Robinson Crusoé (Borel)/44

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 345-352).

Chantier de Construction.



la fin Vendredi en choisit un, car il connaissait mieux que moi quelle sorte de bois était la plus convenable pour notre dessein ; je ne saurais même aujourd’hui comment nommer l’arbre que nous abattîmes, je sais seulement qu’il ressemblait beaucoup à celui qu’on appelle fustok et qu’il était d’un genre intermédiaire entre celui-là et le bois de Nicaragua, duquel il tenait beaucoup pour la couleur et l’odeur. Vendredi se proposait de brûler l’intérieur de cet arbre pour en faire un bateau ; mais je lui démontrai qu’il valait mieux le creuser avec des outils, ce qu’il fit très-adroitement, après que je lui en eus enseigné la manière. Au bout d’un mois de rude travail, nous achevâmes notre pirogue, qui se trouva fort élégante, surtout lorsque avec nos haches, que je lui avais appris à manier, nous eûmes façonné et avivé son extérieur en forme d’esquif. Après ceci toutefois, elle nous coûta encore près d’une quinzaine de jours pour l’amener jusqu’à l’eau, en quelque sorte pouce à pouce, au moyen de grands rouleaux de bois. — Elle aurait pu porter vingt hommes très-aisément.

Lorsqu’elle fut mise à flot, je fus émerveillé de voir, malgré sa grandeur, avec quelle dextérité et quelle rapidité mon serviteur Vendredi savait la manier, la faire virer et avancer à la pagaie. Je lui demandai alors si elle pouvait aller, et si nous pouvions nous y aventurer. — « Oui, répondit-il, elle aventurer dedans très-bien, quand même grand souffler vent. » — Cependant j’avais encore un projet qu’il ne connaissait point, c’était de faire un mât et une voile, et de garnir ma pirogue d’une ancre et d’un câble. Pour le mât, ce fut chose assez aisée. Je choisis un jeune cèdre fort droit que je trouvai près de là, car il y en avait une grande quantité dans l’île, je chargeai Vendredi de l’abattre et lui montrai comment s’y prendre pour le façonner et l’ajuster. Quant à la voile, ce fut mon affaire particulière. Je savais que je possédais pas mal de vieilles voiles ou plutôt de morceaux de vieilles voiles ; mais, comme il y avait vingt-six ans que je les avais mises de côté ; et que j’avais pris peu de soin pour leur conservation, n’imaginant pas que je pusse jamais avoir occasion de les employer à un semblable usage, je ne doutai pas qu’elles ne fussent toutes pourries, et au fait la plupart l’étaient. Pourtant j’en trouvai deux morceaux qui me parurent assez bons ; je me mis à les travailler ; et, après beaucoup de peines, cousant gauchement et lentement, comme on peut le croire, car je n’avais point d’aiguilles, je parvins enfin à faire une vilaine chose triangulaire ressemblant à ce qu’on appelle en Angleterre une voile en épaule de mouton, qui se dressait avec un gui au bas et un petit pic au sommet. Les chaloupes de nos navires cinglent d’ordinaire avec une voile pareille, et c’était celle dont je connaissais le mieux la manœuvre, parce que la barque dans laquelle je m’étais échappé de Barbarie en avait une, comme je l’ai relaté dans la première partie de mon histoire.

Je fus près de deux mois à terminer ce dernier ouvrage, c’est-à-dire à gréer et ajuster mon mât et mes voiles. Pour compléter ce gréement, j’établis un petit étai sur lequel j’adaptai une trinquette pour m’aider à pincer le vent, et, qui plus est, je fixai à la poupe un gouvernail. Quoique je fusse un détestable constructeur, cependant comme je sentais l’utilité et même la nécessité d’une telle chose, bravant la peine, j’y travaillai avec tant d’application qu’enfin j’en vins à bout ; mais, en considérant la quantité des tristes inventions auxquelles j’eus recours et qui échouèrent, je suis porté à croire que ce gouvernail me coûta autant de labeur que le bateau tout entier.

Après que tout ceci fut achevé, j’eus à enseigner à mon serviteur Vendredi tout ce qui avait rapport à la navigation de mon esquif ; car, bien qu’il sût parfaitement pagayer, il n’entendait rien à la manœuvre de la voile et du gouvernail, et il fut on ne peut plus émerveillé quand il me vit diriger et faire virer ma pirogue au moyen de la barre, et quand il vit ma voile trélucher et s’éventer, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, suivant que la direction de notre course changeait ; alors, dis-je, il demeura là comme un étonné, comme un ébahi. Néanmoins en peu de temps je lui rendis toutes ces choses familières, et il devint un navigateur consommé, sauf l’usage de la boussole, que je ne pus lui faire comprendre que fort peu. Mais, comme dans ces climats il est rare d’avoir un temps couvert et que presque jamais il n’y a de brumes, la boussole n’y est pas de grande nécessité. Les étoiles sont toujours visibles pendant la nuit, et la terre pendant le jour, excepté dans les saisons pluvieuses ; mais alors personne ne se soucie d’aller au loin ni sur terre, ni sur mer.

J’étais alors entré dans la vingt-septième année de ma Captivité dans cette île, quoique les trois dernières années où j’avais eu avec moi mon serviteur Vendredi ne puissent guère faire partie de ce compte, ma vie d’alors étant totalement différente de ce qu’elle avait été durant tout le reste de mon séjour. Je célébrai l’anniversaire de mon arrivée en ce lieu toujours avec la même reconnaissance envers Dieu pour ses miséricordes ; si jadis j’avais eu sujet d’être reconnaissant, j’avais encore beaucoup plus sujet de l’être, la Providence m’ayant donné tant de nouveaux témoignages de sollicitude, et envoyé l’espoir d’une prompte et sûre délivrance, car j’avais dans l’âme l’inébranlable persuasion que ma délivrance était proche et que je ne saurais être un an de plus dans l’île. Cependant je ne négligeai pas mes cultures ; comme à l’ordinaire je bêchai, je semai, je fis des enclos ; je recueillis et séchai mes raisins, et m’occupai de toutes choses nécessaires, de même qu’auparavant.

La saison des pluies, qui m’obligeait à garder la maison plus que de coutume, étant alors revenue, j’avais donc mis notre vaisseau aussi en sûreté que possible, en l’amenant dans la crique où, comme je l’ai dit au commencement, j’abordai avec mes radeaux. L’ayant halé sur le rivage pendant la marée haute, je fis creuser à mon serviteur Vendredi un petit bassin tout juste assez grand pour qu’il pût s’y tenir à flot ; puis, à la marée basse, nous fîmes une forte écluse à l’extrémité pour empêcher l’eau d’y rentrer : ainsi notre vaisseau demeura à sec et à l’abri du retour de la marée. Pour le garantir de la pluie, nous le couvrîmes d’une couche de branches d’arbres si épaisse, qu’il était aussi bien qu’une maison sous son toit de chaume. Nous attendîmes ainsi les mois de novembre et de décembre, que j’avais désignés pour l’exécution de mon entreprise.

Quand la saison favorable s’approcha, comme la pensée de mon dessein renaissait avec le beau temps, je m’occupai journellement à préparer tout pour le voyage. La première chose que je fis, ce fut d’amasser une certaine quantité de provisions qui devaient nous être nécessaires. Je me proposais, dans une semaine ou deux, d’ouvrir le bassin et de lancer notre bateau, quand un matin que j’étais occupé à quelqu’un de ces apprêts, j’appelai Vendredi et lui dis d’aller au bord de la mer pour voir s’il ne trouverait pas quelque chélone ou tortue, chose que nous faisions habituellement une fois par semaine ; nous étions aussi friands des œufs que de la chair de cet animal. Vendredi n’était parti que depuis peu de temps quand je le vis revenir en courant et franchir ma fortification extérieure comme si ses pieds ne touchaient pas la terre, et, avant que j’eusse eu le temps de lui parler, il me cria : — « Ô maître ! ô maître ! ô chagrin ! ô mauvais ! » — « Qu’y a-t-il, Vendredi ? lui dis-je. » — « Oh ! Là-bas un, deux, trois canots ! un, deux, trois ! » — Je conclus, d’après sa manière de s’exprimer, qu’il y en avait six ; mais, après que je m’en fus enquis, je n’en trouvai que trois, — « Eh bien ! Vendredi, lui dis-je, ne t’effraie pas. » — Je le rassurai ainsi autant que je pus ; néanmoins je m’apperçus que le pauvre garçon était tout-à-fait hors de lui-même : il s’était fourré en tête que les Sauvages étaient venus tout exprès pour le chercher, le mettre en pièces et le dévorer. Il tremblait si fort que je ne savais que faire. Je le réconfortai de mon mieux, et lui dis que j’étais dans un aussi grand danger, et qu’ils me mangeraient tout comme lui. — « Mais il faut, ajoutai-je, nous résoudre à les combattre ; peux-tu combattre, Vendredi ? » — « Moi tirer, dit-il, mais là venir beaucoup grand nombre. » — « Qu’importe ! répondis-je, nos fusils épouvanteront ceux qu’ils ne tueront pas. » — Je lui demandai si, me déterminant à le défendre, il me défendrait aussi et voudrait se tenir auprès de moi et faire tout ce que je lui enjoindrais. Il répondit : — « Moi mourir quand vous commander mourir, maître. » Là-dessus j’allai chercher une bonne goutte de rum et la lui donnai, car j’avais si bien ménagé mon rum que j’en avais encore pas mal en réserve. Quand il eut bu, je lui fis prendre les deux fusils de chasse que nous portions toujours, et je les chargeai de chevrotines aussi grosses que des petites balles de pistolet ; je pris ensuite quatre mousquets, je les chargeai chacun de deux lingots et de cinq balles, puis chacun de mes deux pistolets d’une paire de balles seulement. Je pendis comme à l’ordinaire, mon grand sabre nu à mon côté, et je donnai à Vendredi sa hachette.

Quand je me fus ainsi préparé, je pris ma lunette d’approche et je gravis sur le versant de la montagne, pour voir ce que je pourrais découvrir ; j’apperçus aussitôt par ma longue vue qu’il y avait là vingt-un Sauvages, trois prisonniers et trois pirogues, et que leur unique affaire semblait être de faire un banquet triomphal de ces trois corps humains, fête barbare, il est vrai, mais, comme je l’ai observé, qui n’avait rien parmi eux que d’ordinaire.

Je remarquai aussi qu’ils étaient débarqués non dans le même endroit d’où Vendredi s’était échappé, mais plus près de ma crique, où le rivage était bas et où un bois épais s’étendait presque jusqu’à la mer. Cette observation et l’horreur que m’inspirait l’œuvre atroce que ces misérables venaient consommer me remplirent de tant d’indignation que je retournai vers Vendredi, et lui dis que j’étais résolu à fondre sur eux et à les tuer touts. Puis je lui demandai s’il voulait combattre à mes côtés. Sa frayeur étant dissipée et ses esprits étant un peu animés par le rum que je lui avais donné, il me parut plein de courage, et répéta comme auparavant qu’il mourrait quand je lui ordonnerais de mourir.

Dans cet accès de fureur je pris et répartis entre nous les armes que je venais de charger. Je donnai à Vendredi un pistolet pour mettre à sa ceinture et trois mousquets pour porter sur l’épaule, je pris moi-même un pistolet et les trois autres mousquets, et dans cet équipage nous nous mîmes en marche. J’avais en outre garni ma poche d’une petite bouteille de rum, et chargé Vendredi d’un grand sac et de balles. Quant à la consigne, je lui enjoignis de se tenir sur mes pas, de ne point bouger, de ne point tirer, de ne faire aucune chose que je ne lui eusse commandée, et en même temps de ne pas souffler mot. Je fis alors à ma droite un circuit de près d’un mille, pour éviter la crique et gagner le bois, afin de pouvoir arriver à portée de fusil des Sauvages avant qu’ils me découvrissent, ce que, par ma longue vue, j’avais reconnu chose facile à faire.

Pendant cette marche mes premières idées se réveillèrent et commencèrent à ébranler ma résolution. Je ne veux pas dire que j’eusse aucune peur de leur nombre ; comme ils n’étaient que des misérables nus et sans armes, il est certain que je leur étais supérieur, et quand bien même j’aurais été seul. Mais quel motif, me disais-je, quelle circonstance, quelle nécessité m’oblige à tremper mes mains dans le sang, à attaquer des hommes qui ne m’ont jamais fait aucun tort et qui n’ont nulle intention de m’en faire, des hommes innocents à mon égard ? Leur coutume barbare est leur propre malheur ; c’est la preuve que Dieu les a abandonnés aussi bien que les autres nations de cette partie du monde à leur stupidité, à leur inhumanité, mais non pas qu’il m’appelle à être le juge de leurs actions, encore moins l’exécuteur de sa justice ! Quand il le trouvera bon il prendra leur cause dans ses mains, et par un châtiment national il les punira pour leur crime national ; mais cela n’est point mon affaire.