Robinson Crusoé (Borel)/76

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 177-184).

Mort de Faim !…



’extrémité et la détresse où ils étaient réduits étaient grandes et vraiment déplorables ; mais l’état où ils avaient jeté nos colons ne valait pas mieux : car, malgré que leurs retraites eussent été préservées, leurs provisions étaient détruites et leur moisson ravagée. Que faire, à quels moyens recourir ? Ils ne le savaient. La seule ressource qui leur restât c’était le bétail qu’ils avaient dans la vallée près de la caverne, le peu de blé qui y croissait et la plantation des trois Anglais, Will Atkins et ses camarades, alors réduits à deux, l’un d’entre eux ayant été frappé à la tête, juste au-dessous de la tempe, par une flèche qui l’avait fait taire à jamais. Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruel qui avait porté un coup de hache au pauvre esclave Indien, et qui ensuite avait formé le projet d’assassiner les Espagnols.

À mon sens, la condition de nos colons était pire en ce temps-là que ne l’avait jamais été la mienne depuis que j’eus découvert les grains d’orge et de riz, et que j’eus acquis la méthode de semer et de cultiver mon blé et d’élever mon bétail ; car alors ils avaient, pour ainsi dire, une centaine de loups dans l’île, prêts à faire leur proie de tout ce qu’ils pourraient saisir, mais qu’il n’était pas facile de saisir eux-mêmes.

La première chose qu’ils résolurent de faire, quand ils virent la situation où ils se trouvaient, ce fut, s’il était possible, de reléguer les Sauvages dans la partie la plus éloignée de l’île, au Sud-Est ; afin que si d’autres Indiens venaient à descendre au rivage, ils ne pussent les rencontrer ; puis, une fois là, de les traquer, de les harasser chaque jour, et de tuer touts ceux qu’ils pourraient approcher, jusqu’à ce qu’ils eussent réduit leur nombre ; et s’ils pouvaient enfin les apprivoiser et les rendre propres à quelque chose, de leur donner du blé, et de leur enseigner à cultiver la terre et à vivre de leur travail journalier.

En conséquence, ils les serrèrent de près et les épouvantèrent tellement par le bruit de leurs armes, qu’au bout de peu de temps, si un des colons tirait sur un Indien et le manquait, néanmoins il tombait de peur. Leur effroi fut si grand qu’ils s’éloignèrent de plus en plus, et que, harcelés par nos gens, qui touts les jours en tuaient ou blessaient quelques-uns, ils se confinèrent tellement dans les bois et dans les endroits creux, que le manque de nourriture les réduisit à la plus horrible misère, et qu’on en trouva plusieurs morts dans les bois, sans aucune blessure, que la faim seule avait fait périr.

Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres, leurs cœurs s’attendrirent, et ils se sentirent émus de compassion, surtout le gouverneur espagnol, qui était l’homme du caractère le plus noblement généreux que de ma vie j’aie jamais rencontré. Il proposa, si faire se pouvait, d’attraper vivant un de ces malheureux, et de l’amener à comprendre assez leur dessein pour qu’il pût servir d’interprète auprès des autres, et savoir d’eux s’ils n’acquiesceraient pas à quelque condition qui leur assurerait la vie, et garantirait la colonie du pillage.

Il s’écoula quelque temps avant qu’on pût en prendre aucun ; mais, comme ils étaient faibles et exténués, l’un d’eux fut enfin surpris et fait prisonnier. Il se montra d’abord rétif, et ne voulut ni manger ni boire ; mais, se voyant traité avec bonté, voyant qu’on lui donnait des aliments, et qu’il n’avait à supporter aucune violence, il finit par devenir plus maniable et par se rassurer.

On lui amena le vieux Vendredi, qui s’entretint souvent avec lui et lui dit combien les nôtres seraient bons envers touts les siens ; que non-seulement ils auraient la vie sauve, mais encore qu’on leur accorderait pour demeure une partie de l’île, pourvu qu’ils donnassent l’assurance qu’ils garderaient leurs propres limites, et qu’ils ne viendraient pas au-delà pour faire tort ou pour faire outrage aux colons ; enfin qu’on leur donnerait du blé qu’ils sèmeraient et cultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistance présente. — Ensuite le vieux Vendredi commanda au Sauvage d’aller trouver ses compatriotes et de voir ce qu’ils penseraient de la proposition, lui affirmant que s’ils n’y adhéraient immédiatement, ils seraient touts détruits.

Ces pauvres gens, profondément abattus et réduits au nombre de d’environ trente-sept, accueillirent tout d’abord cette offre, et prièrent qu’on leur donnât quelque nourriture. Là-dessus douze Espagnols et deux Anglais, bien armés, avec trois esclaves indiens et le vieux Vendredi, se transportèrent au lieu où ils étaient : les trois esclaves indiens charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit en gâteaux et séché au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignit à ces infortunés de se rendre sur le versant d’une colline, où ils s’assirent pour manger avec beaucoup de reconnaissance. Ils furent plus fidèles à leur parole qu’on ne l’aurait pensé ; car, excepté quand ils venaient demander des vivres et des instructions, jamais ils ne passèrent leurs limites. C’est là qu’ils vivaient encore lors de mon arrivée dans l’île, et que j’allai les visiter.

Les colons leur avaient appris à semer le blé, à faire le pain, à élever des chèvres, et à les traire. Rien ne leur manquait que des femmes pour devenir bientôt une nation. Ils étaient confinés sur une langue de terre ; derrière eux s’élevaient des rochers, et devant eux une vaste plaine se prolongeait vers la mer, à la pointe Sud-Est de l’île. Leur terrain était bon et fertile et ils en avaient suffisamment ; car il s’étendait d’un côté sur une largeur d’un mille et demi, et de l’autre sur une longueur de trois ou quatre milles.

Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire des bêches en bois, comme j’en avais fait pour mon usage, et leur donnèrent douze hachettes et trois ou quatre couteaux ; et, là, ils vécurent comme les plus soumises et les plus innocentes créatures que jamais on n’eût su voir.

La colonie jouit après cela d’une parfaite tranquillité quant aux Sauvages, jusqu’à la nouvelle visite que je lui fis, environ deux ans après. Ce n’est pas que de temps à autre quelques canots de Sauvages n’abordassent à l’île pour la célébration barbare de leurs triomphes ; mais, comme ils appartenaient à diverses nations, et que, peut-être, ils n’avaient point entendu parler de ceux qui étaient venus précédemment dans l’île, ou que peut-être ils ignoraient la cause de leur venue, ils ne firent, à l’égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et, en eussent-ils fait, il leur eût été fort difficile de les découvrir.

Voici que j’ai donné, ce me semble, la relation complète de ce qui était arrivé à nos colons jusqu’à mon retour, au moins de ce qui était digne de remarque. — Ils avaient merveilleusement civilisé les Indiens ou Sauvages, et allaient souvent les visiter ; mais ils leur défendaient, sous peine de mort, de venir parmi eux, afin que leur établissement ne fût pas livré derechef.

Une chose vraiment notable, c’est que les Sauvages, à qui ils avaient appris à faire des paniers et de la vannerie, surpassèrent bientôt leurs maîtres. Ils tressèrent une multitude de choses les plus ingénieuses, surtout des corbeilles de toute espèce, des cribles, des cages à oiseaux, des buffets, ainsi que des chaises pour s’asseoir, des escabelles, des lits, des couchettes et beaucoup d’autres choses encore ; car ils déployaient dans ce genre d’ouvrage une adresse remarquable, quand une fois on les avait mis sur la voie.

Mon arrivée leur fut d’un grand secours, en ce que nous les approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches, de pelles, de pioches et de toutes choses semblables dont ils pouvaient avoir besoin.

Ils devinrent tellement adroits à l’aide de ces outils, qu’ils parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes ou maisonnettes, dont ils tressaient et arrondissaient les contours comme à de la vannerie ; vrais chefs-d’œuvre d’industrie et d’un aspect fort bizarre, mais qui les protégeaient efficacement contre la chaleur et contre toutes sortes d’insectes. Nos hommes en étaient tellement épris, qu’ils invitèrent la tribu sauvage à les venir voir et à s’en construire de pareilles. Aussi, quand j’allai visiter la colonie des deux Anglais, ces planteurs me firent-ils de loin l’effet de vivre comme des abeilles dans une ruche. Quant à Will Atkins, qui était devenu un garçon industrieux, laborieux et réglé, il s’était fait une tente en vannerie, comme on n’en avait, je pense, jamais vu. Elle avait cent vingt pas de tour à l’extérieur, je la mesurai moi-même. Les murailles étaient à brins aussi serrés que ceux d’un panier, et se composaient de trente-deux panneaux ou carrés, très-solides, d’environ sept pieds de hauteur. Au milieu s’en trouvait une autre, qui n’avait pas plus de vingt-deux pas de circonférence, mais d’une construction encore plus solide, car elle était divisée en huit pans, aux huit angles desquels se trouvaient huit forts poteaux. Sur leur sommet il avait placé de grosses charpentes, jointes ensemble au moyen de chevilles de bois, et d’où il avait élevé pour la couverture une pyramide de huit chevrons fort élégante, je vous l’assure, et parfaitement assemblée, quoiqu’il n’eût pas de clous, mais seulement quelques broches de fer qu’il s’était faites avec la ferraille que j’avais laissée dans l’île. Cet adroit garçon donna vraiment des preuves d’une grande industrie en beaucoup de choses dont la connaissance lui manquait. Il se fit une forge et une paire de soufflets en bois pour attiser le feu ; il se fabriqua encore le charbon qu’en exigeait l’usage ; et d’une pince de fer, il fit une enclume fort passable. Cela le mit à même de façonner une foule de choses, des crochets, des gâches, des pointes, des verroux et des gonds. — Mais revenons à sa case. Après qu’il eut posé le comble de la tente intérieure, il remplit les entrevous des chevrons au moyen d’un treillis si solide et qu’il recouvrit si ingénieusement de paille de riz, et au sommet d’une large feuille d’un certain arbre, que sa maison était tout aussi à l’abri de l’humidité que si elle eût été couverte en tuiles ou en ardoises. Il m’avoua, il est vrai, que les Sauvages lui avaient fait la vannerie.

L’enceinte extérieure était couverte, comme une galerie, tout autour de la rotonde intérieure ; et de grands chevrons s’étendaient de trente-deux angles au sommet des poteaux de l’habitation du milieu, éloignée d’environ vingt pieds ; de sorte qu’il y avait entre le mur de clayonnage extérieur et le mur intérieur un espace, semblable à un promenoir, de la largeur de vingt pieds à peu près.

Il avait divisé la place intérieure avec un pareil clayonnage, mais beaucoup plus délicat, et l’avait distribuée en six logements, ou chambres de plain-pied, ayant d’abord chacune une porte donnant extérieurement sur l’entrée ou passage conduisant à la tente principale ; puis une autre sur l’espace ou promenoir qui régnait au pourtour ; de manière que ce promenoir était aussi divisé en six parties égales, qui servaient non-seulement de retraites, mais encore à entreposer toutes les choses nécessaires à la famille. Ces six espaces n’occupant point toute la circonférence, les autres logements de la galerie étaient disposés ainsi : Aussitôt que vous aviez passé la porte de l’enceinte extérieure, vous aviez droit devant vous un petit passage conduisant à la porte de la case intérieure ; de chaque côté était une cloison de clayonnage, avec une porte par laquelle vous pénétriez d’abord dans une vaste chambre ou magasin, de vingt pieds de large sur environ trente de long, et de là dans une autre un peu moins longue. Ainsi, dans le pourtour il y avait dix belles chambres, six desquelles n’avaient entrée que par les logements de la tente intérieure, et servaient de cabinets ou de retraits à chaque chambre respective de cette tente, et quatre grands magasins, ou granges, ou comme il vous plaira de les appeler, deux de chaque côté du passage qui conduisait de la porte d’entrée à la rotonde intérieure, et donnant l’un dans l’autre.