Robinson Crusoé (Borel)/93

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 313-320).

Saccagement du Village Indien.



n un mot, nous trouvâmes partout les traces d’une rage si barbare, et d’une fureur si au-delà de tout ce qui est humain, que nous ne pûmes croire que nos gens fussent coupables de telles atrocités, ou s’ils en étaient les auteurs, nous pensâmes que touts avaient mérité la mort la plus cruelle. Mais ce n’était pas tout : nous vîmes l’incendie s’étendre, et comme les cris croissaient à mesure que l’incendie croissait, nous tombâmes dans la dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et nous apperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussant d’horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis, derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize ou dix sept naturels poursuivis — je ne saurais les mieux nommer — par trois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre leur envoyèrent une décharge : un pauvre diable, frappé d’une balle, fut renversé sous nos yeux. Quand ces indiens nous virent, croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions les égorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse ils jetèrent un cri horrible, surtout les femmes, et deux d’entre eux tombèrent par terre comme morts d’effroi.

À ce spectacle, j’eus le cœur navré, mon sang se glaça dans mes veines, et je crois que si les trois matelots anglais qui les poursuivaient se fussent approchés, je les aurais fait tuer par notre monde. Nous essayâmes de faire connaître à ces pauvres fuyards que nous ne voulions point leur faire de mal, et aussitôt ils accoururent et se jetèrent à nos genoux, levant les mains, et se lamentant piteusement pour que nous leur sauvions la vie. Leur ayant donné à entendre que c’était là notre intention, touts vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notre protection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandai de ne frapper personne, mais, s’il était possible, de se saisir de quelqu’un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés, ce qu’ils espéraient faire, et, bref, de leur enjoindre de se retirer, en leur assurant que, s’ils demeuraient jusqu’au jour, ils auraient une centaine de mille hommes à leurs trousses. Je les laissai, dis-je, et prenant seulement avec moi deux de nos marins, je m’en allai parmi les fuyards. Là, quel triste spectacle m’attendait ! Quelques-uns s’étaient horriblement rôti les pieds en passant et courant à travers le feu ; d’autres avaient les mains brûlées ; une des femmes était tombée dans les flammes et avait été presque mortellement grillée avant de pouvoir s’en arracher ; deux ou trois hommes avaient eu, dans leur fuite, le dos et les cuisses tailladés par nos gens ; un autre enfin avait reçu une balle dans le corps, et mourut tandis que j’étais là.

J’aurais bien désiré connaître quelle avait été la cause de tout ceci, mais je ne pus comprendre un mot de ce qu’ils me dirent ; à leurs signes, toutefois, je m’apperçus qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes. Cet abominable attentat me transperça tellement le cœur que, ne pouvant tenir là plus long-temps, je retournai vers nos compagnons. Je leur faisais part de ma résolution et leur commandais de me suivre, quand, tout-à-coup, s’avancèrent quatre de nos matamores avec le maître d’équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et de poussière, sur des monceaux de corps qu’ils avaient tués, comme s’ils cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes les appelèrent de toutes leurs forces ; un d’eux, non sans beaucoup de peine, parvint à s’en faire entendre ; ils reconnurent qui nous étions, et s’approchèrent de nous.

Sitôt que le maître d’équipage nous vit, il poussa comme un cri de triomphe, pensant qu’il lui arrivait du renfort ; et sans plus écouter : — « Capitaine, s’écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise que vous soyez venu ! nous n’avons pas encore à moitié fini. Les plats gueux ! les chiens d’Enfer ! je veux en tuer autant que le pauvre Tom a de cheveux sur la tête. Nous avons juré de n’en épargner aucun ; nous voulons extirper cette race de la terre ! » — Et il se reprit à courir, pantelant, hors d’haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot.

Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peu silence : — « Chien sanguinaire ! lui criai-je, qu’allez-vous faire ? Je vous défends de toucher à une seule de ces créatures, sous peine de la vie. Je vous ordonne, sur votre tête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici, sinon vous êtes mort. »

— « Tudieu ! sir, dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu’ils ont fait ? Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous, venez ici. » — Et sur ce, il me montra le pauvre Tom pendu à un arbre, et la gorge coupée.

J’avoue qu’à cet aspect je fus irrité moi-même, et qu’en tout autre occasion j’eusse été fort exaspéré ; mais je pensai que déjà ils n’avaient porté que trop loin leur rage et je me rappelai les paroles de Jacob à ses fils Siméon et Lévi : — « Maudite soit leur colère, car elle a été féroce, et leur vengeance, car elle a été cruelle. » — Or, une nouvelle besogne me tomba alors sur les bras, car lorsque les marins qui me suivaient eurent jeté les yeux sur ce triste spectacle, ainsi que moi, j’eus autant de peine à les retenir que j’en avais eu avec les autres. Bien plus, mon neveu le capitaine se rangea de leur côté, et me dit, de façon à ce qu’ils l’entendissent, qu’ils redoutaient seulement que nos hommes ne fussent écrasés par le nombre ; mais quant aux habitants, qu’ils méritaient touts la mort, car touts avaient trempé dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traités comme des assassins. À ces mots, huit de mes hommes, avec le maître d’équipage et sa bande, s’enfuirent pour achever leur sanglant ouvrage. Et moi, puisqu’il était tout-à-fait hors de mon pouvoir de les retenir, je me retirai morne et pensif : je ne pouvais supporter la vue encore moins les cris et les gémissements des pauvres misérables qui tombaient entre leurs mains.

Personne ne me suivit, hors le subrécargue et deux hommes ; et avec eux seuls je retournai vers nos embarcations. C’était une grande folie à moi, je l’avoue, de m’en aller ainsi ; car il commençait à faire jour et l’alarme s’était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante hommes armés de lances et d’arcs campaient à ce petit hameau de douze ou treize cabanes dont il a été question déjà ; mais par bonheur, j’évitai cette place et je gagnai directement la côte. Quand j’arrivai au rivage il faisait grand jour : je pris immédiatement la pinace et je me rendis à bord, puis je la renvoyai pour secourir nos hommes le cas advenant.

Je remarquai, à peu près vers le temps où j’accostai le navire, que le feu était presque éteint et le bruit appaisé ; mais environ une demi-heure après que j’étais à bord j’entendis une salve de mousqueterie et je vis une grande fumée. C’était, comme je l’appris plus tard, nos hommes qui, chemin faisant, assaillaient les quarante Indiens postés au petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les maisons, mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants.

Au moment où la pinace regagnait le rivage nos aventuriers commencèrent à reparaître : ils arrivaient petit à petit, non plus en deux corps et en ordre comme ils étaient partis, mais pêle-mêle, mais à la débandade, de telle façon qu’une poignée d’hommes résolus auraient pu leur couper à touts la retraite.

Mais ils avaient jeté l’épouvante dans tout le pays. Les naturels étaient si consternés, si atterrés qu’une centaine d’entre eux, je crois, auraient fui seulement à l’aspect de cinq des nôtres. Dans toute cette terrible action il n’y eut pas un homme qui fît une belle défense. Surpris tout à la fois par l’incendie et l’attaque soudaine de nos gens au milieu de l’obscurité, ils étaient si éperdus qu’ils ne savaient que devenir. S’ils fuyaient d’un côté ils rencontraient un parti, s’ils reculaient un autre, partout la mort. Quant à nos marins, pas un n’attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le pied et un autre qui eut une main assez grièvement brûlée.

J’étais fort irrité contre mon neveu le capitaine, et au fait intérieurement, contre touts les hommes du bord, mais surtout contre lui, non-seulement parce qu’il avait forfait à son devoir, comme commandant du navire, responsable du voyage, mais encore parce qu’il avait plutôt attisé qu’amorti la rage de son équipage dans cette sanguinaire et cruelle entreprise. Mon neveu me répondit très-respectueusement, et me dit qu’à la vue du cadavre du pauvre matelot, massacré d’une façon si féroce et si barbare, il n’avait pas été maître de lui-même et n’avait pu maîtriser sa colère. Il avoua qu’il n’aurait pas dû agir ainsi comme capitaine du navire, mais comme il était homme, que la nature l’avait remué et qu’il n’avait pu prévaloir sur elle. Quant aux autres ils ne m’étaient soumis aucunement, et ils ne le savaient que trop : aussi firent-ils peu de compte de mon blâme.

Le lendemain nous mîmes à la voile, nous n’apprîmes donc rien de plus. Nos hommes n’étaient pas d’accord sur le nombre des gens qu’ils avaient tués : les uns disaient une chose, les autres une autre ; mais selon le plus admissible de touts leurs récits, ils avaient bien expédié environ cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants, et n’avaient pas laissé une habitation debout dans le village.

Quant au pauvre Thomas Jeffrys, comme il était bien mort, car on lui avait coupé la gorge si profondément que sa tête était presque décollée, ce n’eût pas été la peine de l’emporter. Ils le laissèrent donc où ils l’avaient trouvé, seulement ils le descendirent de l’arbre où il était pendu par un bras.

Quelque juste que semblât cette action à nos marins, je n’en demeurai pas moins là-dessus en opposition ouverte avec eux, et toujours depuis je leur disais que Dieu maudirait notre voyage ; car je ne voyais dans le sang qu’ils avaient fait couler durant cette nuit qu’un meurtre qui pesait sur eux. Il est vrai que les Indiens avaient tué Thomas Jeffrys ; mais Thomas Jeffrys avait été l’agresseur, il avait rompu la trève, et il avait violé ou débauché une de leurs jeunes filles qui était venue à notre camp innocemment et sur la foi des traités.

À bord, le maître d’équipage défendit sa cause par la suite. Il disait qu’à la vérité nous semblions avoir rompu la trève, mais qu’il n’en était rien ; que la guerre avait été allumée la nuit auparavant par les naturels eux-mêmes, qui avaient tiré sur nous et avaient tué un de nos marins sans aucune provocation ; que puisque nous avions été en droit de les combattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous faire justice d’une façon extraordinaire ; que ce n’était pas une raison parce que le pauvre Tom avait pris quelques libertés avec une jeune Malgache, pour l’assassiner et d’une manière si atroce ; enfin, qu’ils n’avaient rien fait que de juste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire aux meurtriers.

On va penser sans doute qu’après cet évènement nous nous donnâmes de garde de nous aventurer à terre parmi les payens et les barbares mais point du tout, les hommes deviennent sages qu’à leurs propres dépens, et toujours l’expérience semble leur être d’autant plus profitable qu’elle est plus chèrement achetée.

Nous étions alors destinés pour le golfe Persique et de là pour la côte de Coromandel, en touchant seulement à Surate ; mais le principal dessein de notre subrécargue l’appelait dans la baie du Bengale, d’où, s’il manquait l’affaire pour laquelle il avait mission, il devait aller à la Chine, et revenir à la côte en s’en retournant.

Le premier désastre qui fondit sur nous ce fut dans le golfe Persique, où s’étant aventurés à terre sur la côte Arabique du golfe, cinq de nos hommes furent environnés par les Arabes et touts tués ou emmenés en esclavage : le reste des matelots montant l’embarcation n’avait pas été à même de les délivrer et n’avait eu que le temps de regagner la chaloupe.