Robinson Crusoé (Borel)/52

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 409-416).

Reprise du Navire.



éanmoins, pour plus de sûreté, je le priai de retourner vers eux, d’en choisir cinq, et de leur dire, pour leur donner à penser qu’on n’avait pas besoin d’hommes, qu’il n’en prenait que cinq pour l’aider, et que les deux autres et les trois qui avaient été envoyés prisonniers au château, — ma caverne, — le gouverneur voulait les garder comme otages, pour répondre de la fidélité de ces cinq ; et que, s’ils se montraient perfides dans l’exécution, les cinq otages seraient tout vifs accrochés à un gibet sur le rivage.

Ceci parut sévère, et les convainquit que c’était chose sérieuse que le gouverneur. Toutefois ils ne pouvaient qu’accepter, et ce fut alors autant l’affaire des prisonniers que celle du capitaine d’engager les cinq autres à faire leur devoir.

Voici quel était l’état de nos forces pour l’expédition : 1o le capitaine, son second et le passager ; 2o les deux prisonniers de la première escouade, auxquels, sur les renseignements du capitaine, j’avais donné la liberté et confié des armes ; 3o les deux autres, que j’avais tenus jusqu’alors garrottés dans ma tonnelle, et que je venais de relâcher, à la sollicitation du capitaine ; 4o les cinq élargis en dernier : ils étaient donc douze en tout, outre les cinq que nous tenions prisonniers dans la caverne comme otages.

Je demandai au capitaine s’il voulait avec ce monde risquer l’abordage du navire. Quant à moi et mon serviteur Vendredi, je ne pensai pas qu’il fût convenable que nous nous éloignassions, ayant derrière nous sept hommes captifs. C’était bien assez de besogne pour nous que de les garder à l’écart, et de les fournir de vivres.

Quant aux cinq de la caverne, je résolus de les tenir séquestrés ; mais Vendredi allait deux fois par jour pour leur donner le nécessaire. J’employais les deux autres à porter les provisions à une certaine distance, où Vendredi devait les prendre.

Lorsque je me montrai aux deux premiers otages, ce fut avec le capitaine, qui leur dit que j’étais la personne que le gouverneur avait désignée pour veiller sur eux ; que le bon plaisir du gouverneur était qu’ils n’allassent nulle part sans mon autorisation ; et que, s’ils le faisaient, ils seraient transférés au château et mis aux fers. Ne leur ayant jamais permis de me voir comme gouverneur, je jouais donc pour lors un autre personnage, et leur parlais du gouverneur, de la garnison, du château et autres choses semblables, en toute occasion.

Le capitaine n’avait plus d’autre difficulté devant lui que de gréer les deux chaloupes, de reboucher celle défoncée, et de les équiper. Il fit son passager, capitaine de l’une avec quatre hommes, et lui-même, son second et cinq matelots montèrent dans l’autre. Ils concertèrent très-bien leurs plans, car ils arrivèrent au navire vers le milieu de la nuit. Aussitôt qu’ils en furent à portée de la voix, le capitaine ordonna à Robinson de héler et de leur dire qu’ils ramenaient les hommes et la chaloupe, mais qu’ils avaient été bien long-temps avant de les trouver, et autres choses semblables. Il jasa avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent accosté le vaisseau. Alors le capitaine et son second, avec leurs armes, se jetant les premiers à bord, assommèrent sur-le-champ à coups de crosse de mousquet le bosseman et le charpentier ; et, fidèlement secondés par leur monde, ils s’assuraient de touts ceux qui étaient sur le pont et le gaillard d’arrière, et commençaient à fermer les écoutilles pour empêcher de monter ceux qui étaient en bas, quand les gens de l’autre embarcation, abordant par les porte-haubans de misaine, s’emparèrent du gaillard d’avant et de l’écoutillon qui descendait à la cuisine, où trois hommes qui s’y trouvaient furent faits prisonniers.

Ceci fait, tout étant en sûreté sur le pont, le capitaine ordonna à son second de forcer avec trois hommes la chambre du Conseil, où était posté le nouveau capitaine rebelle, qui, ayant eu quelque alerte, était monté et avait pris les armes avec deux matelots et un mouce. Quand le second eut effondré la porte avec une pince, le nouveau capitaine et ses hommes firent hardiment feu sur eux. Une balle de mousquet atteignit le second et lui cassa le bras, deux autres matelots furent aussi blessés, mais personne ne fut tué.

Le second, appelant à son aide, se précipita cependant, tout blessé qu’il était, dans la chambre du Conseil, et déchargea son pistolet à travers la tête du nouveau capitaine. Les balles entrèrent par la bouche, ressortirent derrière l’oreille et le firent taire à jamais. Là-dessus le reste se rendit, et le navire fut réellement repris sans qu’aucun autre perdît la vie.

Aussitôt que le bâtiment fut ainsi recouvré, le capitaine ordonna de tirer sept coups de canon, signal dont il était convenu avec moi pour me donner avis de son succès. Je vous laisse à penser si je fus aise de les entendre, ayant veillé tout exprès sur le rivage jusqu’à près de deux heures du matin.

Après avoir parfaitement entendu le signal, je me couchai ; et, comme cette journée avait été pour moi très-fatigante, je dormis profondément jusqu’à ce que je fus réveillé en sursaut par un coup de canon. Je me levai sur-le-champ, et j’entendis quelqu’un m’appeler : — « Gouverneur, gouverneur ! » — Je reconnus de suite la voix du capitaine, et je grimpai sur le haut du rocher où il était monté. Il me reçut dans ses bras, et, me montrant du doigt le bâtiment : — « Mon cher ami et libérateur, me dit-il, voilà votre navire ; car il est tout à vous, ainsi que nous et tout ce qui lui appartient. » Je jetai les yeux sur le vaisseau. Il était mouillé à un peu plus d’un demi-mille du rivage ; car ils avaient appareillé dès qu’ils en avaient été maîtres ; et, comme il faisait beau, ils étaient venus jeter l’ancre à l’embouchure de la petite crique ; puis, à la faveur de la marée haute, le capitaine amenant la pinace près de l’endroit où j’avais autrefois abordé avec mes radeaux, il avait débarqué juste à ma porte.

Je fus d’abord sur le point de m’évanouir de surprise ; car je voyais positivement ma délivrance dans mes mains, toutes choses faciles, et un grand bâtiment prêt à me transporter s’il me plaisait de partir. Pendant quelque temps je fus incapable de répondre un seul mot ; mais, comme le capitaine m’avait pris dans ses bras, je m’appuyai fortement sur lui, sans quoi je serais tombé par terre.

Il s’apperçut de ma défaillance, et, tirant vite une bouteille de sa poche, me fit boire un trait d’une liqueur cordiale qu’il avait apportée exprès pour moi. Après avoir bu, je m’assis à terre ; et, quoique cela m’eût rappelé à moi-même, je fus encore long-temps sans pouvoir lui dire un mot.

Cependant le pauvre homme était dans un aussi grand ravissement que moi, seulement il n’était pas comme moi sous le coup de la surprise. Il me disait mille bonnes et tendres choses pour me calmer et rappeler mes sens. Mais il y avait un tel gonflement de joie dans ma poitrine, que mes esprits étaient plongés dans la confusion ; enfin il débonda par des larmes, et peu après je recouvrai la parole.

Alors je l’étreignis à mon tour, je l’embrassai comme mon libérateur, et nous nous abandonnâmes à la joie. Je lui dis que je le regardais comme un homme envoyé par le Ciel pour me délivrer ; que toute cette affaire me semblait un enchaînement de prodiges ; que de telles choses étaient pour nous un témoignage que la main cachée d’une Providence gouverne l’univers et une preuve évidente que l’œil d’une puissance infinie sait pénétrer dans les coins les plus reculés du monde et envoyer aide aux malheureux toutes fois et quantes qu’il lui plaît.

Je n’oubliai pas d’élever au Ciel mon cœur reconnaissant. Et quel cœur aurait pu se défendre de le bénir, Celui qui non-seulement avait d’une façon miraculeuse pourvu aux besoins d’un homme dans un semblable désert et dans un pareil abandon, mais de qui, il faut incessamment le reconnaître, toute délivrance procède !

Quand nous eûmes jasé quelque temps, le capitaine me dit qu’il m’avait apporté tels petits rafraîchissements que pouvait fournir le bâtiment, et que les misérables qui en avaient été si long-temps maîtres n’avaient pas gaspillés. Sur ce il appela les gens de la pinace et leur ordonna d’apporter à terre les choses destinées au gouverneur. C’était réellement un présent comme pour quelqu’un qui n’eût pas dû s’en aller avec eux, comme si j’eusse dû toujours demeurer dans l’île, et comme s’ils eussent dû partir sans moi.

Premièrement il m’avait apporté un coffret à flacons plein d’excellentes eaux cordiales, six grandes bouteilles de vin de Madère, de la contenance de deux quartes, deux livres de très-bon tabac, douze grosses pièces de bœuf salé et six pièces de porc, avec un sac de pois et environ cent livres de biscuit.

Il m’apporta aussi une caisse de sucre, une caisse de fleur de farine, un sac plein de citrons, deux bouteilles de jus de limon et une foule d’autres choses. Outre cela, et ce qui m’était mille fois plus utile, il ajouta six chemises toutes neuves, six cravates fort bonnes, deux paires de gants, une paire de souliers, un chapeau, une paire de bas, et un très-bon habillement complet qu’il n’avait que très-peu porté. En un mot, il m’équipa des pieds à la tête.

Comme on l’imagine, c’était un bien doux et bien agréable présent pour quelqu’un dans ma situation. Mais jamais costume au monde ne fut aussi déplaisant, aussi étrange, aussi incommode que le furent pour moi ces habits les premières fois que je m’en affublai.

Après ces cérémonies, et quand toutes ces bonnes choses furent transportées dans mon petit logement, nous commençâmes à nous consulter sur ce que nous avions à faire de nos prisonniers ; car il était important de considérer si nous pouvions ou non risquer de les prendre avec nous, surtout les deux d’entre eux que nous savions être incorrigibles et intraitables au dernier degré. Le capitaine me dit qu’il les connaissait pour des vauriens tels qu’il n’y avait pas à les domter, et que s’il les emmenait, ce ne pourrait être que dans les fers, comme des malfaiteurs, afin de les livrer aux mains de la justice à la première colonie anglaise qu’il atteindrait. Je m’apperçus que le capitaine lui-même en était fort chagrin.

Aussi lui dis-je que, s’il le souhaitait, j’entreprendrais d’amener les deux hommes en question à demander eux-mêmes d’être laissés dans l’île. — « J’en serais aise, répondit-il, de tout mon cœur. »

— « Bien, je vais les envoyer chercher, et leur parler de votre part. » — Je commandai donc à Vendredi et aux deux otages, qui pour lors étaient libérés, leurs camarades ayant accompli leur promesse, je leur ordonnai donc, dis-je, d’aller à la caverne, d’emmener les cinq prisonniers, garrottés comme ils étaient, à ma tonnelle, et de les y garder jusqu’à ce que je vinsse.

Quelque temps après je m’y rendis vêtu de mon nouveau costume, et je fus alors derechef appelé gouverneur. Touts étant réunis, et le capitaine m’accompagnant, je fis amener les prisonniers devant moi, et je leur dis que j’étais parfaitement instruit de leur infâme conduite envers le capitaine, et de leur projet de faire la course avec le navire et d’exercer le brigandage ; mais que la Providence les avait enlacés dans leurs propres piéges, et qu’ils étaient tombés dans la fosse qu’ils avaient creusée pour d’autres.

Je leur annonçai que, par mes instructions, le navire avait été recouvré, qu’il était pour lors dans la rade, et que tout-à-l’heure ils verraient que leur nouveau capitaine avait reçu le prix de sa trahison, car ils le verraient pendu au bout d’une vergue.