Robinson Crusoé (Borel)/15

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 113-120).

Le Sac aux Grains.



urant tout ce temps je travaillai à faire cette chambre ou cette grotte assez spacieuse pour me servir d’entrepôt, de magasin, de cuisine, de salle à manger et de cellier. Quant à mon logement, je me tenais dans ma tente, hormis quelques jours de la saison humide de l’année, où il pleuvait si fort que je pouvais y être à l’abri ; ce qui m’obligea, plus tard, à couvrir tout mon enclos de longues perches en forme de chevrons, buttant contre le rocher, et à les charger de glaïeuls et de grandes feuilles d’arbres, en guise de chaume.

DÉCEMBRE.

Le 10. — Je commençais alors à regarder ma grotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout-à-coup, — sans doute je l’avais faite trop vaste, — une grande quantité de terre éboula du haut de l’un des côtés ; j’en fus, en un mot, très épouvanté, et non pas sans raison ; car, si je m’étais trouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pour réparer cet accident j’eus énormément de besogne ; il fallut emporter la terre qui s’était détachée ; et, ce qui était encore plus important, il fallut étançonner la voûte, afin que je pusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.

Le 11. — Conséquemment je travaillai à cela, et je plaçai deux étais ou poteaux posés à plomb sous le ciel de la grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun. Je terminai cet ouvrage le lendemain ; puis, ajoutant encore des étais garnis de couches, au bout d’une semaine environ j’eus mon plafond assuré ; et, comme ces poteaux étaient placés en rang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis.

Le 17. — À partir de ce jour jusqu’au vingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur les poteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher ; je commençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre.

Le 20. — Je portai tout mon bataclan dans ma grotte ; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblai quelques bouts de planche en manière de table de cuisine, pour apprêter mes viandes dessus ; mais les planches commencèrent à devenir fort rares par devers moi. Je me fabriquai aussi une autre table.

Le 24. — Beaucoup de pluie toute la nuit et tout le jour ; je ne sortis pas.

Le 25. — Pluie toute la journée.

Le 26. — Point de pluie ; la terre était alors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable.

Le 27. — Je tuai un chevreau et j’en estropiai un autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison. Dès que je fus arrivé je liai avec des éclisses l’une de ses jambes qui était cassée.

Nota : J’en pris un tel soin, qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte que jamais ; et, comme je le soignai ainsi fort longtemps, il s’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sans chercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que je conçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournir d’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraient consommés.

Les 28, 29 et 30. — Grandes chaleurs et pas de brise ; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur le soir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettre tous mes effets en ordre dans mon habitation.

JANVIER 1660.

Le 1er  — Chaleur toujours excessive. Je sortis pourtant de grand matin et sur le tard avec mon fusil, et je me reposai dans le milieu du jour. Ce soir-là, m’étant avancé dans les vallées situées vers le centre de l’île, j’y découvris une grande quantité de boucs, mais très-farouches et très-difficiles à approcher ; je résolus cependant d’essayer si je ne pourrais pas dresser mon chien à les chasser par devers moi,

Le 2. — En conséquence, je sortis le lendemain, avec mon chien, et je le lançai contre les boucs ; mais je fus désappointé, car tous lui firent face ; et, comme il comprit parfaitement le danger, il ne voulut pas même se risquer près d’eux.

Le 3. — Je commençai mon retranchement ou ma muraille ; et, comme j’avais toujours quelque crainte d’être attaqué, je résolus de le faire très épais et très solide.

Nota : Cette clôture ayant déjà été décrite, j’omets à dessein dans ce Journal ce que j’en ai dit plus haut. Il suffira de prier d’observer que je n’employai pas moins de temps que depuis le 3 janvier jusqu’au 14 avril pour l’établir, la terminer et la perfectionner, quoiqu’elle n’eût pas plus de vingt-quatre verges d’étendue : elle décrivait un demi-cercle à partir d’un point du rocher jusqu’à un second point éloigné du premier d’environ huit verges et, dans le fond, juste au centre, se trouvait la porte de ma grotte.

Je travaillai très-péniblement durant tout cet intervalle, contrarié par les pluies non seulement plusieurs jours mais quelquefois plusieurs semaines de suite. Je m’étais imaginé que je ne saurais être parfaitement à couvert avant que ce rempart fût entièrement achevé. Il est aussi difficile de croire que d’exprimer la peine que me coûta chaque chose, surtout le transport des pieux depuis les bois, et leur enfoncement dans le sol ; car je les avais faits beaucoup plus gros qu’il n’était nécessaire. Cette palissade terminée, et son extérieur étant doublement défendu par un revêtement de gazon adossé contre pour la dissimuler, je me persuadai que s’il advenait qu’on abordât sur cette terre on n’apercevrait rien qui ressemblât à une habitation ; et ce fut fort heureusement que je la fis ainsi, comme on pourra le voir par la suite dans une occasion remarquable.

Chaque jour j’allais chasser et faire ma ronde dans les bois, à moins que la pluie en m’en empêchât, et dans ces promenades je faisais assez souvent la découverte d’une chose ou d’une autre à mon profit. Je trouvais surtout une sorte de pigeons qui ne nichaient point sur les arbres comme font les ramiers, mais dans des trous de rocher, à la manière des pigeons domestiques. Je pris quelques-uns de leurs petits pour essayer à les nourrir et à les apprivoiser, et j’y réussis. Mais quand ils furent plus grands ils s’envolèrent ; le manque de nourriture en fut la principale cause, car je n’avais rien à leur donner. Quoi qu’il en soit, je découvrais fréquemment leurs nids, et j’y prenais leurs pigeonneaux dont la chair était excellente.

En administrant mon ménage je m’aperçus qu’il me manquait beaucoup de choses, que de prime-abord je me crus incapable de fabriquer, ce qui de fait se vérifia pour quelques-uns : par exemple, je ne pus jamais amener une futaille au point d’être cerclée. J’avais un petit baril ou deux, comme je l’ai noté plus haut ; mais il fut tout-à-fait hors de ma portée d’en faire un sur leur modèle, j’employai pourtant plusieurs semaines à cette tentative : je ne sus jamais l’assembler sur ses fonds ni joindre assez exactement ses douves pour y faire tenir de l’eau ; ainsi je fus encore obligé de passer outre.

En second lieu, j’étais dans une grande pénurie de lumière ; sitôt qu’il faisait nuit, ce qui arrivait ordinairement vers sept heures, j’étais forcé de me mettre au lit. Je me ressouvins de la masse de cire vierge dont j’avais fait des chandelles pendant mon aventure d’Afrique ; mais je n’en avais point alors. Mon unique ressource fut donc quand j’eus tué une chèvre d’en conserver la graisse, et avec une petite écuelle de terre glaise, que j’avais fait cuire au soleil et dans laquelle je mis une mèche d’étoupe, de me faire une lampe dont la flamme me donna une lueur, mais une lueur moins constante et plus sombre que la clarté d’un flambeau.

Au milieu de tous mes travaux il m’arriva de trouver, en visitant mes bagages, un petit sac, qui, ainsi que je l’ai déjà fait savoir, avait été empli de grains pour la nourriture de la volaille à bord du vaisseau, — non pas lors de notre voyage, mais, je le suppose, lors de son précédent retour de Lisbonne. — Le peu de grains qui était resté dans le sac avait été tout dévoré par les rats, et je n’y voyais plus que de la baie et de la poussière ; or, ayant besoin de ce sac pour quelque autre usage, — c’était, je crois, pour y mettre de la poudre lorsque je la partageai de crainte du tonnerre, — j’allai en secouer la baie au pied du rocher, sur un des côtés de mes fortifications.

C’était un peu avant les grandes pluies mentionnées précédemment que je jetai cette poussière sans y prendre garde, pas même assez pour me souvenir que j’avais vidé là quelque chose. Quand au bout d’un mois, ou environ, j’aperçus quelques tiges vertes qui sortaient de terre ; j’imaginai d’abord que c’étaient quelques plantes que je ne connaissais point ; mais quels furent ma surprise et mon étonnement lorsque, peu de temps après, je vis environ dix ou douze épis d’une orge verte et parfaite de la même qualité que celle d’Europe, voire même que notre orge d’Angleterre.

Il serait impossible d’exprimer mon ébahissement et le trouble de mon esprit à cette occasion. Jusque là ma conduite ne s’était appuyée sur aucun principe religieux ; en fait, j’avais très-peu de notions religieuses dans la tête, et dans tout ce qui m’était advenu je n’avais vu que l’effet du hasard, ou, comme on dit légèrement, du bon plaisir de Dieu ; sans même chercher, en ce cas, à pénétrer les fins de la Providence et son ordre qui régit les événements de ce monde. Mais après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que je savais n’être pas propre à ce grain, surtout ne sachant pas comment il était venu là, je fus étrangement émerveillé, et je commençai à me mettre dans l’esprit que Dieu avait miraculeusement fait pousser cette orge sans le concours d’aucune semence, uniquement pour me faire subsister dans ce misérable désert.

Cela me toucha un peu le cœur et me fit monter des larmes aux yeux, et je commençai à me féliciter de ce qu’un tel prodige eût été opéré en ma faveur ; mais le comble de l’étrange pour moi, ce fut de voir près des premières, tout le long du rocher, quelques tiges éparpillées qui semblaient être des tiges de riz, et que je reconnus pour telles parce que j’en avais vu croître quand j’étais sur les côtes d’Afrique.

Non-seulement je pensai que la Providence m’envoyait ces présents ; mais, étant persuadé que sa libéralité devait s’étendre encore plus loin, je parcourus de nouveau toute cette portion de l’île que j’avais déjà visitée, cherchant dans tous les coins et au pied de tous les rochers, dans l’espoir de découvrir une plus grande quantité de ces plantes ; mais je n’en trouvai pas d’autres. Enfin, il me revint à l’esprit que j’avais secoué en cet endroit le sac qui avait contenu la nourriture de la volaille, et le miracle commença à disparaître. Je dois l’avouer, ma religieuse reconnaissance envers la providence de Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’il n’y avait rien que de naturel dans cet événement. Cependant il était si étrange et si inopiné, qu’il ne méritait pas moins ma gratitude que s’il eût été miraculeux. En effet, n’était-ce pas tout aussi bien l’œuvre de la Providence que s’ils étaient tombés du Ciel, que ces dix ou douze grains fussent restés intacts quand tout le reste avait été ravagé par les rats ; et, qu’en outre, je les eusse jetés précisément dans ce lieu abrité par une roche élevée, où ils avaient pu germer aussitôt ; tandis qu’en cette saison, partout ailleurs, ils auraient été brûlés par le soleil et détruits ?