Robinson Crusoé (Borel)/59

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 41-48).

Les deux Neveux.



n pensera que, dans cet état complet de bonheur, je renonçai à courir de nouveaux hasards, et il en eût été ainsi par le fait si mes alentours m’y eussent aidé ; mais j’étais accoutumé à une vie vagabonde : je n’avais point de famille, point de parents ; et, quoique je fusse riche, je n’avais pas fait beaucoup de connaissances. — Je m’étais défait de ma plantation au Brésil : cependant ce pays ne pouvait me sortir de la tête, et j’avais une grande envie de reprendre ma volée ; je ne pouvais surtout résister au violent désir que j’avais de revoir mon île, de savoir si les pauvres Espagnols l’habitaient, et comment les scélérats que j’y avais laissés en avaient usé avec eux[1].

Ma fidèle amie la veuve me déconseilla de cela, et m’influença si bien que pendant environ sept ans elle prévint mes courses lointaines. Durant ce temps je pris sous ma tutelle mes deux neveux, fils d’un de mes frères. L’aîné ayant quelque bien, je l’élevai comme un gentleman, et pour ajouter à son aisance je lui constituai un legs après ma mort. Le cadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au bout de cinq ans, trouvant en lui un garçon judicieux, brave et entreprenant, je lui confiai un bon vaisseau et je l’envoyai en mer. Ce jeune homme m’entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j’étais, dans de nouvelles aventures.

Cependant je m’établis ici en partie, car premièrement je me mariai, et cela non à mon désavantage ou à mon déplaisir. J’eus trois enfants, deux fils et une fille ; mais ma femme étant morte et mon neveu revenant à la maison après un fort heureux voyage en Espagne, mes inclinations à courir le monde et ses importunités prévalurent, et m’engagèrent à m’embarquer dans son navire comme simple négociant pour les Indes-Orientales. Ce fut en l’année 1694.

Dans ce voyage je visitai ma nouvelle colonie dans l’île, je vis mes successeurs les Espagnols, j’appris toute l’histoire de leur vie et celle des vauriens que j’y avais laissés ; comment d’abord ils insultèrent les pauvres Espagnols, comment plus tard ils s’accordèrent, se brouillèrent, s’unirent et se séparèrent, et comment à la fin les Espagnols furent obligés d’user de violence ; comment ils furent soumis par les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent honnêtement avec eux. C’est une histoire, si elle était écrite, aussi pleine de variété et d’événements merveilleux que la mienne, surtout aussi quant à leurs batailles avec les caribes qui débarquèrent dans l’île, et quant aux améliorations qu’ils apportèrent à l’île elle-même. Enfin, j’appris encore comment trois d’entre eux firent une tentative sur la terre ferme et ramenèrent cinq femmes et onze hommes prisonniers, ce qui fit qu’à mon arrivée je trouvai une vingtaine d’enfants dans l’île.

J’y séjournai vingt jours environ et j’y laissai de bonnes provisions de toutes choses nécessaires, principalement des armes, de la poudre, des balles, des vêtements, des outils et deux artisans que j’avais amenés d’Angleterre avec moi, nommément un charpentier et un forgeron.

En outre je leur partageai le territoire : je me réservai la propriété de tout, mais je leur donnai respectivement telles parts qui leur convenaient. Ayant arrêté toutes ces choses avec eux et les ayant engagé à ne pas quitter l’île, je les y laissai.

De là je touchai au Brésil, d’où j’envoyai une embarcation que j’y achetai et de nouveaux habitants pour la colonie. En plus des autres subsides, je leur adressais sept femmes que j’avais trouvées propres pour le service ou pour le mariage si quelqu’un en voulait. Quant aux Anglais, je leur avais promis, s’ils voulaient s’adonner à la culture, de leur envoyer des femmes d’Angleterre avec une bonne cargaison d’objets de nécessité, ce que plus tard je ne pus effectuer. Ces garçons devinrent très-honnêtes et très-diligents après qu’on les eut domtés et qu’ils eurent établi à part leurs propriétés. Je leur expédiai aussi du Brésil cinq vaches dont trois près de vêler, quelques moutons et quelques porcs, qui lorsque je revins étaient considérablement multipliés.

Mais de toutes ces choses, et de la manière dont 300 caribes firent une invasion et ruinèrent leurs plantations ; de la manière dont ils livrèrent contre cette multitude de Sauvages deux batailles, où d’abord ils furent défaits et perdirent un des leurs ; puis enfin, une tempête ayant submergé les canots de leurs ennemis, de la manière dont ils les affamèrent, les détruisirent presque touts, restaurèrent leurs plantations, en reprirent possession et vécurent paisiblement dans l’île[2].

De toutes ces choses, dis-je, et de quelques incidents surprenants de mes nouvelles aventures durant encore dix années, je donnerai une relation plus circonstanciée ci-après.

Ce proverbe naïf si usité en Angleterre, ce qui est engendré dans l’os ne sortira pas de la chair[3], ne s’est jamais mieux vérifié que dans l’histoire de ma vie. On pourrait penser qu’après trente-cinq années d’affliction et une multiplicité d’infortunes que peu d’hommes avant moi, pas un seul peut-être, n’avait essuyées, et qu’après environ sept années de paix et de jouissance dans l’abondance de toutes choses, devenu vieux alors, je devais être à même ou jamais d’apprécier touts les états de la vie moyenne et de connaître le plus propre à rendre l’homme complètement heureux. Après tout ceci, dis-je, on pourrait penser que la propension naturelle à courir, qu’à mon entrée dans le monde j’ai signalée comme si prédominante en mon esprit, était usée ; que la partie volatile de mon cerveau était évaporée ou tout au moins condensée, et qu’à soixante-et-un ans d’âge j’aurais le goût quelque peu casanier, et aurais renoncé à hasarder davantage ma vie et ma fortune.

Qui plus est, le commun motif des entreprises lointaines n’existait point pour moi : je n’avais point de fortune à faire, je n’avais rien à rechercher ; eussé-je gagné 10,000 livres sterling, je n’eusse pas été plus riche : j’avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de mes héritiers, et ce que je possédais accroissait à vue d’œil ; car, n’ayant pas une famille nombreuse, je n’aurais pu dépenser mon revenu qu’en me donnant un grand train de vie, une suite brillante, des équipages, du faste et autres choses semblables, aussi étrangères à mes habitudes qu’à mes inclinations. Je n’avais donc rien à faire qu’à demeurer tranquille, à jouir pleinement de ce que j’avais acquis et à le voir fructifier chaque jour entre mes mains.

Aucune de ces choses cependant n’eut d’effet sur moi, ou du moins assez pour étouffer le violent penchant que j’avais à courir de nouveau le monde, penchant qui m’était inhérent comme une maladie chronique. Voir ma nouvelle plantation dans l’île, et la colonie que j’y avais laissée, était le désir qui roulait le plus incessamment dans ma tête. Je rêvais de cela toute la nuit et mon imagination s’en berçait tout le jour. C’était le point culminant de toutes mes pensées, et mon cerveau travaillait cette idée avec tant de fixité et de contention que j’en parlais dans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait la bannir de mon esprit ; elle envahissait si tyranniquement touts mes entretiens, que ma conversation en devenait fastidieuse ; impossible à moi de parler d’autre chose : touts mes discours rabâchaient là-dessus jusqu’à l’impertinence, jusque là que je m’en apperçus moi-même.

J’ai souvent entendu dire à des personnes de grand sens que touts les bruits accrédités dans le monde sur les spectres et les apparitions sont dus à la force de l’imagination et au puissant effet de l’illusion sur nos esprits ; qu’il n’y a ni revenants, ni fantômes errants, ni rien de semblable ; qu’à force de repasser passionnément la vie et les mœurs de nos amis qui ne sont plus, nous nous les représentons si bien qu’il nous est possible en des circonstances extraordinaires de nous figurer les voir, leur parler et en recevoir des réponses, quand au fond dans tout cela il n’y a qu’ombre et vapeur. — Et par le fait, c’est chose fort incompréhensible.

Pour ma part, je ne sais encore à cette heure s’il y a de réelles apparitions, des spectres, des promenades de gens après leur mort, ou si dans toutes les histoires de ce genre qu’on nous raconte il n’y a rien qui ne soit le produit des vapeurs, des esprits malades et des imaginations égarées ; mais ce que je sais, c’est que mon imagination travaillait à un tel degré et me plongeait dans un tel excès de vapeurs, ou qu’on appelle cela comme on voudra, que souvent je me croyais être sur les lieux mêmes, à mon vieux château derrière les arbres, et voyais mon premier Espagnol, le père de Vendredi et les infâmes matelots que j’avais laissés dans l’île. Je me figurais même que je leur parlais ; et bien que je fusse tout-à-fait éveillé, je les regardais fixement comme s’ils eussent été en personne devant moi. J’en vins souvent à m’effrayer moi-même des objets qu’enfantait mon cerveau. — Une fois, dans mon sommeil, le premier Espagnol et le père de Vendredi me peignirent si vivement la scélératesse des trois corsaires de matelots, que c’était merveille. Ils me racontaient que ces misérables avaient tenté cruellement de massacrer touts les Espagnols, et qu’ils avaient mis le feu aux provisions par eux amassées, à dessein de les réduire à l’extrémité et de les faire mourir de faim, choses qui ne m’avaient jamais été dites, et qui pourtant en fait étaient toutes vraies. J’en étais tellement frappé, et c’était si réel pour moi, qu’à cette heure je les voyais et ne pouvais qu’être persuadé que cela était vrai ou devait l’être. Aussi quelle n’était pas mon indignation quand l’Espagnol faisait ses plaintes, et comme je leur rendais justice en les traduisant devant moi et les condamnant touts trois à être pendus ! On verra en son lieu ce que là-dedans il y avait de réel ; car quelle que fût la cause de ce songe et quels que fussent les esprits secrets et familiers qui me l’inspirassent, il s’y trouvait, dis-je, toutefois beaucoup de choses exactes. J’avoue que ce rêve n’avait rien de vrai à la lettre et dans les particularités ; mais l’ensemble en était si vrai, l’infâme et perfide conduite de ces trois fieffés coquins ayant été tellement au-delà de tout ce que je puis dire, que mon songe n’approchait que trop de la réalité, et que si plus tard je les eusse punis sévèrement et fait pendre touts, j’aurais été dans mon droit et justifiable devant Dieu et devant les hommes.

Mais revenons à mon histoire. Je vécus quelques années dans cette situation d’esprit : pour moi nulle jouissance de la vie, point d’heures agréables, de diversion attachante, qui ne tinssent en quelque chose à mon idée fixe ; à tel point que ma femme, voyant mon esprit si uniquement préoccupé, me dit un soir très-gravement qu’à son avis j’étais sous le coup de quelque impulsion secrète et puissante de la Providence, qui avait décrété mon retour là-bas, et qu’elle ne voyait rien qui s’opposât à mon départ que mes obligations envers une femme et des enfants. Elle ajouta qu’à la vérité elle ne pouvait songer à aller avec moi ; mais que, comme elle était sûre que si elle venait à mourir, ce voyage serait la première chose que j’entreprendrais, et que, comme cette chose lui semblait décidée là-haut, elle ne voulait pas être l’unique empêchement ; car, si je le jugeais convenable et que je fusse résolu à partir… Ici elle me vit si attentif à ses paroles et la regarder si fixement, qu’elle se déconcerta un peu et s’arrêta. Je lui demandai pourquoi elle ne continuait point et n’achevait pas ce qu’elle allait me dire ; mais je m’apperçus que son cœur était trop plein et que des larmes roulaient dans ses yeux.


  1. Dans l’édition où l’on se borne au rôle de traducteur fidèle, les cinq paragraphes, à partir de : J’eus alors la pensée…, jusqu’à : ma fidèle amie la veuve…, ont été supprimés. P. B.
  2. Dans l’édition où l’on se borne au rôle de traducteur fidèle, les cinq paragraphes précédents ont été supprimés. P. B.
  3. What is bred in the bone will not go out of the flesh.