Robinson Crusoé (Borel)/70

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 129-136).

Nouvel Attentat de Will Atkins.



’Espagnol qui était gouverneur leur dit en propres termes que s’ils étaient ses compatriotes il les ferait pendre ; car toutes les lois et touts les gouvernants sont institués pour la conservation de la société, et ceux qui sont nuisibles à la société doivent être repoussés de son sein ; mais que comme ils étaient Anglais, et que c’était à la généreuse humanité d’un Anglais qu’ils devaient touts leur vie et leur délivrance, il les traiterait avec toute la douceur possible, et les abandonnerait au jugement de leurs deux compatriotes.

Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, et dit qu’ils désiraient qu’on ne les choisît pas pour juges ; — « car, ajouta-t-il, j’ai la conviction que notre devoir serait de les condamner à être pendus. » — Puis, il raconta comment Will Atkins, l’un des trois, avait proposé aux Anglais de se liguer touts les cinq pour égorger les Espagnols pendant leur sommeil.

Quand le gouverneur espagnol entendit cela, il s’adressa à Will Atkins : — « Comment, senõr Atkins, dit-il, vous vouliez nous tuer touts ? Qu’avez-vous à dire à cela ? » — Ce coquin endurci était si loin de le nier, qu’il affirma que cela était vrai, et, Dieu me damne, jura-t-il, si nous ne le faisons pas avant de démêler rien autre avec vous. — « Fort bien ; mais, senõr Atkins, dit l’Espagnol, que vous avons-nous fait pour que vous veuillez nous tuer ? et que gagneriez-vous à nous tuer ? et que devons-nous faire pour vous empêcher de nous tuer ? Faut-il que nous vous tuions ou que nous soyons tués par vous ? Pourquoi voulez-vous nous réduire à cette nécessité, senõr Atkins ? dit l’Espagnol avec beaucoup de calme et en souriant.

Senõr Atkins entra dans une telle rage contre l’Espagnol qui avait fait une raillerie de cela, que, s’il n’avait été retenu par trois hommes, et sans armes, il est croyable qu’il aurait tenté de le tuer au milieu de toute l’assemblée.

Cette conduite insensée les obligea à considérer sérieusement le parti qu’ils devaient prendre. Les deux Anglais et l’Espagnol qui avait sauvé le pauvre esclave étaient d’opinion qu’il fallait pendre l’un des trois, pour l’exemple des autres, et que ce devait être celui-là qui avait deux fois tenté de commettre un meurtre avec sa hachette ; et par le fait, on aurait pu penser, non sans raison, que le crime était consommé ; car le pauvre Sauvage était dans un état si misérable depuis la blessure qu’il avait reçue, qu’on croyait qu’il ne survivrait pas.

Mais le gouverneur espagnol dit encore — « Non », — répétant que c’était un Anglais qui leur avait sauvé à touts la vie, et qu’il ne consentirait jamais à mettre un Anglais à mort, eût-il assassiné la moitié d’entre eux ; il ajouta que, s’il était lui-même frappé mortellement par un Anglais, et qu’il eût le temps de parler, ce serait pour demander son pardon.

L’Espagnol mit tant d’insistance, qu’il n’y eut pas moyen de lui résister ; et, comme les conseils de la clémence prévalent presque toujours lorsqu’ils sont appuyés avec autant de chaleur, touts se rendirent à son sentiment. Mais il restait à considérer ce qu’on ferait pour empêcher ces gens-là de faire le mal qu’ils préméditaient ; car touts convinrent, le gouverneur aussi bien que les autres, qu’il fallait trouver le moyen de mettre la société à l’abri du danger. Après un long débat, il fut arrêté tout d’abord qu’ils seraient désarmés, et qu’on ne leur permettrait d’avoir ni fusils, ni poudre, ni plomb, ni sabres, ni armes quelconques ; qu’on les expulserait de la société, et qu’on les laisserait vivre comme ils voudraient et comme ils pourraient ; mais qu’aucun des autres, Espagnols ou Anglais, ne les fréquenterait, ne leur parlerait et n’aurait avec eux la moindre relation ; qu’on leur défendrait d’approcher à une certaine distance du lieu où habitaient les autres ; et que s’ils venaient à commettre quelque désordre, comme de ravager, de brûler, de tuer, ou de détruire le blé, les cultures, les constructions, les enclos ou le bétail appartenant à la société, on les ferait mourir sans miséricorde et on les fusillerait partout où on les trouverait.

Le gouverneur, homme d’une grande humanité, réfléchit quelques instants sur cette sentence ; puis, se tournant vers les deux honnêtes Anglais, — « Arrêtez, leur dit-il ; songez qu’il s’écoulera bien du temps avant qu’ils puissent avoir du blé et des troupeaux à eux : il ne faut pas qu’ils périssent de faim ; nous devons leur accorder des provisions. Il fit donc ajouter à la sentence qu’on leur donnerait une certaine quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huit mois, après lequel temps il était présumable qu’ils en auraient provenant de leur récolte ; qu’en outre on leur donnerait six chèvres laitières, quatre boucs, six chevreaux pour leur subsistance actuelle et leur approvisionnement, et enfin des outils pour travailler aux champs, tels que six hachettes, une hache, une scie et autres objets ; mais qu’on ne leur remettrait ni outils ni provisions à moins qu’ils ne jurassent solemnellement qu’avec ces instruments ils ne feraient ni mal ni outrage aux Espagnols et à leurs camarades anglais.

C’est ainsi qu’expulsés de la société, ils eurent à se tirer d’affaire par eux-mêmes. Ils s’éloignèrent hargneux et récalcitrants ; mais, comme il n’y avait pas de remède, jouant les gens à qui il était indifférent de partir ou de rester, ils déguerpirent, prétendant qu’ils allaient se choisir une place pour s’y établir, y planter et y pourvoir à leur existence. On leur donna quelques provisions, mais point d’armes.

Quatre ou cinq jours après ils revinrent demander des aliments, et désignèrent au gouverneur le lieu où ils avaient dressé leurs tentes et tracé l’emplacement de leur habitation et de leur plantation. L’endroit était effectivement très-convenable, situé au Nord-Est, dans la partie la plus reculée de l’île, non loin du lieu où, grâce à la Providence, j’abordai lors de mon premier voyage après avoir été emporté en pleine mer, Dieu seul sait où ! dans ma folle tentative de faire le tour de l’île.

Là, à peu près sur le plan de ma première habitation, ils se bâtirent deux belles huttes, qu’ils adossèrent à une colline ayant déjà quelques arbres parsemés sur trois de ses côtés ; de sorte qu’en en plantant d’autres, il fut facile de les cacher de manière à ce qu’elles ne pussent être apperçues sans beaucoup de recherches. — Ces exilés exprimèrent aussi le désir d’avoir quelques peaux de bouc séchées pour leur servir de lits et de couvertures ; on leur en accorda, et, ayant donné leur parole qu’ils ne troubleraient personne et respecteraient les plantations, on leur remit des hachettes et les autres outils dont on pouvait se priver ; des pois, de l’orge et du riz pour semer ; en un mot tout ce qui leur était nécessaire, sauf des armes et des munitions.

Ils vécurent, ainsi à part environ six mois, et firent leur première récolte ; à la vérité, cette récolte fut peu de chose, car ils n’avaient pu ensemencer qu’une petite étendue de terrain, ayant toutes leurs plantations à établir, et par conséquent beaucoup d’ouvrage sur les bras. Lorsqu’il leur fallut faire des planches, de la poterie et autres choses semblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne purent y réussir ; quand vint la saison des pluies, n’ayant pas de caverne, ils ne purent tenir leur grain sec, et il fut en grand danger de se gâter : ceci les contrista beaucoup. Ils vinrent donc supplier les Espagnols de les aider, ce que ceux-ci firent volontiers, et en quatre jours on leur creusa dans le flanc de la colline un trou assez grand pour mettre à l’abri de la pluie leur grain et leurs autres provisions ; mais c’était après tout une triste grotte, comparée à la mienne et surtout à ce qu’elle était alors ; car les Espagnols l’avaient beaucoup agrandie et y avaient pratiqué de nouveaux logements.

Environ trois trimestres après cette séparation il prit à ces chenapans une nouvelle lubie, qui, jointe aux premiers brigandages qu’ils avaient commis, attira sur eux le malheur et faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Les trois nouveaux associés commencèrent, à ce qu’il paraît, à se fatiguer de la vie laborieuse qu’ils menaient sans espoir d’améliorer leur condition ; il leur vint la fantaisie de faire un voyage au continent d’où venaient les Sauvages, afin d’essayer s’ils ne pourraient pas réussir à s’emparer de quelques prisonniers parmi les naturels du pays, les emmener dans leur plantation, et se décharger sur eux des travaux les plus pénibles.

Ce projet n’était pas mal entendu s’ils se fussent bornés à cela ; mais ils ne faisaient rien et ne se proposaient rien où il n’y eût du mal soit dans l’intention, soit dans le résultat ; et, si je puis dire mon opinion, il semblait qu’ils fussent placés sous la malédiction du Ciel ; car si nous n’accordons pas que des crimes visibles sont poursuivis de châtiments visibles, comment concilierons-nous les événements avec la justice divine ? Ce fut sans doute en punition manifeste de leurs crimes de rébellion et de piraterie qu’ils avaient été amenés à la position où ils se trouvaient ; mais bien loin de montrer le moindre remords de ces crimes, ils y ajoutaient de nouvelles scélératesses. ; telles que cette cruauté monstrueuse de blesser un pauvre esclave parce qu’il n’exécutait pas ou peut-être ne comprenait pas l’ordre qui lui était donné, de le blesser de telle manière, que sans nul doute il en est resté estropié toute sa vie, et dans un lieu où il n’y avait pour le guérir ni chirurgien, ni médicaments ; mais le pire de tout ce fut leur dessein sanguinaire, c’est-à-dire, tout bien jugé, leur meurtre intentionnel, car, à coup sûr, c’en était un, ainsi que plus tard leur projet concerté d’assassiner de sang-froid les Espagnols durant leur sommeil.

Je laisse les réflexions, et je reprends mon récit. Les trois garnements vinrent un matin trouver les Espagnols, et en de très-humbles termes demandèrent instamment à être admis à leur parler. Ceux-ci consentirent volontiers à entendre ce qu’ils avaient à leur dire. Voilà de quoi il s’agissait : — « Nous sommes fatigués, dirent-ils, de la vie que nous menons ; nous ne sommes pas assez habiles pour faire nous-mêmes tout ce dont nous avons besoin ; et, manquant d’aide, nous aurions à redouter de mourir de faim ; mais si vous vouliez nous permettre de prendre l’un des canots dans lesquels vous êtes venus, et nous donner les armes et les munitions nécessaires pour notre défense, nous gagnerions la terre ferme pour chercher fortune, et nous vous délivrerions ainsi du soin de nous pourvoir de nouvelles provisions. »

Les Espagnols étaient assez enchantés d’en être débarrassés. Cependant ils leur représentèrent avec franchise qu’ils allaient courir à une mort certaine, et leur dirent qu’eux-mêmes avaient éprouvé de telles souffrances sur le continent, que, sans être prophètes, ils pouvaient leur prédire qu’ils y mourraient de faim ou y seraient assassinés. Ils les engagèrent à réfléchir à cela.

Ces hommes répondirent audacieusement qu’ils mourraient de faim s’ils restaient, car ils ne pouvaient ni ne voulaient travailler. Que lorsqu’ils seraient là-bas le pire qui pourrait leur arriver c’était de périr d’inanition ; que si on les tuait, tant serait fini pour eux ; qu’ils n’avaient ni femmes ni enfants pour les pleurer. Bref, ils renouvelèrent leur demande avec instance, déclarant que de toute manière ils partiraient, qu’on leur donnât ou non des armes.

Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup de bonté, que, s’ils étaient absolument décidés à partir, ils ne devaient pas se mettre en route dénués de tout et sans moyens de défense ; et que, bien qu’il leur fût pénible de se défaire de leurs armes à feu, n’en ayant pas assez pour eux-mêmes, cependant ils leur donneraient deux mousquets, un pistolet, et de plus un coutelas et à chacun une hachette ; ce qu’ils jugeaient devoir leur suffire.

En un mot, les Anglais acceptèrent cette offre ; et, les Espagnols leur ayant cuit assez de pain pour subsister pendant un mois et leur ayant donné autant de viande de chèvre qu’ils en pourraient manger pendant qu’elle serait fraîche, ainsi qu’un grand panier de raisins secs, une cruche d’eau douce et un jeune chevreau vivant, ils montèrent hardiment dans un canot pour traverser une mer qui avait au moins quarante milles de large.