Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Préface

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Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome premierp. v-xv).


Préface.


La Correspondance de Wagner et de Mathilde Wesendonk est, avec ses lettres à Liszt, le monument littéraire le plus important de cette crise décisive que traverse Wagner pendant ses années d’exil, à Zurich, au lendemain des événements de 1848 et 49, et qui le mène de l’optimisme révolutionnaire le plus enthousiaste, de la foi humanitaire la plus triomphante à un pessimisme douloureusement résigné, à la conviction tragique que l’univers est foncièrement mauvais, que la mort, l’anéantissement absolu est le seul refuge où l’humanité souffrante peut trouver la fin de ses misères. Ces lettres à l’amie dévouée qui comprit mieux que personne l’âme inquiète et passionnée du grand artiste, qui fut pendant plusieurs années la confidente presque journalière de ses projets, de ses espoirs, de ses détresses, n’ont pas seulement un intérêt documentaire de premier ordre pour la biographie de Wagner : elles sont en outre et surtout une des confessions intimes les plus émouvantes que je connaisse.

Elles nous révèlent un drame d’amour très simple et combien mélancolique !

En 1852 Wagner rencontrait, dans la maison d’un de ses amis de Dresde, Mr  et Mme Wesendonk qui, après trois ans de mariage, venaient de se fixer en 1851 à Zurich. Otto Wesendonk qui représentait en Allemagne une grande maison de soiries de New York était un homme d’affaires, intelligent et droit, ami des arts, riche et généreux. Sa femme Mathilde, toute jeune encore — elle n’avait que 24 ans, lors de sa première rencontre avec Wagner — paraît avoir été une créature d’élite, d’une rare distinction, d’un tact exquis et subtil, d’une intelligence largement ouverte, d’une sensibilité profonde et vibrante. Nouées par le hasard, les relations de Wagner avec les Wesendonk se font peu à peu plus intimes. Une solide et loyale amitié l’unit bientôt au mari. Et dans la jeune femme il trouve l’élève la plus docile, l’admiratrice la plus intelligente, la confidente la plus délicate. Il prend un plaisir toujours plus profond à pétrir et à façonner son esprit, à mettre l’empreinte de sa pensée sur la page blanche de cette âme neuve et fine. Il l’initie à son œuvre et à son art : il lui lit ses poèmes d’opéras, ses œuvres théoriques, il l’aide à pénétrer le sens intime des sonates ou des symphonies de Beethoven, il la met au courant de la philosophie de Schopenhauer, lui fait part de ses lectures littéraires ou scientifiques. Bientôt une étroite et très douce et toute idéale intimité se noue entre le grand artiste et la gracieuse jeune femme. Il prend l’habitude de venir chez elle vers 5 heures, à la tombée du soir, lui jouer au piano ce qu’il a produit pendant la matinée ; il lui communique les esquisses de ses œuvres nouvelles ; il met en musique cinq poèmes qu’elle a composés (Der Engel — Träume — Schmerzen — Stehe still — Im Treibhaus). Avec elle il peut librement s’épancher, sûr de trouver toujours une complète sympathie. Elle l’écoute « comme Brünnhilde écoutait Wotan ».

Au printemps de 1857 Wagner devient l’hôte des Wesendonk. À côté de la somptueuse villa qu’ils construisent sur la « Colline verte » dans le quartier d’Enge près de Zurich, ils achètent une petite maison, « l’Asile », où ils offrent à Wagner une retraite paisible dans laquelle il pourra achever en toute tranquillité les Nibelungen ou Tristan. Wagner accepte cette proposition avec une gratitude infinie. À peine installé, il décrit à Liszt avec enthousiasme son nouveau home : « Tout est rangé et arrangé selon nos désirs et nos besoins ; tout est à sa place. Mon cabinet de travail est disposé avec la pédanterie, la recherche de l’élégance et du confortable que tu me connais ; mon bureau est à la grande fenêtre, d’où j’ai une vue splendide sur le lac et sur les Alpes ; j’ai le calme complet, la tranquillité parfaite. Un joli jardin qui a déjà très bonne tournure me donne assez d’espace pour de petites promenades et m’offre de gentils lieux de repos ; en même temps il fournit à ma femme des occupations très agréables et l’empêche de se faire des idées noires à mon sujet ; surtout un potager assez grand est l’objet de sa plus tendre sollicitude. Tu le vois, nous avons trouvé un lieu charmant pour notre ermitage et quand je songe combien je désirais depuis longtemps un asile pareil et combien j’ai eu de peine à me créer la possibilité de réaliser mon rêve, je ne puis m’empêcher de reconnaître en ce bon Wesendonk un de mes plus grands bienfaiteurs » (8 Mai 1857). Et quand, bientôt après, les Wesendonk s’installent à leur tour dans leur nouvelle habitation, les plus charmantes relations de voisinage s’établissent entre l’Asile et la Villa : « Ce fut, écrit un témoin de ces jours de bonheur, une époque de vraie félicité pour ceux qui se réunissaient dans la belle Villa de la « Colline verte ». La richesse, le goût et l’élégance y embellissaient la vie. Le maître de la maison était à même d’aider efficacement toute entreprise qui l’intéressait, et admirait du fond du cœur l’homme extraordinaire que la destinée avait rapproché de lui. La maîtresse de la maison, jeune et gracieuse, éprise d’idéal voyait la vie et le monde s’étaler devant elle comme le miroir uni d’une rivière au cours paisible. Aimée et admirée de son mari, jeune mère heureuse, elle vivait dans le culte du Beau dans l’Art et dans la Vie, et aussi dans le culte du Génie dont elle n’avait point vu encore d’exemplaire aussi prodigieux par la volonté et la puissance. Le train de la maison et l’opulence du propriétaire rendaient possible une vie de société dont tous ceux qui y ont pris part gardent un souvenir reconnaissant ».

Ce que furent pour Wagner ces relations avec les Wesendonk, il est aisé de se l’imaginer. On sait assez les accès de douloureux accablement ou de révolte désespérée que traverse Wagner pendant ses années d’exil à Zurich. Hors d’état de surveiller lui-même la réalisation scénique de ses drames, condamné par la force des choses à s’en remettre à d’autres que lui du soin de diriger l’exécution de ses œuvres, il se voit, à sa grande douleur, privé de tout contact vivifiant avec le public, de toute communion avec les artistes. Non seulement il lui faut renoncer à la joie d’entendre son Lohengrin joué à Weimar par Liszt, puis applaudi sur toutes les scènes allemandes, mais il est en outre torturé par la conviction que son absence forcée porte un grave préjudice à sa cause, car ses œuvres arrivent défigurées devant le public par suite de l’insuffisance des exécutants ou de la négligence des directeurs. Puis il supporte malaisément la médiocrité de l’existence qu’il est condamné à mener. Il trouve assurément à Zurich un cercle d’admirateurs, des relations agréables mais non ce dévouement absolu et sans bornes qu’il prétendait inspirer. Ses amis les plus chers, ses compagnons de lutte comme Liszt, sont loin de lui et ne peuvent que lui faire, de loin en loin, de courtes visites. Son foyer lui donne peu de joie : sa femme, bonne ménagère et dévouée à sa façon, mais foncièrement médiocre et bornée ne soupçonne pas la vraie grandeur de son mari et déplore qu’au lieu de s’employer à des travaux lucratifs il gaspille son temps et ses efforts en des entreprises démesurées et impratique telles que l’Anneau du Nibelung ; incapable de partager sa vie intellectuelle et sentimentale, souffrante d’ailleurs et malade des nerfs, elle est hors d’état de lui créer un intérieur où il puisse vraiment se délasser de son labeur épuisant et oublier les misères de l’exil. Pour comble de malheur, des soucis pécuniaires continuels jettent leur ombre importune sur l’existence du musicien sans fortune ni position stable. Toujours sans le sou, et toujours à court d’argent à cause de ses besoins de confort et de distractions, Wagner se voit obligé de quêter sans cesse parmi ses amis un peu d’argent pour se tirer d’affaire, de batailler avec ses éditeurs pour obtenir d’eux des subsides, d’autoriser sans garanties suffisantes des représentations de ses œuvres pour gagner quelques louis, au risque de prostituer, comme il le disait, les enfants les plus chers de son génie. Dans ces conditions sa santé même commence à s’altérer gravement. Nous le voyons alterner entre des accès de travail intensif, pendant lesquels il parvient à oublier temporairement son mal, et des crises de dépression nerveuse qui le plongent dans l’accablement le plus profond. Il traverse des périodes de découragement absolu, où il se plaint d’être « indiciblement misérable », de « n’avoir jamais connu un instant de bonheur », où il crie son horreur, son dégoût intense pour la vie morne et terne à laquelle il est condamné, sa lassitude de créer sans relâche des œuvres d’art sans en être récompensé par la moindre satisfaction, sa volonté d’en finir avec une existence décidément insupportable : « Je ne croir plus à rien, écrit-il à Liszt, je n’ai plus qu’un désir : dormir — dormir d’un sommeil si profond que tout sentiment de misère humaine soit aboli pour moi. Ce sommeil, je devrais bien pouvoir me le procurer : ce n’est pas bien difficile ». — On comprend dès lors, l’immense bienfait que dut être pour Wagner l’intimité de la famille Wesendonk. Auprès d’eux, dans la somptueuse villa de la « Colline verte » il goûtait cette existence « en beauté » vers laquelle il aspirait de toutes les forces de son être ; surtout, il trouvait ce qui lui manquait si douloureusement dans son triste foyer : un cœur de femme épris comme lui de beauté et d’idéal, capable de le comprendre, de vibrer à l’unisson de son âme…

Cette vie heureuse, dans un asile paisible, au sein d’une belle nature, dans un milieu de chaude affection, Wagner la vécut pendant un an, de l’été de 1857 jusqu’à l’été de 1858. Ce fut une halte exquise et courte sur l’âpre chemin de son existence agitée. Puis vint le réveil brutal et douloureux — inévitable aussi. Que se passa-t-il entre Mathilde Wesendonk et lui pendant la crise de deux mois qui précéda son départ pour Venise ? Dans ses Souvenirs, Mme Wesendonk écrivait seulement : « R. Wagner aimait son « Asyle »… C’est avec douleur et tristesse qu’il l’a quitté — volontairement quitté ! Pourquoi ? Question oiseuse ! Comme témoignage de cette époque nous avons sa grande œuvre : Tristan et Iseut ! Le reste est mystère et respectueux silence ! Der Rest ist Schweigen und sich neigen in Ehrfurcht !… » La publication des lettres et journaux de Wagner sont les témoignages émouvants de ce drame intime qui se déroula entre les habitants de la « Colline verte. » Ils nous montrent comment Wagner et sa confidente, après avoir insensiblement franchi la limite où la pure amitié se mue en passion, reculent au moment suprême devant l’abîme au bord duquel ils sont parvenus ; comment, conscients de l’impossibilité d’une union fondée sur une laide trahison ou une coupable désertion, ils s’arrêtent, dans l’angoisse de leur cœur, au seul parti possible : le renoncement définitif et total. Nous voyons Wagner, l’âme meurtrie, quitter volontairement et pour toujours « l’Asile » où il croyait avoir fondé son foyer, rompre à jamais le lien précaire qui l’unissait encore à sa femme, s’arracher en même temps du voisinage de son amie, avant qu’une catastrophe irréparable n’eût brisé sa vie, chercher dans la solitude la guérison et l’apaisement. Ainsi il s’est surmonté, « dépassé », achetant au prix de la résignation absolue le droit de revoir ensuite, le front haut, celle dont la destinée le séparait si douloureusement ici-bas…

Rien de plus émouvant dans sa simplicité que cette brève et mélancolique histoire d’amour. Pas de complications psychologiques : rien que les sentiments les plus élémentaires de l’âme humaine, l’impossible amour et le renoncement. Pas d’événements retentissants ; nul romantique adultère, nul conflit de volontés, nul suicide tragique ; pas même de désespoir éternel. Wagner note bien que ses cheveux ont blanchi dans ces semaines d’angoisse. Mais il a surmonté sa détresse, il s’est consolé ; puis il a aimé ailleurs et trouvé finalement le bonheur domestique. Et Mathilde Wesendonk, de son côté, a continué de vivre, entre son mari et ses enfants, et rien ne nous permet de supposer qu’elle n’a pas, elle aussi, reconquis bientôt après la crise son équilibre intérieur. Ne nous y trompons pas cependant. Ce drame tout intérieur et silencieux que nul sauf un très petit nombre d’initiés n’a pu soupçonner au moment où il se déroulait, a fait fleurir dans le cœur de Wagner quelques uns des sentiments les plus intenses et les plus sublimes peut-être dont l’âme humaine soit capable. Il a réellement éprouvé dans ces heures sombres les affres de la passion et la purifiante douleur de renoncement, il a vécu la « détresse d’amour » et la mort du vouloir vivre égoïste qu’il a si magnifiquement fait chanter dans Tristan. Ces lettres où s’exhalent les émotions puissantes qui secouaient jusque dans ses fibres les plus intimes son cœur de Titan nous révèlent la source vivante et profonde d’où jaillit la musique si pénétrante de son grand drame d’amour et de mort. Nulle part peut-être Wagner ne nous apparaît si humainement grand que dans les pages frémissantes où palpite et saigne la blessure secrète qui l’atteignait en plein cœur.

Wagner souhaitait, nous dit-on, que ces pages intimes fussent détruites. Soyons reconnaissants aux deux femmes qui ont au contraire estimé à juste titre que la postérité avait le droit de connaître ces confidences précieuses : à Mathilde Wesendonk qui a pieusement conservé ces reliques et en a préparé la publication posthume ; à Madame Wagner qui a permis, que cette correspondance fût publiée. Elles nous ont transmis un document d’une valeur unique, qui nous fait connaître un des épisodes essentiels de la vie du Maître, qui jette un jour nouveau sur la genèse de Tristan et nous permet de comprendre mieux comment surgit dans l’âme du Maître cette religion si douloureusement sereine du renoncement et de la pitié qui illumine de son rayonnement la glorieuse vieillesse de Wagner et chante avec une si souveraine beauté dans les Maîtres-Chanteurs et dans Parsifal.


Henri Lichtenberger.