Robinson Crusoé (Borel)/67

La bibliothèque libre.
Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 105-112).

Brigandage des Trois Vauriens.



’un des Anglais repartit brusquement : — « Qu’avaient-ils à faire ici ? » — ajoutant qu’ils étaient venus à terre sans permission, et que, quant à eux, ils ne souffriraient pas qu’ils fissent de cultures ou de constructions dans l’île ; que le sol ne leur appartenait pas. — « Mais, dit l’Espagnol avec beaucoup de calme, señor ingles, ils ne doivent pas mourir de faim. » — L’Anglais répondit, comme un mal appris qu’il était, qu’ils pouvaient crever de faim et aller au diable, mais qu’ils ne planteraient ni ne bâtiraient dans ce lieu. — « Que faut-il donc qu’ils fassent, señor ? dit l’Espagnol. » — Un autre de ces rustres répondit : — « Goddam ! qu’ils nous servent et travaillent pour nous. » — « Mais comment pouvez-vous attendre cela d’eux ? vous ne les avez pas achetés de vos deniers, vous n’avez pas le droit d’en faire vos esclaves. » — Les Anglais répondirent que l’île était à eux, que le gouverneur la leur avait donnée, et que nul autre n’y avait droit ; ils jurèrent leurs grands Dieux qu’ils iraient mettre le feu à leurs nouvelles huttes, et qu’ils ne souffriraient pas qu’ils bâtissent sur leur territoire.

— « Mais señor, dit l’Espagnol, d’après ce raisonnement, nous aussi, nous devons être vos esclaves. — « Oui, dit l’audacieux coquin, et vous le serez aussi, et nous n’en aurons pas encore fini ensemble », — entremêlant à ses paroles deux ou trois goddam placés aux endroits convenables. L’Espagnol se contenta de sourire, et ne répondit rien. Toutefois cette conversation avait échauffé la bile des Anglais, et l’un d’eux, c’était, je crois, celui qu’ils appelaient Will Atkins, se leva brusquement et dit à l’un de ses camarades : — « Viens, Jack, allons nous brosser avec eux : je te réponds que nous démolirons leurs châteaux ; ils n’établiront pas de colonies dans nos domaines. » —

Ce disant, ils sortirent ensemble, armés chacun d’un fusil, d’un pistolet et d’un sabre : marmottant entre eux quelques propos insolents sur le traitement qu’ils infligeraient aux Espagnols quand l’occasion s’en présenterait ; mais il paraît que ceux-ci n’entendirent pas parfaitement ce qu’ils disaient ; seulement ils comprirent qu’on leur faisait des menaces parce qu’ils avaient pris le parti des deux Anglais.

Où allèrent-ils et comment passèrent-ils leur temps ce soir-là, les Espagnols me dirent n’en rien savoir ; mais il paraît qu’ils errèrent çà et là dans le pays une partie de la nuit ; puis que, s’étant couchés dans l’endroit que j’appelais ma tonnelle, ils se sentirent fatigués et s’endormirent. Au fait, voilà ce qu’il en était : ils avaient résolu d’attendre jusqu’à minuit, et alors de surprendre les pauvres diables dans leur sommeil, et, comme plus tard ils l’avouèrent, ils avaient le projet de mettre le feu à la hutte des deux Anglais pendant qu’ils y étaient, de les faire périr dans les flammes ou de les assassiner au moment où ils sortiraient : comme la malignité dort rarement d’un profond sommeil, il est étrange que ces gens-là ne soient pas restés éveillés.

Toutefois comme les deux honnêtes gens avaient aussi sur eux des vues, plus honorables, il est vrai, que l’incendie et l’assassinat, il advint, et fort heureusement pour touts, qu’ils étaient debout et sortis avant que les sanguinaires coquins arrivassent à leurs huttes.

Quand ils y furent et virent que leurs adversaires étaient partis, Atkins, qui, à ce qu’il paraît, marchait en avant, cria à ses camarades : — « Holà ! Jack, voilà bien le nid ; mais, qu’ils soient damnés ! les oiseaux sont envolés. » — Ils réfléchirent un moment à ce qui avait pu les faire sortir de si bonne heure, et l’idée leur vint que c’étaient les Espagnols qui les avaient prévenus ; là-dessus ils se serrèrent la main et se jurèrent mutuellement de se venger des Espagnols. Aussitôt qu’ils eurent fait ce pacte de sang, ils se mirent à l’œuvre sur l’habitation des pauvres gens. Ils ne brûlèrent rien ; mais ils jetèrent bas les deux huttes, et en dispersèrent les débris, de manière à ne rien laisser debout et à rendre en quelque sorte méconnaissable l’emplacement qu’elles avaient occupé ; ils mirent en pièces tout leur petit mobilier, et l’éparpillèrent de telle façon que les pauvres gens retrouvèrent plus tard, à un mille de distance de leur habitation, quelques-uns des objets qui leur avaient appartenu.

Cela fait, ils arrachèrent touts les jeunes arbres que ces pauvres gens avaient plantés, ainsi que les clôtures qu’ils avaient établies pour mettre en sûreté leurs bestiaux et leur grain ; en un mot ils saccagèrent et pillèrent toute chose aussi complètement qu’aurait pu le faire une horde de Tartares.

Pendant ce temps les deux hommes étaient allés à leur recherche, décidés à les combattre partout où ils les trouveraient, bien que n’étant que deux contre trois : en sorte que s’ils se fussent rencontrés il y aurait eu certainement du sang répandu ; car, il faut leur rendre cette justice, ils étaient touts des gaillards solides et résolus.

Mais la Providence mit plus de soin à les séparer qu’ils n’en mirent eux-mêmes à se joindre : comme s’ils s’étaient donné la chasse, les trois vauriens étaient à peine partis que les deux honnêtes gens arrivèrent ; puis quand ces deux-ci retournèrent sur leurs pas pour aller à leur rencontre, les trois autres étaient revenus à la vieille habitation. Nous allons voir la différence de leur conduite. Quand les trois drôles furent de retour, encore furieux, et échauffés par l’œuvre de destruction qu’ils venaient d’accomplir, ils abordèrent les Espagnols par manière de bravade et comme pour les narguer, et ils leur dirent ce qu’ils avaient fait ; l’un d’entre eux même, s’approchant de l’un des Espagnols, comme un polisson qui jouerait avec un autre, lui ôta son chapeau de dessus la tête, et, le faisant pirouetter, lui dit en lui riant au nez : — « Et vous aussi, señor Jack Espagnol, nous vous mettrons à la même sauce si vous ne réformez pas vos manières. » — L’Espagnol, qui, quoique doux et pacifique, était aussi brave qu’un homme peut désirer de l’être, et, d’ailleurs, fortement constitué, le regarda fixement pendant quelques minutes ; puis, n’ayant à la main aucune arme, il s’approcha gravement de lui, et d’un coup du poing l’étendit par terre comme un boucher abat un bœuf ; sur quoi l’un des bandits, aussi scélérat que le premier, fit feu de son pistolet sur l’Espagnol. Il le manqua, il est vrai, car les balles passèrent dans ses cheveux ; mais il y en eut une qui lui toucha le bout de l’oreille et le fit beaucoup saigner. La vue de son sang fit croire à l’Espagnol qu’il avait plus de mal qu’il n’en avait effectivement ; et il commença à s’échauffer, car jusque là il avait agi avec le plus grand sang-froid ; mais, déterminé d’en finir, il se baissa, et, ramassant le mousquet de celui qu’il avait étendu par terre, il allait coucher en joue l’homme qui avait fait feu sur lui, quand le reste des Espagnols qui se trouvaient dans la grotte sortirent, lui crièrent de ne pas tirer, et, s’étant avancés, s’assurèrent des deux autres Anglais en leur arrachant leurs armes.

Quand ils furent ainsi désarmés, et lorsqu’ils se furent apperçus qu’ils s’étaient fait des ennemis de touts les Espagnols, comme ils s’en étaient fait de leurs propres compatriotes, ils commencèrent dès lors à se calmer, et, baissant le ton, demandèrent qu’on leur rendît leurs armes ; mais les Espagnols, considérant l’inimitié qui régnait entre eux et les deux autres Anglais, et pensant que ce qu’il y aurait de mieux à faire serait de les séparer les uns des autres, leur dirent qu’on ne leur ferait point de mal et que s’ils voulaient vivre paisiblement ils ne demandaient pas mieux que de les aider et d’avoir des rapports avec eux comme auparavant ; mais qu’on ne pouvait penser à leur rendre leurs armes lorsqu’ils étaient résolus à s’en servir contre leurs compatriotes, et les avaient même menacés de faire d’eux touts des esclaves.

Les coquins n’étaient pas alors plus en état d’entendre raison que d’agir raisonnablement ; mais, voyant qu’on leur refusait leurs armes, ils s’en allèrent en faisant des gestes extravagants, et comme fous de rage, menaçant, bien que sans armes à feu, de faire tout le mal en leur pouvoir. Les Espagnols, méprisant leurs menaces, leur dirent de se bien garder de causer le moindre dommage à leurs plantations ou à leur bétail ; que s’ils s’avisaient de le faire ils les tueraient à coups de fusil comme des bêtes féroces partout où ils les trouveraient ; et que s’ils tombaient vivants entre leurs mains, ils pouvaient être sûrs d’être pendus. Il s’en fallut toutefois que cela les calmât, et ils s’éloignèrent en jurant et sacrant comme des échappés de l’enfer. Aussitôt qu’ils furent partis, vinrent les deux autres, enflammés d’une colère et possédés d’une rage aussi grandes, quoique d’une autre nature : ce n’était pas sans motif, car, ayant été à leur plantation, ils l’avaient trouvée toute démolie et détruite ; à peine eurent-ils articulé leurs griefs, que les Espagnols leur dirent les leurs, et touts s’étonnèrent que trois hommes en bravassent ainsi dix-neuf impunément.

Les Espagnols les méprisaient, et, après les avoir ainsi désarmés, firent peu de cas de leurs menaces ; mais les deux Anglais résolurent de se venger, quoi qu’il pût leur en coûter pour les trouver.

Ici les Espagnols s’interposèrent également, et leur dirent que leurs adversaires étant déjà désarmés, ils ne pouvaient consentir à ce qu’ils les attaquassent avec des armes à feu et les tuassent peut-être. — « Mais, dit le grave Espagnol qui était leur gouverneur, nous ferons en sorte de vous faire rendre justice si vous voulez vous en rapporter à nous ; il n’est pas douteux que lorsque leur colère sera appaisée ils reviendront vers nous, incapables qu’ils sont de subsister sans notre aide ; nous vous promettons alors de ne faire avec eux ni paix ni trêve qu’ils ne vous aient donné pleine satisfaction ; à cette condition, nous espérons que vous nous promettrez de votre côté de ne point user de violence à leur égard, si ce n’est dans le cas de légitime défense.

Les deux Anglais cédèrent à cette invitation de mauvaise grâce et avec beaucoup de répugnance ; mais les Espagnols protestèrent qu’en agissant ainsi ils n’avaient d’autre but que d’empêcher l’effusion du sang, et de rétablir l’harmonie parmi eux : — « Nous sommes bien peu nombreux ici, dirent-ils, il y a place pour nous touts, et il serait dommage que nous ne fussions pas touts bons amis. » — À la fin les Anglais consentirent, et en attendant le résultat, demeurèrent quelques jours avec les Espagnols, leur propre habitation étant détruite.

Au bout d’environ trois jours les trois exilés, fatigués d’errer çà et là et mourant presque de faim, — car ils n’avaient guère vécu dans cet intervalle que d’œufs de tortues, — retournèrent au bocage. Ayant trouvé mon Espagnol qui, comme je l’ai dit, était le gouverneur, se promenant avec deux autres sur le rivage, ils l’abordèrent d’un air humble et soumis, et demandèrent en grâce d’être de nouveau admis dans la famille. Les Espagnols les accueillirent avec politesse ; mais leur déclarèrent qu’ils avaient agi d’une manière si dénaturée envers les Anglais leurs compatriotes, et d’une façon si incivile envers eux, — les Espagnols —, qu’ils ne pouvaient rien conclure sans avoir préalablement consulté les deux Anglais et le reste de la troupe ; qu’ils allaient les trouver, leur en parler, et que dans une demi-heure ils leur feraient connaître le résultat de leur démarche. Il fallait que les trois coupables fussent réduits à une bien rude extrémité, puisque, obligés d’attendre la réponse pendant une demi-heure, ils demandèrent qu’on voulût bien dans cet intervalle leur faire donner du pain ; ce qui fut fait : on y ajouta même un gros morceau du chevreau et un perroquet bouilli, qu’ils mangèrent de bon appétit, car ils étaient mourants de faim.