Robinson Crusoé (Borel)/95

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 329-336).

Proposition du Négociant Anglais.



e goûtai fort cette proposition, surtout parce qu’elle semblait faite avec beaucoup de bon vouloir et d’une manière amicale. Je ne dirai que ma situation isolée et détachée me rendait plus que tout autre situation propre à embrasser une entreprise commerciale : le négoce n’était pas mon élément ; mais je puis bien dire avec vérité que si le commerce n’était pas mon élément, une vie errante l’était ; et jamais proposition d’aller visiter quelque coin du monde que je n’avais point encore vu ne pouvait m’arriver mal à propos.

Il se passa toutefois quelque temps avant que nous eussions pu nous procurer un navire à notre gré ; et quand nous eûmes un navire, il ne fut pas aisé de trouver des marins anglais, c’est-à-dire autant qu’il en fallait pour gouverner le voyage et diriger les matelots que nous prendrions sur les lieux. À la fin cependant nous trouvâmes un lieutenant, un maître d’équipage et un canonnier anglais, un charpentier hollandais, et trois Portugais, matelots du gaillard d’avant ; avec ce monde et des marins indiens tels quels nous pensâmes que nous pourrions passer outre.

Il y a tant de voyageurs qui ont écrit l’histoire de leurs voyages et de leurs expéditions dans ces parages, qu’il serait pour tout le monde assez insipide de donner une longue relation des lieux où nous allâmes et des peuples qui les habitent. Je laisse cette besogne à d’autres, et je renvoie le lecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont beaucoup sont déjà publiés et beaucoup plus encore sont promis chaque jour. C’est assez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d’abord à Achem, dans l’île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmes quelques-unes de nos marchandises contre de l’opium et de l’arack ; le premier est un article d’un grand prix chez les Chinois, et dont ils avaient faute à cette époque. En un mot nous allâmes jusqu’à Sung-Kiang ; nous fîmes un très-grand voyage ; nous demeurâmes huit mois dehors, et nous retournâmes au Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait de mon entreprise. — J’ai remarqué qu’en Angleterre souvent on s’étonne de ce que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et les négociants qui généralement s’y établissent, amassent de si grands biens et quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix, cent mille livres sterling.

Mais ce n’est pas merveilleux, ou du moins cela s’explique quand on considère le nombre innombrable de ports et de comptoirs où le commerce est libre, et surtout quand on songe que, dans touts ces lieux, ces ports fréquentés par les navires anglais, il se fait constamment des demandes si considérables de touts les produits étrangers, que les marchandises qu’on y porte y sont toujours d’une aussi bonne défaite que celles qu’on en exporte.

Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et je gagnai tant d’argent dans cette première expédition, et j’acquis de telles notions sur la manière d’en gagner davantage, que si j’eusse été de vingt ans plus jeune, j’aurais été tenté de me fixer en ce pays, et n’aurais pas cherché fortune plus loin. Mais qu’était tout ceci pour un homme qui avait passé la soixantaine, pour un homme bien assez riche, venu dans ces climats lointains plutôt pour obéir à un désir impatient de voir le monde qu’au désir cupide d’y faire grand gain ? Et c’est vraiment à bon droit, je pense, que j’appelle ce désir impatient ; car c’en était là : quand j’étais chez moi j’étais impatient de courir, et quand j’étais à l’étranger j’étais impatient de revenir chez moi. Je le répète, que m’importait ce gain ? Déjà bien assez riche, je n’avais nul désir importun d’accroître mes richesses ; et c’est pourquoi les profits de ce voyage me furent choses trop inférieures pour me pousser à de nouvelles entreprises. Il me semblait que dans cette expédition je n’avais fait aucun lucre, parce que j’étais revenu au lieu d’où j’étais parti, à la maison, en quelque sorte ; d’autant que mon œil, comme l’œil dont parle Salomon, n’était jamais rassasié, et que je me sentais de plus en plus désireux de courir et de voir. J’étais venu dans une partie du monde que je n’avais jamais visitée, celle dont plus particulièrement j’avais beaucoup entendu parler, et j’étais résolu à la parcourir autant que possible : après quoi, pensais-je, je pourrais dire que j’avais vu tout ce qui au monde est digne d’être vu.

Mais mon compagnon de voyage et moi nous avions une idée différente. Je ne dis pas cela pour insister sur la mienne, car je reconnais que la sienne était la plus juste et la plus conforme au but d’un négociant, dont toute la sagesse, lorsqu’il est au dehors en opération commerciale, se résume en cela, que pour lui la chose la meilleure est celle qui peut lui faire gagner le plus d’argent. Mon nouvel ami s’en tenait au positif, et se serait contenté d’aller, comme un cheval de roulier, toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu, selon sa propre expression, qu’il y pût trouver son compte. Mon idée, au contraire, tout vieux que j’étais, ressemblait fort à celle d’un écolier fantasque et buissonnier qui ne se soucie point devoir une chose deux fois.

Or ce n’était pas tout. J’avais une sorte d’impatience de me rapprocher de chez moi, et cependant pas la moindre résolution arrêtée sur la route à prendre. Durant cette indétermination, mon ami, qui était toujours à la recherche des affaires, me proposa un autre voyage aux îles des Épices pour rapporter une cargaison de clous de girofle de Manille ou des environs, lieux où vraiment les Hollandais font tout le commerce, bien qu’ils appartiennent en partie aux Espagnols. Toutefois nous ne poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement à quelques autres places où ils n’ont pas un pouvoir absolu comme ils l’ont à Batavia, Ceylan et cætera. Nous n’avions pas été longs à nous préparer pour cette expédition : la difficulté principale avait été de m’y engager. Cependant à la fin rien autre ne s’étant offert et trouvant qu’après tout rouler et trafiquer avec un profit si grand, et je puis bien dire certain, était chose plus agréable en soi et plus conforme à mon humeur que de rester inactif, ce qui pour moi était une mort, je m’étais déterminé à ce voyage. Nous le fîmes avec un grand succès, et, touchant à Bornéo et à plusieurs autres îles dont je ne puis me remémorer le nom, nous revînmes au bout de cinq mois environ. Nous vendîmes nos épices, qui consistaient principalement en clous de girofle et en noix muscades, à des négociants persans, qui les expédièrent pour le Golfe ; nous gagnâmes cinq pour un, nous eûmes réellement un bénéfice énorme.

Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, me regarda en souriant : — Eh bien maintenant, me dit-il, insultant aimablement à ma nonchalance ; ceci ne vaut-il pas mieux que de trôler çà et là comme un homme désœuvré, et de perdre notre temps à nous ébahir de la sottise et de l’ignorance des payens ? — « Vraiment, mon ami, répondis-je, je le crois et commence à me convertir aux principes du négoce ; mais souffrez que je vous le dise en passant, vous ne savez ce dont je suis capable ; car si une bonne fois je surmonte mon indolence, et m’embarque résolument, tout vieux que je suis, je vous harasserai de côté et d’autre par le monde jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus ; car je prendrai si chaudement l’affaire, que je ne vous laisserai point de répit.

Or pour couper court à mes spéculations, peu de temps après ceci arriva un bâtiment hollandais venant de Batavia ; ce n’était pas un navire marchand européen, mais un caboteur, du port d’environ de cents tonneaux. L’équipage, prétendait-on, avait été si malade, que le capitaine, n’ayant pas assez de monde pour tenir la mer, s’était vu forcé de relâcher au Bengale ; et comme s’il eût assez gagné d’argent, ou qu’il souhaitât pour d’autres raisons d’aller en Europe, il fit annoncer publiquement qu’il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me vint aux oreilles avant que mon nouveau partner n’en eût ouï parler, et il me prit grandement envie de faire cette acquisition. J’allai donc le trouver et je lui en touchai quelques mots. Il réfléchit un instant, car il n’était pas homme à s’empresser ; puis, après cette pause, il répondit : — « Il est un peu trop gros ; mais cependant ayons-le. » — En conséquence, tombant d’accord avec le capitaine, nous achetâmes ce navire, le payâmes et en prîmes possession. Ceci fait, nous résolûmes d’embaucher les gens de l’équipage pour les joindre aux hommes que nous avions déjà et poursuivre notre affaire. Mais tout-à-coup, ayant reçu non leurs gages, mais leurs parts de l’argent, comme nous l’apprîmes plus tard, il ne fut plus possible d’en retrouver un seul. Nous nous enquîmes d’eux partout, et à la fin nous apprîmes qu’ils étaient partis touts ensemble par terre pour Agra, la grande cité, résidence du Mogol, à dessein de se rendre de là à Surate, puis de gagner par mer le golfe Persique.

Rien depuis long-temps ne m’avait autant chagriné que d’avoir manqué l’occasion de partir avec eux. Un tel pélerinage, m’imaginais-je, eût été pour moi en pareille compagnie, tout à la fois agréable et sûr, et aurait complètement cadré avec mon grand projet : j’aurais vu le monde et en même temps je me serais rapproché de ma patrie. Mais je fus beaucoup moins inconsolable peu de jours après quand je vins à savoir quelle sorte de compagnons c’étaient, car, en peu de mots, voici leur histoire. L’homme qu’ils appelaient capitaine n’était que le canonnier et non le commandant. Dans le cours d’un voyage commercial ils avaient été attaqués sur le rivage par quelques Malais, qui tuèrent le capitaine et trois de ses hommes. Après cette perte nos drôles au nombre de onze, avaient résolu de s’enfuir avec le bâtiment, ce qu’ils avaient fait, et l’avaient amené dans le golfe du Bengale, abandonnant à terre le lieutenant et cinq matelots, dont nous aurons des nouvelles plus loin.

N’importe par quelle voie ce navire leur était tombé entre les mains, nous l’avions acquis honnêtement, pensions-nous, quoique, je l’avoue, nous n’eussions pas examiné la chose aussi exactement que nous le devions ; car nous n’avions fait aucune question aux matelots, qui, si nous les avions sondés, se seraient assurément coupés dans leurs récits, se seraient démentis réciproquement, peut-être contredits eux-mêmes : et d’une manière ou d’une autre nous auraient donné lieu de les suspecter. L’homme nous avait montré un contrat de vente du navire à un certain Emmanuel Clostershoven ou quelque nom semblable, forgé comme tout le reste je suppose, qui soi-disant était le sien, ce que nous n’avions pu mettre en doute ; et, un peu trop inconsidérément ou du moins n’ayant aucun soupçon de la chose, nous avions conclu le marché.

Quoi qu’il en fût, après cet achat nous enrôlâmes des marins anglais et hollandais, et nous nous déterminâmes à faire un second voyage dans le Sud-Est pour aller chercher des clous de girofle et autres épices aux îles Philippines et aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir de bagatelles cette partie de mon histoire, quand la suite en est si remarquable, je passai en tout six ans dans ces contrées, allant et revenant et trafiquant de port en port avec beaucoup de succès. La dernière année j’entrepris avec mon partner, sur le vaisseau ci-dessus mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étions d’aller d’abord à Siam pour y acheter du riz.

Dans cette expédition, contrariés par les vents, nous fûmes obligés de louvoyer long-temps çà et là dans le détroit de Malacca et parmi les îles, et comme nous sortions de ces mers difficiles nous nous apperçûmes que le navire avait fait une voie d’eau : malgré toute notre habileté nous ne pouvions découvrir où elle était. Cette avarie nous força de chercher quelque part, et mon partner, qui connaissait le pays mieux que moi, conseilla au capitaine d’entrer dans la rivière de Camboge, car j’avais fait capitaine le lieutenant anglais, un M. Thompson, ne voulant point me charger du commandement du navire. Cette rivière coule au nord de la grande baie ou golfe qui remonte jusqu’à Siam.