg.

Cette cour de « dame Vénus » était manifestement le point faible de l’œuvre. N’ayant pas de bon corps de ballet à ma disposition, je m’étais contenté d’une esquisse à la grosse brosse et par là je gâtai beaucoup les choses : je laissais notamment l’impression du Venusberg faible et indécise, ce qui avait pour conséquence de ruiner la base même sur laquelle devait s’édifier ensuite l’émouvante tragédie. Tous les ressouvenirs et les avertissements ultérieurs, si décisifs, qui doivent nous remplir d’horreur (et par là seulement peut s’expliquer l’action), perdaient presque tout leur effet ; la terreur et l’angoisse continues faisaient défaut. Je reconnais, d’ailleurs, maintenant qu’à l’époque où j’écrivis Tannhäuser, j’étais encore incapable de réaliser chose pareille, qui est nécessaire ici ; pour cela, il fallait une maîtrise beaucoup plus grande, que j’ai tout juste maintenant : maintenant, après avoir écrit la suprême transfiguration d’Isolde, je pouvais trouver aussi bien la vraie fin qu’il fallait pour l’ouverture du Vaisseau Fantôme, et l’horreur du Venusberg. On devient tout-puissant, lorsqu’on ne fait plus que jouer avec le monde. Évidemment, il me faut ici tout inventer de moi-même, afin de pouvoir prescrire au maître de ballet les moindres nuances ; il est certain cependant que seule la danse peut ici produire l’effet, mais quelle danse ! Les gens seront stupéfaits de tout ce que j’aurai combiné ! Je n’ai encore rien mis sur le papier ; en quelques rapides indications, je vais l’essayer ici pour la première fois. Ne soyez point surprise de trouver cela dans une lettre à Elisabeth.

Vénus et Tannhauser reposent comme dans la version originelle : seulement, les trois Grâces sont étendues à leurs pieds, entrelacées joliment. Toute une masse compacte de corps d’enfants entoure la couche : de petits Amours qui, dans leurs jeux enfantins, sont tombés les uns sur les autres en se battant et ont été pris par le sommeil.

Alentour, sur les saillies de la grotte, sont couchés des couples d’amants. Au milieu seulement dansent des Nymphes, taquinées par des Faunes, qu’elles tâchent d’éviter. Ce groupe accélère ses mouvements : les Faunes deviennent plus impétueux ; la fuite provocante des Nymphes invite les hommes des couples couchés à les défendre. Jalousie des femmes abandonnées ; audace croissante des Faunes. Tumulte. Les Grâces se lèvent et interviennent, exhortant à la belle modération : elles, aussi, les Faunes les taquinent, mais ils sont chassés par les jeunes gens. Les Grâces réconcilient les couples… Des Sirènes se font entendre… Au loin, tumulte : les Faunes, voulant se venger, ont appelé les Bacchantes. Bruyante, la troupe sauvage s’approche, après que les Grâces se sont couchées de nouveau devant Vénus. Le jubilant cortège amène toute espèce d’animaux monstrueux ; on choisit un bélier noir, on examine soigneusement s’il ne porte pas de tache blanche et on le conduit, avec des cris de joie, près d’une cascade ; un prêtre l’abat et le sacrifie avec des gestes horribles.

Tout à coup s’élève hors de l’eau, parmi la joie turbulente de la foule, un personnage que vous connaissez bien, le Strömkarl[34] des légendes du Nord, avec son grand violon merveilleux. Il joue une danse, et vous pouvez penser ce qu’il me faut inventer pour donner à cette danse son juste caractère. Toute la gent mythologique, peu à peu, s’empresse, attirée par les sons du violon. Tous les animaux consacrés aux dieux. Enfin des Centaures, au milieu de la frénésie générale, se mettent à caracoler çà et là. Les Grâces intimidées ne savent comment mettre fin au délire. Elles s’élancent, avec des gestes de désespoir, parmi ces frénétiques : vainement ! Elles se retournent alors vers Vénus, invoquant son aide. D’un geste, la déesse éveille les Amours, qui décochent toute une grêle de flèches, puis d’autres, et d’autres encore sur la foule ; leurs carquois se remplissent de nouveau indéfiniment. Maintenant, les couples se forment plus distincts : ceux que les flèches ont blessés tombent dans les bras les uns des autres ; un désir furieux s’empare de tous. Des flèches égarées ont même blessé les Grâces : elles ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes.

Faunes et Bacchantes, par couples, disparaissent impétueusement : les Centaures prennent les Grâces en croupe et les enlèvent ; tous se précipitent vers le fond ; les couples se couchent ; les Amours, continuant de tirer, se sont mis à la poursuite de ces sauvages. Une langueur se fait sentir. Des nuages s’abaissent. Toujours plus lointain, on entend le chant des Sirènes. Tout disparaît. Calme…

Enfin… Tannhäuser s’éveille de son rêve… Voilà à peu près la chose. Qu’en pensez-vous ?… Je m’amuse fort d’avoir utilisé mon Strômkarl pour la onzième variation. Cela explique aussi pourquoi Vénus est allée dans le Nord avec sa cour : là seulement on pouvait trouver le joueur de violon qui devait jouer devant les dieux antiques. Le bélier noir me plaît aussi. Pourtant il me sera toujours possible de le remplacer. Les Ménades devraient apporter, avec des cris de joie, Orphée assassiné : elles jetteraient sa tête dans la cascade, et là-dessus apparaîtrait hors de l’eau le Strömkarl. Mais ceci est moins compréhensible sans paroles. Qu’en dites-vous ?

Je voudrais bien avoir sous la main des aquarelles de Genelli : il a parfaitement représenté ces sauvageries mythologiques. À la fin, il faut bien m’aider ainsi. Mais j’ai encore à inventer beaucoup…

Voilà ! je vous ai écrit encore une fois une vraie lettre de kapellmeister, ne trouvez-vous pas ? Et, cette fois, c’est aussi une lettre de maître de ballet. Cela doit pourtant vous mettre en belle humeur ?

Et pourtant vous ne m’écrivez pas ? Et Otto non plus ? Ô les méchants, les méchants ! Où prendre maintenant des lettres qui me donnent de la joie ? Et vous savez que rien d’autre ne me donne de joie ! Rien que m’occuper de vous.

On m’a envoyé de Bruxelles, hier, ma photographie, qui me paraît fort bien réussie. J’ai tout de suite pensé à vous. Si vous avez la gentillesse de m’écrire bientôt et si vous me dites quand vous retournerez à Lucerne, j’enverrai à M. Stünzig ou à toute autre personne désignée par vous ce portrait qui vous dira quel air j’ai présentement : il faudra l’accrocher dans la galerie au-dessus du piano.

Puisque vous avez emmené à Rome tout ce qui est vôtre, aucun ami ne peut vous souhaiter la bienvenue chez vous, au retour, si je ne m’y trouve, au moins en effigie, dans la galerie.

Figurez-vous que, cette fois, j’ai tout uniment oublié l’anniversaire d’Otto : je savais bien que c’était en Mars, mais le jour ? Je n’avais, du reste, rien de convenable à lui offrir. À présent, qu’il attende jusqu’en Mars prochain : alors je serai probablement déjà riche et je jetterai les millions autour de moi. Au reste, considérez, chère enfant, que je n’ai toujours plus rien au monde que vous ; que je vis pour vous, par vous et avec vous, et que le jeu n’a plus d’intérêt pour moi que parce que je puis me plaindre à vous de ma détresse et que vous accueillez si doucement ma plainte. Adieu, mon enfant ! Mille cordiales amitiés : partagez avec votre mari et vos enfants ce que vous aurez en trop.

R. W.



103.

Paris, 2 Mai 60.

Je ne puis voir le mois de Mai faire son entrée sans vous envoyer, chère enfant, encore un signe de vie à Rome, où vous ne séjournerez plus longtemps, je crois. S’il y avait quelque chose aujourd’hui qui pût me retenir d’écrire, ce serait tout simplement que je n’ai rien de précis à vous communiquer. Vous savez déjà, cependant, qu’il ne faut pas considérer le sujet de ce que je vous écris, mais plutôt l’état moral dans lequel je vous écris. Le sujet est donc indifférent : à le bien prendre, c’est mon état d’âme qui peut vous intéresser, et là-dessus même il n’y a pas grand’chose à dire. Comment pourrais-je me sentir dans une bonne disposition ? Mais cette disposition d’esprit est-elle digne de votre sympathie ? De cela, non plus, je ne puis me rendre exactement compte : seulement, une voix me dit, au profond de moi-même, que les choses devraient aller autrement.

Dieu sait pourquoi je suis encore de ce monde ! Autant que ma volonté est en jeu, je n’ai aucune raison de me réjouir de ma persévérance. Les moments de clarté sont trop rares. Peut-être, un jour, même ceux-ci disparaîtront-ils tout à fait : je les attends toujours, prends patience, et reste vivant dans la nuit !

Vos souvenirs m’ont vivement saisi. C’est incroyable à quel point on peut supporter la dévastation de sa vie. Ce qui reste doit être misérablement petit, à moins que ne ce puisse être sublimement grand. Dans mes bons moments, l’idée du grand me flatte. Qu’y a-t-il de plus grand que de renoncer absolument au bonheur pour toute l’étendue de la vie et de se restreindre à quelques moments ? Il n’y a de sûr que ce qui est vulgaire, étendu, vivace, envahissant : ce qui est noble n’est qu’une force de résistance ; rien de positif, tout négatif.

Et l’artiste, alors ? Le pauvre fou ! Celui-ci est vraiment le bouffon de sa propre conscience ; mais il est très artistement organisé, justement, pour supporter l’éternel conflit. Oui, être toujours en conflit, ne jamais atteindre au parfait calme intérieur, être toujours traqué, attiré puis repoussé, telle est l’existence éternellement bouillonnante d’où jaillit l’inspiration, comme une fleur du désespoir… Mais, je le sais, et vous devez le sentir aussi ! qui voudrait être autrement qu’il n’est ?

Je me suis rendu compte maintenant du choix que j’ai à faire ; seulement je ne sais pas encore ce que je choisirai — et, probablement, le choix ne dépendra pas du tout de moi, mais c’est Lui qui choisira, le Brahm, le Neutrum.

Voici donc : ou bien représenter mes œuvres, ou bien en créer de nouvelles. Prendre le premier parti, c’est accepter jusqu’au désastre les conséquences de l’affirmation de la vie. Si je veux d’abord révéler proprement au monde mes œuvres terminées, lui faire sentir exactement, par des représentations adéquates, ce qu’il possède en elles, cela seul est une entreprise qui doit consommer la plus vigoureuse énergie vitale. Alors tout le reste n’est que fourvoiement, tout approfondissement au dedans n’est qu’une trahison de mon projet ; alors il s’agit de se porter au dehors, uniquement au dehors, de me soumettre le monde, de n’appartenir qu’au monde, de me laisser trahir, humilier, tourmenter, anéantir par lui, afin de pénétrer ainsi dans sa conscience. Alors je lui dirai, comme Jésus à ses disciples, le soir de la Cène : « Vous ne connaissez que le lait de ma doctrine ; maintenant vous apprendrez à connaître son sang : venez et buvez, afin que je sois en vous ! »

Ou bien le second parti : je renonce à toute possibilité de jamais entendre mes œuvres, de jamais les révéler entièrement au monde. C’est un sacrifice ; et cependant, pour ce qui est du plaisir que j’y prendrais, ce n’est peut-être qu’une tentante chimère. En effet, très clairement, la voix me dit que je n’arriverai jamais au plaisir, à la satisfaction, par la représentation de mes œuvres ; que toujours il restera un tourment secret, qui me martyrisera d’autant plus que je devrai le cacher encore et le nier, si je ne veux point passer pour un insensé. Puis, si je renonce, oh ! quelle délicieuse image se lève devant moi ! D’abord la pauvreté personnelle pleine et entière ; plus jamais le moindre souci de possession. Une famille, qui me reçoit chez elle, pourvoit à toutes les menues nécessités de ma vie : je lui abandonne pour cela tout ce qui pourra jamais être mien. Là, ne plus rien faire qu’écrire mes dernières œuvres : tout ce que j’ai encore en tête. Alors je laisserais tranquillement au démon qui me garde le soin d’évoquer un jour celui qui révélerait mes œuvres au monde ; il dépendrait de mon bon plaisir de me figurer celui-là ou de me résigner doucement si je ne puis croire à sa possibilité. Voilà, voilà mon vœu et mon choix définitifs… si c’était moi qui avais à choisir !

Le choix lui-même démontrera ce qui était le plus nécessaire. Si moi seul puis représenter mes œuvres, il en sera ainsi ; j’en suis sûr !… Si moi seul puis encore écrire les œuvres que j’ai en tête, il en sera ainsi !… Qu’est-ce qui pourrait bien être le plus difficile ?… Ou le plus opportun ? … Je suis presque tenté de croire au premier parti. Que dorénavant quelques nouvelles œuvres de ce genre soient encore données au monde, cela importe peu, sans doute, au génie du monde, pourvu que ce genre, en son essence, soit compris par le monde. C’est évident. Pour l’essence des choses, ce n’est jamais de la quantité qu’il s’agit : celle-ci n’a rien d’essentiel ; le principal, c’est la valeur intime du genre tout entier. Si je la révèle parfaitement, j’éveille une flamme de conscience en des individus qui, par là, deviennent propres à multiplier en le variant ce qu’ils ont reçu. C’est ainsi également que nous pouvons nous expliquer la quantité et la variété individuelle extraordinaires de l’école italienne en peinture, de l’école espagnole en poésie, etc. Donc je crois être assuré que pour le génie du monde il importe plus que je révèle au monde par des représentations excellentes mes œuvres terminées, et cela sur un terrain aussi large que possible, parce que les rares individus où il s’agit d’éveiller cette flamme sont disséminés dans l’espace aussi bien que dans le temps. Car, en un certain sens très profond et compréhensible au seul génie du monde, je ne puis plus, dans de nouvelles œuvres, que me répéter ; je ne puis manifester une autre vertu essentielle.

Donc le choix est très difficile et mon désir ne peut pas être invoqué. Mais ici aussi il y a de la ressource et une chimère fallacieuse miroite devant moi : peut-être pourrais-je combiner les deux, par intervalles, ou bien retrouver après la lutte un doux repos et achever encore mon œuvre. Oh ! les visions tentatrices ne font jamais défaut ! Mais je connais le démon ; il y a des heures graves où je sais tout, où nulle tentation ne me leurre, où je me résous à tout subir. Aujourd’hui je vous écris en de pareilles dispositions. Soyez-moi bonne, respectez-moi, aimez-moi ! Je le mérite, par la grâce de mes souffrances ! . . .

Mille et mille amitiés ! Faites-moi savoir bien vite quand je pourrai vous écrire à Venise !

À Otto je répondrai bientôt en latin, puisque c’est maintenant sa langue favorite. Il a raison, ce qu’on lui a chanté en latin est magnifique : je connais cela !


104.

23 Mai 60, Paris

Au lit, ce matin, j’ouvris votre dernière lettre de Rome et regardai ce qu’elle contenait. Maurice revint m’annoncer mon bain : il me trouva baigné de larmes et se retira en silence…

Mon enfant, les dieux m’ont honoré, hier, de la plus belle journée de cette année. Jamais, encore il n’avait fait si clair et serein. Pour la première fois, je fus salué, lors de ma promenade matinale, par un ciel entièrement pur et un vent d’est des plus réconfortants : tout était vert et brillant. Sans la moindre raison de me réjouir de ma situation personnelle, vivant au jour le jour dans l’incertitude la plus vacillante, forcé comme un assiégé de me défendre quotidiennement contre des attaques continuelles à mon repos, j’éprouvais pourtant un bien-être, une sérénité. Les dieux m’aimaient : cela me faisait sourire. Rien ne venait à ma rencontre, rien ne venait me saluer que le ciel et le bon vent, qui m’avaient manqué si longtemps. Mais cela me suffisait, et de belles images se rangeaient devant mon âme. Sûrement il devait faire beau partout aujourd’hui et, si je ne recevais point de saluts, bien des gens penseraient à moi de façon bienveillante et se diraient : « Les dieux l’aiment, pourtant ! » Comme je suis encore enfant, comme je me laisse facilement flatter ! Le ciel, la brise, le soleil et la verdure de Mai vous épargnent cette fois le soin d’écarter de mon front les pensées anxieuses. Remerciez-les un peu !…

Ce que jusqu’ici je ne connaissais que par des moments d’émotion sublime, je viens de réprouver cette fois-ci avec une paisible sérénité : me réjouir d’un noble mouvement vers autrui. Je trouvai chez moi le dernier numéro du Journal des Débats ; là dedans, un article de Berlioz sur Fidelio. Depuis mes concerts, je n’avais pas revu Berlioz ; depuis lors, il s’était laissé induire à des animosités de plus en plus vives et à de malicieuses et sournoises attaques : il me fallait renoncer à toutes relations avec le malheureux, d’autant plus que toute tentative dans l’autre sens devait être considérée par lui comme une injure. Donc je fus ravi de cet article sur Fidelio et, bravant toute éventualité, oui, toute probabilité d’un complet malentendu de sa part, je lui écrivis à peu près ceci : « Je viens de lire votre étude sur Fidelio. Soyez-en remercié mille fois ! C’est pour moi une joie toute spéciale d’entendre s’exprimer, par de si purs et nobles accents, une âme, une intelligence qui comprend parfaitement et s’approprie les mystères intimes des créations d’un autre héros de l’art. Il y a des moments où la vue d’un tel acte d’appréciation peut me charmer presque plus que l’œuvre critiquée elle-même, peut-être bien parce que cela montre à l’évidence qu’une chaîne ininterrompue lie tous les grands esprits, qui par ce lien seul sont sauvés du danger d’être jamais incomprise[35]. »

Comme je serais content de le voir bien prendre cela ! En relisant l’article, je remarquai, il est vrai, quelle distance infinie sépare encore Berlioz de moi, même en cette critique de Beethoven : de son côté, il fait encore beaucoup trop attention aux moments extérieurs de l’œuvre d’art et, par conséquent, il regarde beaucoup trop, ce qui m’est tout à fait inconcevable, au succès remporté par cette œuvre. En même temps, je vis toutefois combien Berlioz se trouve seul même sur cet échelon, et combien il est fou, en pareille situation, de se priver de l’unique réconfort qu’il trouverait à s’emparer sans réserve de qui lui est apparenté. Mais l’envie…, mon Dieu ! !

J’ai beaucoup réfléchi, tranquillement, clairement. J’ai aussi pensé à Liszt. De celui-ci, je ne connais pas un trait qui ne m’en présente une image aimable. Les ombres de sa nature ne sont pas dans son caractère, mais seulement, çà et là, dans son intellect ; de ce côté, il est facilement influencé et se perd en la faiblesse. Depuis longtemps, je ne lui ai plus écrit : même mes profondes condoléances pour la perte de son fils lui ont été transmises par un autre. Je ne puis écrire qu’intimement à un si charmant homme. Je n’ai point d’affaires avec lui ; mais savoir d’avance que nos intimités seront toujours exposées aux yeux de deux[36] personnes, cela n’est pourtant pas supportable : tout devient alors charlatanisme et arrière-pensée. Tel est le cas ici : Liszt est devenu un homme absolument dépourvu de secret ; ce n’est pas son intime unité, mais sa faiblesse ouvertement exploitée qui l’a mis dans un état de vilaine dépendance. J’ai fini par lui déclarer — ou plutôt, hélas ! par leur déclarer à tous deux — avec tristesse, mais avec précision, que je ne pouvais plus lui (ou leur !) écrire. Le pauvre homme fait maintenant tout son sacrifice en silence, il subit tout : il croit ne pas pouvoir agir autrement. Mais il m’affectionne toujours, de même que pour moi il demeure toujours un être noble et très cher. Pensez un peu maintenant combien est touchant le salut que nous échangeons de temps en temps à la dérobée, comme des amants séparés par le monde. C’est ainsi qu’hier m’arrivaient par le télégraphe les souhaits les plus chaleureux pour mon anniversaire. Comme cela me fait sourire et me réjouit !

Ainsi passa la journée : je conservai ma belle humeur et, presque pour la première fois, goûtai spirituellement le bonheur et le bien-être de la pleine santé corporelle, qui ignore la cause de son plaisir, justement parce qu’il résulte d’une concordance harmonieuse de ses forces vitales. À vous, je n’ai même pas besoin de dire de quelle source découle ce sentiment pour moi : c’est cela précisément qui me donne cette santé. C’est quelque chose de merveilleusement précieux, et je sens que rarement un beau jour pourra me procurer encore cette harmonie. Cependant, le soir, Jupiter brilla merveilleusement à mes yeux : il est maintenant dans tout son éclat. Ce doit être l’étoile du quinquagénaire — au sens plaisant de notre Schopenhauer : — j’ai encore trois ans d’ici là. Je les vivrai : Jupiter brillera-t-il pour moi fidèlement, immuablement ? Oh ! il y aura encore des nuits sans étoiles : je les connais toutes, les angoisses et les peines, à travers lesquelles j’aurai à gouverner, et l’une des nuits les plus terribles m’attend. Reverrai-je alors l’étoile ? Jupiter m’éclairera-t-il quand j’aurai le plus besoin d’un astre qui me guide ?… Voilà ce que je demandai ; et la merveilleuse soirée me répondit avec douceur et tendresse et me rafraîchit les yeux.

Le soir, vinrent deux jeunes Allemands, que j’ai choisis tout à fait au hasard. Avant de partir, ils ne me laissèrent pas de repos que je ne leur eusse joué encore le prélude de Tristan, dont les jeunes gens à présent ratfolent, surtout quand arrive le nouveau finale. Ce finale, je dus le jouer encore différentes fois ; puis je les congédiai et me couchai. Je me réveillai ce matin, et votre lettre me fut apportée au lit. Mais maintenant, mon enfant, je ne puis plus décrire : — donc pas un mot de vos portraits !… Vous aurez le mien sitôt que je saurai quand je puis l’envoyer à Zurich. C’est le meilleur de mes portraits. Surtout il a pour moi ceci de remarquable qu’il a été si bien réussi dans des circonstances très défavorables, et, particulièrement, qu’il a si bien rendu l’expression paisible et tranquille de la physionomie. J’étais de fort mauvaise humeur, et les musiciens de Bruxelles me tourmentaient pour que je leur laisse ma photographie en souvenir. Il pleuvait (Otto le sait bien, qu’il pleuvait toujours à Bruxelles) et je ne voulais pas aller à l’atelier. Enfin, très tard dans la journée, on vient me chercher ; je n’avais pas de parapluie ; je devais diriger encore, le soir ; il me fallait monter cinq étages : je ne cachai pas à l’artiste que j’étais proprement exaspéré par la prétention d’obtenir quelque chose de supportable dans de pareilles conditions. La confiance avec laquelle l’artiste (sans aucun doute excellent) me reçut me mit vraiment de bonne humeur et, après lui avoir déclaré : « Eh bien ! ce sera un vrai tour de force si vous arrivez à quelque chose ! » je pris, tout étonné, ma pose, et je me dis : « Pour les Bruxellois, ce sera toujours suffisant ! » Je me rappelle d’ailleurs m’être encore aperçu de l’incroyable rapidité avec laquelle les fonctions du cerveau suivent les états moraux qui les conduisent, et ce qu’il y a de plus lointain peut se relier à ce qu’il y a de plus proche. On m’avait photographié à Paris, et ce monstre de photographe avait trouvé bon, sans que je m’en pusse apercevoir, de me donner une pose tout à fait affectée, avec l’œil tourné de côté : ce portrait m’est souverainement antipathique et j’ai déclaré que là-dessus j’avais l’air d’un Marat sentimental. Ce malheureux simulacre[37] a été utilisé par l’Illustration et — défiguré lui-même horriblement — il fait, depuis, le tour des journaux illustrés, — jusqu’en Angleterre. Le dégoût que j’en ressentis me fit, lors de l’opération de Bruxelles, prendre machinalement une expression plus convenable, pour avoir, sans affectation aucune, un air paisible et sage. L’ironie de toute la précédente aventure me donna, avec la rapidité de l’éclair, les dispositions voulues ; tout ce qui m’entourait disparut ; je regardais tranquillement par-dessus le monde, comme si je n’avais nullement affaire à lui : peut-être désirais-je seulement apercevoir Jupiter. Peut-être vous semblera-t-il qu’il a vraiment un peu brillé sur moi.

À présent, je vous ai raconté ma journée d’anniversaire, exposé tout ce qui s’y rattache. Hier vous avez puisé dans la fontaine et vidé un gobelet à ma santé : ô mon enfant, que m’avez-vous souhaité de beau ? Croyez-moi, les dieux ne pouvaient rien faire de mieux en ma faveur que de vous laisser boire en pensant à moi l’eau de cette source, afin d’apprendre par elle tous les beaux secrets de Rome, les dieux auxquels je dois déjà rendre grâce d’un si grand bonheur, puisqu’ils vous sont devenus si cléments et bienfaisants. Eh bien ! espérons donc en Jupiter !…

105.

Paris, 22 Juillet 60.

Finirai-je par écrire vraiment sur ce papier sombre, que j’ai déjà plusieurs fois préparé ? Vous donnerai-je encore une fois de mes nouvelles ? Ou bien attendrai-je jusqu’à ce que du moins une claire journée de soleil me donne un ciel pur, afin de ranimer en moi par son influence quelque peu de sérénité que je puisse vous dédier avec gratitude ?

Cette faveur même ne se montre pas ! Éternellement règnent les vents d’ouest et du sud pour maintenir mes pauvres nerfs dans la plus profonde dépression. Que faire enfin ? Peut-être vous inquiéteriez-vous plus qu’il n’est nécessaire si je continue à me taire !

Pouvez-vous bien, vous-même, vous faire une idée exacte de ma vie ? À peine si je le crois, par la seule raison que c’est presque impossible. Il m’arrive ceci d’étonnant que je dois battre en retraite, finalement, devant presque toutes les sympathies qui se déclarent, parce que j’en viens toujours à un certain point où mon étrange situation à l’égard du monde, à propos de tous mes faits et gestes, prête à des malentendus si manifestes pour ma sensibilité, qu’il me faut constater qu’on me prend, à proprement parler, pour une espèce d’hypocrite. Cependant il m’est déjà très difficile de définir exactement ce que je veux dire par là. Donc cette constatation même demeure mon secret, et pour ce qui est du monde, je n’ai que cette bizarre consolation, à savoir que, dans son incompréhension, il croit ne rien voir là que d’ordinaire, de naturel, et donc qui ne mérite aucun blâme particulier… Il n’existe certainement pas une seule créature humaine ayant moins de joies, de plaisirs, ou seulement de réconforts quelconques et de recréations passagères que moi. Quoi que je fasse, jamais un seul instant, il ne me vient à l’esprit de me préparer un plaisir, un agrément, parce que j’ai appris à reconnaître toujours plus nettement que ce que je recherchais n’arrivait jamais, allait plutôt à l’opposé. Cela est tellement net pour moi, qu’après une excursion que je fis récemment à Fontainebleau, où m’attiraient les beaux arbres promis, j’ai fermement résolu de ne plus penser, par exemple, à n’importe quelle distraction pour le restant de l’été, parce que beaucoup de détails, auxquels je suis devenu extrêmement sensible, ont fait de cette excursion même, en fin de compte, une expérience fort pénible pour moi plutôt qu’agréable. Dans ma solitude personne n’entre que je ne préférerais en voir sortir.

Si le désir inextingible de la société, ne fût-ce que pour changer un peu, se fait sentir, je me dis toujours plus nettement que toute satisfaction possible de ce désir ne m’apporterait que de la peine, et je reste tranquillement chez moi, avec la conscience que je ne trouverais même pas la minime récréation cherchée. Il est difficile de s’imaginer cette résignation parfaite et complète, surtout si l’on a des enfants !…

Et cette existence prodigieusement dépourvue de joie, il faut la mener dans un monde où l’on est soumis à des nécessités, à des considérations, qui, aux yeux des autres, me font presque toujours apparaître comme un être exigeant, si bien que, pour ma part, je finis par éprouver les plus extraordinaires impressions de ce monde. Je vous le dis en toute franchise, l’amertume que je vous confessais souvent disparaît maintenant de plus en plus, pour faire place au mépris absolu. Ce sentiment n’est pas violent ; au contraire, il me donne toujours plus de calme : il suffit que j’aie des rapports avec quelqu’un, à présent, pour que ce sentiment prenne tout à fait le dessus ; et cela épargne beaucoup mon cœur, à présent beaucoup moins facile à blesser : je puis mépriser là où je devenais amer autrefois !…

Aussi je m’exprime de moins en moins et je pense que je ne suis pas là pour être compris par mes actes, et je veux donc espérer du moins qu’un jour quelque chose de mes œuvres du moins sera compris. Mais je vous le dis : seul le sentiment de ma pureté me donne cette force. Je me sens pur : je sais au plus profond de mon être que j’ai toujours travaillé pour autrui, jamais pour moi ; et mes douleurs continuelles sont là pour en témoigner.

Mais la joie ? Plus rien ne me donne de joie ! Et, c’est ma consolation : toute joie où je me surprendrais serait mon accusatrice, et c’en serait fait de mon fier droit au mépris !

Ainsi je puis vous l’écrire aujourd’hui avec une sorte de contentement bizarre : la notification que l’on m’a faite, il y a quelques jours, que mon arrêt de bannissement était abrogé, que je pouvais rentrer en Allemagne, m’a laissé complètement froid et indifférent. Des télégrammes de félicitations, de jubilation arrivèrent : je n’ai répondu à aucun. Qui me comprendrait, si je lui disais que par là même un nouveau champ de douleur m’est ouvert, de douleur qui remporte sûrement sur toute possibilité de satisfaction quelconque, au point que je ne prévois que des sacrifices de ma part ? Quiconque par hasard m’approche de très près semble comprendre cela tout à coup ; mais ce n’est qu’un éclair de compréhension : à peine le dos tourné, il se dit finalement que c’est de l’affectation ! Et ce sont encore là les meilleurs ! Qu’est-ce donc que les autres ?… Pouah ! —

Cependant j’ai un ami qui me devient toujours de plus en plus cher. C’est mon vieux Schopenhauer, si grognon d’apparence, et pourtant si profondément aimant ! Lorsque je suis arrivé au paroxysme de la sensibilité, quel réconfort absolument unique, en ouvrant ce livre, de me retrouver tout à coup entièrement, de me voir si bien compris et si clairement exprimé, seulement dans un langage tout autre, qui rapidement fait de la douleur un objet de la connaissance, et qui, de la sensibilité, transpose tout dans la froide, marmoréenne et consolante intelligence, mais dans l’intelligence qui, en même temps qu’elle me découvre à moi-même, me découvre le monde entier ! C’est une action réciproque, merveilleuse, un échange de la plus bienfaisante espèce ; et toujours cette action est nouvelle, parce qu’elle est toujours plus forte. Cela procure alors le calme, et même le mépris se résout en amour : car toute flatterie est loin ; la claire connaissance refroidit le feu de la douleur. Les plis se lissent et le sommeil reprend sa vertu réconfortante. Et comme c’est beau que ce vieillard ne sache pas du tout ce qu’il est pour moi, ni ce que je me suis à moi-même par lui !

Permettez-moi de nommer encore un ami tout différent. Vous pouvez rire, mais je parle d’un véritable ange, que j’ai toujours auprès de moi : un être d’une amitié inébranlable, qui ne peut me voir sans me prodiguer tout un déluge de joie et de caresses. C’est le petit chien que vous m’avez envoyé, un jour, de votre lit de malade ! Je ne saurais dire combien cet incomparable animal est délicieux pour moi. Tous les soirs, je me perds avec lui dans le bois de Boulogne ! Alors je songe souvent à ma solitaire vallée de Sihl ! Adieu, chère et douce âme ! Adieu et merci !

106 a.

[Paris. — Commencement d’Août 1860.]

Quel poëte je suis, tout de même ! Bonté divine, voilà que je deviens tout à fait prétentieux ! Cette interminable traduction de Tannhäuser m’a déjà rempli de suffisance : à présent qu’il faut tout examiner mot par mot, je découvre, en vérité, pour la première fois, combien ce poëme est concis et inchangeable. Abandonne-t-on un seul mot, un seul sens, et, mon traducteur[38] comme moi, nous voilà obligés de reconnaître qu’un moment essentiel est sacrifié. D’abord je croyais à la possibilité de menus changements ; il fallut y renoncer : l’un après l’autre, ils apparaissaient impossibles. Je fus tout surpris et trouvai alors, par comparaison, que je connais réellement très peu de poèmes auxquels je puisse attribuer la même qualité. Bref, je dus me résoudre à m’avouer que déjà le poëme n’aurait pu être mieux fait. Qu’en dites-vous ? Pour ce qui est de la musique, plutôt, je puis améliorer. Çà et là, notamment, je donne à l’orchestre des passages plus expressifs et plus riches. La scène avec Vénus est la seule que je veuille remanier complètement. J’ai trouvé dame Vénus guindée : quelques traits d’une bonne esquisse, mais pas de vraie vie. Là j’ai ajouté une série de vers assez considérable : la déesse de la volupté devient elle-même touchante, et la souffrance de Tannhäuser devient réelle, de sorte que son invocation à Marie jaillit de son âme comme un profond cri de détresse. Je ne pouvais alors rien faire encore de pareil. Pour Texécution musicale, il me faut encore beaucoup de bonne humeur : je ne sais vraiment pas où me la procurer !…

Bientôt paraîtra une traduction en prose des quatre pièces : le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin et Tristan, pour laquelle je veux écrire une préface,[39] qui doit donner à mes amis d’ici quelques explications notamment sur les tendances formelles de mon art. Je viens d’examiner ces traductions et j’ai été forcé de me représenter mes poëmes dans leur moindre détail. Hier Lohengrin m’a saisi et je ne puis me défendre de le tenir pour le poëme le plus tragique, parce que la réconciliation ne peut être obtenue que si l’on jette un regard effroyablement lointain sur le monde.

Le dogme si profond de la métempsychose pouvait seul me montrer le sommet riche de consolations où, finalement, tout concourt à une même hauteur vers la délivrance, après que les diverses existences qui, séparées dans le temps, suivent, l’une à côté de l’autre, leur cours, se sont touchées hors du temps par la pleine intelligence mutuelle. D’après le beau dogme bouddhiste, la pureté immaculée de Lohengrin devient explicable, en toute simplicité, par le fait qu’il est la continuation de Parzival, lequel d’abord conquérait la pureté. Ainsi, dans sa réincarnation, Elsa de même atteindrait à la hauteur de Lohengrin. C’est pourquoi le plan de mes Vainqueurs me paraît être la suite et la conclusion de Lohengrin. Ici Savitri (Elsa) atteint absolument à la hauteur d’Ananda. Tout l’effroyable tragique de la vie se réduirait donc au fait d’être séparés les uns des autres dans le temps et dans l’espace ; mais, puisque le temps et l’espace ne sont que des manières de voir à nous, et n’ont d’ailleurs aucune réalité, aux yeux du parfait clairvoyant la douleur la plus tragique devrait s’expliquer uniquement par l’erreur de l’individu : je crois qu’il en est ainsi ! Et, en toute vérité, il ne s’agit que de la pureté et de la noblesse, qui, par elles-mêmes, sont exemptes de douleur.

Je ne puis vous écrire rien d’autre que de pareils bavardages ; cela seul en vaut la peine ! Et avec vous seulement je bavarde volontiers sur de pareilles choses ! Alors disparaissent le temps et l’espace, qui ne contiennent vraiment rien que tourment et détresse !… Mais, hélas ! combien rarement suis-je disposé à bavarder ainsi !…

Tristan est et reste pour moi un miracle ! Comment ai-je pu faire quelque chose de semblable, je le comprends de moins en moins : en relisant, il me faut rester bouche bée ! Combien terriblement je devrai pâtir un jour de cette œuvre, si je veux me la faire exécuter entièrement, telle qu’elle est ! Très clairement, je prévois les souffrances les plus inouïes, car je ne me dissimule pas que j’ai surpassé de beaucoup en l’écrivant toutes nos réalisations possibles : les interprètes merveilleux, les interprètes de génie, les seuls qui seraient à hauteur de la tâche, apparaissent en ce monde si rarement ! Et cependant je ne puis résister à la tentation : si j’entendais seulement l’orchestre ! ! —

Parzival s’est réveillé en moi très vivement ; j’y vois de plus en plus clair ; quand tout sera mûr en moi, l’exécution de ce poëme deviendra pour moi un plaisir inouï. Mais d’ici là peuvent encore s’écouler pas mal d’années ! Aussi je voudrais beaucoup m’en tenir uniquement au poëme. Je l’écarté aussi longtemps que je peux et ne m’en occupe que lorsqu’il me vient irrésistiblement ! Alors ce merveilleux progrès de l’enfantement me fait oublier toute ma misère… Bavarderai-je un peu là-dessus ? Vous ai-je déjà dit que la messagère fabuleusement sauvage du Graal ne doit faire qu’un avec la séductrice du deuxième acte ? Depuis que cette idée s’est levée en moi, je me sens maître de presque toute ma matière. Cette merveilleuse, cette horrible créature qui sert les chevaliers du Graal avec le zèle d’une esclave infatigable, s’acquitte des besognes les plus inouïes, reste couchée dans un coin, attendant quelque mission d’une difficulté extraordinaire, disparaît parfois, on ne sait ni comment ni où ? . . .

Puis, soudain, on la retrouve, effroyablement épuisée, misérable, blême, horrible ; et de nouveau, infatigable, elle sert le Saint Graal comme une chienne, devant ses chevaliers pour qui elle laisse percer un secret mépris. Son œil semble chercher toujours le prédestiné : elle s’est déjà trompée, elle ne l’a point trouvé. Mais ce qu’elle cherche, elle ne le sait justement pas : elle n’agit que par instinct.

Quand Parzival, le simple, arrive dans le pays, elle ne peut détourner de lui son regard : quelque chose de merveilleux doit se passer en elle ; elle ne sait pas quoi, mais s’attache à lui. Lui est effrayé, mais aussi attiré : il ne comprend rien. (Ici le mot d’ordre est : « Poëte, crée ! » ) Seule l’exécution peut parler ici ! — Mais suivez toujours ces indications ; écoutez comme Brünnhilde écoutait Wotan. — Cette femme est dans une agitation, une excitation indicible : le vieil écuyer a déjà remarqué cela chez elle, de temps en temps, et, peu après, elle disparaissait. Cette fois le phénomène atteint à son paroxysme. Que se passe-t-il en elle ? Craint-elle une nouvelle fuite ? Désire-t-elle en être dispensée ? Espère-t-elle pouvoir en finir tout à fait ? Qu’espère-t-elle de Parzival ? Manifestement, elle attache à celui-ci quelque espoir inouï… Mais tout est obscur et ténébreux encore : nulle connaissance, rien qu’une impulsion à travers le crépuscule ! Accroupie dans un coin, elle assiste à la navrante scène d’Amfortas : elle jette un regard merveilleusement pénétrant — un regard de sphinx — sur Parzival. Lui, vraiment simple, ne comprend rien, s’étonne et… se tait. On le pousse dehors. La messagère du Graal s’abat avec un grand cri ; puis elle disparaît. (Il lui faut errer encore.)

Devinez-vous maintenant qui est la merveilleuse et magique créature que Parzival trouve dans le château étrange, où le conduit sa valeur ! chevaleresque ? Devinez ce qui arrive et comment tout finira. Aujourd’hui je ne vous en dis pas davantage !…

106 b.

10 Août.

Je vous écris ce second feuillet bien dej jours plus tard. Combien ?… Je ne sais « Déjà je ne compte plus les jours ! »[40] Tout n’est pour moi qu’uniformité trouble et crépusculaire : soucis et contrariétés sous des formes toujours nouvelles, mais au fond toujours les mêmes, sans joie aucune. Cependant, point d’assauts ; tout cela, plutôt, rampe autour de moi Là contre, le calme, la pleine résignation : ne rien attendre, ne rien espérer, souhaiter à peine. Connaissant parfaitement les caprices de ma destinée, m’accommoder silencieusement à ma mission. Patience ! Même à l’égard du temps qu’il fait. Et ce temps m’enseigne : cela est, on ne peut le changer ; il faut s’y habituer ; de même, pour toutes les constellations morales qui nous entourent. S’emporter ne mène à rien : supporter, seulement !…

Parfois, cependant, la lumière jaillit au fond de l’âme : tout ce qui, du dehors, mal satisfait, s’y réfugie, se remet à vivre là plus chaudement, plus lumineusement. C’est bien la nuit de Tristan ! « Dès que le soleil s’est caché dans notre sein, luisent les riantes étoiles de la félicité… »[41] Tout ce que je pourrais vous dire de mon existence me semble si insignifiant ! C’est aussi le plus difficile à comprendre. Une vie comme la mienne doit toujours tromper le spectateur : il ne voit que les faits et gestes qu’il tient pour miens, tandis qu’ils me sont au fond tout à fait étrangers ; qui donc s’aperçoit du dégoût que souvent ils m’inspirent ? Tout cela ne sera compris que le jour où la somme totale sera lisible : alors il faudra bien reconnaître que cette œuvre extraordinaire ne pouvait être accomplie que de cette façon, et l’on s’instruira, quitte à ne pas tirer parti de la leçon une autre fois. C’est toujours la même chose ! Je ne cherche plus guère à éclairer les autres ; seulement, comme je n’ai que la conscience d’une souffrance perpétuelle, j’en souffre également — et je sais qu’il en doit être ainsi. Mais quoi ! L’heure de l’éclaircissement sonnera. Elle approche. Et le monde verra beaucoup de choses qu’il ne s’était pas permis de rêver. Je dis cela sans me dissimuler aucunement les impossibilités que je vais affronter encore. L’Allemagne m’est ouverte maintenant : et maintenant seulement j’en suis effrayé ! Je n’ai encore aucune idée de l’endroit où Tristan verra le jour. Hélas ! c’est maintenant que la pire misère va se démasquer ! C’est ainsi que Tannhäuser à Paris me distrait, me donne le temps de réfléchir sur l’Allemagne, de ne rien presser et — ce qui est fort important ! — il me procure peut-être les moyens de me conduire, en ce qui touche les représentations allemandes de mes nouveaux ouvrages, comme il est absolument nécessaire pour préparer tout au mieux, là-bas, avec calme et patience. Si cela réussit, combien merveilleusement sera résolu le problème, dont les chiffres confondent chacun en ce moment, parce que personne ne peut les accorder ! Et cependant — je l’avoue très modestement — il n’y avait pas là le moindre calcul de ma part !…

Mais quittons cette danse de feux follets que mènent le vouloir et l’illusion du monde. Nous y sommes pour peu de chose, sinon pour souffrir !…

De Parzival, cependant, aujourd’hui encore, je ne puis vous parler davantage : tout cela est encore très embryonnaire, inexprimable. En revanche, je veux vous conter une vieille histoire qui, il y a quelque temps, me fit grande impression par son originalité, par son profond caractère. Dans un volume du comte de la Villemarqué, les Contes des anciens Bretons, où je trouvai, après les Mabinogion, les versions les plus vieilles des légendes traitées ensuite par des poètes français, comme, par exemple, celles d’Artus, de Parzival, de Tristan, etc, je rencontrai aussi le poëme d’Erec et Enide, que je « possède » encore, d’après une adaptation allemande du Moyen âge,[42] dans ma ci-devant bibliothèque de Dresde, — sans l’avoir lu jamais. L’histoire est à peu près la suivante :

Après de longues luttes, Erec a ramené Enide comme épouse ; son pays, attaqué par l’ennemi de toutes parts, a recouvré grâce à lui toute sûreté ; il a fait de tels prodiges de bravoure que, nécessairement, il se considère lui-même, et tous avec lui, comme le héros invincible par excellence ; n’ayant plus aucune raison de combattre, il ne vit plus que pour l’amour de sa belle épouse, dans la paix et le bonheur. Cela inquiète son peuple et ses amis : ils craignent qu’il ne s’amollisse et perde ses forces ; ils redoutent la trop puissante influence de la délicieuse épouse. Celle-ci même commence à s’inquiéter et se reproche d’être la cause du changement regrettable — au sens de tous — survenu dans l’humeur d’Erec. Un matin, elle s’éveille soucieuse, regarde tristement le bien-aimé qui dort et, sur cette poitrine nue, d’où elle imagine qu’a disparu la bravoure, tombent deux larmes chaudes. En s’éveillant, Erec entend encore ses paroles : « Ah ! faut-il que, par ma faute, la force héroïque l’abandonne ? » Étonné, il croit — avec l’extrême sensibilité d’une noble nature — que sa plainte signifie le désir d’être — ou même de devenir — l’épouse d’un héros plus digne. Cette idée, d’une délicatesse et d’une jalousie singulières, le décide aussitôt : « Dieu me garde de défendre que tu donnes ta main à un plus digne par-dessus le cadavre de ton époux ! » s’écrie-t-il. Aussitôt, il fait seller des chevaux pour lui et pour Enide, prend rapidement congé de tous, s’en va pour courir le monde avec elle seule, lui ordonnant d’aller toujours devant lui et — quoi qu’elle entende ou voie — de ne jamais se retourner vers lui et de ne jamais lui parler, à moins qu’il ne l’interroge. Dans la forêt lointaine, trois brigands les chargent ; elle ne peut s’empêcher d’avertir Erec : « Ne t’ai-je pas ordonné de te taire ? » lui dit-il impérieusement ; puis il combat les brigands, les tue, confie leurs coursiers, attachés ensemble, à la garde d’Enide et lui ordonne, en même temps qu’elle poussera les chevaux devant elle, de poursuivre sa route devant lui. On va toujours, en silence. La même aventure se répète, seulement avec accroissement de danger, de crainte chez Enide, de colère chez Erec et de vaillant effort pour le vainqueur. Enide ose à peine avouer son effroyable fatigue après ce long voyage sans repos ni réconfort : combien plus terrible encore doit être l’épuisement d’Erec, qui a sans trêve à soutenir des luttes prodigieuses ! Enfin il commande halte : sur une prairie en fleurs il lui offre de se rafraîchir ; un paysan apporte des aliments, du vin, etc. Il s’écarte un peu, tandis qu’elle se réconforte et approche d’une source ses lèvres brûlantes. Il la laisse dormir et veille. Puis on se remet en marche, vers les aventures les plus prodigieuses, les plus périlleuses, et c’est toujours la même chose.

Enfin, après un combat contre un épouvantable géant, Erec, mortellement fatigué, revient à l’endroit où repose Enide, et s’évanouit. Elle de se lamenter alors ! Survient un cavalier, avec une riche escorte, — un ennemi d’Erec. Celui-ci se relève péniblement pour un nouveau combat : il tombe comme mort. Le comte, enflammé d’amour pour Enide, l’emmène, avec le corps d’Erec, à son château. Enide est mandée à la salle des fêtes ; le comte la courtise ; affolée de douleur, elle jette un cri : « Ô Erec, si tu vivais encore, qui donc oserait me courtiser ? » La porte vole en éclats : Erec a entendu le cri de détresse. Réveillé de la mort, il voit ce qui se passe, occit l’ennemi, attire Enide sur sa poitrine, la prie de ne plus jamais douter de lui, même s’il n’est pas toujours à frapper d’estoc et de taille, et retourne chez lui avec la bienheureuse épouse !…

Qu’en dites-vous ? Ne sont-ce pas là de beaux exemplaires d’intégrale humanité ? D’une si incroyable délicatesse que nous ne pouvons plus du tout les comprendre aujourd’hui ; les plus terribles témoignages de force inspirés par une excessive finesse de sentiment !…

Voilà le second feuillet rempli, à son tour ! . . . Adieu ! faites mes amitiés à Wesendonk ! Je lui écrirai bientôt ! Mille remerciements et constante affection !

R. W.


107.

Paris, 30 Sept 60.
Ma chère, très chère enfant !

Jusqu’à présent, ce n’était jamais qu’un état de malaise qui me semblait permettre une interruption dans mes besognes. Mais aujourd’hui il faut absolument que je me fasse libre, une heure, — pour être libre ! . . .

Ah ! comme l’enfant se délecte avec passion à Raphaël et à la peinture ! Comme cela est beau, délicieux, reposant ! Il n’y a que moi que tout cela ne veut point toucher, jamais ! Je suis toujours encore le Vandale qui, depuis une année de séjour à Paris, n’est pas encore parvenu à visiter le Louvre ! Cela ne vous dit-il pas tout ? ? —

Comment je vais, autrement ?… Figurez-vous que je m’efforce à tout prix d’inventer de la musique. Vénus doit apprendre à mieux chanter ! Comment cela me réussit ?… Vous savez bien que je vous écris toujours des lettres muettes, ou plutôt invisibles. Dans l’une de celles-ci, je vous parlais longuement de deux minuscules oiseaux des Indes qui sont entrés ici dans mon logis et que je ne voulais plus laisser partir, parce qu’en été ils chantaient merveilleusement, et ainsi m’égayaient toujours au moment du déjeuner. Le petit mâle et la petit femelle avaient chacun leur ramage particulier, très fin et mélancoliquement mélodieux.

Finalement, vers la mi-Août, en revenant de mon excursion au Rhin,[43] je n’entends plus du tout la petite femelle, et le petit mâle ne fait plus que gazouiller sans cesse, toujours avec plus d’inquiétude et plus d’effort pour retrouver son mélodieux ramage : en vain, il n’y arrive plus ! Il ne pouvait plus chanter. Je n’avais jamais observé, mais seulement entendu dire, que les oiseaux chanteurs deviennent muets vers la fin de l’été et ne reprennent leur chanson qu’à l’approche du printemps. Mais je croyais que c’était une affaire finie pour eux vers ce temps-là, qu’ils n’en éprouvaient plus le besoin et qu’ils l’oubliaient donc ! J’apprenais là qu’il en est autrement : mon petit mâle semblait tout étonné d’avoir perdu la mélodie, et de ne pouvoir la recouvrer, malgré tous les efforts. Cela m’a extraordinairement intéressé, saisi. Cette aliénation de l’être le plus intime, ce refus de la force mélodique ! À qui appartient-elle ? À l’oiseau ? — ou bien qui donc la lui prête seulement ? Il est certain que seul un état extatique lui rend la mélodie possible : cet état lui devient tellement habituel dans la saison voulue que, l’autre saison venue, il est tout effrayé aussitôt de voir que le charme l’a soudain abandonné. À la fin, il s’y habitue : quelque chose en lui-même lui dit, qu’au printemps il pourra de nouveau chanter !… Je vous écrivis beaucoup de choses là-dessus. Le gazouillement et le pépiement plaintifs durèrent encore longtemps. — À présent une autre lettre !… Figurez-vous qu’un matin, la petite femelle recommence à gazouiller, et parvient vraiment à retrouver tout son ramage, qu’elle répète sans trêve, maintenant, jusqu’à dix fois de suite !… J’étais hors de moi !… Que dire ? Était-ce une anomalie ? Y a-t-il dans la nature aussi des exceptions ? Tout ce que je sais, c’est que cette aventure est arrivée à la femelle ; mais, depuis, je ne l’ai plus jamais entendue…

Ah ! si du moins le ciel voulait redevenir pur une seule fois ! Comment puis-je supporter cela déjà toute une année ? Mais n’importe : en dépit du ciel et de l’automne, il faut que je compose. Et j’ai fait de la littérature aussi. Je vous enverrai le livre bientôt. Les vers nouveaux pour Tannhäuser ne sont pas encore définitifs en allemand : ci-joint le brouillon, d’après lequel ils ont été mis en français, et c’est sur les vers français que je dois composer. Qu’en dites-vous ? Dieu sait ! À la fin tout va ! Mais comment ? Cependant toute cette besogne me convient. Elle me cache ce monde étranger, où je dois maintenant demeurer toujours. Il me faut être patient : telle est la volonté de cette même puissance qui fait chanter ou se taire mes oiseaux. Mais je ne puis guère en venir au recueillement proprement dit, car là il n’y a que désert et désespoir. Je dois peupler cela de besognes et, quand celles-ci me dégoûtent, les soucis m’aident à vivre encore. Frau Sorge[44] reste toujours fidèle…

Ne vous faites pourtant pas d’idées fausses : je ne m’attacherais avec force à quoi que ce soit. Par exemple, je ne m’occuperais surtout pas, de ce Tannhäuser parisien, s’il fallait un sérieux effort ou un important sacrifice pour obtenir ce que je veux ici. Au contraire, je fais à mauvais jeu bon visage, parce qu’on me montre aussi bon visage. Pour ce qui concerne les représentations de mes œuvres, jamais de la vie je n’ai encore eu d’aussi bonnes conditions etj sans doute, je ne les aurai plus jamais. À peine puis-je former un souhait, il est exaucé : nulle part la moindre résistance. Maintenant les répétitions au piano ont commencé. Le temps est employé de la façon la plus judicieuse. Chaque détail est soumis à mon examen : j’ai rejeté trois fois les maquettes des décors, avant que l’on réussît à me contenter. À présent, tout devient parfait, et, en tout cas, l’exécution — si elle n’atteint pas l’idéal — sera la meilleure qu’il y ait jamais eu et qu’il puisse y avoir d’ici à quelque temps. Avant tout, je compte sur mon héros : Niemann. Cet homme a des facultés inépuisables. Il est encore à peine dégrossi, et tout, jusqu’ici, ne se fait en lui que par l’instinct. À présent, il n’a pas autre chose à faire, des mois durant, qu’à se laisser conduire par moi. Tout sera étudié jusqu’au dernier point. — Pour Elisabeth, j’ai pareillement une chanteuse jeune, encore à demi-sauvage, Sax :[45] sa voix est prodigieuse, intacte, et son talent généreux. Elle m’est entièrement dévouée. — Vénus — madame Tedesco, engagée expressément à mon intention, a une tête superbe pour son rôle ; toute sa personne n’est qu’un peu trop voluptueuse. Un talent considérable et tout à fait approprié. — Wolfram constituait la dernière difficulté ; j’ai fini par faire engager un M. Morelli, homme d’extérieur magnifique et doué d’une voix merveilleuse. Je verrai maintenant à l’éduquer. Heureusement, l’opéra ne sera pas donné avant que je sois entièrement satisfait des études. Et cela est important. — Je ne pouvais laisser échapper une offre de cette valeur !…

À l’Opéra, on m’aime déjà ; dans mes rapports avec tous il n’y a plus rien de contraint : on commence à me comprendre, on ne me contredit en rien, et d’avance on se réjouit de l’événement. — Donc tout irait fort bien, si, en dehors de cela, mon entière existence était seulement un peu mieux d’aplomb. Rien n’y fait ! Je me réveille triste, et triste je me couche. Il est possible que le mauvais temps y soit pour quelque chose : les moments de santé se font si rares, et le malaise, oui, l’angoisse, augmentent de plus en plus.

Pourtant ne faites pas trop attention à ces plaintes. Finalement, je suis toujours capable de ressentir le plus grand bien-être, sitôt qu’arrive une vive et belle impression. Vous vous rappelez, lors de mon dernier anniversaire, ce fut l’effet du vent d’est. Aujourd’hui, nous avons eu le premier brouillard d’automne : il m’a rappelé fortement Zurich. Peut-être qu’il amènera le beau temps. Celui-ci me fera grand bien. — J’ai déjà travaillé à la musique de ma nouvelle scène. Chose étrange ! tout ce qui est intérieur, passionné, — je dirai presque : fémininement extatique, je n’ai pu l’accomplir à l’époque où j’écrivais Tannhäuser : là j’ai à démolir et à reconstruire tout. Vraiment ma Vénus d’alors, cette Vénus de coulisses, m’épouvante ! Cela deviendra beaucoup meilleur, cette fois, — surtout si le brouillard amène le beau temps. Mais la fraîcheur, la joie de vivre qu’il y a dans Tannhäuser, tout cela est bien, et je n’y puis changer la moindre chose : tout ce qui porte avec soi l’odeur de la légende, d’ailleurs, y est déjà éthéré ; la plainte et le repentir de Tannhäuser sont excellents ; les ensembles irréprochables. Dans les parties passionées seulement, j’ai dû retoucher de-ci, de-là : par exemple, j’ai remplacé un trait de violons trop mou, au départ de Tannhäuser, à la fin du deuxième acte, par un nouveau trait, fort difficile, mais qui me satisfait uniquement. À mon orchestre d’ici, je puis tout offrir : c’est le premier du monde ! Assez de Tannhäuser ! . . . De temps en temps, je cause longuement avec vous des gens que je rencontre, mais, pour le moment, je n’ai rien à vous rapporter de particulier : beaucoup de choses prendraient un air d’importance qu’elles ne méritent pas. En somme, je continue de vivre absolument seul. Rien ne me convient mieux. Cependant ma solitude aussi est souvent morose. Quel remède, alors ?… Le souvenir — et le sommeil !…

J’ai pris les projets en aversion. Même pour une représentation de Tristan, je n’ai rien projeté encore. Je pense toujours que ce qui doit être arrive un jour de soi-même. En attendant, la reine Victoria s’est mise en tête d’entendre Lohengrin, cet hiver. Le directeur de Covent-Garden est venu me trouver : la reine désire entendre l’œuvre en anglais ; ce sera pour Février. Je n’en sais pas davantage encore, ni d’ailleurs si je pourrai m’occuper de cela. Ce serait drôle d’entendre cet ouvrage pour la première fois en anglais…

Et maintenant je vais bientôt déménager. À partir du 15 Octobre, je demeurerai 3, rue d’Aumale.[46] L’appartement est plutôt petit, et j’espère que je n’aurai pas à y écrire des vers ou à composer : il ne peut convenir que comme bureau d’affaires. J’ai à moitié perdu mon procès ; on ne me paie pas un sou d’indemnité. Ah ! quand serai-je arrivé jamais à quelque chose ! C’était une mauvaise affaire, tout à fait manquée : l’appartement, que j’avais choisi justement pour sa tranquillité, devenait, avec les démolitions du quartier, intenable à cause du bruit. On prétend que mon propriétaire ne savait rien de cela. Possible !…

Eh bien, mon enfant ! les choses vont mieux pour vous : c’est ma consolation ! Le ciel bénisse vos belles gravures et, avant tout, le portrait ! Moi aussi, je verrai tout cela bientôt. — Mille compliments à Otto ! Je lui écrirai la prochaine fois. Encore un mot : sur le Rhin, aux environs de Rolandseck, des enfants sveltes et blonds prirent le bateau, pour en descendre un peu plus loin. C’était tout à fait le type de vos enfants : l’un d’eux ressemblait tellement à Myrrha ![47] Je savais bien que c’était là votre patrie !…

Mille compliments et tout mon cœur !

R. W.

Et maintenant encore l’ébauche des nouveaux vers pour Tannhäuser.

Attention ! Après la troisième strophe de Tannhäuser :

Vénus (dans une explosion de colère)

tout le début reste jusqu’à :

« Pars, homme aveugle, cherche ton salut,
Cherche-le sans le trouver jamais ! » —

Après quoi viendra : —

« Celle que tu as combattue, que tu as vaincue,
Qui a subi les éclats outrageants de ton orgueil,
Va la supplier, elle, l’objet de ta dérision ;
Dans ces lieux, témoins de tes mépris, va implorer sa faveur !
Ta misère et ton opprobre fleuriront alors :
Exilé, maudit, tu traîneras après toi les dédains ;
Je te vois approcher, brisé, foulé aux pieds.
Couvert de poussière, le front humilié :
« Oh ! si tu la retrouvais.
Celle qui te riait naguère !
Oh ! si elles se rouvraient devant toi
Les portes de ses splendeurs ! » —
Le voici, gisant devant le seuil.
Où jadis coulaient pour lui les flots de la joie ;
Il supplie, le compagnon d’autrefois.
Il mendie, non l’amour mais la pitié.
Arrière, le mendiant ! à jamais fermé aux esclaves.
Ce n’est qu’aux héros que s’ouvre mon empire ! »


Tannhäuser.

« Je t’épargnerai assurément la douleur
De me voir approcher déshonoré ;
Je pars pour jamais, adieu !
La déesse jamais ne me verra revenir. »


Vénus.

« Quoi ! tu ne reviendrais plus jamais ?
Qu’ai-je dit et qu’a-t-il dit ?
Comment expliquer ces paroles, comment les comprendre ?
Mon bien-aimé, m’abandonner pour toujours ?
Par quel crime l’aurais-je mérité ?
La Déesse de la Grâce
Se verrait ravir la joie
De pardonner à ce qu’elle aime ?
Moi, qui jadis, d’une oreille avide,
Écoutais, souriant dans les larmes,
Tes fiers accents, muets trop longtemps autour de moi :
Pourrais-tu rêver
Que je restasse jamais insensible
Aux soupirs plaintifs
De ton âme élancée jusqu’à moi ?
La suprême consolation
Que j’ai trouvée dans tes bras.
Ne me la fais pas payer par tes dédains
Pour la consolation que je te réserve !
Si tu ne revenais pas.
Oh ! le monde serait maudit !
Il ne serait plus jamais qu’un morne désert.
Quand la déesse l’aurait quitté !
Reviens, reviens à moi !
Aie foi dans les faveurs de mon amour ! »


Tannhäuser.

« Qui renonce à toi, ô déesse,
Renonce pour jamais à toute faveur ! »


Vénus.

« N’oppose pas l’orgueil à tes désirs,
S’ils viennent à te ramener vers moi ! »


Tannhäuser.

« Mes désirs me poussent au combat ;
Je ne cherche pas les délices et le plaisir.
Écoute et comprends, ô déesse :
Mes désirs me poussent à la mort ! »


Vénus.

« Et si la mort elle-même te fuit,
Si elle-même te refuse une tombe ? »


Tannhäuser.

« La mort, la tombe dans le cœur,
Je trouverai le repos par la pénitence ! »


Vénus.

« Jamais le repos ne te sera donné !
Jamais tu ne trouveras le salut !
Reviens à moi, si tu cherches la paix !
Reviens, si tu cherches le salut ! »


Tannhäuser.

« Déesse de la Volupté, ce n’est pas en toi
Que reposent ma paix, mon salut : c’est en Marie ! »


108.

Paris, 24 Octobre 60.

Un mot en hâte, ma très chère enfant !

Vos dernières lignes m’ont profondément réjoui — il en est toujours ainsi après l’angoisse !

La lettre est arrivée ici un jour néfaste : je congédiais brusquement mon domestique, supporté avec peine jusqu’à présent. Il s’était souvent oublié au point de garder des lettres sur lui pendant plusieurs jours après les avoir reçues du facteur ; plus d’une fois je l’avais semonce pour cela. Cette fois-ci, — c’était précisément ces jours-là — je l’ai mis dehors du coup ; il a eu une demi-heure pour quitter la maison (pour d’excellents motifs). Une autre lettre encore ne m’est point parvenue. Je m’explique maintenant pourquoi. Par crainte ou par méchanceté, il ne m’a pas remis au départ les lettres qu’il détenait. Je vais tâcher de la récupérer. Si je ne réussis point, il faudra, hélas ! que vous m’écriviez une nouvelle fois. À autrui j’occasionne autant de trouble qu’à moi-même ; nous devons le supporter ensemble… Je suis très occupé ; on est pour moi trop actif sans interruption ici. Aucun désagrément ; mais grande dépense de forces !

Mille bonnes salutations !

Il me faut retourner à ma besogne !

Cependant encore un salut !

R. W.


109.

Paris, 13 Nov. 60.

Chère et fidèle enfant ! Belle et douce âme ! Merci pour vos amitiés !

Aussi souvent que possible vous recevrez un court bulletin de moi.

Cela va — très lentement — mais cela va de nouveau. De la première semaine de ma maladie[48] je n’ai presque pas souvenir. Maintenant, peu à peu, cela s’éclaircit. Pendant plusieurs jours je fus presque aveugle. À présent, je suis extraordinairement faible : étonnamment amaigri, avec des yeux rentrés dans la tête. Que j’éprouve toujours au fond une sensation de douleur, vous le savez : seule, toujours, l’excitation nerveuse a pu m’étourdir ; à présent que je dois éviter toute excitation, vous pouvez vous imaginer ce qui me reste ! —

Cependant j’ai encore trop de choses devant moi, et bientôt la vie va de nouveau s’emparer de mon être tout entier !

Hier, on m’a conduit en voiture aux Champs-Élysées et l’on m’a fait faire une petite promenade au soleil. Cela m’a réussi. Je vais reprendre ! Aussi ai-je retrouvé la patience….

Dans mon nouvel et modeste appartement, les trois gravures de Rome pendent encadrées au-dessus et auprès de mon divan !

Adieu pour aujourd’hui ! Je ne puis écrire davantage !… Merci ! mille fois ! Cordiale et profonde fidélité !…

R. W.



110.

Paris, 17 Nov. 60.

Encore un bulletin, mon enfant ! Cela va, mais très faiblement et lentement : le temps ne veut pas me favoriser, il me rejette toujours en arrière ! Cependant j’ai déjà pu faire une première course : — je suis allé chez le relieur. La réduction de Tristan pour piano a enfin paru. J’avais donné l’ordre aux Härtel d’envoyer quelques exemplaires à Zurich directement, un aussi à madame Wille. Pour l’amie, naturellement, je ne voulais pas me borner à cela : j’avais fait venir un exemplaire à Paris ; je voulais qu’il fût relié à mon goût, et vous l’offrir de ma propre main. L’exemplaire arriva tout juste pendant la plus méchante période de ma maladie : figurez-vous mon chagrin ! Il me fallait voir cet exemplaire là, près de moi, sans pouvoir m’en occuper. Maintenant, je suis allé chez le relieur : je doute, malheureusement, qu’il travaille à mon goût ; ces gens-là sont tous si terriblement dénués de fantaisie et d’invention !…


Il faudra bien me contenter de quelque chose de tout à fait ordinaire ; et vous devrez vous contenter, vous, de la bonne intention. Cela durera encore assez longtemps, avant que ce soit fini, et il vous faudra considérer mon envoi comme un cadeau d’anniversaire et de Noël !…

Pour le reste, je suis tellement… mort ! Je ne puis guère appeler mon état d’âme autrement ! Calme absolu, sans le moindre intérêt à l’existence : les futures représentations de mes dernières œuvres, plus rien que rêve et brouillard. Aucune activité, aucun désir !…

Mes pauvres nerfs sont toujours très déprimés et douloureux : ce n’est jamais que l’excitation du moment qui me donne meilleure mine… Et cependant… cela va, cela ira… mais comment ? Dieu le sait !… Si du moins il n’y avait pas ces taches au soleil ! Un temps clair, c’est encore ce qui me fait le plus de bien… Lundi, j’assisterai de nouveau à une répétition : il me faut apprendre à être bien calme…

Ah ! votre petit chien est tout à fait délicieux ! Comment s’appelle-t-il donc ? Fut-ce un coup de maître de l’ami Otto ? Croyez-moi, vous devrez à cet animal beaucoup de joie : la compagnie des animaux a toujours quelque chose de très calmant. Je vous félicite !

Et, en guise de conclusion, ma profonde gratitude encore pour les bonnes amitiés, qui inrent me trouver dans ma chambre de malade : qu’il n’en soit pas venu depuis quelques jours, voilà ce qui m’afflige. Vous n’êtes pas souffrante vous-même, j’espère ? Rassurez-moi ! . . .

Mille compliments cordiaux à Wesendonk !

Il aura bientôt de mes nouvelles.

Adieu, et portez-vous bien !

Votre
R. W.

111.

Paris, 3, rue d’Aumale.
4 Déc. 60.

Vite un cordial salut à la chère enfant ! Et un peu de consolation ! . . .

Depuis une semaine, ma convalescence a fait de grands progrès. Les forces reviennent, la mine est meilleure : on me trouve le regard plus vif…

C’était donc là un sérieux avertissement. Il m’a fait grande impression : je m’arrange soigneusement mon avenir, pour pouvoir remplir la tâche de ma vie. J’espère, pourtant de nouveau, pouvoir m’en acquitter !

Êtes-vous plus satisfaite, chère et fidèle amie ?

Pour Tannhäuser, nous voulons attendre encore. Je ne dirige pas l’orchestre moi-même, et, une fois quitte des répétitions, je suis quitte de tout !…

À bientôt de plus amples nouvelles du Vivant.


112.

[Paris, Déc. 60.]

Quelques lignes seulement, qui vous en diront assez, amie !…

Je fais tout mon possible pour, — en me ménageant beaucoup — pouvoir assister régulièrement aux répétitions quotidiennes. Et d’ailleurs, voici ma façon de vivre :

À dix heures, je vais me coucher ; je reste ordinairement trois, quatre et jusqu’à cinq heures, sans dormir ; je me lève, très faible, vers dix heures du matin, m’étends derechef après le déjeuner, n’entreprends rien, n’écris pas une ligne, lis un tout petit peu, m’habile ensuite vais en voiture à l’Opéra, à une heure, assiste à la répétition, reviens chez moi entre quatre et cinq heures, mort de fatigue, m’étends de nouveau, cherche à dormir un peu, dîne à cinq heures et demie, me repose alors encore un tantinet, ne reçois âme qui vive, excepté le médecin, — afin de ne point devoir parler, — lis quelques lignes et recommence enfin comme il est dit ci-dessus…

Vous voyez par là combien profondément mes pauvres nerfs sont malades. Je ne puis plus jamais chanter, exécuter des actes entiers de mes opéras, comme je le faisais jusqu’ici, rarement du moins, il ne peut plus même en être question.

C’étaient, chaque fois, des efforts surhumains, que j’ai maintenant à payer. De même, pour ce qui est de diriger l’orchestre, comme je le faisais autrefois, cela ne m’arrivera plus ! — Comment je mènerai à bien la tâche de ma vie, je n’en sais rien…

Cependant, il faut espérer beaucoup du repos, des ménagements, du « petit à petit », et cela ira mieux, en tout cas . . .

Il est digne de vous d’avoir pensé à vous rapprocher maintenant de moi, pauvre malheureux ; pourtant, moi aussi, je crois que dame Raison est dans le vrai. Arrivez pour Tannhäuser ; peut-être pas pour les premières représentations, mais plutôt quand j’aurai déjà repris quelque peu mon aplomb : dans un état pareil à celui de maintenant, je n’existe vraiment pas. Consultez bien, là-dessus, avec Otto ! —

J’ai appris avec un vif plaisir ce que vous me rapportez de madame Wille : je m’y attendais bien et je ne lui en veux plus. Je sais, après tout, ce qu’elle vaut, quoiqu’elle ne soit pas faite pour l’action. Souvent nous n’avons pas besoin de cette énergie, mais seulement d’intelligence et de sympathie : et l’on ne saurait apprécier assez hautement pareille aubaine ! . . . Saluez-la cordialement de ma part ! . . .

Cordiales salutations aussi à la famille y compris le brave papa ! Faible et mélancolique, mais toujours fidèle et reconnaissant, je demeure vôtre.

R. W.


113.

Pour le 23 Décembre 1860.

Je viens de trouver encore un feuillet de ma couleur :[49] il faut qu’il vous porte, amie, mes compliments pour votre anniversaire !

Que vous souhaiter ? Que vous offrir ? Une existence extrêmement difficile et sans repos me fait considérer comme souhaitable, entre toutes choses, le repos ! Je languis tellement après lui que je le souhaite aussi à autrui, et notamment à l’être qui m’est le plus cher, comme le bien suprême. Il est dur à conquérir : qui ne l’a pas reçu en naissant, ne l’aura guère en partage et, seul, l’entier brisement de son propre caractère pourra lui valoir cette conquête. Quiconque reste ainsi dans la vie, et sacrifie à tout moment sa nature à cette vie, celui-là, si nous regardons les choses en grand, peut bien être arrivé au calme presque parfait ; mais bientôt le menu détail de la vie quotidienne excitera de nouveau son tempérament, l’impatientera, l’inquiétera. Combien étrange, ce qui m’arrive maintenant ! Je reste froid, insensible, à tout ce qui met en mouvement, presque sans exception, le monde. La gloire n’a guère de puissance sur moi ; le gain n’en a que pour autant qu’il m’assure l’indépendance. Avec l’une ou l’autre éventualité en vue, entreprendre sérieusement quelque chose me serait à jamais impossible. Avoir raison m’est de même indifférent, depuis que je sais combien est incroyablement petit le nombre des gens qui sont faits, seulement, pour comprendre les autres. Le violent désir, si naturel et pardonnable, d’obtenir de chacune de mes œuvres une représentation parfaitement adéquate à mon idéal, a fini pourtant par se refroidir aussi beaucoup, et cela, notamment, au cours de cette dernière année. Les rapports que j’ai repris avec les musiciens, les chanteurs, etc, m’ont coûté derechef de profonds soupirs, et ma résignation, de ce côté-là aussi, en a été nourrie et fortifiée. Il me faut comprendre, de plus en plus clairement, à quelle incalculable distance je me suis éloigné de cette base — invariable dans notre vie moderne — sur laquelle se fondent même les créations de mon art. Volontiers je reconnais que, si mon regard se porte soudain vers mes Nibelungen, vers Tristan, il me semble que je m’éveille en sursaut d’un rêve, et je me dis : « Où étais-tu ?… Tu as rêvé ! Ouvre les yeux et regarde : voici la réalité !… »

Oui, je ne nie pas que je tiens mes œuvres nouvelles proprement et précisément pour inexécutables. Si pourtant l’intime besoin se ranime de réaliser, ici même, une possibilité, cela encore ne redevient possible que parce que je laisse mon cerveau retourner au pays des rêves. Alors, il faut que des circonstances favorables, inouïes, sans exemple, m’apparaissent comme possibles et que je m’attribue la force énorme d’amener ces circonstances. Devant mes continuelles expériences de l’incroyable faiblesse et de la nature superficielle de toutes les personnes et de toutes les combinaisons, sur lesquelles s’appuyait la possibilité de mes conceptions, la résignation va toujours croissant, et m’inspire cette inertie, qui se détourne craintivement des prétentions inutiles. Je ne pense plus que très peu à cela…

Si quelque chose m’anime un peu maintenant pour cette entreprise parisienne de Tannhäuser, c’est tout simplement que l’indélébile propriété de ma nature est de s’agiter sous l’influence d’un but artistique. Péniblement, il faut que je m’efforce, toute la journée, pour m’intéresser à la chose : mais, sitôt que je suis à la répétition, la puissance immédiate de l’art a prise sur moi ; je prodigue mon être et mes forces, et cela pour une chose qui me laisse, au surplus, indifférent…

Voilà mon histoire, en vérité !…

Et pourtant, combien différent de cela, et tout autre, me voit non seulement le monde, mais encore toutes mes connaissances, et jusqu’à mon ami le plus dévoué ! Cette insensée, cette ineffaçable opinion de quiconque m’approche, voilà, m’est-il possible d’affirmer, ce dont je souffre presque uniquement. Je puis prêcher, gaspiller de l’éloquence, du chagrin, de la colère, de la fureur : — la seule réponse que j’obtienne, c’est un sourire de regret pour une mauvaise humeur momentanée. Si les gens pouvaient alors deviner la signification de mon silence quand je m’arrête soudain, et pâle, avec l’air indifférent, rentré en moi-même !

Ô mon enfant ! Où donc trouverai-je alors ma seule et unique consolation ?… J’ai trouvé, un jour, le cœur et l’âme qui dans ces moments-là me comprenaient à fond et auxquels j’étais devenu cher, justement, parce qu’ils m’avaient compris et devaient me comprendre ainsi ! Voyez, je me réfugie alors vers cette âme ; mort de fatigue, je m’abandonne et m’abîme dans la douce et pure atmosphère de cette créature amie. Toutes les épreuves, les émotions, les soucis, les douleurs inouïes de ce passé se fondent, comme une nuée d’orage, en une rosée rafraîchissante, qui mouille mes tempes en feu : alors j’éprouve un rafraîchissement, et le repos enfin, le doux repos : je suis aimé, — reconnu !…

Et ce repos, je vous l’offre ! Dans l’heureuse conscience de ce que vous êtes pour moi — l’ange de mon repos, la gardienne de ma vie — trouvez aussi la noble source qui arrose les déserts de votre existence ! Partagez mon repos et recevez-le tout entier aujourd’hui, comme j’en jouis en ce moment où je m’abîme tout entier en vous ! Tel est mon souhait, mon présent !

R. W.



114.

Mardi gras [12 Février 1861].

Le Mardi gras, à la fin, me donne encore une matinée tranquille pour que je puisse, amie, vous parler un peu de moi.

Quand je n’ai rien en tête que les cent détails nécessités par mon entreprise actuelle, il n’y a pas de bon sens, dirai-je, à vous parler de moi. Ce qu’il y a toujours eu, justement, de plus beau dans nos rapports, c’est que seule la véritable essence de nos actes et de nos pensées, sous une forme purifiée, nous semblait digne d’attention, et que nous nous sentions en quelque sorte émancipés de la vie proprement dite, sitôt que nous nous rencontrions. Quand je me débarrasse la tête de tout le fatras pour la conserver libre à votre intention, il va de soi que seul le meilleur doit rester, et qu’il ne peut plus être question d’aucune peine ; en revanche, une vague mélancolie enveloppe l’âme, une mélancolie qui nous montre tout le reste sous le jour convenable du néant, car rien n’a de véritable valeur pour celui qui sent combien de sacrifices il a toujours à faire, s’il veut donner une signification à l’apparence de la réalité…

Ce qui me console des nombreuses peines que me cause l’art, c’est qu’il peut toujours vous apparaître sous un aspect de plus en plus serein. Vous avez des tableaux et vous les aimez, vous lisez, vous étudiez, vous écoutez ; vous retirez de tout cela ce qui vous semble digne et noble, et demeurez insensible à ce que vous pouvez négliger. Toutes vos lettres, même les dernières de cet hiver, s’accordent sur ce point que vous est dévolu le bonheur d’une paisible et douce jouissance. Le sens de cette jouissance vous aura été pleinement révélé maintenant : elle est peut-être pour vous ce qu’est pour moi mon activité, peut-être ma détresse. Cependant je m’imagine souvent que, moi aussi, je serais capable de pareille jouissance et que, seule, ma mission m’en écarte. Quand je considère ce que je puis de nouveau supporter, il me faut m’étonner et tenir pour injustifié le désir si ardent d’un repos absolu et solitaire. Et pourtant un certain repos intérieur m’accompagne toujours : celui de la plus profonde et complète résignation. Une incrédulité parfaitement exempte de haine, mais d’autant plus sûre, s’est emparée de moi : mon espérance se trouve tellement réduite à rien et, notamment, toutes mes relations avec les gens qui m’approchent reposent sur des fondements si légers, malgré le libre cours donné parfois à mon naturel, souvent très communicatif, que tout ébranlement est ici impossible.

Tel ou tel, qui aujourd’hui m’approchait de fort près, ne plus le voir pendant des mois, pendant le quart, même pendant la moitié d’une année, n’apporte pas un atome de trouble dans ces relations. Je ne suis nullement rébarbatif, mais d’une incroyable indifférence. Je ne dépends nulle part de l’habitude.

Vous m’avez demandé quel était mon cercle de femmes ? J’ai fait de nombreuses connaissances ; pas une avec qui je sois entré en commerce habituel.

Madame Ollivier est fort bien douée, elle a même un naturel éblouissant… Je me demande comment il se fait que nous nous voyions si rarement… Il en est ainsi de toutes mes connaissances : les chances de gain à les cultiver davantage sont tellement inégales que je me résigne volontiers, de toute façon, et — au gré de mon humeur aussi, — me contente de ce que le hasard m’apporte à la maison. Il y a, entre autres… une demoiselle de Meysenbug,[50] qui séjourne ici, présentement, comme gouvernante des enfants d’une famille russe : elle… avait ceci pour elle, lorsqu’on me l’amena, que, dans le temps, à Londres, un jour de méchante humeur, je l’avais une fois fort maltraitée. Ce souvenir me toucha, et maintenant elle est en meilleure posture auprès de moi…

De ce qu’on appelle le grand monde, une dame que je connaissais autrefois de manière superficielle m’a inspiré, cette fois, un plus vif intérêt que précédemment : c’est la comtesse Kalergis,[51] nièce du chancelier de l’Empire de Russie, Nesselrode, de laquelle je vous ai déjà parlé jadis…

L’été dernier, se trouvant à Paris pour quelque temps, elle vint me voir, et, finalement, me résolut à mander Klindworth de Londres pour faire de la musique avec elle. Je chantai avec la Garcia-Viardot le second acte de Tristan : tout à fait entre nous ; il n’y avait là que Berlioz. Des fragments des Nibelungen furent aussi exécutés. C’était la toute première fois depuis que je suis séparé de vous. Ce qui m’a fait m’intéresser davantage à cette femme, c’est que j’ai remarqué en elle une étrange satiété, un mépris du monde, un dégoût, qui auraient pu me paraître indifférents, si je n’avais remarqué en même temps une manifeste et profonde passion pour la musique et la poésie, qui, dans ces conditions, me paraissait mériter une sérieuse attention. Comme son talent aussi était sérieux, cette femme, en fin de compte, n’était pas sans intérêt pour moi. Elle fut aussi la première personne qui — très spontanément — me surprit par une intelligence réellement magnanime de ma situation…[52]

Madame de Pourtalès,ambassadrice de Prusse, a l’air de n’être pas sans profondeur et d’avoir, en tout cas, le goût noble…

J’ai découvert une nature singulièrement énergique en la femme du ministre de Saxe, madame de Seebach… Ce qui me surprit chez elle, c’est un certain feu doux, qui couve sous la lave. Elle ne comprenait pas comment on pouvait n’être point frappé par la prodigieuse ardeur de mes conceptions, et se demandait si elle emmènerait sa jeune fille à Tannhäuser… Voilà de ces connaissances curieuses que l’on fait à présent ! Mais ce ne sont que… des connaissances !…

Ah ! mon enfant… laissons tout cela ! Et, croyez-moi, on se traîne tout juste ainsi, péniblement, bien péniblement, — et l’on se rend compte à peine comment on fait. Tout désir est vain : faire et se tracasser, c’est le seul moyen d’oublier sa misère.

Votre décision, mon enfant, de ne point venir pour Tannhäuser m’avait — comme vous pouvez bien le croire ! — beaucoup attristé… simplement parce qu’elle m’ôtait la joie de vous revoir bientôt. Les raisons, telles que toutes ensemble elles vous avaient apparu, je devais les approuver pour vous-même, car j’ai toujours agi le plus sûrement, lorsque je m’efforçais de vous comprendre, et que j’enrichissais mon sentiment propre en l’appropriant au vôtre, — et souvent même je le rectifiais. J’étais triste… et me taisais…

Otto m’a cependant écrit, il y a quelques jours, que vous viendriez tout de même pour assister à l’événement. Voyez-vous, cela me causa une joie si intimement douloureuse ! Je savais que vous vous étiez fait tort, et la nouvelle me rendit tellement heureux, que j’osais à peine espérer l’accomplissement de cette promesse !… Mais voilà qu’Otto m’écrit encore : — vous ne viendrez pas avec lui. Cela m’agite de nouveau inexprimablement ! Vous le croyez bien, n’est-ce pas ?…

Permettez à l’ami, qui vient de passer encore par bien des luttes, un mot dit tranquillement :

Ce premier temps de Tannhäuser pèsera lourdement sur mes épaules : je ne le considère pas comme favorable au paisible besoin de nos âmes. Beaucoup de superfluités seront inévitables ; tout ira vers le dehors, de la façon la plus fâcheuse. Je devrais donc juger meilleur d’entrer dans vos vues et d’attendre un temps plus calme, où vous présenter pour la première fois, une œuvre entière de moi, montée avec autant de soin que l’on en met à monter ici Tannhäuser : la représentation même doit être et sera pour vous alors, en de paisibles dispositions, une grande chose, et nous en jouirons paisiblement…


Je dis tout cela, et je vous le concède. Mais vous cacherai-je que tout disparaît devant la pensée de vous revoir enfin — ne fût-ce qu’une heure ? — Non, mon enfant, je ne vous le cacherai pas ! Et si vous arrivez, malgré tout, au risque de retrouver peu de moi-même, de mon vrai moi, malgré tout je bénirai l’heure — égoïste que je suis ! — où je pourrai de nouveau plonger mon regard dans vos yeux !…

Et maintenant, assez ! Vous savez tout cela mieux que moi ! — Pour le moment, j’ai un peu de tranquillité, c’est-à-dire pas de répétitions quotidiennes. Par de multiples besognes accessoires, mon temps est toujours extrêmement pris. Les répétitions vont leur train, avec un soin inouï, qui souvent me confond, et l’on peut compter, en tout cas, sur une exécution tout à fait extraordinaire. Niemann est absolument sublime ; c’est un grand artiste, de l’espèce la plus rare. La mise en valeur des autres rôles sera plutôt un résultat artificiel ; j’espère pourtant qu’à force de soin on dissimulera les ficelles.

Et maintenant mille compliments, de tout cœur ! Remerciez bien Otto pour sa fidèle constance : quoi qu’il puisse trouver ici, il le supportera, et remportera certainement une impression profonde !

Adieu, amie !

La représentation est toujours fixée au vendredi 22. Otto doit pourtant s’attendre à ce qu’elle soit remise au lundi 25 !

115.

Paris, 6 Avril 61.
Ma chère enfant !

Je crois que vous étiez injuste à mon égard, en vous montrant quelque peu froissée de ce que je vous aie communiqué une lettre assez importante adressée à moi et n’aie pas trouvé un mot pour l’accompagner. Est-ce que le silence a perdu sa signification pour vous ? Pouvez-vous vous imaginer seulement que je n’aie rien à dire en pareil cas ? Ce serait mal me comprendre.

Vraiment, j’en ai assez de ne causer que des soucis, éternellement, à mes amis. De toute la scabreuse aventure de Paris il ne me reste que ce sentiment d’amertume. La catastrophe[53] elle-même m’a laissé au fond passablement indifférent. Si je n’avais eu en vue qu’un succès extérieur, il m’aurait fallu, naturellement, procéder d’une toute autre façon ; mais c’est justement ce dont je suis incapable. Un tel succès ne pouvait compter pour moi que comme une suite du succès intime de la chose. La possibilité d’une représentation vraiment belle d’une de mes œuvres me séduisait : lorsqu’il me fallut l’abandonner, j’étais déjà bel et bien battu. Ce qui m’est advenu n’était que le juste châtiment de m’être encore une fois fait illusion : il ne m’a plus touché profondément. La représentation de mon œuvre m’était si étrangère, que ce qui lui arrivait ne me regardait pas en réalité ; je pouvais assister à tout cela comme à un spectacle. Si l’accident a des suites ou non, la question à présent me laisse froid : tout ce que je ressens à ce propos, c’est de la fatigue, du dégoût…

Ce qui réellement me rongeait, et cela seul, — c’était le sentiment, aussitôt revenu, que, de chances aussi incalculablement folles que celles d’un succès parisien, une de mes œuvres les plus intimes[54] et, du même coup, tout mon avenir devaient dépendre si étroitement. Cela est si horrible et si insensé que, pendant tout un temps, le plus sage me parut de renoncer à une existence toute faussée, impossible à redresser, et cela très sincèrement !

Je fatigue mes amis de la manière la plus inexcusable, et je traîne avec moi des fardeaux que je ne puis vraiment plus porter… Le bon Bûlow, qui ressentit profondément ma douleur, essaye maintenant de m’ouvrir quelque perspective en Allemagne. Pour moi, j’ai peu de confiance, et crois bien que je devrai m’exténuer peu à peu en efforts vers le repos, jusqu’à ce que j’arrive au repos véritable. J’ai pourtant des devoirs qui me tiennent encore debout : le souci me donne une nouvelle vie…

Je ne puis parler de moi plus longuement à l’enfant ; mais je me réserve de sourire encore bien gentiment lorsque, trompé par les apparences, on croira pouvoir me féliciter prématurément, comme cela m’est arrivé il n’y a pas longtemps…

Mon enfant, où s’en est allé le bonheur des soirées de Calderon ? Quelle mauvaise étoile m’a fait sortir de mon seul digne asile ? Croyez-moi, quelque autre son de cloche que vous puissiez entendre, — quand je quittai cet asile, mon étoile était vouée à la chute ; je ne puis plus que tomber encore !…

Jamais, jamais n’ayez d’autre opinion là-dessus ! Tenez-vous à cela uniquement !…. Je ne me plains pas, je n’accuse pas : — il en devait être ainsi ; mais, pour rester toujours juste envers moi, ne l’oubliez non plus jamais !… Cela, je voulais vous le dire encore : oh ! imprimez-vous bien cela dans l’esprit !…

Et maintenant faites mes meilleures amitiés à Otto… Sa présence ici pendant ces mauvais jours m’a presque plus chagriné que réjoui ; je dois cependant déclarer de tout cœur que sa sollicitude, sa sympathie, toute sa façon d’être m’a profondément touché. Mais je ne pouvais rien être personnellement pour lui. C’était un perpétuel affolement, et l’échec proprement dit de mon entreprise ne se décida justement que lors de sa présence à Paris. Ces répétitions, où mon œuvre me devenait toujours plus étrangère et méconnaissable, c’est là que je souffris le plus. Les représentations, au contraire, m’ont produit l’effet de coups purement physiques, me rappelant de ma douleur morale au sentiment de ma triste existence. Les coups mêmes n’avaient d’effet qu’à la surface…

Dites aussi à Otto que, sans doute, on pourra bientôt lire dans l’Illustré de Leipzig un article de moi-même sur toute l’affaire du Tannhäuser à Paris.[55] J’avais promis quelque chose comme cela à un parent . . .

Adieu, amie !

Dans quelques jours, il me faut aller pour peu de temps à Carlsruhe et puis m’en revenir bien vite, parce que j’ai encore trop de choses à régler ici.

Mille amitiés !

R. W.



116.

Vienne,[56] 11 Mai 61.

Je viens d’assister à la répétition de Lohengrin ! L’effet incroyablement saisissant de cette première audition, dans les circonstances les plus belles et les plus douces, tant pour l’artiste que pour l’homme, je ne puis le tenir enfermé en moi-même, sans vous le communiquer aussitôt. Douze années de ma vie — et quelles années ! — je les ai revécues ! ! Vous aviez raison de me souhaiter souvent cette joie ! Mais nulle part elle n’aurait pu m’être donnée aussi complètement qu’ici ! Ah ! si vous étiez là demain !!…

Mille cordiales amitiés !

R. W.



117.

Paris, 27 Mai 61.

J’arrive à l’instant, et je trouve la charmante lettre de la chère enfant, réexpédiée de Vienne, où elle devait m’apporter une joie pour mon anniversaire. Indescriptiblement beau, l’effet de ces lignes, à présent qu’on s’est revu dans l’intervalle : un rêve est devenu vérité pour se dissoudre de nouveau dans la brume du souvenir !

Il y a donc moyen encore de goûter le réconfort et l’encouragement le plus amical ! Ils nous appartiennent, et pour nous se renouvellent toujours, parce que notre conscience est pure et libre. Certainement, nous nous reverrons encore maintes fois, et chaque rencontre ajoutera une fleur plus belle, plus noble, à la couronne de notre vie !

Mille fidèles amitiés de celui qui vient de vous quitter !…

À Carlsruhe, j’ai eu des rapports fort agréables avec le grand-duc : il se réjouit fort d’apprendre ma ferme décision de préférer pour mon installation Carlsruhe à n’importe quelle autre ville d’Allemagne. Tout ce qu’il peut faire pour m’aider à avoir une demeure convenable, il le fera avec empressement.

Liszt est encore ici : je le verrai ce soir chez moi, longuement… Pour le reste, mon enfant, je vois maintenant devant moi une période mauvaise, difficile : puissé-je, d’ici au commencement de Juillet, époque à laquelle je repasserais alors le Rhin, en avoir bien fini avec tout cela ! Voilà ce qu’il me faut souhaiter ! Le petit Tausig, qui m’a exactement suivi de Vienne et déjà rejoint à Carlsruhe, m’aide de temps en temps à retrouver une humeur souriante. Je le considère comme un présent de votre main…

Et maintenant tous mes meilleurs remerciements encore pour les jolis cadeaux que j’ai trouvés en allant me coucher et que, en soigneux égoïste, j’ai tout de suite accaparés. Je vous ai laissé la couronne ; je sais que vous l’emploierez bien !

Mes cordiales amitiés à Otto et aux enfants !

Remerciements et affection pour vous !

Votre
R. W.



118.

Paris, 15 Juin 61.

Voilà longtemps que je n’ai plus écrit à l’exquise enfant, — et cependant mon devoir était de lui adresser encore beaucoup de remerciements pour sa dernière et charmante lettre !…

Je traîne des journées pâles, sans âme ; je n’ai envie de rien au monde, ni d’aucun travail, ni d’autre chose : à peine puis-je me décider à écrire les lettres les plus indispensables ! Peut-être faut-il appeler ma situation une épreuve de patience ! La plus complète incertitude, — c’est la meilleure expression pour vous en donner une idée !

Je sors peu encore : mon dégoût de tout est grand. Je cherche uniquement à tuer le temps et lis Gœthe, au hasard : en dernier lieu, la campagne de 1792. C’est la léthargie absolue : le poisson sur le sable de la rive est la parfaite image de ce que je suis.

Liszt et Tausig sont partis depuis huit jours. Je les ai laissés volontiers s’en aller : — voilà où j’en suis ! Rien ne va comme cela devrait aller, et rien ne me sert. Étrange m’apparaît ma rencontre avec Liszt en cette vie. Il y a vingt ans, je le vis pour la première fois à Paris, alors que, dans la situation la plus fâcheuse, un dégoût déjà profond du monde m’avait envahi, de ce monde où lui s’exhibait à moi dans tout son radieux éclat. Maintenant que je n’ai qu’à regretter d’avoir été encore une fois poussé vers ce monde par ma destinée ; maintenant que je renouvelle si durement mon expérience de jeunesse et que rien, aucune illusion, aucune apparence ne peut plus me décider à lever le doigt vers lui : il faut encore une fois que Liszt y rayonne à mes yeux !… Personne ne sait mieux que lui ce qu’il y a à attendre là-bas. Je l’apprécie donc avec plus de justice quand j’admets que, le vrai lui étant toujours interdit, il aime à goûter de temps en temps l’ivresse des apparences… Je ne pouvais l’accompagner nulle part : ainsi l’ai-je peu vu. Mais je lui ai promis d’aller le retrouver pendant quelques semaines à Weimar : il veut y faire exécuter de grandes œuvres symphoniques…

Ah ! mon enfant ! Si je ne vous avais pas, mon sort serait bien piteux ! Croyez-le toujours et fermement !… Et que cela vous dise tout !…

Mais ce n’est plus une vie ! Peut-être quelque désir de travailler me reprendra-t-il, une fois sorti d’ici. Puissé-je en sortir !…

La seule chose qui m’intéresse est le projet de Tristan. Réfléchissez un peu aux moyens de vous arranger avec Papa pour venir passer à Vienne, cette fois, l’automne et une partie de l’hiver. Cela vous ferait du bien aussi : tant que je serai là, je me laisserai soigner par vous le mieux du monde, car j’y vais tout seul et descendrai provisoirement chez Kolatscheck. Alors vous pourriez écouter en paix tout ce que j’ai donné à entendre : Tristan, Lohengrin, le Vaisseau-Fantôme, Tannhäuser. Cela vous ferait passer un hiver comme ceux de chez vous…

Donc, nous en reparlerons longuement !… Et maintenant, mes meilleures, mes plus cordiales amitiés ! Et mille bonnes choses à Otto, aux enfants, et à toute la « colline verte »,

de votre
« gris »
R. W.



119.

Paris.
78, rue de Lille. — Légation de Prusse.
12 Juillet 61.

Mon enfant ! Je vous écris de l’hôtel de la légation de Prusse, où j’ai trouvé un asile, chez le comte Pourtalès, durant les quelques semaines que je dois encore passer à Paris. J’ai un jardin avec de beaux et grands arbres et un bassin avec deux cygnes noirs devant moi ; au delà du jardin, la Seine, et, au delà de celle-ci, le jardin des Tuileries, — de sorte que je respire un peu et ne suis plus du moins dans le Paris habituel.

Mes meubles sont de nouveau emballés et déposés ici dans un garde-meubles : Dieu sait où ils seront déballés, un jour ; probablement, que je ne les reverrai plus jamais ! Je souhaite que ma femme s’installe à Dresde et les prenne chez elle. Pour ma part, je ne songe plus à aucune installation. Tel est le résultat d’une dernière expérience infiniment dure et pénible ! Il ne m’est pas accordé de choyer ma muse dans la douce paix d’un foyer : du dedans et du dehors, tout essai de satisfaire, malgré toutes les disgrâces de mon destin, un désir si profondément inné, est toujours déjoué plus nettement ; et tout semblant artificiel, le démon de ma vie le bouleverse et le ruine. Cela ne m’est pas accordé ; toute recherche de repos devient pour moi la cause d’inquiétudes plus cruelles.

Je vouerai donc le restant de ma vie au voyage : peut-être me sera-t-il permis de trouver le repos et de me restaurer, çà et là, sous l’ombrage, près d’une source. C’est le seul bienfait que je puisse encore attendre !…

À Carlsruhe je ne vais donc pas ! !

Par la communication de ces résultats, vous voyez quels furent les derniers événements intérieurs et extérieurs de ma vie… Pour combler la mesure de mes peines, le petit chien[57] est mort, que vous m’aviez envoyé, un jour, de votre lit de malade : mort rapide et mystérieuse. Sans doute a-t-il été heurté dans la rue par une roue de voiture ; quelque organe interne aura été lésé. Après cinq heures d’agonie, pendant lesquelles il resta toujours charmant, amical, sans pousser aucune plainte, mais s’affaiblissant de plus en plus, il est mort silencieusement. Je ne disposais pas du moindre morceau de terre pour enterrer le brave petit ami : par ruse et par violence, je m’introduisis dans le jardinet de Stürmer, où je l’enterrai moi-même à la dérobée, sous des broussailles . . .

Avec ce petit chien j’ai enterré beaucoup de choses !… Je veux voyager maintenant et dans mes voyages je n’aurai plus de compagnon…

Vous savez tout, à présent !

Je pourrai bientôt vous envoyer un portrait-carte de moi ! Liszt, qui posait ici chez tous les photographes, m’a forcé de poser aussi une fois. Je ne suis pas encore allé chercher ces cartes ; mais cela ne tardera pas…

Bonne santé, humeur sereine ! Mille amitiés cordiales à Otto et aux enfants ! Toute mon affection !…

R. W.


120.

Paris, 25 Juillet 61.

Je voulais vous arriver pour deux jours, avant d’aller à Vienne. Voilà que Liszt réduit ce projet à néant. Le 5 et le 6 Août, il dirige l’exécution d’œuvres importantes parmi les siennes (Faust, etc), à Weimar, et il avait décidé que j’irais chez lui pendant quelque temps. Ayant appris qu’il attendait des amis de partout et ne voulant pas me mêler à eux, je lui annonçai que je ne viendrais pas. Il me semble, cependant, que ma visite lui tient à cœur et, si je ne veux pas le blesser définitivement, il faut que j’y aille…

Cela me chagrine, parce que mon projet d’aller à Zurich devient par le fait inexécutable. Je songe, à présent, que vous pourriez vous arranger pour venir à Weimar les 5 et 6 Août : cela ne manquerait toujours pas de vous intéresser vraiment tous les deux, rien que pour compenser l’excursion ratée à St  Gall. Croyez-vous qu’Otto puisse être persuadé ?…

Sinon, je compte d’autant plus vous voir à Vienne. Il vous faudrait arriver là-bas au plus tard fin Septembre, et y rester le plus longtemps possible…

Je ne vous écris point parce que je ne veux pas vous chagriner. Je ne pense que trop à vous !… Le sentiment que j’ai d’être un étranger dans ce monde devient de plus en plus fort. En vérité, je ne comprends pas pourquoi je supporte le non-sens de vivre ?…

Dieu sait si Tristan me ranimera. En jetant parfois un coup d’œil, au hasard, sur la partition, je suis terrifié à l’idée que peut-être je devrai bientôt entendre cela… De nouveau je suis étonné de voir combien peu les hommes peuvent proprement connaître un d’entre eux. Combien je suis différent étant seul, pour moi-même, et quand je vais à autrui ! Je dois rire souvent du fantôme qui se présente alors aux gens !…

Mais à quoi bon cela ?…

Comment va la santé ? Les bains vous réussissent-ils maintenant ?… Du courage ! Nous en avons encore besoin !…

Lundi, je partirai : une prompte réponse me trouvera encore ici. Puis, jusqu’au 6 Août, à Weimar. Puis à Vienne, au Théâtre de l’Opéra impérial et royal… Mais je vous écrirai, bien-entendu, si je ne vous vois pas !…

Je vous salue du plus profond de mon cœur !

R. W.



121.

Vienne, 19 Août 61.

C’est une chose à part que d’écrire des lettres, amie ! Enfin l’on tient une heure qui sera consacrée à la correspondance : qu’est-ce donc que cette heure, arrachée aux éternelles vicissitudes de la vie, parmi les impressions, les états d’âme successifs ? Évidemment, pareille lettre dit peu de chose, et nous ne pourrions vraiment correspondre avec un être aimé, s’il n’était permis de croire que ces vicissitudes mêmes sont communiquées, de l’un à l’autre, sympathiquement.

Il m’a fallu approuver la lettre où vous me parliez de Weimar, sitôt que j’ai compris que votre visite à Weimar pouvait compromettre Vienne. Fasse le ciel, maintenant, que le sacrifice n’ait pas été une duperie ! Amen !

De repos et d’agrément, à Weimar, il n’a pu, naturellement, être question. De partout on se pressait pour me revoir — ou pour faire ma connaissance. Toutes les demi-heures, il me fallait raconter l’histoire de ma vie à quelqu’autre personne. Le désespoir me fit retrouver à la fin ma folle humeur de jadis et tout le monde fut charmé de mes facéties. Seulement, je ne pouvais plus redevenir sérieux, car je ne peux absolument plus l’être alors, sans tomber dans un attendrissement où je me dissous presque. C’est un défaut de mon tempérament, qui empire de plus en plus : j’y prends garde encore, autant que je puis, car il me semble qu’à force de pleurer je m’en irais en eau.

Il me semble, de plus en plus, que j’ai à peu près atteint maintenant le terme de ma vie : de but, il n’en est plus question depuis longtemps ; bientôt les prétextes aussi, même les expédients me feront défaut. Comprenez-moi bien quand j’avoue, avec la plus tendre sincérité, qu’il me devient de plus en plus difficile de considérer quelque chose comme digne d’une sérieuse attention : je ne prends plus d’intérêt à quoi que ce soit, je n’ai plus foi en rien ; il n’y a qu’une chose pour me gagner, — c’est de pleurer avec moi !… Ainsi agirent, précisément, le brave Hans[58] et Liszt. La bonne vieille Frommann,[59] elle aussi vint à mon secours ! Cela m’aida à supporter un peu mieux que d’autre part on vantât si souvent mon courage et qu’on parlât de gloires merveilleuses. — Ainsi quittai-je Weimar dans une atmosphère tout à fait amicale, et, j’emportai notamment un excellent souvenir de Liszt, qui maintenant abandonne aussi Weimar — où il n’a pu rien planter — pour s’en aller bientôt vers l’incertain. Son Faust m’a réellement donné une grande joie, et la deuxième partie (Gretchen) a fait sur moi une impression inoubliablement profonde. Je regrettai vivement que tout cela ne pût être exécuté qu’avec une médiocrité extraordinaire. Il a fallu tout mettre sur pied en une seule répétition, et Hans, qui conduisait, fit des miracles pour rendre cette exécution au moins supportable. Tel fut donc finalement le résultat de tous les sacrifices de l’heureux Liszt luimême : ne pas pouvoir arracher à ce misérable monde les moyens les plus ordinaires pour une bonne exécution de son œuvre ! Comme de constater cela me raffermit dans ma résignation ! J’ai pu encore faire pas mal d’expériences, à ce propos, qui ont jeté pour moi la dernière clarté aussi sur ma situation à l’égard du monde. J’ai vu clairement ce qu’il en est de ces princes dont, depuis quelque temps, je me sentais nécessairement poussé à attendre plus ou moins. Je sais maintenant que même le meilleur, avec la meilleure volonté, ne peut rien faire pour moi. Cela me fut proprement salutaire et je ne fis point la grimace. Mais j’ai le sentiment que la fin approche, et — vraiment ! — je dis que c’est tant mieux !

Je suis à Vienne depuis plusieurs jours. Un brave enthousiaste, le docteur Standthardtner,[60] m’a offert l’hospitalité pour quelques semaines, aussi longtemps que sa famille est en voyage ; ensuite il faudra voir à me débrouiller. Peut-être trouverai-je encore quelqu’un qui m’héberge ainsi ! Par malheur, mon ténor, Ander, a toujours la voix malade, de sorte que les études de Tristan sont retardées. Comme je ne projette rien d’autre et ferais du tort à l’entreprise en quittant Vienne, je reste tranquille et attends ce que les astres auront décidé relativement à ce dernier projet, lequel, tout bien considéré, me rattache à la vie : c’est la dernière ondulation du voile de Maïa. — Les gens, ici, sont gentils avec moi ; mais nul ne sait le danger auquel je les expose avec mon Tristan, et peut-être que, s’ils le découvrent, tout deviendra encore une fois impossible. Isolde, seule, avec laquelle j’ai un peu parcouru son rôle, tout récemment, pressent de quoi il s’agit. Comme ils seront épouvantés, tous les autres, quand, un jour, je leur dirai ouvertement qu’ils doivent tous se perdre avec moi !…

Jusqu’ici je puis me rendre ce témoignage que je n’ai encore trompé personne à dessein : il m’a été impossible de demander de l’argent à la direction du théâtre qui m’interrogeait sur mes conditions, mais, en revanche, j’ai stipulé ceci uniquement que, durant quatre semaines avant la première représentation annoncée, mes chanteurs et l’orchestre seraient soigneusement ménagés pour moi. Cela me donne le calme nécessaire : car j’approche maintenant de mon dernier but, et je sais que je ne pourrai l’atteindre qu’en écartant de moi toute espèce d’obligation…

Arrivez donc, mon enfant ! Le plus tôt sera le mieux ! Je suis un grand égoïste en vous sommant ainsi, et, si Otto ne m’aime pas bien, il a toute raison de ne point accéder à ma demande. Il s’agit ici d’une dernière tentative : le cours et la signification de ce monde me sont absolument adverses ; je ne puis le marquer de ma dernière et significative empreinte qu’en ne songeant pas même à ménager le moindrement ma personne. Pour vous consoler, cependant, je vous dirai que je me porte étonnament bien, que ma mine, au dire de tous, est excellente, et que ma patience, à ma grande satisfaction, s’est fortifiée. Seulement, je m’attendris à l’excès : par exemple, les animaux entre les mains de l’homme m’inspirent plus de pitié que jamais. D’autre part, je suis plus clairvoyant que jamais et ne me confie plus que fort peu à l’illusion. Eh bien ! risquez-vous, mon enfant !

Pour ce qui est de mon voyage par Munich et Reichenhall (près Salzbourg) avec les Ollivier, je vous en parlerai une autre fois. Mille bons souhaits ! Toutes mes amitiés à Otto et aux enfants ! Adieu, chère enfant !

R. W.


(Seilerstätte, 806,
Palier 3. Vienne.)

122.

Vienne, 13 Sept. 61.

Je viens d’avoir trois belles heures. Il faut que l’amie en ait connaissance.

Dernièrement, je fus enlevé, conduit au château d’une famille hongroise, — chez le comte Náho[61] — qui se glorifie d’avoir été la première et la plus ardente à se dévouer pour ma musique à Vienne. Un jeune homme charmant, le prince Rodolphe Lichtenstein, qui, chemin faisant, passa prendre sa femme, tout à fait digne de lui et très douce, me mena au pied des montagnes où se trouve Schwarzau. Site merveilleux : la plaine, si elle était recouverte d’eau, rappellerait avec bonheur un lac suisse. Tout l’arrangement du château, d’un goût absolument exquis, trahit la fantaisie la plus rare, par le choix, l’ordonnance, l’invention. La comtesse, une dame qui approche de la quarantaine, avec de grands yeux noirs, étonnamment pleins d’esprit, est réputée pour son talent musical inné ; elle entretient une troupe de tziganes, qui est comme la « chapelle » de la maison ; elle se met au piano et se livre avec ces gens-là, pendant des heures, aux improvisations les plus merveilleuses. Je craignais de trouver en elle de l’exaltation, peut-être de l’affectation : son attitude me rassura bientôt. Mieux encore me renseignèrent sur le sérieux de son sens esthétique plusieurs copies vraiment surprenantes des plus beaux portraits de Van Dyck, dont elle me dit qu’elles lui avaient coûté beaucoup de peine, parce que, malheureusement, elle n’avait pas fait non plus d’études régulières en peinture. Je n’ai jamais rien vu de pareil à son atelier. Au déjeuner, on parla lecture : elle lisait en ce moment la Vie des animaux des Alpes, de Tschudi. Un magnifique chien de chasse, de poil clair, fut bientôt suivi d’un superbe terre-neuve, noir comme un corbeau et de taille gigantesque : tous deux, caressés par leur maîtresse, y prenaient un plaisir indicible. Nous en arrivâmes à parler des rapports des animaux avec l’homme : je développai mon thème favori, et l’auditoire m’accompagna de sa sympathie jusqu’à l’apogée de ma profession de foi. La troupe de tziganes se trouvait pour l’instant en Hongrie : la comtesse essaya de nous donner, à elle toute seule, au piano, une idée de ce qu’elle fait avec cet orchestre. C’était fort original et intéressant. Bientôt elle introduisit dans son improvisation des motifs de Lohengrin : il fallut alors me mettre aussi au piano. J’étais heureux du beau silence avec lequel tout fut accueilli. Seul, le comte, un svelte et beau Hongrois, de pure race, crut devoir m’expliquer, par beaucoup de récits et de discours, l’impression que font mes œuvres. Je le supportai fort patiemment, car il me reproduisait avec une incroyable bonhommie la teneur de ce qu’il avait entendu dire à mon sujet… Je reconnus chez le jeune Lichtenstein une touchante mélancolie : il s’est décidé à suivre la carrière politique, après avoir, tout jeune, choisi la marine, et doit s’avouer, de plus en plus, combien il est peu fait pour la politique. La journée fut consacrée, de façon agréable et doucement fatigante, à des promenades en voiture et à pied. Le lendemain, je devais me lever de très bonne heure, car j’avais rendez-vous avec mon ténor Ander à Môdling, sur la route de Schwarzau à Vienne. Tout le monde se trouva réuni encore une fois, dans la fraîcheur du petit matin, pour le premier déjeuner, sur la terrasse ; puis, en compagnie de deux autres magnats hongrois, Zichy et Almazy, qui parlaient continuellement de leur élevage de chevaux, je suivis le chemin du retour jusqu’à Mödling, où j’arrivai à huit heures, par un temps magnifique. Il était encore trop tôt pour aller voir Ander ; j’étais fatigué d’avoir beaucoup parlé et, finalement, entendu parler beaucoup : je décidai de m’appartenir un peu, avant tout, à moi seul. Je pris une voiture et descendis la ravissante vallée de la Brûhl. Il y a là un lieu de plaisance, qui était tout solitaire à cette heure du jour. Derrière la maison, dans le jardin, les yeux sur les magnifiques prairies et les forêts des montagnes, splendidement éclairées par le soleil du matin, — je m’assis et vécus — paisible et solitaire — la première des belles heures que je voulais vous conter. Je partis de là profondément apaisé, réconcilié, heureux ! La seconde de mes belles heures fut celle où mon amie me dit exactement ce que j’avais ressenti pendant la première. Qu’Ulrich de Hutten eût conduit sa plume, sa prophétie n’en était que plus significative. Toute l’âme de mon existence m’apparut, m’interpréta le silence de cette heure, et l’ange effleura mon front d’un baiser de bénédiction. — Et ce fut la seconde de mes belles heures…

Et maintenant la troisième ?…

Ce fut un beau succès, inattendu. Le Vaisseau-Fantôme — l’unique opéra de moi qu’on puisse donner présentement, à cause de l’indisposition prolongée d’Ander — était affiché pour hier. Il y a peu de temps, j’avais encore entendu cet opéra et j’avais été, cette fois-là, très mécontent. J’avais été froissé surtout par diverses erreurs très graves dans l’interprétation et dans les « tempi », ainsi que par de fréquentes rudesses d’émission dans le chœur des femmes. Je fis donc convoquer, hier matin, les deux premiers rôles, le chœur et le chef d’orchestre pour une petite communication. Il s’agissait principalement de la grande scène entre le Hollandais et Senta : brièvement et nettement, je leur expliquai’ ce qu’il fallait ; ils semblaient tout surpris d’avoir manqué de la sorte quelque chose de si indiqué. Le chœur et le chef d’orchestre furent instruits de même. Il s’agissait d’une exécution déjà tournée en routine, et, comme l’orchestre n’avait pas pu être convoqué, il était bien possible que ces innovations fussent cause de troubles singuliers. Ma joie, à la représentation, fut d’autant plus vive. Un nouvel esprit s’était emparé de tout le monde. Le chef d’orchestre lui-même était stupéfait de la précision avec laquelle les innovations étaient exécutées. Mes deux chanteurs, juste à cet endroit, furent vraiment sublimes. Mais, depuis le commencement jusqu’à la fin, je fus saisi, transporté ! Je ne puis dire autrement : j’éprouvai là de profondes impressions, et il me faut appeler cette soirée la troisième de mes belles heures !…

Que cela suffise pour aujourd’hui ! Que le souvenir heureux de ces trois heures ne soit point troublé : donc… aujourd’hui plus rien de moi ! De mes brumes et de mes horreurs, je vous tends la main et vous crie : « Voilà ce qui fut possible !… Donc, courage, courage ! La plus belle heure n’a pas encore sonné !… »

R. W.



123.

Vienne, 28 Septembre 1861.
Hôtel de l’Impératrice Élisabeth.
Weihburg Gasse.
Ô noble, ô superbe enfant !…

Je devrais presque ne pas écrire autre chose aujourd’hui que cette exclamation. Tout ce que je peux y ajouter est si nul ! La musique, en somme, fait de moi un homme purement exclamatif ; le point d’exclamation est au fond l’unique ponctuation qui me suffise, dès que j’abandonne ma musique ! C’est aussi le vieil enthousiasme sans lequel je ne puis subsister. La souffrance, le chagrin, le dégoût même, la mauvaise humeur prennent chez moi ce caractère enthousiaste ; — et voilà aussi pourquoi je donne sûrement tant de peine aux autres !…

Que ne peut-on faire à Zurich ! Vienne, Paris, Londres, on fouillerait tout, vainement, pour découvrir quelque photographie qui vaille l’œuvre du sieur Keller ! Ô mon enfant, que vous êtes belle ! C’est impossible à dire ! !… Oui, mon Dieu ! dans ce cœur il faut que tout se fasse royal : le plus misérable mendiant qui demeure là doit bientôt sentir son front s’élever dans les nues !… Les douleurs du plus noble enfantement sont aussi écrites sur ces joues, qui jadis avaient un sourire si enfantin !… Oui, maintenant. Dieu habite en cette enfant !… Inclinez-vous profondément ! !

Vous vous dites que j’arrive aujourd’hui bien tard avec mes remerciements ? En vérité, c’est aujourd’hui seulement que j’arrive à quelque chose. J’émerge à peine hors de toute sorte de calamités, dont cette fière créature doit savoir aussi peu que possible. J’ai déménagé encore une fois : une connaissance, qui, voyageant avec sa famille, avait mis jusqu’ici sa demeure à ma disposition, revient ces jours-ci, et, comme la faveur d’une hospitalité convenable ne m’est décidément pas dévolue, à moi, malheureux (je dois pourtant excepter l’aimable ministre de Prusse à Paris), il ne me restait rien à faire que de me nicher encore une fois dans un hôtel. Je m’y suis installé pour quelques mois et c’est ici seulement que j’ai déballé mon petit ménage de Hollandais errant… Là reparut enfin le grand portefeuille vert. Je l’avais tenu fermé depuis Lucerne. Je pris la clef pour inspecter le trésor. Ciel, que vois-je ? Deux photographies : les lieux de naissance de Tristan, — « la colline verte » avec « l’asile », et le palais vénitien. — Puis les feuillets originels avec les premières esquisses, embryons étranges, les vers de la dédicace aussi, avec lesquels j’envoyai un jour, à l’enfant, les esquisses du premier acte, au crayon, terminées : quel plaisir il me firent, ces vers ! Ils sont si purs et loyaux !… Je retrouvai aussi, écrit au crayon, le lied d’où est sortie la scène nocturne. Dieu le sait ! ce lied me plut bien autrement que la scène superbe ! Bonté divine ! c’est plus beau que tout ce que j’ai fait ! Je frémis jusqu’à l’extrémité de mes nerfs lorsque j’entends cela !… Et porter dans le cœur la toute-présence d’un tel souvenir sans être bienheureux !! Comment serait-ce possible ? … Je refermai le portefeuille ; mais j’ouvris la dernière lettre avec le portrait : — et le cri jaillit !! Pardon, pardon !… je ne le répéterai pas !…

Je le ferai d’autant moins que je vous adresse ces lignes à Düsseldorf, où vous êtes allée assister une mère gravement malade !… Combien profondément m’attriste la pensée de ne pouvoir lui être d’aucun secours ! Je lui dois une reconnaissance tellement inexprimable, et peut-être mon nom ne doit-il pas même être prononcé à son chevet ! Je le crains, en toute modestie, vous pouvez bien le croire ! ! Mais dites-lui, quand vous la reverrez pour la première fois après cette lettre, dites-lui que vous lui souhaitez doublement aujourd’hui patience et guérison !…

Maintenant, je regarde venir le 20 Octobre. N’est-ce pas ?… Je songe à toutes les bonnes choses que je veux vous préparer ici : vous entendrez bientôt et souvent le Vaisseau Fantôme et Lohengrin ; et pour Tristan, il y a de l’espoir. Mon ténor a recouvré sa voix ; il est plein de confiance et de zèle. On va donc enfin commencer les études sérieusement.

Maintenant, soyez bénis, mes chers amis !

Mille bonnes amitiés à Otto et aux enfants… Tout ce qu’il y a de noble et d’éternel à la Reine !

R. W.



124.

Paris, 19, rue Voltaire,
Déc. 61.

Avez-vous cru que je ne vous féliciterais point à l’occasion de votre anniversaire ? Vous savez bien que la Noël est avancée d’un jour !…

Bonheur et prospérité, de tout mon cœur !

Je me suis jeté de nouveau dans les bras de mon ancienne maîtresse : la besogne m’a repris, et je lui crie maintenant : « Donne-moi l’oubli, afin que je vive ! »

Il y a trois semaines, je quittai Vienne pour regagner directement Paris. Personne ne voulait de moi. Avant une année, impossible de représenter Tristan. Comment, où la passer, cette année ? Point de beaux jours devant moi. L’hospitalité de Metternich me restait seule fidèle. Mais, par suite de la mort subite de la belle-mère, un parent était inopinément arrivé à Paris et occupait l’appartement que l’on m’avait destiné. Je ne peux y entrer que dans les premiers jours de Janvier. Il m’était impossible de rester à Vienne. Nulle part ailleurs je n’étais le bienvenu. C’est pourquoi je partis dès le commencement de Décembre pour Paris et me contente jusqu’en Janvier d’une petite chambre, au quai Voltaire. D’être accueilli dans une maison bien tenue, où l’on est bien servi, où je n’aurai pas de frais à faire pour subsister convenablement, j’en suis arrivé à regarder cela comme un bonheur divin qui me serait promis. Oui, oui, souhaitez-le-moi !…

Ici je me donne la plus grande peine pour passer inaperçu. Si cela ne réussit pas complètement, du moins je me figure que personne ne sait rien de ma présence. Ainsi, voilà déjà trois jours de suite que je n’ai pas été dans l’obligation de parler à quelqu’un. (Oh ! l’ennui de parler !) Au restaurant, j’ai vu Royer, le directeur du grand Opéra ; mais j’ai fait semblant de ne pas l’avoir aperçu. Quand je le revis, peu après, j’avais lu, dans l’intervalle, l’annonce d’une traduction qu’il a faite et qui vient de paraître (des pièces oubliées, de Cervantès) : tout à coup l’homme m’intéressa. C’était drôle maintenant de l’aborder, de m’entretenir toute une demi-heure avec lui et d’ignorer pendant ce temps-là si complètement le directeur de l’Opéra que la conversation roula uniquement sur Cervantès. Le lendemain, il m’envoya son livre. La préface du poëte m’a touché par-dessus tout… Quelle profonde résignation !…

Il me faut éclater de rire parfois, quand je lève les yeux de mon travail pour regarder en face de moi les Tuileries et le Louvre ! Vous devez savoir que je circule maintenant à travers Nuremberg,[62] et que là j’ai affaire à une population de caractère assez anguleux et rude. Il ne me restait plus d’autre ressource que de m’accoutumer à pareille compagnie. Le retour de Venise à Vienne[63] me fut bien long : pendant deux grandes nuits et toute une journée, je fus serré sans recours entre le passé et le présent, et m’enfonçai ainsi droit dans le gris. Il me fallait un travail nouveau ; — sinon, c’était fini !… Malheureusement, mon activité visuelle est de plus en plus émoussée : rien n’attache mon regard, et tout ce qui est local, avec ses tenants et aboutissants, fût-ce les plus grands chefs-d’œuvre de peinture, ne me distrait pas, m’est indifférent. Mon œil ne me sert plus qu’à distinguer le jour de la nuit, la clarté de l’obscurité. C’est vraiment la mort, pour ce qui est des relations avec l’extérieur : je ne vois plus que les images intérieures, et celles-ci réclament uniquement le son.

Mais aucune image passionnée ne voulut plus devenir claire en moi durant ce voyage dans le gris : le monde m’apparaissait réellement comme un jouet. Et cela me ramena vers Nuremberg, où j’avais passé une journée, l’été dernier. Il y a quantité de jolies choses à voir là !

Cela eut un écho en moi, comme une Ouverture pour les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Rentré dans mon hôtel, à Vienne, je travaillai avec une hâte extraordinaire au plan : cela me fit du bien d’observer, à ce propos, combien ma mémoire était restée claire, combien ma fantaisie était abondante et prompte à l’invention ! C’était le salut, de même qu’un commencement de folie peut sauver aussi la vie ! Après quoi, je donnai quelques tours de clef, je poussai le verrou, pour cette année, sur Tristan, adressai tous mes remerciements pour quelques invitations à des triomphes en différentes villes de ma splendide patrie allemande, — et arrivai où je suis maintenant, afin d’« oublier que je vis !… »

Votre retour par le Saint-Gothard n’aura pas été non plus très charmant ! Pourtant j’étais heureux de ne pas vous savoir à mon côté pendant le voyage de Venise à Vienne : cette fois, j’avais le cœur assez étroit pour me féliciter de n’avoir à m’attribuer aucune complicité dans un désagrément quelconque pour vous et votre mari. Iphigénie, aussi, ne parut point au moment voulu. En revanche, j’étais heureux de savoir que vous seriez bientôt arrivée sur « la colline verte », où vous auriez la joie de retrouver les enfants.

L’état de votre mari m’a fait beaucoup de peine. Il est manifestement hypocondriaque. Je doute fort que la vie retirée de Zurich lui soit favorable. On a remarqué, dit-on, qu’il s’observe beaucoup moins quand il se distrait dans de grandes villes, au milieu d’une société nombreuse, etc, et qu’il se porte alors tout à fait bien. Il n’est pas fait d’ailleurs pour s’occuper avec succès de lui-même ; la lecture ne peut lui être d’un grand secours : il lui manque trop de ce qu’il faut acquérir dans la première jeunesse et qu’on n’acquiert pas plus tard. C’est ainsi qu’il s’abîme dans la subtilité oiseuse et les scrupules pénibles. Je crois, chère amie, que, pour ces raisons, il serait important de songer, en prenant votre temps, à un changement : car il est visible, surtout pour celui qui est resté quelque temps loin de vous, qu’il s’agit là d’une maladie qui n’a pas seulement son principe dans de grandes souffrances, mais bien plus encore dans de petites contrariétés…

Peut-être souriez-vous de mes inquiétudes et de mes conseils ? Hélas ! je ne suis point qualifié pour cela, c’est vrai !… Mais, lorsqu’on est occupé à s’aider soi-même, comme je fais tout justement, on devient très présomptueux, on se fie trop à soi-même, en voulant aussi aider autrui : cette présomption, du moins, part d’un bon naturel. Ne m’en veuillez donc pas !…

Pardonnez-moi aussi maintenant mes Maîtres Chanteurs de Nuremberg ! Ils vont prendre un sens tout à fait gentil, et feront bien vite —, dès le commencement de l’hiver prochain, je crois —, le tour des théâtres allemands, où je ne me soucierai guère alors de ce qu’ils deviendront.

La représentation de Tristan demeure mon but principal : si je l’atteins, il ne me restera plus grand’chose à faire en ce monde, et alors je me coucherai volontiers pour dormir à côté de maître Cervantès. Que j’aie écrit Tristan, c’est ce dont je vous remercie du plus profond de mon âme, en toute éternité !…

Maintenant, adieu ! Vivez en paix, apprenez et enseignez. Vous avez la patience ; je l’ai apprise, moi aussi ! Mille vœux pour votre anniversaire !

Votre
R. W.



125.

[Paris, fin Décembre 61.]

Merci, de tout mon cœur, mon enfant ! . . .

Je vous réponds par une confession. Il est peut-être inutile de l’énoncer : tout en vous me dit que vous savez tout, et cependant je me sens poussé à vous en donner moi-même la certitude :

Maintenant seulement je suis tout à fait résigné !

À cela uniquement je n’avais renoncé jamais, et je croyais l’avoir péniblement gagné : retrouver un jour mon « Asile », pouvoir demeurer auprès de vous… Une heure de rencontre à Venise a suffi pour détruire cette dernière et chère illusion !

Je dus bientôt le reconnaître : la liberté qui vous est nécessaire, et à laquelle vous devez tenir pour subsister vous-même, vous ne pourriez la sauvegarder, dès que je serais auprès de vous ; seul mon éloignement peut vous donner le pouvoir de remuer librement, selon votre volonté : il faut n’avoir rien à acheter pour n’avoir pas de conditions à subir !

Je ne puis supporter de vous voir, pour prix de mon voisinage, tenue à l’étroit, opprimée, dominée, dépendante : car je ne puis vous dédommager de ce sacrifice, parce que mon voisinage ne peut plus rien vous donner, et la pensée que le misérablement peu de bien que je puis vous procurer dans de pareilles conditions a été acheté au prix de toute la liberté, de toute la véritable dignité humaine, me ferait ressentir ce voisinage même comme un supplice.

Il n’y a plus d’illusion qui serve. — Je vois que vous le sentez et le savez vous-même : comment ne le feriez-vous pas, la toute première ? Vous le saviez depuis longtemps, et bien avant moi, qui secrètement demeurais toujours un incorrigible optimiste.

C’était cela, et rien que cela, qui pesait comme du plomb sur mon âme à Venise. Non pas ma situation, mes autres malheurs : ces choses-là me sont et me furent, depuis que je vous connais, en elles-mêmes, toujours indifférentes. Vous auriez peine à croire avec quelle parfaite insensibilité je me décide en toutes ces choses qui, vraiment ne touchent plus à ma sensibilité, si ce n’est de façon bien passagère, et cela encore tandis que je regarde uniquement vers une situation digne de moi. où il n’y aurait plus pour moi ni succès ni insuccès…

Je m’en tiens donc à ceci que ce m’est une consolation de vous savoir douée de penchants et dans une situation sociale qui rendent possible à vos souffrances de prendre un caractère idyllique et doux. Pour ma part, je ne m’efforce plus maintenant que d’arranger ma vie extérieure de telle sorte que je puisse satisfaire sans obstacle mon besoin de créer, demeuré aussi vif que jadis. Pour cela, avant tout, il me faut une installation, un intérieur : je veux l’avoir, à n’importe quelles conditions. Car maintenant je puis supporter tout, absolument tout, parce que plus rien ne m’oppresse. La vie, avec tout ce qui s’y rattache, n’a plus absolument aucun sens pour moi. Où et comment ? — m’est devenu immensément indifférent. Je veux travailler : rien de plus ! Car le seul moyen d’être aussi quelque chose pour vous, c’est de n’être plus que pour moi. Je le sais, et vous le savez aussi ! L’horrible et dernière épreuve est endurée : Venise, le retour, et les trois semaines qui suivirent — terribles ! — tout cela est passé… Bon courage, maintenant ! Il faut que cela marche…

Je vous enverrai souvent quelque chose de mon travail. Quels yeux vous feront ouvrir mes Maîtres Chanteurs ! Pour ce qui est de Sachs, prenez bien garde à votre cœur : vous pourriez devenir amoureuse de lui ! C’est un travail tout à fait merveilleux. L’ancien projet[64] donnait peu de chose ou rien du tout. Oui, il faut avoir été en paradis pour savoir enfin ce qu’il y a dans une œuvre pareille !…

De ma vie vous n’apprendrez jamais que l’indispensable, — ce qu’elle aura de plus extérieur. — Intérieurement, — soyez-en assurée ! — plus rien ne se passe : plus rien que le travail d’art, la création. Ainsi vous ne perdez rien, mais gardez ce qui seul est précieux, mes œuvres. Nous nous verrons, cependant, de temps à autre. N’est-ce pas ? Mais, alors, sans nul désir ! Ainsi donc, parfaitement libres !…

Voilà ! Quelle lettre extraordinaire ! Vous ne pouvez imaginer quel soulagement c’est pour moi de savoir que vous savez que je sais ce que vous saviez depuis longtemps !… Ci-joint encore une Chanson de cordonnier.[65]

Adieu, mon enfant !

Le Maître.


126.

Beaucoup de bonheur, et qu’il fleurisse et croisse,
Voilà ce que vous souhaite, de tout cœur, Hans Sachs.
Quelque chose de neuf,[66] en cette vieille année !…
Bonne année !

R. W.


127.

Paris, 19, quai Voltaire.
7 Janvier 62.

Mon enfant ! Je suis encore ici ! Fin de ce mois, je pense aller à Wiesbaden… Je me sens si faible, je l’avoue, que j’ai besoin d’une parole amicale.

Cela ne va pas bien du tout !

Cependant les Maîtres Chanteurs me prêtent leur aide : pour l’amour d’eux, je tiens bon !

Adieu !
R. W.


128.

[Fin Janvier 1862.]
Pogner.
Et toi, mon enfant, tu ne me dis rien ?
Eva.
Une enfant bien élevée ne parle que si on l’interpelle !

Ainsi, lorsqu’on parle « à la troisième personne », certains enfants ne comprennent pas qu’on les interpelle.

L’ancien enthousiasme voulait se raminer. Je pensais vous inviter à une soirée à Bâle pour entendre la lecture des Maîtres Chanteurs. Il m’était difficile de renoncer à la vieille habitude. Il le faut pourtant, et je crois bien que vous m’en remercierez !…

Mais j’ai emballé mon manuscrit[67] à votre intention ; il partira tout à l’heure. Voyez à vous y débrouiller ; l’aspect en est parfois terrible ; il s’y trouve aussi des taches d’encre. Cela m’amuserait de voir si vous vous en tirez partout.

Souvent il m’était impossible de poursuivre mon travail, tant je riais ou pleurais. Je vous recommande M. Sixtus Beckmesser. David aussi obtiendra votre faveur.

Du reste, ne vous y trompez pas : tout ce qu’il y a là dedans est proprement de moi. Seules les huit lignes de la dernière scène, où le peuple salue Hans Sachs sont empruntées à sa chanson sur Luther. Les appellations des « modes » et des « tons »[68] (à l’exception de quelques-unes inventées par moi) sont aussi authentiques : en fin de compte, je suis étonné de ce que j’ai pu faire avec aussi peu de documents.

Demain, je vais à Mayence, pour chercher de là, à Biebrich ou Wiesbaden, le nid où je pourrai couver musicalement cet œuf des Maîtres que je viens de pondre…

Si, avant de recevoir de mes nouvelles, vous désiriez m’écrire, adressez la lettre aux soins de J. B. Schott, fils, à Mayence.

Dieu vous garde, mon enfant !

Amitiés du
Maître.
  1. Voir, comme complément, les Lettres à Otto Wesendonk du 17 Sept. 1859 au 25 Juin 1861.
  2. Ancienne chanson populaire.
  3. Charles Nuitter. — Wagner, dans une lettre à Otto Wesendonk, l’appelle « un aspirant à des succès de vaudeville ». (Lettre du 5 Octobre 1859.)
  4. Directeur de musique à Zurich.
  5. Voir le Don Carlos, de Schiller.
  6. Fips ; voir Glasenapp, II, 2, 158 et 330.
  7. La femme du compositeur français ; voir Glasenapp, II, 2, 174.
  8. Carvalho.
  9. Le domestique dont il est question plus haut, le « fidèle serviteur ».
  10. Edmond Roche.
  11. Tout ce dialogue est en français dans l’original.
  12. Voir Glasenapp, II, 2, 224.
  13. Voir Glasenapp, II, 2, 224.
  14. Voir Glasenapp, III, I, 68 et suiv.
  15. Le professeur Ettmüller, de Zurich, germaniste, qui publia et traduisit l’Edda.
  16. Voir Glasenapp, II, 2, 225 et suiv. ; voir aussi l’observation à la lettre 92.
  17. Voir Rich. Wagner, Écrits, 5, 133.
  18. Voir lettres à Otto Wesendonk.
  19. Liszt avait écrit une préface pour les Rhapsodies Hongroises. La princesse Wittgenstein développa cette préface en volume.
  20. Wagner fait ici allusion au Christ.
  21. Hans de Bülow.
  22. Voir Glasenapp, II, 2, 233.
  23. Voir Glasenapp, II, 2, 239.
  24. Voir Glasenapp, II, 2, 236 et suiv.
  25. Ce bâton de chef d’orchestre, exécuté d’après le dessin de Semper, était un présent de Madame Wesendonk.
  26. Champfleury, Richard Wagner, Paris 1860.
  27. Il s’agit vraisemblablement de Saint-Saëns.
  28. Voir lettre à Otto Wesendonk du 12 Février 1860.
  29. Héros célèbre de l’écrivain suisse Gottfried Keller.
  30. Le conseiller d’État Klindworth ; voir Glasenapp, II, 2, 252.
  31. La phrase est telle quelle, en français, dans le texte.
  32. De même en français.
  33. M. de Sabouroff, directeur du théâtre impérial ; voir Glasenapp, II, 2. 260.
  34. Littéralement, « Charles des torrents ». Parmi les poèmes de M. Wesendonk se trouve aussi une ballade du Neck. Comparer encore R. Wagner, Ecrits 9, 120 et 10 319/20.
  35. Voir Bayreuther Blätter 1900, pages 3 et 4 : — Wagner, dans une lettre à Liszt, dit la même chose.
  36. Voir Bayreuther Blàtter, 1900, pages 85 et suiv. ; voir Glasenapp, II, 2, 230.
  37. Le portrait de Bruxelles figure en tête du volume ; celui de Paris dans l’ouvrage de Chamberlain sur Richard Wagner, page 73.
  38. Voir Glasenapp, II, 2, 271. La traduction française a fait l’objet d’un travail spécial, écrit par le Professeur Golther dans la revue Musik II, 3, 271 et suiv.
  39. Richard Wagner, Écrits, VII, pages 121 et suiv.
  40. Vaisseau Fantôme, acte I, scène III. Mais le texte porte « années » au lieu de « jours ».
  41. Tristan, acte II.
  42. Le poëme de Hartmann von Aue, d’après Chrestien de Troyes.
  43. Voir Glasenapp, II, 2, 275.
  44. « Dame Souci », — figure allemande qui personnifie les petites misères de la vie quotidienne.
  45. Plus connue sous le nom de Marie Sass.
  46. Voir Glasenapp, II, 2, 261 et suiv. ; 278 et suiv.
  47. Voir Glasenapp, II, 2, 282.
  48. Voir Glasenapp, II, 2, 282.
  49. Le Maître écrivait habituellement sur du papier couleur lilas.
  50. Voir M. de Meysenbug : le Génie et le Monde, dans la revue Cosmopolis (Août 1896). Comparer Glasenapp, II, 2, 235 et suiv.
  51. Marie Kalergis-Nesselrode, plus tard madame de Muchanoff, à qui sont dédiés les Éclaircissements sur le Judaïsme dans la Musique. Voir aussi R. Wagner, Écrits 8, 299 et suiv. Comparer Glasenapp, II, 2, 265.
  52. À titre de don, d’hommage personnel tout pur, la comtesse Kalergis rendit au maître, par ses moyens propres, la somme que lui avaient coûté les trois concerts de Paris. Wagner, en témoignage de gratitude, lui offrit les esquisses d’orchestre de Tristan.
  53. Voir Glasenapp, II, 2, 290—315.
  54. Tristan et Isolde. (Voir plus haut : lettre 101.)
  55. Voir Richard Wagner, Écrits, 7, 181 et suiv.
  56. Voir Glasenapp, II, 2, 316 et suiv.
  57. Fips ; voir Glasenapp, II, 2, 330.
  58. Hans de Bülow.
  59. Alwine Frommann, de Berlin ; lectrice de l’impératrice Augusta.
  60. Voir Glasenapp, II, 2, 342.
  61. Prononcez « Nako ».
  62. Wagner travaillait alors aux Maîtres Chanteurs de Nuremberg.
  63. Le maître était allé voir les Wesendonk, à Venise, pour quelques jours, en Novembre 1861.
  64. Publié depuis, intégralement, dans la revue Die Musik, I, 1902, pages 1799—1809. — Madame Wesendonk, qui conservait ce projet comme un présent du maître, l’avait envoyé à Paris le 25 Décembre 1861.
  65. À cette lettre est jointe la Chanson de cordonnier qui se trouve au deuxième acte des Maîtres Chanteurs.
  66. À ce quatrain est jointe la chanson de Walther :
    Am stillen Herd… (« Au cher foyer… »).
  67. Le manuscrit, chargé de nombreuses ratures, portant la date du 25 Janvier 1862, se trouve dans la succession de Madame Wesendonk.
  68. Meister-Weisen und Töne, — formules énoncées par David au premier acte.