Robinson Crusoé (Borel)/38

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 297-304).

Le Rêve.



’avais bien affaire en vérité de laisser là une fortune assise, une plantation bien pourvue, s’améliorant et prospérant, pour m’en aller comme subrécargue chercher des Nègres en Guinée, tandis qu’avec de la patience et du temps, mon capital s’étant accru, j’en aurais pu acheter seuil de ma porte, à ces gens dont le trafic des Noirs était le seul négoce. Il est vrai qu’ils m’auraient coûté quelque chose de plus, mais cette différence de prix pouvait-elle compenser de si grands hasards ?

La folie est ordinairement le lot des jeunes têtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairement l’exercice d’un âge plus mûr ou d’une expérience payée cher. J’en étais là alors, et cependant l’extravagance avait jeté de si profondes racines dans mon cœur, que je ne pouvais me satisfaire de ma situation, et que j’avais l’esprit appliqué sans cesse à rechercher les moyens et la possibilité de m’échapper de ce lieu. — Pour que je puisse avec le plus grand agrément du lecteur, entamer le reste de mon histoire, il est bon que je donne quelque détail sur la conception de mes absurdes projets de fuite, et que je fasse voir comment et sur quelle fondation j’édifiais.

Qu’on suppose maintenant que je suis retiré dans mon château, après mon dernier voyage au bâtiment naufragé, que ma frégate est désarmée et amarrée sous l’eau comme de coutume, et ma condition est rendue à ce qu’elle était auparavant. J’ai, il est vrai, plus d’opulence ; mais je n’en suis pas plus riche, car je ne fais ni plus de cas ni plus d’usage de mon or que les Indiens du Pérou avant l’arrivée des Espagnols.

Par une nuit de la saison pluvieuse de mars, dans la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, j’étais couché dans mon lit ou hamac sans pouvoir dormir, mais en parfaite santé ; je n’avais de plus qu’à l’ordinaire, ni peine ni indisposition, ni trouble de corps, ni trouble d’esprit ; cependant il m’était impossible de fermer l’œil, du moins pour sommeiller. De toute la nuit je ne m’assoupis pas autrement que comme il suit.

Il serait aussi impossible que superflu de narrer la multitude innombrable de pensées qui durant cette nuit me passèrent par la mémoire, ce grand chemin du cerveau. Je me représentai toute l’histoire de ma vie en miniature ou en raccourci, pour ainsi dire, avant et après ma venue dans l’île. Dans mes réflexions sur ce qu’était ma condition depuis que j’avais abordé cette terre, je vins à comparer l’état heureux de mes affaires pendant les premières années de mon exil, à cet état d’anxiété, de crainte et de précautions dans lequel je vivais depuis que j’avais vu l’empreinte d’un pied d’homme sur le sable. Il n’est pas croyable que les Sauvages n’eussent pas fréquenté l’île avant cette époque : peut-être y étaient-ils descendus au rivage par centaines ; mais, comme je n’en avais jamais rien su et n’avais pu en concevoir aucune appréhension, ma sécurité était parfaite, bien que le péril fût le même. J’étais aussi heureux en ne connaissant point les dangers qui m’entouraient que si je n’y eusse réellement point été exposé. — Cette vérité fit naître en mon esprit beaucoup de réflexions profitables, et particulièrement celle-ci : Combien est infiniment bonne cette Providence qui dans sa sagesse a posé des bornes étroites à la vue et à la science de l’homme ! Quoiqu’il marche au milieu de mille dangers dont le spectacle, s’ils se découvraient à lui, troublerait son âme et terrasserait son courage, il garde son calme et sa sérénité, parce que l’issue des choses est cachée à ses regards, parce qu’il ne sait rien des dangers qui l’environnent.

Après que ces pensées m’eurent distrait quelque temps, je vins à réfléchir sérieusement sur les dangers réels que j’avais courus durant tant d’années dans cette île même où je me promenais dans la plus grande sécurité, avec toute la tranquillité possible, quand peut-être il n’y avait que la pointe d’une colline, un arbre, ou les premières ombres de la nuit, entre moi et le plus affreux de touts les sorts, celui de tomber entre les mains des Sauvages, des cannibales, qui se seraient saisis de moi dans le même but que je le faisais d’une chèvre ou d’une tortue, et n’auraient pas plus pensé faire un crime en me tuant et en me dévorant, que moi en mangeant un pigeon ou un courlis. Je serais injustement mon propre détracteur, si je disais que je ne rendis pas sincèrement grâce à mon divin Conservateur pour toutes les délivrances inconnues qu’avec la plus grande humilité je confessais devoir à sa toute particulière protection, sans laquelle je serais inévitablement tombé entre ces mains impitoyables.

Ces considérations m’amenèrent à faire des réflexions, sur la nature de ces Sauvages, et à examiner comment il se faisait qu’en ce monde le sage Dispensateur de toutes choses eût abandonné quelques-unes de ses créatures à une telle inhumanité, au-dessous de la brutalité même, qu’elles vont jusqu’à se dévorer dans leur propre espèce. Mais comme cela n’aboutissait qu’à de vaines spéculations, je me pris à rechercher dans quel endroit du monde ces malheureux vivaient ; à quelle distance était la côte d’où ils venaient ; pourquoi ils s’aventuraient si loin de chez eux ; quelle sorte de bateaux ils avaient, et pourquoi je ne pourrais pas en ordonner de moi et de mes affaires de façon à être à même d’aller à eux aussi bien qu’ils venaient à moi.

Je ne me mis nullement en peine de ce que je ferais de moi quand je serais parvenu là, de ce que je deviendrais si je tombais entre les mains des Sauvages ; comment je leur échapperais s’ils m’entreprenaient, comment il me serait possible d’aborder à la côte sans être attaqué par quelqu’un d’eux de manière à ne pouvoir me délivrer moi-même. Enfin, s’il advenait que je ne tombasse point en leur pouvoir, comment je me procurerais des provisions et vers quel lieu je dirigerais ma course. Aucune de ces pensées, dis-je, ne se présenta à mon esprit : mon idée de gagner la terre ferme dans ma pirogue l’absorbait. Je regardais ma position d’alors comme la plus misérable qui pût être, et je ne voyais pas que je pusse rencontrer rien de pire, sauf la mort. Ne pouvais-je pas trouver du secours en atteignant le continent, ou ne pouvais-je le côtoyer comme le rivage d’Afrique, jusqu’à ce que je parvinsse à quelque pays habité où l’on me prêterait assistance. Après tout, n’était-il pas possible que je rencontrasse un bâtiment chrétien qui me prendrait à son bord ; et enfin, le pire du pire advenant, je ne pouvais que mourir, ce qui tout d’un coup mettait fin à toutes mes misères. — Notez, je vous prie, que tout ceci était le fruit du désordre de mon âme et de mon esprit véhément, exaspéré, en quelque sorte, par la continuité de mes souffrances et par le désappointement que j’avais eu à bord du vaisseau naufragé, où j’avais été si près d’obtenir ce dont j’étais ardemment désireux, c’est-à-dire quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui pût me donner quelque connaissance du lieu où j’étais et m’enseigner des moyens probables de délivrance. J’étais donc, dis-je, totalement bouleversé par ces pensées. Le calme de mon esprit, puisé dans ma résignation à la Providence et ma soumission aux volontés du Ciel, semblait être suspendu ; et je n’avais pas en quelque sorte la force de détourner ma pensée de ce projet de voyage, qui m’assiégeait de désirs si impétueux qu’il était impossible d’y résister.

Après que cette passion m’eut agité pendant deux heures et plus, avec une telle violence que mon sang bouillonnait et que mon pouls battait comme si la ferveur extraordinaire de mes désirs m’eût donné la fièvre, la nature fatiguée, épuisée, me jeta dans un profond sommeil. — On pourrait croire que mes songes roulèrent sur le même projet, mais non pas, mais sur rien qui s’y rapportât. Je rêvai que, sortant un matin de mon château comme de coutume, je voyais sur le rivage deux canots et onze Sauvages débarquant et apportant avec eux un autre Sauvage pour le tuer et le manger. Tout-à-coup, comme ils s’apprêtaient à égorger ce Sauvage, il bondit au loin et se prit à fuir pour sauver sa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se cacher, il accourait vers le bocage épais masquant mes fortifications ; puis, que, m’appercevant qu’il était seul et que les autres ne le cherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en lui souriant et l’encourageant ; et qu’il s’agenouillait devant moi et semblait implorer mon assistance. Sur ce je lui montrais mon échelle, je l’y faisais monter et je l’introduisais dans ma grotte, et il devenait mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet homme je me dis : Maintenant je puis certainement me risquer à gagner le continent, car ce compagnon me servira de pilote, me dira ce qu’il faut faire, me dira où aller pour avoir des provisions ou ne pas aller de peur d’être dévoré ; bref, les lieux à aborder et ceux à fuir. Je me réveillai avec cette idée ; j’étais encore sous l’inexprimable impression de joie qu’en rêve j’avais ressentie à l’aspect de ma délivrance ; mais en revenant à moi et en trouvant que ce n’était qu’un songe, je ressentis un désappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grand abattement d’esprit.

J’en tirai toutefois cette conclusion, que le seul moyen d’effectuer quelque tentative de fuite, c’était de m’acquérir un Sauvage, surtout, si c’était possible, quelque prisonnier condamné à être mangé et amené à terre pour être égorgé. Mais une difficulté s’élevait encore. Il était impossible d’exécuter ce dessein sans assaillir et massacrer toute une caravane : vrai coup de désespoir qui pouvait si facilement manquer ! D’un autre côté j’avais de grands scrupules sur la légitimité de cet acte, et mon cœur bondissait à la seule pensée de verser tant de sang, bien que ce fût pour ma délivrance. Il n’est pas besoin de répéter ici les arguments qui venaient plaider contre ce bon sentiment : ce sont les mêmes que ceux dont il a été déjà fait mention ; mais, quoique j’eusse encore d’autres raisons à exposer alors, c’est-à-dire que ces hommes étaient mes ennemis et me dévoreraient s’il leur était possible ; que c’était réellement pour ma propre conservation que je devais me délivrer de cette mort dans la vie, et que j’agissais pour ma propre défense tout aussi bien que s’ils m’attaquaient ; quoique, dis-je, toutes ces raisons militassent pour moi, cependant la pensée de verser du sang humain pour ma délivrance m’était si terrible, que j’eus beau faire, je ne pus de long-temps me concilier avec elle.

Néanmoins, enfin, après beaucoup de délibérations intimes, après de grandes perplexités, — car touts ces arguments pour et contre s’agitèrent long-temps dans ma tête, — mon véhément désir prévalut et étouffa tout le reste, et je me déterminai, coûte que coûte, à m’emparer de quelqu’un de ces Sauvages. La question était alors de savoir comment m’y prendre, et c’était chose difficile à résoudre ; mais, comme aucun moyen probable ne se présentait à mon choix, je résolus donc de faire seulement sentinelle pour guetter quand ils débarqueraient, de n’arrêter mes mesures que dans l’occasion, de m’abandonner à l’événement, de le laisser être ce qu’il voudrait.

Plein de cette résolution, je me mis en vedette aussi souvent que possible, si souvent même que je m’en fatiguai profondément ; car pendant un an et demi je fis le guet et allai une grande partie de ce temps au moins une fois par jour à l’extrémité Ouest et Sud-Ouest de l’île pour découvrir des canots, mais sans que j’apperçusse rien. C’était vraiment décourageant, et je commençai à m’inquiéter beaucoup, bien que je ne puisse dire qu’en ce cas mes désirs se soient émoussés comme autrefois. Ma passion croissait avec l’attente. En un mot je n’avais pas été d’abord plus soigneux de fuir la vue des Sauvages et d’éviter d’être apperçu par eux, que j’étais alors désireux de les entreprendre.