Rimbaud (Paterne Berrichon, La Revue blanche)/2

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Rimbaud (Paterne Berrichon, La Revue blanche)
La Revue blancheTome XII (p. 450-460).


Deuxième article, 15 avril 1897[modifier]

Mais, si la rencontre avec Arthur Rimbaud détermina la personnalité novatrice de Paul Verlaine et influa par impérieux souvenir sur toute la vie postérieure d’icelui, il n’en fut pas de même au réciproque. Verlaine paraît n’avoir été qu’un accident, un incident dans l’évolution psychique et la marche vitale de Rimbaud, pourtant son cadet. Quant à l’essentiel, pour ce qui nous occupe, leur tempérament du tout au tout différait ; car, tandis que Verlaine était impulsé plus spécialement en les affections immédiates et présentes ou rétracté sur le passée Rimbaud aspirait en général à de l’inconnu, à de l’éloigné, à de l’étranger, sans de souci d’un hier et d’intérêt d’un aujourd’hui davantage que pour mieux désirer un demain. L’un de ces géniaux, celui-ci, était plutôt, dirait-on physiologiquement, un cérébral ; l’autre, celui-là, plutôt — parlant de même — un cardiaque.

Aucune relation affective n’eût pu retenir Rimbaud un plus longtemps que le strict laps nécessaire à la satisfaction ardente d’une hâtive curiosité. Certes, et de ses correspondances épistolaires le prouvent, il n’oublia, ne dédaigna son ami. Mais ce dépôt mémorial laissé par Verlaine, en dépit de l’héroïque et du tragique le colorant, n’eut guère en Rimbaud d’importance lumineuse plus que, chez nous autres hommes ordinaires, tel souvenir ni ri ni pleuré, regretté cependant, mais dans un haussement d’épaules. Au reste, « cette espèce de prodigieuse autobiographie psychologique », Une Saison en Enfer — après l’affaire de Bruxelles transcrite, à Roche (Ardennes), dans les souffrances de la blessure au poignet aggravée de tétanos et sous des brûlures d’alcool — établit métaphoriquement, Délires, I, les respectivités de la fameuse liaison. Sans conteste, la « vierge folle » c’y est Verlaine et l’ « époux infernal » Rimbaud. Il faut lire tout le chapitre, où l’époux dit, entre autres, à la vierge :

Comme ça te paraîtra drôle, quand je n’y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n’auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t’y reposer, ni dette bouche sur tes yeux. Parce qu’il faudra que je m’eu aille très loin, un jour. Puis il faut que j’en aide d’autres ; c’est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant… chère âme…

Que, maintenant, à défaut de l’oeuvre complet de Rimbaud si bien caractéristique de Force, le lecteur ; s’il veut éclairer décisivement sa religion sur ce propos, daigne se reporter à la biographie, par Verlaine, dans Les hommes d’aujourd’hui ; à la notice aussi des Poètes maudits


Donc, d’octobre 1871 à juillet 1872, Rimbaud demeura dans Paris. Puis, jusqu’en août 1873, ce fut la Belgique, l’Angleterre, et la Belgique ; en compagnie de son ami[1].

Après le drame de Bruxelles, il avait été admis à l’hôpital Saint-Jean de cette ville. C’est là que la Justice brabançonne vint recueillir sa déposition, pour le procès criminel ; déposition qui fut en faveur de l’arrêté, naturellement et à ce point que, sans attendre la guérison du blessé, le gouvernement belge l’expulsa de l’hôpital et de son territoire.

Voyelles, Les Chercheuses de Poux, Les Corbeaux, Poison perdu, Patience, Jeune Ménage, Mémoire. Fêtes de la Faim. figurant aux « Poésies complètes » et à quoi, évidemment, se remorquent les préoccupations d’affranchissement prosodique actuelles, sont de cette période d’amitié avec Verlaine ; lequel, dans le même temps, ne l’oublions pas, faisait les Romances sans paroles. Toute la prose publiée de Rimbaud, aussi, date d’alors : Les Illuminations, puis Une Saison en Enfer.

De la frontière belge, l’expulsé rejoignit à pied sa famille, qui se trouvait, pour la moisson, dans une ferme lui appartenant, à Roche. C’est de là que, après en avoir, disons-nous, revu les feuillets produits au bonheurdes répits de l’aventure, il fit imprimer Une Saison en Enfer, cette seule plaquette pour laquelle il ait donné un bon à tirer et dont il doit détruire, aussitôt parue, l’édition, au total presque des exemplaires ; cela, pour des raisons dont la moindre est la mauvaise mise en page de la brochure. On connaît, par la réimpression sur un exemplaire dédié clandestinement à Verlaine, cet énorme petit livre au style strict et incisif comme une lame rougie à blanc, peuplé de rires mortels et de visions prophétiques, où pas une phrase n’est sans élixir ou acide ; maléfice d’ouragan, sortilège torrentiel, sorte d’engin alchimique placé au foyer du monde passionnel ; revendication terrible d’une divinité déchue. Il s’était plaint, peu auparavant, dans Les Illuminations :


Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.


Inutile, puéril, ce remords du passé ! — trouve-t-il. Il le supprime,

et corrige, pour Une Saison en Enfer.


Qu’il vienne, qu’il vienne
Le temps dont on s’éprenne !


C’est trop encore. « Point de cantiques ! » Et il fera de cela, son esprit d’aujourd’hui, un autodafé. Aucun engagement, même d’espoir, ne doit l’arrêter, jamais.


Son ouvrage ainsi détruit, sauf quelques exemplaires à porter avec soi, Rimbaud prend aussitôt le train pour Paris, qu’il veut revoir et narguer.

Le 1er  novembre de cette année 1873, Alfred Poussin, tout bon homme, le rencontre au café Tabourey, près de l’Odéon, et le régale. Rimbaud n’a pas encore dix-neuf ans : il s’est, de taille et de cheveux, notablement allongé ; son visage, bien que toujours enfantin, recèle en sa pâleur quelque chose de virilement amer et de redoutable. Le dessin d’Ernest Delahaye, illustrant notre premier article, le représente à cette époque. Poussin, lui, simple poète, en a gardé un souvenir d’effroi ; il raconte, pour s’appuyer, la répugnance craintive avec laquelle les rimeurs fréquentant alors chez Tabourey, et qui sont à présent célèbres, tenaient le poète du Bateau ivre en quarantaine. On glosait sinistrement, avec bêtise. Lui, le calomnié, souffrait toujours de son bras.

Aussi, quelques jours après son arrivée à Paris, reprenait-il le chemin des Ardennes ; d’où, ayant obtenu quelque argent de sa mère, il courut revoir l’Angleterre, en compagnie de Germain Nouveau, poète sympathique.


Fin de l’étude de l’anglais, alors ; professorat de français et existence besogneuse, à Londres, dans la province anglaise. Puis, retour au bout d’un an, fin 1874 par conséquent, à Charleville : sa mère y garde toujours un appartement pour l’hivernage.

Et l’on croirait que madame Rimbaud marque, enfin, une condescendance à l’égard des projets de son fils ! Elle l’avait vu détruire Une Saison en Enfer ; il exprimait, à présent, une volonté vers la science pratique et les langues vivantes, jurait définitif son abandon des lettres, de ces lettres dont elle gardera, incurable, la haine. Vraiment, il avait encore si peu d’âge !


Au fond, sa grande préoccupation, son idée fixe, à Arthur, c’était de quitter l’Occident pour l’Orient, de pouvoir aller embrasser plus matériellement les aubes. Il avait, à la vérité, le souci des connaissances scientifiques et linguistiques, sa soif de tout épreindre ne se limitant pas ; mais ces sciences et ces langues ne devaient être, l’argent faisant défaut, que des moyens de réaliser son rêve.

Ma journée est faite, avait-il prédit ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront… Il savait déjà l’anglais ; ensemble que de philomathie, il veut maintenant s’occuper de l’allemand. De cœur et de bourse, sa mère acquiesce. Quelques jours de repos, par cet hiver, au pays natal ; et il partira pour Stuttgard.


C’est dans cette ville d’Allemagne, en pleine application d’études que le surprit Verlaine, retour de Mons, parti de Paris. Comment eut lieu la reconnaissance, et quel fut l’accueil de Rimbaud : nous l’avons déjà raconté ici, dans Verlaine héroïque. Aujourd’hui nous dirons seulement, afin d’éclairer un point légèrement suspecté, intéressant les lettres, qu’un échange, parmi des confidences esthétiques, eut lieu, entre les deux poètes, de productions. Rimbaud donna à Verlaine un exemplaire d’Une saison en Enfer ; à quoi celui-ci répondit par le don de manuscrits poétiques devant plus tard entrer dans la composition de Sagesse, entre autres cet


Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour !


que mademoiselle Isabelle Rimbaud, trompée par une analogie graphique, ne craignit pas, un temps, d’attribuer, de faire attribuer à son frère.


Arthur, une fois en possession de l’allemand, ne tarda pas .à quitter Stuttgard. Il n’y avait pas quatre mois qu’il y était descendu.

En hâte de gagner les chaudes contrées de son désir, visant l’Archipel où, dans une Cyclade, à Paros ou à Naxos, un ami, M. Mercier, fabriquait du savon, il vend sa malle, cet impédiment, et prend le railroad pour jusqu’au pied du Saint-Gothard. À Altorf, il épuise son pécule. Et c’est sans le sou, farouche et résolu, qu’il gravit à pied le mont ; c’est épuisé et mourant qu’il le redescend. À force de courage il parvient à Milan, où une dame, apitoyée et charmée à la fois, le recueille, le soigne, le garde un mois. Il en profite pour apprendre l’italien. Et, dès réconforté, il se remet en marche, âprement, vers le sud ; vers Brindisi, lieu d’embarquement.

Mais sa santé jouait de malheur.

Sur la route de Sienne, dépassé Livourne, il est frappé d’insolation. On le ramène au port toscan ; il y est hospitalisé. Convalescent et refroidi, à sa sortie de l’hospice, il va trouver le consul français qui, sympathique, offre de le rapatrier.


Il convient de remarquer, au passage, que les façons d’être de Rimbaud, au contraire de ce que d’aucuns ont prétendu, étaient charmeuses et séductrices, bien et noblement. Une encyclopédique instruction, lui permettant de converser aisément dans leur langue avec les hommes les plus éminents des pays d’Europe, n’avait pas détruit chez lui ce laisser-aller bon et sans apparat de condescendance qu’il faut avoir pour plaire aux ouvriers et aux paysans. Il savait immédiatement se mettre au ton des humbles qui, vite, devenaient franchement ses amis. Et voilà, au fait, ce qui explique comment, au cours de ses pérégrinations dénuées, il réussit à vivre. Sur les routes, jamais il ne fut trouvé gauche à décharger des voitures, ni, aux ports, maladroit à débarder des bateaux.


[Dessin : LA MUSIQUE ADOUCIT LES MŒURS.
Voir La Revue blanche, 1897, p. 454.]


À Marseille, où, par les soins du consul de Livourne, il fut déposé, plus d’un mois il demeura à vivre des besognes les plus humbles et les plus pénibles, malgré qu’il fut encore très débilité. Pour ne pas avoir à remonter vers le nord, peu rassuré d’ailleurs quant à l’accueil ménagé désormais par sa mère, il consentit à tout, ne répugnant à rien. Un jour qu’il mourait de famine, comme on lui proposait un engagement dans l’armée carliste, en débandade et réfugiée aux villes françaises de la Méditerranée, il accepta d’être militaire. Comment, après avoir reçu la prime de son engagement, il ne partit pas au service de don Carlos et prit, au contraire, le train pour Paris : c’est explicable par ceci que, une fois sa faim apaisée, la conscience lui revint des laideurs de la guerre en un retour de la foi révolutionnaire, souvenirs de la Commune, lui évoquant la capitale française que, pour une fois et pour quelques jours, libéré des soucis de bourse, — l’or sonne dans ses poches, il est ivre ! — il veut voir, affronter.


Retour de Paris, on le revoit, fin de cette année 1875, à Charleville. Il y passera l’hiver, en lutte contre sa mère qui ne veut plus rien entendre, on le conçoit.

Parmi de nouvelles études, il entreprend celle de la Musique, ardemment ; ainsi, du reste, qu’il fit toujours et pour tout. Un piano a été apporté dans l’appartement, sans le consentement préalable de madame Rimbaud dont la fierté et l’autoritarisme sont surpris, puis malicieusement retournés, par le hasard, contre un voisinage protestataire ; Arthur, de ses vastes poings, en tire des orages de notes qui mettent aussitôt tout i’alentour en affreux émoi, font craindre au propriétaire l’écroulement de la maison. Un dessin de Verlaine, le montre ainsi opérant des tonnerres[2]. Il s’était, peu auparavant, fait raser les cheveux : la forme du crâne est remarquable.

En 1876, deuxième tentative vers l’Orient.

Avant réussi de nouveau à gagner la bourse maternelle à la cause d’un départ, sous prétexte d’aller approfondir l’allemand à Vienne, aux fins d’une collaboration industrielle en Russie, il part pour, en effet, l’Autriche[3] ; mais avec l’intention de gagner Varna, sur la mer Noire, où il s’embarquerait pour l’Asie.

Le guignon, hélas, le poursuit. Pas plutôt à Vienne, il est délesté de tout ce qui lui reste de sous par des individus avec lesquels sa générosité imprudente l’a fait boire. Et le voici forcé, pour manger, de se livrer, dans la ville autrichienne, à des besognes de forçat, à des mendicités. Un jour, pour de nobles raisons humaines, il a une rixe avec la police. Il est arrêté. On l’expulse.


Conduit à la frontière de l’Allemagne et livré à la police de cet empire, qui l’expulse à son tour, on le mène à la frontière française, d’où, à pied, par Strasbourg et Montmédy, il regagne Charleville.

« Il était alors, dit Ernest Delahaye, très robuste ; allure souple, forte, d’un marcheur résolu et patient, qui va toujours. Les grandes jambes faisaient, avec calme, des enjambées formidables, les longs bras ballants rythmaient les mouvements très réguliers, le buste était droit, la tête droite, les yeux regardaient dans le vague, toute la figure avait une expression de défi résigné, un air de s’attendre à tout, sans colère, sans crainte. » Il n’écrivait plus que de rares épistoles ; l’ambition littéraire semblait morte ; il ne marquait plus, apparemment, que le désir d’aller, de voir, les yeux avec obstination et spécialement fixés vers l’Asie. Coûte que coûte, il fallait qu’il y atteignît, en cet Orient convoité !

Comme il n’espérait plus rien de sa mère, les idées les plus étranges, touchant les moyens d’arriver au but, hantaient son esprit. Il eut une fois celle de se faire missionnaire.


[Dessin : LES VOYAGES FORMENT LA JÛNESSE.]


Aussi, ne le verra-t-on que peu de temps dans les Ardennes.


Malgré l’arrêté d’expulsion pris contre lui en 1873, il gagne à pied la Belgique. Le hasard le met en rapports avec un racoleur au service de la Hollande. Il part au Helder s’engager, contre une prime de douze cents francs dont six ou huit à toucher à la signature, dans les troupes néerlandaises qui vont s’embarquer pour l’archipel de la Sonde. Ce départ pour l’Inde, c’était son rêve. Le moyen découvert et employé, quelque contraire à ses goûts qu’il fut, était, quand même, un moyen…

Et voilà comment, porté sur l’Océan Indien, il put atterrir à Java, à Sumatra, sous un masque de soldat.

Rimbaud était d’âme trop fière et sûre de son droit individuel pour se soumettre aux disciplines militaires ; il avait le sens de l’honneur trop juste, la compréhension morale trop large pour conserver un scrupule de dette envers des gens dont la profession était de tuer les hommes qui par eux ne se laissaient spolier sans révolte. Puis, un ennui le rongea de ne pouvoir, à sa guise, aller explorer l’étrange nature de ce pays volcanique, dont la flore est prodigieuse, la faune terrible, et qui est habité par des hommes d’un mysticisme lent, immobile, plus beaux, à son regard, que ces conquérants, que ces bourreaux aux rangs desquels il éprouvait la rancœur d’être. Il déserta. Un mois entier, il fut errant dans l’île de Sumatra ; obligé, pour échapper aux barbaries de la vindicte disciplinaire, de se cacher dans de redoutables forêts hantées d’orangsoutangs qui durent lui enseigner d’y vivre à l’abri de l’assaut des tigres.

Cependant cette existence de sauvage, pour intéressante qu’elle lui parut, ne pouvait se supporter longtemps. C’est avec une ruse d’indien qu’il rentra dans la ville ; et il y manœuvra, en nique des autorités hollandaises, si bien, qu’un navire anglais l’acceptait à bord et que le voici, fuyard, en mer, pour Liverpool et Dieppe !

Doublé le cap de Bonne-Espérance, conte-t-on, le navire se trouve à six kilomètres en vue de Sainte-Hélène. Notre déserteur veut qu’on y descende ; mais le capitaine s’y refuse. Alors, quoique sachant à peine nager, il se jette à la mer, avec la volonté de gagner à brassées l’île. Il fallut qu’un marin plongeât après lui, pour le ramener et l’embarquer, de vive, force. On remarquera, par les détails de cette anecdote, combien Rimbaud, pour que les choses se passassent ainsi, avait dû se gagner le commandant du vaisseau. Certes, au sortir de la forêt de Sumatra, il ne devait payer de mine.

De Dieppe, il revint à pied dans Charleville.


Madame Rimbaud semble se résigner au caractère de son fils ; mais elle a noué pour lui, rigoureusement, les cordons de sa bourse. Nous sommes en 1877. Arthur a vingt-trois ans.

Un repos de quelques mois. Puis, au risque des poursuites encourues par sa désertion, pédestrement et sans le sou toujours, il va en Hollande, où, pour gagner quelque argent, il se fait, à son tour, racoleur. Nous savons qu’il connaissait parfaitement l’allemand. Sur la frontière de Prusse, grâce à cet avantage, il réussit à faire s’engager bon nombre de braves tudesques ; reçoit, pour son négoce plaisant, une somme assez considérable, grâce à quoi il peut vite quitter le dangereux état hollandais et filer sur Hambourg. Là, après avoir, en solidarités, dissipé son gain, il trouve à s’engager comme interprète dans la troupe ambulante du cirque Loisset.

C’est dans ces fonctions que le connurent Copenhague et Stockholm.

Il se lassa bientôt de l’existence relativement méthodique du baladin ; se blasa tôt aussi de l’action aux fêtes foraines en ces villes froides, sous tous les rapports, de la Scandinavie. Le Nord n’entrait pas dans le programme de sa fête de vie ; il s’en écartait, au contraire. Car, connu, le protestantisme dé ces contrées, connu et méprisé !… Aussi, dès Stockholm, lâchait-il la baraque Loisset, pour aller rendre visite au consul qui, à souhait, le rapatria.


En 1878, pour, de Charleville, partir en chemin de fer à Hambourg, où des espoirs l’invitent, Rimbaud se voit forcé de donner à sa mère la preuve, pour ainsi dire, qu’il travaillera « honnêtement ». La bourse s’ouvre. Il arrive dans la ville allemande, et il y est, en effet, embauché par des négociants qui l’envoient, comble de bonheur, à Alexandrie. En novembre, après avoir, pour gagner du temps, franchi une seconde fois à pied le Saint-Gothard, il s’embarque à Gènes et il aborde l’Égypte, enfin ! dans de supportables conditions.

D’Alexandrie, un nouvel engagement le fait passer en l’ile de Chypre. Pendant six mois, il travaille assidûment comme chef de carrière, sous la direction, paraît-il, de MM. Thial et Cie. Mais il contracte des fièvres ; et il est, pour cela, de nouveau forcé de revenir, au moyen de ses économies (sur ses mensualités de 150 francs il ne dépensait presque rien), dans les Ardennes.

Il laissa des regrets aux gens de l’entreprise, l’aimant à cause de sa lumineuse intelligence aussi bien que pour sa générosité, son activité, sa loyauté sans pareilles.


En France, à Roche, l’an 1879, on le revoit, pour la dernière fois. Les fièvres, dont il est ébranlé, paraissent redoubler sa soif d’un soleil ardent, d’horizons vastes, de paysages colorés aux ciels infinis et d’azur sans tare. « Rester toujours dans le même lieu, écrivait-il épistolaireineni, me semblerait un sort très malheureux. Je voudrais parcourir le monde entier qui, en somme, n’est pas si grand. Peut-être trouverais-je alors un endroit qui me plaise à peu près. »


Au cours de ces voyages héroïques, il n’écrivait plus, c’est vrai, que de rares lettres ; lors de ses retours, il assurait, à ceux qui l’interrogeaient sur le propos de Littérature, sa définitive rupture avec elle. Mais il parlait pour l’instant. Pouvait-il engager un futur voué, par lui-même, à l’imprévu ? Il n’avait, jadis, chanté que par besoin de le faire, d’accord. Il ne l’éprouvait apparemment plus, ce besoin ; auquel avait succédé celui de l’aventure. Mais cela entraîne-t-il qu’il ne devait jamais plus s’attacher au Verbe ? Nous ne pouvons l’admettre.

La volonté, en dépit de philosophies à la mode, n’entre que comme un facteur secondaire dans la destinée des hommes. Supposée d’action principale — et ce n’est pas dans le cas qui nous occupe — est-ce qu’elle n’obéit pas, comme tout le reste, à cette loi de transformation placée, par nos savants modernes, en base de toute biologie ? Quoiqu’il en soil, cette appétence caractéristique de Rimbaud à renouveler toujours ses sensations, son désir volontaire et sans précédent d’étreindre le monde nous apparaissent, à nous, en but d’un emmagasinement formidable de poésie, d’un approvisionnement complet d’idées.

Peut-on, en réalité, exprimer de la poésie si l’on n’en a frémi, joui soi-même ; fût-ce par des coulures ataviques ? L’imagination aussi est perfectible, et dépendante d’atmosphères. Qu’Arthur Rimbaud n’ait pas voulu poursuivre, dans le genre de ses écritures connues et qui sont toutes exclusivement de sa première jeunesse, c’est d’autant plus admirable que ces œuvres le sont, simplement, déjà, admirables ! Il eut contre elles, dit-on, des gestes de destruction. Quel est le poète qui n’éprouva un malaise devant la publication de choses, aperçues, dès lors, imparfaites ? D’autre part, le goût de la perfection poussé, de cette sorte, à un tel degré, n’est-ce pas un souci divin ?

Or, nous avons dit qu’Arthur Rimbaud prétendait à devenir un dieu.

Il savait tout, de la Science eide la Littérature ; il voulut tout vérifier, tout voir, tout deviner, inventer.

Et voici que cette aspiration vers une nouveauté toujours de vie nous fait immédiatement penser à cet autre divin, Mallarmé, lequel, ému de semblables impulsions, aigle en cage dans notre société, eut ce coup d’aile :


La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux.


Car Rimbaud, non seulement avait abdiqué l’Art d’autrefois ; aussi bien il avait abandonné, comme tristes et insuffisamment fécondes, les excitations artificielles de la chair pour le rêve. 11 moquait un peu cela, même, à l’époque où nous venons de le voir, à Roche.


Cependant, la voix de cet homme ne pouvait à jamais se taire ; l’eût-il résolu lui-même. Et en voici une preuve, offerte par mademoiselle Isabelle Rimbaud qui, seule, en France, eut les confidences de son âme, à la dernière période de sa vie :

« Je crois, dit-elle, que la poésie faisait partie de sa nature, que c’est par un prodige de volonté et pour des raisons supérieures qu’il se contraignait à demeurer indifférent à la littérature ; mais — comment m’expliquer ? — il pensait toujours dans le style des Illuminations, avec, en plus, quelque chose d’infiniment attendri et une sorte d’exaltation mystique ; et toujours il voyait des choses merveilleuses. Je me suis aperçue de la vérité très tard, quand il n’a plus eu la force de se contraindre. »


Il tenait la célébrité en dédain ; méprisait la foule, qui en est la dispensatrice. On doit attribuer cette attitude aux nouvelles lui arrivant, bien malgré lui et par hasard, de Paris, nouvelles qui clamaient le lot de gens dont il savait la médiocrité. Il ne pouvait vouloir de cette gloire convenue, indigne de son altier et vaste lui ; gloriole, plutôt de clocher, de clan, de cénacle.

Nous l’avons vu : ni la famille, ni le charme de la terre natale, ni les usages d’une société, ni les lois d’un état n’eussent pu le retehir. La morale, avait-il dit, est la faiblesse de la cervelle. Il n’aurait consenti à être du bateau glorieux. Et lorsqu’il apprit la publication de ses vers, crus ensevelis dans l’oubli, ainsi que le bruit fait autour de son nom à cause d’eux, il fut, dit sa sœur, « péniblement impressionné » et il entra dans une grande colère.

Il se sentait, en revanche, de tous les pays, de tous les mondes, de toutes les religions. Une synthèse cosmogonique siégeait en son for intérieur. Estimant Joseph Prudhomme né avec le Christ, comment une formule religieuse, fût-ce la catholique, eût-elle pu encadrer ses colossales et inouïes mysticités ?

Oh ! ce que sa parole définitive eût proféré,fusion philologique de tous les langages en des rythmes d’éloquence émouvant tout et accédant partout, aurait peut-être régénéré l’âme humaine…

Paterne Berrichon.
  1. Voir La revue blanche du 15 février 1896. Verlaine héroïque.
  2. Voir à la page précédente ce dessin de Verlaine.
  3. Voir à la page suivante le deuxième dessin de Verlaine.