Rodogune princesse des Parthes/Acte IV

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Rodogune princesse des Parthes
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 476-491).
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ACTE IV.


Scène première.

ANTIOCHUS, RODOGUNE.
RODOGUNE.

Prince, qu’ai-je entendu ? parce que je soupire,
Vous présumez que j’aime, et vous m’osez le dire !
Est-ce un frère, est-ce vous dont la témérité[1]
S’imagine…

ANTIOCHUS.

S’imagine…Apaisez ce courage irrité,
1135Princesse ; aucun de nous ne seroit téméraire
Jusqu’à s’imaginer qu’il eût l’heur de vous plaire :
Je vois votre mérite et le peu que je vaux,
Et ce rival si cher connoît mieux ses défauts.
Mais si tantôt ce cœur parloit par votre bouche,
1140Il veut que nous croyions qu’un peu d’amour le touche,
Et qu’il daigne écouter quelques-uns de nos vœux,
Puisqu’il tient à bonheur d’être à l’un de nous deux.
Si c’est présomption de croire ce miracle,
C’est une impiété de douter de l’oracle,
1145Et mériter les maux où vous nous condamnez,
Qu’éteindre un bel espoir que vous nous ordonnez.
Princesse, au nom des Dieux, au nom de cette flamme…

RODOGUNE.

Un mot ne fait pas voir jusques au fond d’une âme ;
Et votre espoir trop prompt prend trop de vanité
1150Des termes obligeants de ma civilité.
Je l’ai dit, il est vrai ; mais, quoi qu’il en puisse être,
Méritez cet amour que vous voulez connoître.
Lorsque j’ai soupiré, ce n’étoit pas pour vous ;
J’ai donné ces soupirs aux mânes d’un époux[2] ;
1155Et ce sont les effets du souvenir fidèle
Que sa mort à toute heure en mon âme rappelle.
Princes, soyez ses fils, et prenez son parti.

ANTIOCHUS.

Recevez donc son cœur en nous deux réparti ;
Ce cœur qu’un saint amour rangea sous votre empire,
1160Ce cœur pour qui le vôtre à tous moments soupire,
Ce cœur, en vous aimant indignement percé,
Reprend pour vous aimer le sang qu’il a versé ;
Il le reprend en nous, il revit, il vous aime,
Et montre, en vous aimant, qu’il est encor le même.
1165Ah ! Princesse, en l’état où le sort nous a mis,
Pouvons-nous mieux montrer que nous sommes ses fils ?

RODOGUNE.

Si c’est son cœur en vous qui revit et qui m’aime,
Faites ce qu’il feroit s’il vivoit en lui-même ;
À ce cœur qu’il vous laisse osez prêter un bras :
1170Pouvez-vous le porter et ne l’écouter pas ?
S’il vous explique mal ce qu’il en doit attendre,
Il emprunte ma voix pour se mieux faire entendre[3],
Une seconde fois il vous le dit par moi :
Prince, il faut le venger.

ANTIOCHUS.

Prince, il faut le venger.J’accepte cette loi.
Nommez les assassins, et j’y cours.

RODOGUNE.

1175Nommez les assassins, et j’y cours.Quel mystère
Vous fait, en l’acceptant, méconnoître une mère ?

ANTIOCHUS.

Ah ! si vous ne voulez voir finir nos destins,
Nommez d’autres vengeurs ou d’autres assassins.

RODOGUNE.

Ah ! je vois trop régner son parti dans votre âme :
Prince, vous le prenez.

ANTIOCHUS.

1180Prince, vous le prenez.Oui, je le prends, Madame,
Et j’apporte à vos pieds le plus pur de son sang,
Que la nature enferme en ce malheureux flanc.
Satisfaites vous-même à cette voix secrète
Dont la vôtre envers nous daigne être l’interprète[4] ;
1185Exécutez son ordre, et hâtez-vous sur moi
De punir une reine et de venger un roi ;
Mais quitte par ma mort d’un devoir si sévère,
Écoutez-en un autre en faveur de mon frère.
De deux princes unis à soupirer pour vous
1190Prenez l’un pour victime et l’autre pour époux ;
Punissez un des fils des crimes de la mère,
Mais payez l’autre aussi des services du père,
Et laissez un exemple à la postérité

Et de rigueur entière et d’entière équité[5].
1195Quoi ? n’écouterez-vous ni l’amour ni la haine ?
Ne pourrai-je obtenir ni salaire ni peine ?
Ce cœur qui vous adore et que vous dédaignez…

RODOGUNE.

Hélas ! Prince.

ANTIOCHUS.

Hélas ! Prince.Est-ce encor le Roi que vous plaignez[6] ?
Ce soupir ne va-t-il que vers l’ombre d’un père ?

RODOGUNE.

1200Allez, ou pour le moins rappelez votre frère :
Le combat pour mon âme étoit moins dangereux
Lorsque je vous avois à combattre tous deux :
Vous êtes plus fort seul que vous n’étiez ensemble ;
Je vous bravois tantôt, et maintenant je tremble.
1205J’aime ; n’abusez pas, Prince, de mon secret :
Au milieu de ma haine il m’échappe à regret ;
Mais enfin il m’échappe, et cette retenue
Ne peut plus soutenir l’effort de votre vue :
Oui, j’aime un de vous deux malgré ce grand courroux,
1210Et ce dernier soupir dit assez que c’est vous.
Un rigoureux devoir à cet amour s’oppose[7].
Ne m’en accusez point, vous en êtes la cause ;
Vous l’avez fait renaître en me pressant d’un choix
Qui rompt de vos traités les favorables lois.
1215D’un père mort pour moi voyez le sort étrange :
Si vous me laissez libre, il faut que je le venge ;
Et mes feux dans mon âme ont beau s’en mutiner,
Ce n’est qu’à ce prix seul que je puis me donner[8] :

Mais ce n’est pas de vous qu’il faut que je l’attende :
1220Votre refus est juste autant que ma demande :
À force de respect votre amour s’est trahi.
Je voudrois vous haïr s’il m’avoit obéi ;
Et je n’estime pas l’honneur d’une vengeance
Jusqu’à vouloir d’un crime être la récompense.
1225Rentrons donc sous les lois que m’impose la paix,
Puisque m’en affranchir c’est vous perdre à jamais.
Prince, en votre faveur je ne puis davantage :
L’orgueil de ma naissance enfle encor mon courage,
Et quelque grand pouvoir que l’amour ait sur moi,
1230Je n’oublierai jamais que je me dois un roi.
Oui, malgré mon amour, j’attendrai d’une mère
Que le trône me donne ou vous ou votre frère.
Attendant son secret, vous aurez mes desirs,
Et s’il le fait régner, vous aurez mes soupirs :
1235C’est tout ce qu’à mes feux ma gloire peut permettre,
Et tout ce qu’à vos feux les miens osent promettre.

ANTIOCHUS.

Que voudrois-je de plus ? son bonheur est le mien.
Rendez heureux ce frère, et je ne perdrai rien.
L’amitié le consent, si l’amour l’appréhende ;
1240Je bénirai le ciel d’une perte si grande ;
Et quittant les douceurs de cet espoir flottant,
Je mourrai de douleur, mais je mourrai content.

RODOGUNE.

Et moi, si mon destin entre ses mains me livre,
Pour un autre que vous s’il m’ordonne de vivre[9],
1245Mon amour… Mais adieu : mon esprit se confond.
Prince, si votre flamme à la mienne répond,
Si vous n’êtes ingrat à ce cœur qui vous aime,
Ne me revoyez point qu’avec le diadème.


Scène II.

ANTIOCHUS.

Les plus doux de mes vœux enfin sont exaucés :
1250Tu viens de vaincre, amour ; mais ne n’est pas assez.
Si tu veux triompher en cette conjoncture[10],
Après avoir vaincu, fais vaincre la nature ;
Et prête-lui pour nous ces tendres sentiments
Que ton ardeur inspire aux cœurs des vrais amants,
1255Cette pitié qui force, et ces dignes foiblesses
Dont la vigueur détruit les fureurs vengeresses.
Voici la Reine. Amour, nature, justes Dieux,
Faites-la-moi fléchir, ou mourir à ses yeux.


Scène III.

CLÉOPATRE, ANTIOCHUS, LAONICE.
CLÉOPATRE.

Eh bien ! Antiochus, vous dois-je la couronne ?

ANTIOCHUS.

1260Madame, vous savez si le ciel me la donne.

CLÉOPATRE.

Vous savez mieux que moi si vous la méritez.

ANTIOCHUS.

Je sais que je péris si vous ne m’écoutez.

CLÉOPATRE.

Un peu trop lent peut-être à servir ma colère,
Vous vous êtes laissé prévenir par un frère ?
1265Il a su me venger quand vous délibériez,

Et je dois à son bras ce que vous espériez ?
Je vous en plains, mon fils, ce malheur est extrême ;
C’est périr en effet que perdre un diadème.
Je n’y sais qu’un remède ; encore est-il fâcheux,
1270Étonnant, incertain et triste pour tous deux ;
Je périrois moi-même avant que de le dire ;
Mais enfin on perd tout quand on perd un empire.

ANTIOCHUS.

Le remède à nos maux est tout en votre main,
Et n’a rien de fâcheux, d’étonnant, d’incertain ;
1275Votre seule colère a fait notre infortune.
Nous perdons tout, Madame, en perdant Rodogune :
Nous l’adorons tous deux ; jugez en quels tourments
Nous jette la rigueur de vos commandements.
L’aveu de cet amour sans doute vous offense ;
1280Mais enfin nos malheurs croissent par le silence,
Et votre cœur qu’aveugle un peu d’inimitié,
S’il ignore nos maux, n’en peut prendre pitié :
Au point où je les vois, c’en est le seul remède.

CLÉOPATRE.

Quelle aveugle fureur vous-même vous possède ?
1285Avez-vous oublié que vous parlez à moi ?
Ou si vous présumez être déjà mon roi ?

ANTIOCHUS.

Je tâche avec respect à vous faire connoître
Les forces d’un amour que vous avez fait naître.

CLÉOPATRE.

Moi, j’aurois allumé cet insolent amour ?

ANTIOCHUS.

1290Et quel autre prétexte a fait notre retour ?
Nous avez-vous mandés qu’afin qu’un droit d’aînesse
Donnât à l’un de nous le trône et la Princesse ?
Vous avez bien fait plus, vous nous l’avez fait voir,
Et c’étoit par vos mains nous mettre en son pouvoir.

1295Qui de nous deux, Madame, eût osé s’en défendre,
Quand vous nous ordonniez à tous deux d’y prétendre ?
Si sa beauté dès lors n’eût allumé nos feux,
Le devoir auprès d’elle eût attaché nos vœux ;
Le desir de régner eût fait la même chose ;
1300Et dans l’ordre des lois que la paix nous impose,
Nous devions aspirer à sa possession
Par amour, par devoir ou par ambition.
Nous avons donc aimé, nous avons cru vous plaire :
Chacun de nous n’a craint que le bonheur d’un frère ;
1305Et cette crainte enfin cédant à l’amitié,
J’implore pour tous deux un moment de pitié.
Avons-nous dû prévoir cette haine cachée,
Que la foi des traités n’avoit point arrachée ?

CLÉOPATRE.

Non ; mais vous avez dû garder le souvenir
1310Des hontes que pour vous j’avois su prévenir,
Et de l’indigne état où votre Rodogune,
Sans moi, sans mon courage, eût mis votre fortune.
Je croyois que vos cœurs, sensibles à ces coups,
En sauroient conserver un généreux courroux ;
1315Et je le retenois avec ma douceur feinte,
Afin que grossissant sous un peu de contrainte,
Ce torrent de colère et de ressentiment
Fût plus impétueux en son débordement.
Je fais plus maintenant : je presse, sollicite,
1320Je commande, menace, et rien ne vous irrite.
Le sceptre, dont ma main vous doit récompenser,
N’a point de quoi vous faire un moment balancer[11] ;
Vous ne considérez ni lui, ni mon injure ;
L’amour étouffe en vous la voix de la nature :
1325Et je pourrois aimer des fils dénaturés !

ANTIOCHUS.

La nature et l’amour ont leurs droits séparés ;
L’un n’ôte point à l’autre une âme qu’il possède.

CLÉOPATRE.

Non, non, où l’amour règne il faut que l’autre cède.

ANTIOCHUS.

Leurs charmes à nos cœurs sont également doux.
1330Nous périrons tous deux s’il faut périr pour vous ;
Mais aussi…

CLÉOPATRE.

Mais aussi…Poursuivez, fils ingrat et rebelle.

ANTIOCHUS.

Nous périrons tous deux s’il faut périr pour elle.

CLÉOPATRE.

Périssez, périssez : votre rébellion
Mérite plus d’horreur que de compassion.
1335Mes yeux sauront le voir sans verser une larme,
Sans regarder en vous que l’objet qui vous charme ;
Et je triompherai, voyant périr mes fils,
De ses adorateurs et de mes ennemis.

ANTIOCHUS.

Eh bien ! triomphez-en, que rien ne vous retienne :
1340Votre main tremble-t-elle ? y voulez-vous la mienne ?
Madame, commandez, je suis prêt d’obéir :
Je percerai ce cœur qui vous ose trahir ;
Heureux si par ma mort je puis vous satisfaire,
Et noyer dans mon sang toute votre colère !
1345Mais si la dureté de votre aversion
Nomme encor notre amour une rébellion,
Du moins souvenez-vous qu’elle n’a pris pour armes
Que de faibles soupirs et d’impuissantes larmes.

CLÉOPATRE.

Ah ! que n’a-t-elle pris et la flamme et le fer !
1350Que bien plus aisément j’en saurois triompher !

Vos larmes dans mon cœur ont trop d’intelligence ;
Elles ont presque éteint cette ardeur de vengeance.
Je ne puis refuser des soupirs à vos pleurs ;
Je sens que je suis mère auprès de vos douleurs.
1355C’est en fait, je me rends, et ma colère expire :
Rodogune est à vous aussi bien que l’empire.
Rendez grâces aux Dieux qui vous ont fait l’aîné,
Possédez-la, régnez.

ANTIOCHUS.

Possédez-la, régnez.Ô moment fortuné !
Ô trop heureuse fin de l’excès de ma peine[12] !
1360Je rends grâces aux Dieux qui calment votre haine ;
Madame, est-il possible ?

CLÉOPATRE.

Madame, est-il possible ?En vain j’ai résisté,
La nature est trop forte, et mon cœur s’est dompté[13].
Je ne vous dis plus rien, vous aimez votre mère,
Et votre amour pour moi taira ce qu’il faut taire.

ANTIOCHUS.

1365Quoi ? je triomphe donc sur le point de périr !
La main qui me blessoit a daigné me guérir !

CLÉOPATRE.

Oui, je veux couronner une flamme si belle.
Allez à la Princesse en porter la nouvelle ;
Son cœur comme le vôtre en deviendra charmé :
1370Vous n’aimeriez pas tant si vous n’étiez aimé.

ANTIOCHUS.

Heureux Antiochus ! heureuse Rodogune !
Oui, Madame, entre nous la joie en est commune.

CLÉOPATRE.

Allez donc ; ce qu’ici vous perdez de moments

Sont autant de larcins à vos contentements[14] ;
1375Et ce soir, destiné pour la cérémonie,
Fera voir pleinement si ma haine est finie.

ANTIOCHUS.

Et nous vous ferons voir tous nos desirs bornés
À vous donner en nous des sujets couronnés.


Scène IV.

CLÉOPATRE, LAONICE.
LAONICE.

Enfin ce grand courage a vaincu sa colère.

CLÉOPATRE.

1380Que ne peut point un fils sur le cœur d’une mère ?

LAONICE.

Vos pleurs coulent encore, et ce cœur adouci…

CLÉOPATRE.

Envoyez-moi son frère, et nous laissez ici.
Sa douleur sera grande, à ce que je présume ;
Mais j’en saurai sur l’heure adoucir l’amertume.
1385Ne lui témoignez rien : il lui sera plus doux
D’apprendre tout de moi, qu’il ne seroit de vous.


Scène V[15]

CLÉOPATRE.

Que tu pénètres mal le fond de mon courage !
Si je verse des pleurs, ce sont des pleurs de rage ;

Et ma haine, qu’en vain tu crois s’évanouir,
1390Ne les a fait couler qu’afin de t’éblouir.
Je ne veux plus que moi dedans ma confidence.
Et toi, crédule amant, que charme l’apparence,
Et dont l’esprit léger s’attache avidement
Aux attraits captieux de mon déguisement,
1395Va, triomphe en idée avec ta Rodogune,
Au sort des immortels préfère ta fortune,
Tandis que mieux instruite en l’art de me venger,
En de nouveaux malheurs je saurai te plonger.
Ce n’est pas tout d’un coup que tant d’orgueil trébuche :
1400De qui se rend trop tôt on doit craindre une embûche ;
Et c’est mal démêler le cœur d’avec le front,
Que prendre pour sincère un changement si prompt[16].
L’effet te fera voir comme je suis changée.


Scène VI.

CLÉOPATRE, SÉLEUCUS.
CLÉOPATRE.

Savez-vous, Séleucus, que je me suis vengée ?

SÉLEUCUS.

Pauvre princesse, hélas !

CLÉOPATRE.

1405Pauvre princesse, hélas !Vous déplorez son sort !
Quoi ! l’aimiez-vous ?

SÉLEUCUS.

Quoi ! l’aimiez-vous ?Assez pour regretter sa mort.

CLÉOPATRE.

Vous lui pouvez servir encor d’amant fidèle ;
Si j’ai su me venger, ce n’a pas été d’elle.

SÉLEUCUS.

Ô ciel ! et de qui donc, Madame ?

CLÉOPATRE.

Ô ciel ! et de qui donc, Madame ?C’est de vous,
1410Ingrat, qui n’aspirez qu’à vous voir son époux ;
De vous, qui l’adorez en dépit d’une mère ;
De vous, qui dédaignez de servir ma colère ;
De vous, de qui l’amour, rebelle à mes desirs,
S’oppose à ma vengeance, et détruit mes plaisirs.

SÉLEUCUS.

De moi !

CLÉOPATRE.

1415De moi !De toi, perfide ! Ignore, dissimule
Le mal que tu dois craindre et le feu qui te brûle ;
Et si pour l’ignorer tu crois t’en garantir,
Du moins en l’apprenant commence à le sentir.
Le trône étoit à toi par le droit de naissance ;
1420Rodogune avec lui tomboit en ta puissance,
Tu devois l’épouser, tu devois être roi !
Mais comme ce secret n’est connu que de moi,
Je puis, comme je veux, tourner le droit d’aînesse,
Et donne à ton rival ton sceptre et ta maîtresse.

SÉLEUCUS.

À mon frère ?

CLÉOPATRE.

1425À mon frère ?C’est lui que j’ai nommé l’aîné.

SÉLEUCUS.

Vous ne m’affligez point de l’avoir couronné ;
Et par une raison qui vous est inconnue,
Mes propres sentiments vous avoient prévenue :
Les biens que vous m’ôtez n’ont point d’attraits si doux

1430Que mon cœur n’ait donnés à ce frère avant vous[17] ;
Et si vous bornez là toute votre vengeance,
Vos desirs et les miens seront d’intelligence.

CLÉOPATRE.

C’est ainsi qu’on déguise un violent dépit ;
C’est ainsi qu’une feinte au dehors l’assoupit[18],
1435Et qu’on croit amuser de fausses patiences
Ceux dont en l’âme on craint les justes défiances.

SÉLEUCUS.

Quoi ? je conserverois quelque courroux secret !

CLÉOPATRE.

Quoi ? lâche, tu pourrois la perdre sans regret ?
Elle de qui les Dieux te donnoient l’hyménée ?
1440Elle dont tu plaignois la perte imaginée ?

SÉLEUCUS.

Considérer sa perte avec compassion,
Ce n’est pas aspirer à sa possession.

CLÉOPATRE.

Que la mort la ravisse, ou qu’un rival l’emporte,
La douleur d’un amant est également forte ;
1445Et tel qui se console après l’instant fatal[19],
Ne sauroit voir son bien aux mains de son rival :
Piqué jusques au vif, il tâche à le reprendre,
Il fait de l’insensible, afin de mieux surprendre ;
D’autant plus animé que ce qu’il a perdu
1450Par rang ou par mérite à sa flamme étoit dû.

SÉLEUCUS.

Peut-être ; mais enfin par quel amour de mère
Pressez-vous tellement ma douleur contre un frère ?
Prenez-vous intérêt à la faire éclater ?

CLÉOPATRE.

J’en prends à la connoître, et la faire avorter ;
1455J’en prends à conserver, malgré toi, mon ouvrage
Des jaloux attentats de ta secrète rage.

SÉLEUCUS.

Je le veux croire ainsi ; mais quel autre intérêt
Nous fait tous deux aînés quand et comme il vous plaît ?
Qui des deux vous doit croire ? et par quelle justice
1460Faut-il que sur moi seul tombe tout le supplice,
Et que du même amour dont nous sommes blessés
Il soit récompensé, quand vous m’en punissez ?

CLÉOPATRE.

Comme reine, à mon choix je fais justice ou grâce,
Et je m’étonne fort d’où vous vient cette audace,
1465D’où vient qu’un fils, vers moi noirci de trahison,
Ose de mes faveurs me demander raison.

SÉLEUCUS.

Vous pardonnerez donc ces chaleurs indiscrètes :
Je ne suis point jaloux du bien que vous lui faites ;
Et je vois quel amour vous avez pour tous deux,
1470Plus que vous ne pensez, et plus que je ne veux :
Le respect me défend d’en dire davantage.
Je n’ai ni faute d’yeux, ni faute de courage,
Madame ; mais enfin n’espérez voir en moi[20]
Qu’amitié pour mon frère, et zèle pour mon roi.
Adieu.


Scène VII.

CLÉOPATRE.

1475Adieu.De quel malheur suis-je encore capable ?
Leur amour m’offensoit, leur amitié m’accable ;

Et contre mes fureurs je trouve en mes deux fils
Deux enfants révoltés et deux rivaux unis.
Quoi ? sans émotion perdre trône et maîtresse !
1480Quel est ici ton charme, odieuse princesse ?
Et par quel privilège, allumant de tels feux,
Peux-tu n’en prendre qu’un et m’ôter tous les deux ?
N’espère pas pourtant triompher de ma haine :
Pour régner sur deux cœurs, tu n’es pas encor reine.
1485Je sais bien qu’en l’état où tous deux je les voi,
Il me les faut percer pour aller jusqu’à toi ;
Mais n’importe : mes mains, sur le père enhardies,
Pour un bras refusé sauront prendre deux vies ;
Leurs jours également sont pour moi dangereux ;
1490J’ai commencé par lui, j’achèverai par eux.
Sors de mon cœur, Nature, ou fais qu’ils m’obéissent :
Fais-les servir ma haine, ou consens qu’ils périssent.
Mais déjà l’un a vu que je les veux punir :
Souvent qui tarde trop se laisse prévenir.
1495Allons chercher le temps d’immoler mes victimes[21],
Et de me rendre heureuse à force de grands crimes.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. Var. Qui de vous deux encore a la témérité
    De se croire… (1667-56)
  2. « Espoux, dit Nicot dans son Dictionnaire, à l’article Espouser, est celui qui n’est que fiancé, et ne se peut encore porter pour mari. » Voyez le Lexique. — Voyez aussi plus haut, p. 415 et 425.
  3. Var. Il emprunte ma voix pour mieux se faire entendre. (1647-64)
  4. Var. [Dont la vôtre envers nous daigne être l’interprète :]
    Elle s’explique assez à ce cœur qui l’entend,
    Et vous lui rendrez plus que son ombre n’attend (a) ;
    Mais aussi, par ma mort vers elle dégagée,
    Rendez heureux mon frère après l’avoir vengée.
    [De deux princes unis à soupirer pour vous.] (1647-56)

    (a) Et vous lui rendez plus que son ombre n’attend. (1655)
  5. Var. Et de reconnoissance et de sévérité. (1647-56)
  6. Var. Hélas ! ANTIOCH. Sont-ce les morts ou nous que vous plaignez ?
    Soupirez-vous pour eux, ou pour notre misère ?
    RODOG. Allez, Prince, ou du moins rappelez votre frère. (1647-56)
  7. Var. Un rigoureux devoir à cette amour s’oppose. (1647-56)
  8. Var. Ce n’est qu’à ce prix seul que je me puis donner. (1647-56)
  9. Var. Si pour d’autres que vous il m’ordonne de vivre. (1647-56)
  10. Var. Si tu veux triompher dedans notre aventure. (1647-64)
  11. Var. Ne vaut pas à vos yeux la peine d’y penser. (1647-56)
  12. Var. Oh ! trop heureuse fin d’un excès de misère !
    Je rends grâces aux Dieux qui m’ont rendu ma mère. (1647-56)
  13. Var. La nature est trop forte, et ce cœur s’est dompté.
    Je ne vous dis plus rien, vous aimez une mère. (1647-56)
  14. Var. Sont autant de larcins à ses contentements. (1647-56)
  15. « On dit qu’au théâtre on n’aime pas les scélérats. Il n’y a point de criminelle plus odieuse que Cléopatre, et cependant on se plaît à la voir ; du moins le parterre, qui n’est pas toujours composé de connoisseurs sévères et délicats, s’est laissé subjuguer quand une actrice imposante a joué ce rôle. » (Voltaire.) — Les derniers mots : « du moins le parterre, etc., » ne sont pas dans la première édition du commentaire de Voltaire (1764) ; il les a ajoutés dans celle de 1774 in-4o, probablement après avoir vu Mlle Dumesnil dans ce rôle. Voyez la Notice, p. 408.
  16. Var. De prendre pour sincère un changement si prompt. (1647-60)
  17. Var. Que mon cœur n’ait cédés à ce frère avant vous. (1647-63)
  18. Var. C’est ainsi qu’au dehors il traîne et s’assoupit,
    Et qu’il croit amuser de fausses patiences
    Ceux dont il veut guérir les justes défiances. (1647-56)
  19. Var. Et tel qui se console après un coup fatal. (1647-56)
  20. Var. Non, Madame ; et jamais vous ne verrez en moi. (1647-56)
  21. Var. Allons chercher le temps d’immoler nos victimes
    Et de nous rendre heureuse à force de grands crimes. (1647-56)