Robinson Crusoé (Borel)/97

La bibliothèque libre.
Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 345-352).

Affaire des Cinq chaloupes.



our compléter leur désastre notre canonnier leur envoya deux autres coups ; nous ne sûmes où ils frappèrent, mais nous vîmes la chaloupe qui coulait bas. Déjà plusieurs hommes luttaient avec les flots. — Sur-le-champ je fis mettre à la mer et garnir de monde notre pinace, avec ordre de repêcher quelques-uns de nos ennemis s’il était possible, et de les amener de suite à bord, parce que les autres chaloupes commençaient à s’approcher. Nos gens de la pinace obéirent et recueillirent trois pauvres diables, dont l’un était sur le point de se noyer : nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui. Aussitôt qu’ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voiles dehors pour courir au large, et quand les trois autres chaloupes eurent rejoint les deux premières, nous vîmes qu’elles avaient levé la chasse.

Ainsi délivré d’un danger qui, bien que j’en ignorasse la cause, me semblait beaucoup plus grand que je ne l’avais appréhendé, je fis changer de route pour ne point donner à connaître où nous allions. Nous mîmes donc le cap à l’Est, entièrement hors de la ligne suivie par les navires européens chargée pour la Chine ou même tout autre lieu en relation commerciale avec les nations de l’Europe.

Quand nous fûmes au large nous consultâmes avec les deux marins, et nous leur demandâmes d’abord ce que tout cela pouvait signifier. Le Hollandais nous mit tout d’un coup dans le secret, en nous déclarant que le drille qui nous avait vendu le navire, comme on sait, n’était rien moins qu’un voleur qui s’était enfui avec. Alors il nous raconta comment le capitaine, dont il nous dit le nom que je ne puis me remémorer aujourd’hui, avait été traîtreusement massacré par les naturels sur la côte de Malacca, avec trois de ses hommes, et comment lui, ce Hollandais, et quatre autres s’étaient réfugiés dans les bois, où ils avaient erré bien long-temps, et d’où lui seul enfin s’était échappé d’une façon miraculeuse en atteignant à la nage un navire hollandais, qui, naviguant près de la côte en revenant de Chine, avait envoyé sa chaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné n’avait pas osé descendre sur le rivage où était l’embarcation ; mais, dans la nuit, ayant gagné l’eau un peu au-delà, après avoir nagé fort long-temps, à la fin il avait été recueilli par la chaloupe du navire.

Il nous dit ensuite qu’il était allé à Batavia, où ayant abandonné les autres dans leur voyage, deux marins appartenant à ce navire étaient arrivés ; il nous conta que le drôle qui s’était enfui avec le bâtiment l’avait vendu au Bengale à un ramassis de pirates qui, partis en course, avaient déjà pris un navire anglais et deux hollandais très-richement chargés.

Cette dernière allégation nous concernait directement ; et quoiqu’il fût patent qu’elle était fausse, cependant, comme mon partner le disait très-bien, si nous étions tombés entre leurs mains, ces gens avaient contre nous une prévention telle, que c’eût été en vain que nous nous serions défendus, ou que de leur part nous aurions espéré quartier. Nos accusateurs auraient été nos juges : nous n’aurions rien eu à en attendre que ce que la rage peut dicter et que peut exécuter une colère aveugle. Aussi l’opinion de mon partner fut-elle de retourner en droiture au Bengale, d’où nous venions, sans relâcher à aucun port, parce que là nous pourrions nous justifier, nous pourrions prouver où nous nous trouvions quand le navire était arrivé, à qui nous l’avions acheté, et surtout, s’il advenait que nous fussions dans la nécessité de porter l’affaire devant nos juges naturels, parce que nous pourrions être sûrs d’obtenir quelque justice et de ne pas être pendus d’abord et jugés après.

Je fus quelque temps de l’avis de mon partner ; mais après y avoir songé un peu plus sérieusement : — « Il me semble bien dangereux pour nous, lui dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d’autant que nous sommes en deçà du détroit de Malacca. Si l’alarme a été donnée nous pouvons avoir la certitude d’y être guettés par les Hollandais de Batavia et par les Anglais ; et si nous étions en quelque sorte pris en fuite, par là nous nous condamnerions nous-mêmes : il n’en faudrait pas davantage pour nous perdre. — Je demandai au marin anglais son sentiment. Il répondit qu’il partageait le mien et que nous serions immanquablement pris.

Ce danger déconcerta un peu et mon partner et l’équipage. Nous déterminâmes immédiatement d’aller à la côte de Ton-Kin, puis à la Chine, et là, tout en poursuivant notre premier projet, nos opérations commerciales, de chercher d’une manière ou d’une autre à nous défaire de notre navire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays que nous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme aux plus sages, et en conséquence nous gouvernâmes Nord-Nord-Est, nous tenant à plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire vers l’Est.

Ce parti pourtant ne laissa pas d’avoir ses inconvénients ; les vents, quand nous fûmes à cette distance de la terre, semblèrent nous être plus constamment contraires, les moussons, comme on les appelle, soufflant Est et Est-Nord-Est ; de sorte que, tout mal pourvu de vivres que nous étions pour un long trajet, nous avions la perspective d’une traversée laborieuse ; et ce qui était encore pire, nous avions à redouter que les navires anglais et hollandais dont les chaloupes nous avaient donné la chasse, et dont quelques-uns étaient destinés pour ces parages, n’arrivassent avant nous, ou que quelque autre navire chargé pour la Chine, informé de nous par eux, ne nous poursuivît avec la même vigueur.

Il faut que je l’avoue, je n’étais pas alors à mon aise, et je m’estimais, depuis que j’avais échappé aux chaloupes dans la plus dangereuse position où je me fusse trouvé de ma vie ; en quelque mauvaise passe que j’eusse été, je ne m’étais jamais vu jusque-là poursuivi comme un voleur ; je n’avais non plus jamais rien fait qui blessât la délicatesse et la loyauté, encore moins qui fût contraire à l’honneur. J’avais été surtout mon propre ennemi, je n’avais été même, je puis bien le dire, hostile à personne autre qu’à moi. Pourtant je me voyais empêtré dans la plus méchante affaire imaginable ; car bien que je fusse parfaitement innocent, je n’étais pas à même de prouver mon innocence ; pourtant, si j’étais pris, je me voyais prévenu d’un crime de la pire espèce, au moins considéré comme tel par les gens auxquels j’avais à faire.

Je n’avais qu’une idée : chercher notre salut ; mais comment ? mais dans quel port, dans quel lieu ? Je ne savais. — Mon partner, qui d’abord avait été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se prit à relever mon courage ; et après m’avoir fait la description des différents ports de cette côte, il me dit qu’il était d’avis de relâcher à la Cochinchine ou à la baie de Ton-Kin, pour gagner ensuite Macao, ville appartenant autrefois aux Portugais, où résident encore beaucoup de familles européennes, et où se rendent d’ordinaire les missionnaires, dans le dessein de pénétrer en Chine.

Nous nous rangeâmes à cet avis, et en conséquence, après une traversée lente et irrégulière, durant laquelle nous souffrîmes beaucoup, faute de provisions, nous arrivâmes en vue de la côte de très-grand matin, et faisant réflexion aux circonstances passées et au danger imminent auquel nous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petite rivière, ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nous ne pourrions pas, soit par terre, soit avec la pinace du navire, reconnaître quels bâtiments se trouvaient dans les ports d’alentour. Nous dûmes vraiment notre salut à cette heureuse précaution ; car si tout d’abord aucun navire européen ne s’offrit à nos regards dans la baie de Ton-Kin, le lendemain matin il y arriva deux vaisseaux hollandais, et un troisième sans pavillon déployé, mais que nous crûmes appartenir à la même nation, passa environ à deux lieues au large, faisant voile pour la côte de Chine. Dans l’après-midi nous apperçûmes deux bâtiments anglais, tenant la même route. Ainsi nous pensâmes nous voir environnés d’ennemis de touts côtés. Le pays où nous faisions station était sauvage et barbare, les naturels voleurs par vocation ou par profession ; et bien qu’avec eux nous n’eussions guère commerce, et qu’excepté pour nous procurer des vivres nous évitassions d’avoir à faire à eux, ce ne fut pourtant qu’à grande peine que nous pûmes nous garder de leurs insultes plusieurs fois.

La petite rivière où nous étions n’est distante que de quelques lieues des dernières limites septentrionales de ce pays. Avec notre embarcation nous côtoyâmes au Nord-Est jusqu’à la pointe de terre qui ouvre la grande baie de Ton-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance que nous découvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étions environnés. Les naturels chez lesquels nous étions sont les plus barbares de touts les habitants de cette côte ; ils n’ont commerce avec aucune autre nation, et vivent seulement de poisson, d’huile, et autres grossiers aliments. Une preuve évidente de leur barbarie toute particulière, c’est la coutume qu’ils ont, lorsqu’un navire a le malheur de naufrager sur leur côte, de faire l’équipage prisonnier, c’est-à-dire esclave ; et nous ne tardâmes pas à voir un échantillon de leur bonté en ce genre à l’occasion suivante :

J’ai consigné ci-dessus que notre navire avait fait une voie d’eau en mer, et que nous n’avions pu le découvrir. Bien qu’à la fin elle eût été bouchée aussi inopinément qu’heureusement dans l’instant même où nous allions être capturés par les chaloupes hollandaises et anglaises proche la baie de Siam, cependant comme nous ne trouvions pas le bâtiment en aussi bon point que nous l’aurions désiré, nous résolûmes, tandis que nous étions en cet endroit, de l’échouer au rivage après avoir retiré le peu de choses lourdes que nous avions à bord, pour nettoyer et réparer la carène, et, s’il était possible, trouver où s’était fait le déchirement.

En conséquence, ayant allégé le bâtiment et mis touts les canons et les autres objets mobiles d’un seul côté, nous fîmes de notre mieux pour le mettre à la bande, afin de parvenir jusqu’à la quille ; car, toute réflexion faite, nous ne nous étions pas souciés de l’échouer à sec : nous n’avions pu trouver une place convenable pour cela.

Les habitants, qui n’avaient jamais assisté à un pareil spectacle, descendirent émerveillés au rivage pour nous regarder ; et voyant le vaisseau ainsi abattu, incliné vers la rive, et ne découvrant point nos hommes qui, de l’autre côté, sur des échafaudages et dans les embarcations travaillaient à la carène, ils s’imaginèrent qu’il avait fait naufrage et se trouvait profondément engravé.

Dans cette supposition, au bout de deux ou trois heures et avec dix ou douze grandes barques qui contenaient les unes huit, les autres dix hommes, ils se réunirent près de nous, se promettant sans doute de venir à bord, de piller le navire, et, s’ils nous y trouvaient, de nous mener comme esclaves à leur Roi ou Capitaine, car nous ne sûmes point qui les gouvernait.

Quand ils s’approchèrent du bâtiment et commencèrent de ramer à l’entour, ils nous apperçurent touts fort embesognés après la carène, nettoyant, calfatant et donnant le suif, comme tout marin sait que cela se pratique.

Ils s’arrêtèrent quelque temps à nous contempler. Dans notre surprise nous ne pouvions concevoir quel était leur dessein ; mais, à tout évènement, profitant de ce loisir, nous fîmes entrer quelques-uns des nôtres dans le navire, et passer des armes et des munitions à ceux qui travaillaient, afin qu’ils pussent se défendre au besoin. Et ce ne fut pas hors de propos ; car après tout au plus un quart d’heure de délibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellement naufragé, que nous étions à l’œuvre pour essayer de le sauver et de nous sauver nous-mêmes à l’aide de nos embarcations, et, quand on transporta nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage de nos marchandises, ils posèrent en fait que nous leur étions échus et s’avancèrent droit sur nous, comme en ligne de bataille.