Roederer, sa vie et ses travaux

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RŒDERER,
SA VIE ET SES TRAVAUX.[1]

Messieurs,

Les sciences dont vous vous occupez et auxquelles notre siècle devra, je l’espère, une partie de sa gloire, sont d’un ordre encore plus relevé et d’un accès encore moins facile que toutes les autres. Leur objet est l’homme même. Elles l’étudient depuis des siècles et ne le connaissent pas suffisamment. Elles ne sont point parvenues à déterminer ce qu’il y a d’immuable en lui et ce qu’il y a de changeant, à séparer les élémens éternels de son organisation des accidens successifs de son histoire, et à donner ainsi l’explication de sa nature et les lois de son développement

Il ne faut point être surpris que les sciences relatives à l’homme, compliquées comme ses facultés, variées comme ses rapports, étendues comme les phases de sa longue histoire, aient été poursuivies dans tous les temps et n’aient pas encore été fixées dans le nôtre. Les législateurs immortels des nombres qui ne varient pas, des cieux dont les évènemens sont si réguliers, du mouvement qui obéit à des forces constantes, de l’espace qui affecte ou qui admet des formes géométriques, nous ont à peine précédés de quelques générations ; plusieurs même ont vécu au milieu de nous. Les fondateurs de la physique et de la chimie sont presque tous nos contemporains. La belle théorie et l’imposante histoire de la terre ont commencé de nos jours et se continuent sous nos yeux. Les sciences qui ont pour but les lois, non plus de la matière, mais de l’humanité même, étaient naturellement appelées à suivre et à couronner toutes les autres.

Le xviiie siècle crut, cependant, les avoir découvertes, et il en confia le dépôt à votre Académie, qui fut une de ses dernières créations. Ce siècle éminemment analytique, après avoir agrandi les sciences mathématiques, étendu et renouvelé les sciences naturelles, refait les sciences physiques, aspira à fonder les sciences morales. Il eut la belle prétention de tout juger selon la raison et de tout arranger selon la justice. Il recommença les théories philosophiques, chercha le fondement terrestre de la morale, trouva les principes de l’économie politique, remania hardiment la société humaine, et plaça sur d’autres bases le droit de l’individu, la puissance du souverain et l’organisation de l’état. On peut, on dit même se tromper souvent en se livrant à des essais aussi hardis et aussi nombreux. Aussi, en négligeant trop, dans ses conclusions précipitées, l’élément de l’histoire et l’expérience du genre humain, le xviiie siècle tomba-t-il dans de graves erreurs. Mais il donna au monde quelques principes désormais impérissables : il proclama l’indépendance entière de la raison, il fonda l’ordre social sur l’utilité réciproque, il consacra l’égalité civile comme le dogme principal de la loi, et soutint le progrès successif de l’espèce humaine qui avance toujours, même en paraissant s’arrêter quelquefois. Quant à ses erreurs, le temps en a déjà emporté la plus grande partie avec lui, et le reste aura le même sort. Le monde ne demeure jamais long-temps privé des vérités qui lui sont nécessaires ; et dans sa marche admirable vers des destinées toujours plus complètes, il ne tarde pas à recouvrer ce qu’il peut avoir perdu.

La plupart des hommes de ce siècle mémorable ont appliqué, en matière politique surtout, la science aussitôt après l’avoir découverte. Ils ne sont pas seulement des savans, ils sont des hommes d’état. Leur vie se partage entre les recherches de la pensée et les vicissitudes de l’action. Leurs expériences se font sur les hommes dans le grand amphithéâtre du monde et au milieu même des révolutions. L’histoire de leurs travaux ne peut pas se séparer de celle de leur pays. C’est à cette classe de savans qu’appartient M. Rœderer : penseur, écrivain, législateur, ministre, il a éprouvé les plaisirs purs de l’intelligence et les jouissances mélangées de l’ambition ; sa vie est un composé d’idées et d’évènemens, de livres et d’agitations, de grands travaux dont nous retrouverons les traces vivantes dans l’organisation actuelle de notre société, et de tous les incidens d’une révolution dont il a vu le commencement et la fin, et dans laquelle il a souvent figuré comme un des principaux acteurs.

Pierre Louis Rœderer naquit le 13 février 1734, à Metz. Son père était premier substitut du procureur-général du parlement de Metz ; c’est sur son réquisitoire que l’ordre puissant des jésuites avait été expulsé du ressort de ce parlement, en 1766, et sur ses démarches que ce parlement lui-même, supprimé en 1771, par le chancelier Maupeou, avait été rétabli en 1773. Aussi, les trois états de la ville de Metz, pénétrés de reconnaissance pour ses efforts et pour leur succès, lui donnèrent le titre de grand et généreux citoyen. Ils ne bornèrent point à cette flatteuse manifestation le témoignage de leur gratitude. Ils lui offrirent d’acheter eux-mêmes une charge d’avocat-général, dans le parlement rétabli pour le jeune Pierre Rœderer son fils. Touché de ces marques de la bienveillance publique, l’austère magistrat refusa cependant une adoption dont l’honneur, à ses yeux, était peut-être un peu gâté par l’argent, et qui devait être remplacé plus tard par une adoption plus glorieuse, l’envoi de Pierre Rœderer à l’assemblée constituante comme député même des trois états.

Le jeune homme sur lequel se portaient ainsi les regards et les faveurs de ses concitoyens n’avait alors que vingt-un ans, et déjà depuis quatre années il était avocat et avait plaidé avec distinction. Dès qu’il eut atteint l’âge de vingt-cinq ans, il acheta une charge de conseiller au parlement de Metz. Tout était alors à refaire ; les juges n’étaient pas contens des lois, les sujets du gouvernement, ni le gouvernement de lui-même.

Les membres nouveaux des parlemens, disciples des philosophes du xviiie siècle, étaient à l’avant-garde du parti réformateur ; et, de la haute position qu’ils occupaient, ils montaient à l’assaut de la vieille monarchie. M. Rœderer fut un de ceux qui se présentèrent avec le plus de résolution. Le parlement de Metz, frappé de son ardeur et fier de son talent, s’empressa de les mettre à profit, en le chargeant de rédiger ses remontrances, fréquentes alors, contre la cour.

Ce rôle plus politique que judiciaire convenait à M. Rœderer. Il s’y était préparé par ses études et par ses idées. Il avait reçu cette forte culture du temps qui a donné tant d’hommes supérieurs à l’état et tant de grands hommes à la science. Il avait appris la législation compliquée d’après laquelle se rendait la justice et s’administrait le royaume. Mais la science des lois, quoique plus vaste à cette époque que dans la nôtre, précisément parce qu’elle était moins simplifiée, ne suffisait point aux jurisconsultes. Ils y joignaient des études plus hautes encore. L’homme, l’histoire, la morale, la politique, objets du travail universel des intelligences, appelaient aussi leurs méditations. Tout le monde étudiait alors, et l’on regardait les connaissances comme la matière des idées, et les idées comme l’appui le plus solide du talent. M. Rœderer s’était formé d’après cette méthode féconde. En politique, il était élève de Montesquieu, et sur quelques points de Rousseau. En philosophie, il appartint à l’école de Bacon et était disciple de Locke et de Condillac. Il s’était nourri de toutes les connaissances que possédait son époque, et il adopta les idées généreuses qui formaient la croyance de ses hardis contemporains. Venu trop tard pour participer à leur découverte, il put au moins contribuer à leur application ; et, s’il ne compta point au nombre des grands esprits qui avaient posé les nouveaux principe, il appartint à la génération non moins glorieuse qui entreprit de les réaliser. Enrôlé dans l’armée philosophique, M. Rœderer fit ses premières armes, pendant la grande campagne qui précéda la révolution, en qualité d’économiste.

L’économie politique était d’origine récente. L’analyse s’était fortement portée pour la première fois sur la nature et le mécanisme de la richesse dans l’intérieur des états et sur les moyens les plus propres à en favoriser le développement. Jusque-là les nations étaient parvenues instinctivement à s’enrichir ou à se ruiner. Mais de savantes théories vinrent leur apprendre alors à le faire ou à l’éviter avec méthode. Elles ramenèrent la prospérité comme l’appauvrissement à des causes et à des lois certaines. Le docteur Quesnay avait commencé cette science en rétrécissant toutefois beaucoup trop sa base. Élevé jusqu’à douze ans à la campagne, et vivant dans un pays agricole, il considéra la production de la terre comme la source exclusive de la richesse, sa possession comme le principe naturel du droit, son revenu comme la matière unique de l’impôt. Cette économie politique, qui n’embrassait pas tous les faits et qui s’écartait de l’observation par la logique, comme cela arrive souvent, proposait, dans l’application d’utiles réformes, l’abolition des corvées, la libre circulation de grains, la suppression des douanes provinciales au milieu du royaume ; et ses partisans voulaient, comme le reste de leurs contemporains, substituer l’action fixe des lois aux volontés arbitraires du prince.

Pendant, que le docteur Quesnay fondait l’économie territoriale, le conseiller d’état Vincent de Gournay, intendant du commerce en 1755, plaçait la richesse dans le travail manufacturier. Il demandait comme condition de son développement une liberté absolue, et prétendait que le gouvernement se montrait assez protecteur s’il était indifférent. Aussi émettait-il la fameuse maxime, laissez faire, laissez passer, qui était à la constitution économique de l’état ce que le Contrat social de Rousseau était à sa constitution politique. Tous les systèmes de cette époque étaient de larges voies ouvertes pour conduire à une révolution.

Élève de Quesnay, ami de Gournay, Turgot avait ajouté, en 1766, à la doctrine de l’un sur la richesse territoriale, et à celle de l’autre sur la richesse manufacturière, la théorie fondamentale des capitaux. Les capitaux, ces grands instrumens du travail, qui sont à la génération de la richesse ce que la vapeur est à la production du mouvement, Turgot en saisit le mécanisme à peu près vers le même temps où le marquis Verry le découvrait à Milan, et Adam Smith l’expliquait à Glasgow. Mais il fut le premier à l’exposer par écrit, et il est le fondateur réel de cette partie de la science en vertu de la maxime que la propriété d’une grande idée appartient à celui qui l’a d’abord démontrée. Turgot fut plus qu’un penseur profond ; il devint un hardi réformateur. Il essaya de réaliser ses doctrines économiques et ses vues sociales dans la généralité de Limoges comme intendant, et plus tard dans tout le royaume comme ministre. Il parvint à supprimer les corvées, mais en voulant détruire toutes les autres entraves intérieures, il rencontra les invincibles obstacles de la routine et de l’intérêt, qui ne cèdent jamais qu’au temps, et qui, cette fois, ne devaient se rendre qu’à la force. L’année même où Turgot quitta le ministère pour rentrer dans la retraite, après avoir échoué dans le grand dessein de prévenir une révolution par une réforme, Adam Smith publiait ses immortelles Recherches sur la nature et les causes des richesses des nations. Il créait la véritable économie politique. Il donnait pour fondement à la richesse le travail de l’homme ; il lui assignait pour instrumens la terre, les capitaux, les machines, l’intelligence ; et, la suivant dans toutes ses transformations, il en présentait la théorie la plus complète d’après l’observation la plus exacte.

M. Rœderer avait approfondi ces diverses doctrines, et avait adopté la meilleure. Ami de M. Dupont de Nemours, qui avait rédigé le système de Quesnay, admirateur de Turgot, il se fit le disciple français de Smith, et fut l’un des premiers propagateurs de ses idées. L’occasion de rendre ses connaissances utiles à son pays ne tarda point à se présenter. La question du maintien ou de l’abandon des douanes intérieures fut soulevée par la première assemblée des notables. M. Rœderer se prononça hardiment pour leur abolition, que Colbert avait désirée sans oser l’entreprendre, et que Turgot avait entreprise sans pouvoir la réaliser Dans un ouvrage qu’il publia en 1787 sur cette matière, en réponse aux objections faites par l’assemblée provinciale de Lorraine, M. Rœderer ne conseilla pas seulement de reculer les douanes jusqu’aux frontières ; il prouva l’urgence et l’utilité d’une pareille mesure. Cet ouvrage fut un véritable traité sur le commerce intérieur et sur la théorie des douanes. M. Rœderer montra que la Hollande prospérait avec un tarif de droits très rigoureux, mais uniquement payés à la frontière ; que le fisc anglais retirait trois fois plus de sa douane unique que le fisc français de toutes les siennes ; que l’Espagne devait une partie de sa ruine à l’alcavada, impôt perçu plusieurs fois sur la même marchandise, comme l’était l’impôt de traite en France. Il concluait avec Smith qu’un grand pays est le marché le plus avantageux pour la plus grande partie de ses productions, et il ajoutait spirituellement, avec Swift, que dans l’arithmétique des douanes deux et deux ne font pas quatre, mais souvent ne font qu’un. M. Rœderer ne parvint pas alors à son but, mais il en rapprocha tout le monde.

Une année après ce premier ouvrage, M. Rœderer en publia un second, plus important encore, sur les états-généraux. La réorganisation future du pays était alors au concours. Après s’être vainement adressé à tous les patriciens financiers pour avoir de l’argent, le gouvernement consultait tous les théoriciens politiques pour savoir quelle forme il conviendrait de donner aux états-généraux, devenus sa dernière ressource pécuniaire. Mais si la royauté en attendait de l’argent, la nation en attendait des lois, et tout le parti philosophique une révolution. C’est sous ce dernier point de vue, que M. Rœderer examina la question dans son écrit sur la Députation aux états-généraux. « Depuis quarante années, dit-il, cent mille Français s’entretiennent avec Locke, Rousseau, Montesquieu ; chaque jour ils reçoivent d’eux de grandes leçons sur les droits et les devoirs des hommes en société. Le moment de les mettre en pratique est arrivé. »

M. Rœderer exposait les opinions les plus hardies sur la forme et les pouvoirs des états-généraux ; il repoussait l’ancien mode d’élection par classes, et au lieu de députés des trois ordres, il ne voulait que des députés de la nation. Il demandait une assemblée unique, dont les membres seraient élus par les suffrages du plus grand nombre, dont les pouvoirs seraient souverains, et dont les décisions seraient prises à la pluralité des voix, qui, disait-il, bannit seule l’arbitraire des lois comme les lois bannissent seules l’arbitraire du gouvernement.

Un an s’était à peine écoulé depuis la publication de cet ouvrage que la distinction des ordres contre laquelle M. Rœderer s’était élevé, était abolie ; que la souveraineté populaire qu’il avait réclamée, était consacrée ; et que, conformément à ce qu’il avait soutenu, le droit d’élire était accordé au plus grand nombre, le pouvoir de faire les lois était dévolu à une seule assemblée, et le principe de l’égalité civile s’élevait sur la ruine de tous les anciens priviléges. Cette révolution dont il avait, je ne dirai point préparé, mais désiré les résultats, était déjà accomplie lorsque M. Rœderer fut député à l’assemblée constituante, par la ville de Metz, en octobre 1789. La ville de Metz avait le droit unique de nommer aux états-généraux un député qui était le représentant des trois ordres. La noblesse avait fait pencher le choix de la ville sur un concurrent de M. Rœderer, dont les opinions lui convenaient davantage et dont l’élection avait été cassée. Cette fois M. Rœderer fut choisi et alla siéger dans l’assemblée qui avait tout détruit, mais à laquelle il restait tout à fonder.

Il y fut accueilli comme un des généreux serviteurs de la cause qui venait de triompher. Il s’associa à tous les changemens qui furent alors opérés, et il professa les principes les plus démocratiques.

Venu trop tard pour être nommé membre du comité de constitution qui était déjà formé, M. Rœderer fit partie du comité de contribution dans lequel l’appelaient ses vastes connaissances en matière économique. Il y eut pour principaux collègues le duc de Larochefoucault, Dupont de Nemours, Adrien Duport, Defermont, M. de Talleyrand. L’assemblée constituante qui donnait à la France une nouvelle division territoriale, une nouvelle organisation intérieure, une nouvelle forme de gouvernement, une nouvelle législation civile, devait lui donner un nouveau système d’impôts Sur quels principes ce système devait-il reposer désormais ? Sur le principe politique de l’égalité des personnes et sur le principe économique de la répartition pondérée de l’impôt. La justice sociale voulait que les charges fussent en rapport avec les avantages, et que celui qui recevait le plus de l’état en protection contribuât le plus de son argent à alimenter sa force. La raison économique voulait que l’impôt ne fût pas demandé à un seul genre de richesses de peur de l’épuiser, et qu’il fût tiré des sources diverses de la fortune privée, avec assez de prévoyance pour suffire au besoin public, et avec assez de mesure pour n’en tarir et même n’en altérer aucune.

Devant cette idée du droit et cette vue de la science, disparurent les priviléges de la société du moyen-âge et les imperfections du système financier de la monarchie absolue. Les terres furent égales devant l’impôt comme les personnes devant la loi. Le travail fut imposé, mais ne fut pas écrasé. On ne le saisit plus sur la terre qu’il venait de rendre féconde en lui demandant la dîme de ses produits ; on n’arrêta plus ses échanges sur les limites des provinces par les douanes intérieures ; on ne le détourna plus de ses propres voies par les corvées ; on ne le comprima plus dans ses élans par les jurandes. Délivré de ses vieilles entraves, relevé de ses longues humiliations, le travail devint la force future de l’état et l’honneur nouveau des citoyens.

Dans le système de contributions publiques conçu par l’assemblée constituante et auquel M. Rœderer contribua puissamment, l’impôt ne fut pas demandé à la terre seule ainsi que le désiraient les anciens économistes. D’après eux, la répartition égale de cet impôt unique devait se faire toute seule entre les citoyens, à l’aide du temps et en vertu d’un équilibre naturel. En supposant que leur opinion fût vraie et que la distribution des charges publiques atteignît à la longue et à travers bien des injustices privées, les diverses espèces de biens et les divers ordres de personnes dans une proportion convenable, ne valait-il pas mieux que l’état l’opérât lui-même avec discernement, avec équité, avec promptitude ? Sans doute. Dans cette science, comme dans toutes celles qui ont l’homme pour objet, la transition mérite autant de ménagemens que la théorie de respect, et l’art de l’application est aussi nécessaire dans l’intérêt de l’individu que l’adoption des principes dans l’intérêt de la masse.

C’est ce que pensa sagement et ce que fit habilement l’assemblée constituante. Elle distribua l’impôt sur plusieurs matières, afin d’en diminuer la charge et d’en amener plutôt l’équilibre. Tous les revenus furent imposés : ceux de la terre et des maisons, par la contribution foncière ; ceux des capitaux, par la contribution mobilière ; ceux de l’industrie, par les patentes ; ceux du commerce, par les douanes transportées aux frontières. L’état qui demandait au citoyen une partie de son revenu pour lui assurer la libre jouissance du reste, se fit également payer les autres garanties qu’il lui accorda. L’acquisition de la propriété par héritage ou par contrat, fut assujettie à un enregistrement qui constata sa transmission, et à l’acquittement d’un droit qui fut le prix de sa sanction. Il en fut de même des divers actes devant les tribunaux et de quelques opérations de la vie économique, qui, exigeant l’intervention de l’état ou son appui, durent lui payer tribut par l’enregistrement ou le timbre. À ces contributions s’en joignirent quelques autres d’une moindre importance sur certains services publics. L’impôt sur les consommations fut beaucoup plus ménagé qu’il ne l’a été depuis, parce que regardé comme prélevé sur les salaires, et par les salaires sur le peuple, on le crut moins bon sous le rapport économique et moins juste sous le rapport politique.

De cette manière l’impôt portait sur la terre et son revenu, sur le travail et son produit, sur le commerce et ses grains, sur les capitaux et leurs jouissances, sur les actes et leurs garanties. Ce système, qui était savant et juste, rendait les charges publiques moins onéreuses en variant leur matière et en distribuant leur poids, et il complétait les vastes établissemens de l’assemblée constituante. Il devenait un des ressorts les plus efficaces de cette puissante machine sociale qui devait permettre à la France, unie sur un territoire compact, animée d’un même esprit, régie par la même loi, mue par la même organisation, d’exécuter avec promptitude ce qu’elle voulait avec ensemble. Il donnait à un grand peuple la facilité des grandes choses.

Ce système n’a été entièrement réalisé que sous le consulat, après les troubles de la période dont les finances furent révolutionnaires comme les principes et les actes Mais adopté depuis lors avec des perfectionnemens successifs dans son mécanisme, sans que le fond en ait été changé, il est resté comme une des plus belles conceptions de la grande assemblée dont les idées, sur ce point, n’ont pas eu besoin cette fois des rectifications de l’expérience. M. Rœderer a pris une part considérable à cette organisation financière. Ce fut lui en effet qui exposa le plan général des contributions directes et indirectes, qui montra les liens de ses diverses parties entre elles, de chacune d’elles avec le tout, et du tout avec la reproduction annuelle de la richesse publique. Ce fut lui qui coopéra le plus à la combinaison de la contribution foncière avec la contribution mobilière, combinaison par laquelle les revenus des capitaux étaient inévitablement atteins. Le moyen qu’il découvrit et qu’il fit admettre était très ingénieux. Il se demanda quel était le signe le plus visible de la richesse invisible des capitaux. Il se répondit que la richesse mobilière signalait son existence par son emploi, et son emploi par le loyer de son possesseur, qui devait dès-lors servir de base à sa contribution et en donner la plus exacte mesure. Ce fut lui qui présenta la loi sur le timbre, qui rédigea celle sur les patentes, qui proposa l’organisation du trésor, qui fit abandonner le projet d’imposer les rentes comme attentatoire au crédit public, qui obtint le reculement des douanes à l’extrême frontière, qui fut chargé de réviser le tarif des droits d’entrée et de sortie dressé par le comité d’agriculture et de commerce, qui fut enfin défenseur habituel du système nouveau dans l’assemblée. J’ai insisté sur cette époque de la vie de M. Rœderer, afin de lui rendre des pensées qui ne portent point son nom, et qui, pour être devenues des actes de l’histoire et en partie la règle financière de l’état, n’en restent pas moins l’œuvre de son esprit. Et l’un de ses meilleurs titres à la gloire.

Après l’assemblée constituante, M. Rœderer fut nommé par les électeurs de Paris procureur-général syndic du département de la Seine. C’était la première magistrature élective de la France. Le procureur-général syndic était un préfet populaire. Ces hautes fonctions furent confiées à l’habileté reconnue de M. Rœderer, qui réalisa les plans qu’il avait en grande partie conçus, et pourvut à l’application des lois, dont il connaissait parfaitement l’esprit, puisqu’il avait contribué à les faire En moins de deux mois, les rôles des contributions foncière et mobilière furent dressés dans Paris, grace à l’activité organisatrice de M. Rœderer ; et sous ce chef entreprenant et capable, le département de la Seine devint une école normale administrative pour le reste du royaume.

Mais les travaux paisibles de M. Rœderer furent bientôt interrompus par une nouvelle et grande crise révolutionnaire. La situation devint peu à peu formidable. Les armées de l’Europe coalisées s’avançaient contre la France pour remettre Louis XVI sur son ancien trône, et les partis populaires se soulevaient pour le faire descendre de son trône nouveau. Ce trône nouveau, occupé par un prince d’une ame sereine, mais d’une volonté indécise, que son esprit rendait modéré et sa position suspect, ce trône protégé par une constitution mourante, confié à la garde d’une assemblée désunie, d’une bourgeoisie dissoute, de magistrats impuissans, se trouvait ainsi placé, sans appui et sans défense, entre les principes contraires et les passions furieuses des deux grandes masses prêtes à se heurter pour se disputer le monde. Il devait être renversé par le choc de celle qui le rencontrerait la première. Le flot populaire en était le plus rapproché ; ce fut le flot populaire qui l’engloutit.

Le 20 juin et le 10 août trouvèrent M. Rœderer à son poste. Mais il ne put pas empêcher dans l’une de ces journées l’humiliation de la royauté, et dans l’autre sa chute. Et comment l’aurait-il pu ? Si la loi lui en imposait le devoir, elle ne lui en donnait pas le moyen. Il passa toute la nuit du 9 au 10 août au château des Tuileries. Dans cette terrible nuit, remplie des bruits du tocsin et des lents préparatifs de l’insurrection, il vit Louis XVI, calme et presque impassible, attendre son sort sans chercher à l’éviter, et la noble compagne de son péril tantôt vouloir résister comme une reine, tantôt pleurer comme une femme.

M. Rœderer, touché de cette royale détresse et ému des dangers non moins grands que courait l’état, voulut d’abord assurer, dans les limites de son autorité, la défense légale du château. Tant que cette défense lui parut possible, il la seconda. Mais le matin du 10 août, lorsqu’il fut séparé de ses deux auxiliaires, le maire de Paris et le commandant-général de la garde nationale, dont l’un avait été retenu prisonnier par la nouvelle commune insurrectionnelle, et dont l’autre avait été massacré sur les marches de l’Hôtel de Ville ; lorsque les bataillons armés du peuple arrivèrent autour du château, non plus, cette fois, pour le traverser, comme au 20 juin, mais pour le prendre ; lorsque les batteries des insurgés furent braquées contre les appartemens même du roi ; lorsque, à la tête du directoire du département, il eut requis le bataillon de la garde nationale et les canonniers restés sous les armes pour la défense des Tuileries, de repousser la force par la force et que, pour toute réponse, les canonniers eurent éteint leurs mèches et ôté la charge de leurs pièces, M. Rœderer fut persuadé que la résistance serait vaine, et que la tenter serait se perdre. Voulant sauver la constitution en évitant le combat, et préserver le roi en le plaçant dans un asile plus sûr que le château et sous la protection d’une autorité mieux obéie que la sienne, il pressa Louis XVI de se rendre au milieu même de l’assemblée nationale, l’y décida, et l’y conduisit. Arrivé heureusement dans son enceinte, M. Rœderer, après avoir exposé les périls de la situation et les efforts inutiles que les membres du département et lui avaient faits pour les conjurer, dit à l’assemblée : « les ordres donnés n’étant plus suivis par personne, nous ne nous sommes plus sentis en état de conserver le dépôt qui nous était confié. Ce dépôt était le roi ; ce roi est un homme, cet homme est un père. Les enfans nous demandent d’assurer l’existence du père, la loi nous demande d’assurer l’existence du roi, l’humanité nous demande d’assurer l’existence de l’homme. Ne pouvant plus défendre ce dépôt, nous n’avons conçu d’autre idée que de prier le roi de se rendre avec sa famille au sein de l’assemblée nationale. » On applaudit ; mais bientôt le bruit du canon se fit entendre ; le château fut pris, et Louis XVI, qui avait été reçu en roi par l’assemblée, sortit de l’assemblée en prisonnier.

Cette catastrophe, que M. Rœderer avait voulu prévenir, et dans laquelle s’abîma la constitution, la monarchie et sa propre magistrature, fut pour lui une source de dangers et d’amertumes. Comme il avait donné l’ordre de la défense, il fut accusé par les vainqueurs d’avoir fait tirer sur le peuple ; comme il avait conseillé la retraite, il fut accusé par les vaincus d’avoir livré le roi à l’insurrection. En butte à des accusations violentes et contradictoires, qui se réfutaient mutuellement, il aurait dû attendre des temps plus calmes pour y répondre. L’heure des grandes crises n’est pas l’heure des explications, et dans de pareils momens la parole peut altérer le véritable caractère de la conduite.

Dénoncé par la commune du 10 août, qui lança contre lui un mandat d’arrêt, il se cacha pendant toute la durée de son règne sanglant. Sous la convention, il sortit un moment de sa retraite pour défendre, dans le Journal de Paris, les principes de droit et d’humanité qui lui paraissaient favorables à la cause de Louis XVI, et pour professer publiquement, à l’Athénée, dans un cours sur l’organisation sociale, les doctrines d’ordre et de propriété contre les maximes subversives qui régnaient alors. Mais, après la défaite et la proscription des girondins, il fut obligé de se cacher de nouveau pour sauver sa tête. Il regagna son ancien asile. Il s’y enferma une année entière comme dans un tombeau. En apprenant l’emprisonnement ou la mort de ses amis, et les immolations publiques, il était rempli de douleur et d’indignation. « Je jurai au malheur, dit-il, pendant qu’il me donnait ses leçons sévères, de ne me livrer à aucun sentiment d’intérêt personnel, de plaisir, de peine, d’espérance, pas même au repos, tant que j’aurais quelque chose à faire pour rendre à leur patrie et à leur famille des victimes de la tyrannie dont j’étais accablé moi-même. »

Après le 9 thermidor, il tint cette pieuse promesse. À peine libre, et toujours suspect, il emprunta d’abord la voix de deux conventionnels, naguère menacés et alors plus puissans, Tallien et Merlin de Thionville, dont il rédigea les discours contre le régime de la terreur, pour le retour de la paix, et en faveur des enfans des condamnés. Lorsqu’il put parler en son nom, il le fit avec une véritable verve d’humanité. Le Journal de Paris redevint sa tribune. Il se joignit à ceux qui provoquèrent l’élargissement des soixante-treize députés détenus pour avoir protesté contre les violences du 31 mai et le retour dans le sein de la convention des nobles et malheureux restes de la Gironde. Il y écrivit pour ouvrir les cœurs et pour ramener les lois à des sentimens humains envers les pères et les mères des émigrés, pour faire restituer leurs biens aux enfans des condamnés et rendre leur patrie à ceux qui s’étaient réfugiés sur la terre étrangère, non par choix, mais par nécessité, et afin de se soustraire à la mort. Il attaqua tous les effets de la terreur, et il contribua à la réaction contre ses actes sans concourir aux vengeances contre les personnes, ayant le rare bonheur, dans ces temps de violences publiques, de ne se souvenir de sa proscription que pour aider des proscrits et non pour en faire.

Ce fut alors que, la convention ayant fondé l’Institut national et les écoles centrales, M. Rœderer fut nommé membre de votre classe et professeur d’économie politique. Le premier de ces titres était un hommage rendu à sa science et à ses travaux ; le second était un appel fait à son habile enseignement. Ces honneurs intellectuels étaient les seuls qui convinssent aux désirs, ou pour mieux dire aux dégoûts de M. Rœderer. Il ne voulait plus relever que de sa pensée. Le souvenir du 10 août le détournait des fonctions publiques. Il aimait mieux juger les autres qu’agir lui-même. Ce fut le rôle qu’il prit et qu’il conserva sous le directoire. Il lut des mémoires excellens à l’Institut ; il fit un cours remarquable au Lycée sur l’économie publique ; il rédigea le Journal de Paris, en même temps qu’une revue politique et littéraire, et dit son avis sur toutes choses et son opinion sur tout le monde. Il avait renoncé aux idées absolues de 1789 : l’expérience l’avait corrigé de l’exagération des théories. « La politique, écrivait-il, est un champ qui n’a été parcouru jusqu’à présent qu’en aérostat ; il est temps de mettre pied à terre. » Ses goûts le rattachaient à l’ordre, et ses doctrines l’éloignaient du parti conventionnel qui dominait dans le directoire. Il se livra à une polémique vive, spirituelle, courageuse, qu’il aurait expiée par la déportation au 18 fructidor, si l’un de ses plus illustres collègues à l’Institut et à l’Assemblée constituante, M. de Talleyrand, n’avait pas obtenu sa radiation de la liste fatale où son nom était inscrit avec celui des deux directeurs dissidens, des chefs de la majorité des conseils et de cinquante-quatre journalistes.

M. Rœderer se tut et s’effaça jusqu’au 18 brumaire, dont il fut un des premiers confidens et des principaux coopérateurs. M. de Talleyrand et lui ménagèrent les premières entrevues du directeur Sieyès et du général Bonaparte, et préparèrent, de concert avec eux, le plan, les moyens et les résultats de cette grande entreprise. « Je fus chargé, dit M. Rœderer, de négocier les conditions politiques d’un arrangement entre Bonaparte et Sieyès ; je transmettais de l’un à l’autre leurs vues respectives sur la constitution qui serait établie et sur la position que chacun d’eux y prendrait. »

Après le 18 brumaire et la nomination des consuls provisoires, M. Rœderer continua entre les deux vainqueurs la même mission : mais il ne trouva plus les projets de Bonaparte d’accord avec les idées de Sieyès. Le général Bonaparte admit bien les principaux ressorts de la constitution de Sieyès, en les accommodant toutefois à ses vues, mais il ne voulut pas consentir à être le grand et l’insignifiant électeur universel de France. « Sieyès, Roger Ducos et moi, dit-il à M.  Rœderer, exerçons le pouvoir exécutif sous le nom de consuls ; il n’y a pas besoin d’autre autorité dans le gouvernement. » — M. Rœderer transmit ce vœu à Sieyès, qui lui répondit : — « Le général Bonaparte, consul et général, entre Roger Ducos et moi, n’a qu’un coup de coude à donner pour nous mettre de côté. » — Il le chargea en même temps d’annoncer à son irrésistible collègue qu’il bornait son ambition à entrer dans le sénat.

Quel était le rôle destiné à M. Rœderer, sous ce régime nouveau qui avait non-seulement à pacifier les partis, mais à réorganiser la société dissoute, en l’asseyant sur la base profonde de l’égalité civile, à fortifier l’esprit de liberté par l’esprit de discipline, et à donner à la France révolutionnaire la science du gouvernement, l’habitude des grandes entreprises et une longue possession de la gloire ? M. Rœderer, doué d’un esprit inventif et organisateur, pouvait être un utile auxiliaire pour le premier consul, qui ne mit pas seulement alors au service de la France son propre génie, mais les rares facultés et la pratique supérieure de tous ces hommes qui, s’étant mesurés aux choses du premier ordre, se réduisirent avec une puissance dès-lors plus grande aux choses du second. Bonaparte comprit tout le parti qu’il pourrait tirer de M. Rœderer. Il avait d’abord voulu le faire consul avec Cambacérès pour que l’un représentât la constituante et l’autre la convention dans le gouvernement nouveau, que l’un en fût le légiste et l’autre l’administrateur, tandis qu’il en resterait lui-même le chef politique et le défenseur militaire. Mais il avait été arrêté par le nombre des ennemis de M. Rœderer, et il s’était borné à prendre, sur sa désignation même, Lebrun, son ancien collègue à l’assemblée constituante, comme troisième consul. Lorsque la liste des trente et un premiers sénateurs fut formée par Sieyès et Roger Ducos, ceux-ci y comprirent M. Rœderer. Le premier consul était seul avec lui au moment où il reçut cette liste. — « N’acceptez pas votre nomination, dit-il à M. Rœderer ; qu’iriez-vous faire là ? Il vaut mieux entrer au conseil d’état. Il y a là de grandes choses à faire. »

M. Rœderer se laissa facilement persuader, et il fut nommé, quelques jours après, membre du conseil d’état et président de la section de l’intérieur où se trouvaient les hommes éminens et où avait été même placé le frère aîné du premier consul, Joseph Bonaparte. Ce fut un grand moment pour M. Rœderer. Il travailla, sous l’impulsion du premier consul, à la pacification des partis et à la réorganisation de la France. Cinquante-neuf des membres les plus exaltés du conseil des cinq cents ayant été condamnés à une déportation arbitraire, M. Rœderer fit un appel aux pensées de douceur et de clémence politiques du premier consul, et il écrivit dans le Journal de Paris : — « Bonaparte a dit plusieurs fois avant le 18 brumaire : La révolution qui se prépare sera le contraire des autres ; elles n’entraînera pas une proscription et elle en fera cesser plusieurs. » Ces paroles furent comprises, et cinq jours après l’arrêté de déportation fut révoqué.

M. Rœderer concourut avec non moins de succès à l’abolition des mesures de guerre et de rigueur, précédemment adoptées contre les émigrés. Il eut une grande part à la législation qui les rayait avec prudence de la liste d’exil. Ainsi, il contribua à faire conserver aux uns leur patrie, et à la faire rendre aux autres. Voilà son rôle comme conciliateur ; voici maintenant son œuvre comme organisateur. Il s’occupa des lois organiques destinées à mettre la constitution en vigueur, il rédigea le réglement qui fixait les rapports entre le conseil d’état, le tribunal et le corps législatif. Le conseil d’état n’était pas à cette époque le simple régulateur de la machine administrative ; il préparait encore les lois et inspirait le gouvernement. M. Rœderer, qui en était l’un des principaux chefs, rédigea et défendit devant le corps législatif, les trois grandes lois sur l’établissement des préfectures, sur la formation de la liste des notabilités et sur la fondation de la légion d’honneur. Tout le monde connaît la dernière de ces lois, destinée à unir dans les mêmes récompenses les divers services rendus à l’état. La seconde devait concilier le système électoral et l’action de l’autorité exécutive, en faisant concourir la nation et le gouvernement au choix des divers fonctionnaires ; elle n’était pas assez naturelle et elle était trop compliquée. Décourageant l’élection publique et gênant le gouvernement, elle n’eut ni durée, ni succès. La première fut la plus importante ; elle organisa l’administration de la France. M. Rœderer montra une grande supériorité dans la conception et la défense de cette loi qui fonda les préfectures et sous-préfectures, qui établit les arrondissemens territoriaux actuels, un peu différens de ceux que l’assemblée constituante avait tracés dans les districts ; qui sépara l’action et la délibération, jusqu’alors confondues ensemble ; qui plaça l’action dans un préfet et la délibération dans un conseil ; qui donna ainsi à la première l’unité et la promptitude, à la seconde la lenteur et la maturité ; qui fixa avec précision les objets relevant de l’une ou de l’autre ; qui, à côté d’elles, plaça un tribunal contentieux pour les matières dans lesquelles l’état et les citoyens pouvaient ne pas s’entendre, et qui fonda ainsi le mécanisme simplifié de l’administration sur la connaissance de son principe et de son but. M. Rœderer ne parut pas seulement un praticien expérimenté, mais un analyste puissant. Il exposa dans un discours remarquable une haute théorie de l’action publique. C’est par ce côté qu’il vous appartient encore plus, messieurs, puisqu’il a rattaché les dispositions de la loi aux fondemens mêmes de la science. M. Rœderer a uni son nom à un système qui dure depuis plus de trente ans, qui lie les extrémités du territoire au centre, qui fait circuler la volonté nationale du centre aux extrémités, et qui est l’action publique exécutée avec ensemble pour le plus prompt accomplissement de la loi et la plus grande utilité du pays.

M. Rœderer continua à seconder les vues du premier consul ; et, comme son zèle répondait à son habileté, il fut en même temps chargé de diriger l’instruction publique et associé à Joseph Bonaparte pour négocier le traité de paix avec les États-Unis d’Amérique. Mais il voyait s’accroître chaque jour les penchans impérieux du maître de l’état ; et à la fin de cette période réparatrice, il écrivit ces nobles paroles pour le féliciter et le contenir :

« Qu’il nous soit permis de la célébrer cette glorieuse année, à nous petite poignée de citoyens qu’il remarqua dans leur obscurité, à nous qui, en nous attachant à lui, avons voulu nous attacher, non au plus fort, mais au plus grand, qui avons ambitionné, non ses bienfaits, mais son estime parce qu’il avait la nôtre, qui avons lié notre existence, non-seulement à son existence, mais à sa vertu, en courant pour lui le plus grand danger auquel puissent s’exposer des hommes qui ont quelque respect pour eux-mêmes, celui de louer publiquement un homme vivant, jeune et revêtu du suprême pouvoir. »

M. Rœderer appartenait au xviiie siècle par son éducation, à l’assemblée constituante par ses engagemens et ses souvenirs. Les hommes sont beaucoup moins changeans qu’on ne le croit, même dans les temps les plus troublés et les plus mobiles. Au fond, ils tiennent aux premières idées sous l’empire desquelles ils se sont formés et qui ont enchanté leur esprit, aux sentimens qui ont fait battre leur cœur, aux convictions qui ont obtenu leur dévouement. Aussi M. Rœderer aurait voulu que le pouvoir protecteur du premier consul fût tempéré par une certaine liberté des citoyens. Il aurait voulu que, dans la grande manœuvre à l’aide de laquelle le pilote nouveau tirait des écueils le vaisseau de la révolution, on ne jetât point les idées à la tempête pour sauver uniquement les intérêts.

Mais ces désirs ne s’accordaient point avec les desseins du premier consul. Celui-ci souhaitait qu’on le secondât sans le contredire. Il demandait aux hommes éminens qui avaient concouru à la révolution et qui lui avaient survécu, de faire de son autorité leur croyance comme il en faisait leur asile ; de mettre à son service l’habileté dont ils étaient doués et l’expérience qu’ils avaient acquise ; de l’aider à établir une administration, à créer des codes, à former une magistrature, à fonder une jurisprudence, à élever par le mérite de l’ordre et par la gloire des armes la société nouvelle au niveau et même au-dessus des sociétés d’une autre origine ; et enfin de se contenter d’être puissans sans exiger que les autres fussent libres. Les vues de M. Rœderer ne lui convenaient donc pas. Il l’appelait métaphysicien, et quoique le mot de métaphysicien ne fût pas une déclaration d’hostilité, comme le devint plus tard le mot d’idéologue, ce n’était pas dans sa bouche un mot de bon augure. Être métaphysicien signifiait pour lui n’être pas politique ; il signifiait encore avoir des idées en propre et y tenir. Aussi, en expiation de ces torts d’esprit, M. Rœderer fut relégué du conseil d’état, où tout se faisait, dans le sénat, où tout se conservait. Il apprit sa nouvelle destination par le Moniteur. Lorsque le premier consul le vit, il lui dit en riant : — « Eh bien ! nous vous avons placé parmi nos pères conscrits. » — « Oui, répondit gaiement M. Rœderer, vous m’avez envoyé ad patres. »

Les grands travaux intérieurs finirent vers cette époque pour M. Rœderer. Mais, si Napoléon n’employa plus au dedans cet esprit actif et fécond, dont les principes économiques ne s’accordaient pas avec les siens, et qui voulut donner pour contrepoids à l’hérédité de l’empire l’hérédité du sénat, il s’en servit utilement au dehors. Les armées alors irrésistibles de la France passaient à travers la vieille Europe en y renversant tout ce qui était usé et en y renouvelant tout ce qui était mort. M. Rœderer fut un de ceux qui jetèrent les semences de la révolution française dans les grands sillons ouverts au milieu des landes du moyen-âge.

En 1803, il coopéra à l’acte important de médiation qui procura à la Suisse une existence nouvelle et paisible. Nommé avec les sénateurs Barthélemy, Fouché et Demeunier, membre de la commission chargée de conférer avec les cinquante-six députés helvétiques, il fut le rédacteur de l’acte fédéral élaboré dans ces conférences sous l’inspiration du premier consul, et des constitutions cantonales de Berne, de Zurich, de Soleure, de Fribourg et du Valais. Cette organisation, qui rétablissait la primitive souveraineté cantonale détruite sous le directoire, renforçait néanmoins le pouvoir fédéral en lui donnant plus d’unité ; elle consacrait l’égalité helvétique en faisant des anciens pays sujets de Saint-Gall, de Thurgovie, d’Argovie et de Vaud, des cantons indépendans ; et elle rapprochait les diverses parties de la Suisse en abolissant dans son intérieur tous les droits de douane. On y voit les progrès du temps et l’une des idées chères à M. Rœderer.

En 1806, M. Rœderer, envoyé par le sénat à Naples pour complimenter Joseph Bonaparte, fut appelé à réorganiser les finances de ce royaume. Il s’y prit si bien, il changea d’une manière si habile et si équitable le système des contributions de ce pays, il en fonda si solidement le crédit, que les résultats de son passage se sont maintenus jusqu’à ce jour, et que ses établissemens financiers, respectés par les gouvernemens postérieurs, subsistent encore.

Enfin, en 1810, l’empereur lui confia l’administration du grand duché de Berg, qui, placé hors des limites du fisc impérial, permettait à M. Rœderer d’appliquer à l’Allemagne ses principes économiques, sans être gêné ou sans se montrer désobéissant. Cette administration, lui dit l’empereur en la lui remettant, doit être l’école normale des autres états de la confédération du Rhin. M. Rœderer ne demandait pas mieux ; et c’est ainsi qu’après avoir laissé la trace de ses idées dans les institutions de la France, il travailla à rendre heureuse et féconde l’action de la France sur l’Europe, en y introduisant les bienfaits de ses innovations, et en y réparant les désastres de la guerre par les progrès dans l’ordre civil.

L’empereur, qui avait conféré à M. Rœderer le titre de comte et lui avait accordé la sénatorerie de Caen, recourut encore à lui dans des momens difficiles ou des périls pressans. Il l’envoya deux fois en Espagne auprès de son frère le roi Joseph, en 1809, pour faire cesser entre eux une mésintelligence qui pouvait devenir grave, et en 1813 pour préparer Joseph, après la défaite de Vittoria, à céder le commandement des troupes et la conduite de la retraite au maréchal Soult. Cette mission délicate fut suivie d’une autre plus intime encore. Les grands désastres se succédaient ; les pays qui servaient d’avant-postes à l’empire étaient perdus. L’Allemagne entière s’était soulevée ; la Suède marchait d’accord avec la Russie ; Naples négociait avec l’Angleterre ; l’Espagne était évacuée ; après s’être toujours battu en Europe, il fallait se défendre en France et contre tout le monde.

Dans cette dure extrémité, l’empereur essaya de diminuer le nombre de ses ennemis en replaçant Ferdinand VII sur le trône d’Espagne. Pendant que M. de Laforest négociait à Valençay le rétablissement amical de ce prince encore prisonnier, M. Rœderer fut envoyé à Morfontaine où s’était retiré le roi Joseph, pour obtenir de lui une abdication déjà consommée par la défaite. À son retour, et je cite ce fait à cause de sa profonde signification, il trouva l’empereur avec le jeune roi de Rome sur ses genoux. – Eh bien ! lui dit Napoléon, à quoi se décide mon frère ? – Sire, répondit M. Rœderer, le roi Joseph croit toujours que, si votre majesté le veut, elle est assez puissante pour lui conserver son trône d’Espagne. – Il demande, répliqua l’empereur, que je lui conserve son trône d’Espagne ; et cet enfant que voilà, ajouta-t-il en montrant son fils, ne règnera jamais sur la France ! – L’empereur insista, et M. Rœderer réussit.

À la suite de cette négociation, M. Rœderer partit pour Strasbourg, où il devait, en qualité de commissaire impérial, pourvoir à la défense du territoire envahi. Mais tout fut inutile, et l’empire tomba en entier comme l’avait prévu l’empereur. Fidèle jusqu’au bout à Napoléon, M. Rœderer lui prêta de nouveau son assistance dévouée pendant les cent jours. Nommé par lui commissaire impérial dans le midi de la France et membre de la chambre des pairs, il se condamna à la retraite sous la seconde restauration, et il y resta pendant quinze ans.

Ici s’ouvre pour M. Rœderer une nouvelle carrière. Il passa de la vie agitée des affaires à la culture paisible des lettres, et l’homme d’état se fit historien. Ce fut au moment où la restauration ne le jugea point digne de rester membre de l’Institut, et prétendit sans doute en l’excluant de ce grand corps, ajouter à ses autres disgraces celle de l’esprit, que M. Rœderer acquit de nouveaux titres à la renommée littéraire, et se montra écrivain d’un ordre élevé et d’un talent rare.

Les hommes qui ont été long-temps dans les grandes affaires aiment l’étude de l’histoire ; elle les replace dans la société de leurs pareils, continue pour eux les spectacles auxquels ils sont accoutumés et leur redonne par l’imagination une partie de ce qu’ils ont perdu. L’histoire nationale attira surtout M. Rœderer, et il se plongea avec une ardeur passionnée dans les temps qui, par leurs troubles et leurs mutations, ressemblaient le plus aux nôtres. Les querelles des états-généraux en 1483, après la mort de Louis XI, le règne populaire de Louis XII, les dissipations financières et les établissemens monarchiques de François Ier, les guerres du protestantisme et de la ligue, furent l’objet de ses recherches et de ses explications. Il adopta, pour rendre ses impressions qui étaient toujours vives et ses jugemens qui n’étaient pas toujours impartiaux, des formes variées, tantôt celle du drame, quelquefois celle du récit, le plus souvent celle de la dissertation. Dans deux pièces politiques fort spirituelles, sur la recherche du pouvoir sous Charles VI et sur l’enfance de Louis XII, intitulées le Marguillier de Saint-Eustache et le Fouet de nos pères, il s’égaya des travers des hommes au milieu des intrigues de parti et des précautions de cour, et montra les côtés comiques de l’histoire. Dans son drame sur la Saint-Barthélemy, il la présenta sous son aspect tragique, tâchant de rendre les passions, de pénétrer les intérêts, de surprendre les combinaisons qui avaient conduit à cette grande catastrophe. Dans ses importantes et longues considérations sur les règnes de Louis XII et de François Ier, et dans son récit animé des guerres protestantes, il se proposa de faire connaître l’organisation du royaume sous ces deux princes, leur administration, leurs desseins, leur caractère, et il eut peut-être trop l’ambition de donner d’autres causes aux évènemens, d’autres motifs aux partis, et une autre réputation aux acteurs.

M. Rœderer sortait d’une école intellectuelle qui avait de grandes et fortes qualités, mais qui était plus dogmatique qu’historique. Elle tenait trop à ses idées pour entrer dans celles d’autrui. Elle aimait, méprisait, rejetait, approuvait beaucoup plus qu’elle ne comprenait. Aux préventions de son temps M. Rœderer joignait l’amour de la controverse et un certain tour belliqueux dans l’esprit. Au barreau, il avait pris l’habitude d’avoir une cause, pendant la révolution, d’avoir un parti ; dans les matières politiques et économiques, d’avoir un système ; il éprouva le même besoin en histoire. Il lui fallut des cliens et des adversaires ; c’est ce qui se remarque dans son histoire de Louis XII et de François Ier, qui est trop le panégyrique de l’un et l’acte d’accusation de l’autre. Louis XII avait été un prince modéré ; M. Rœderer en fait un prince parfait et va jusqu’à lui accorder l’établissement du système constitutionnel dans toute l’étendue de ses droits et avec la diversité de ses pouvoirs. François Ier avait été un prince déréglé, dissipateur, qui avait rendu son autorité plus pesante parce que sa mission royale avait été plus difficile ; M. Rœderer en fait un vrai tyran et lui conteste jusqu’à ses goûts chevaleresques, son amour des arts, sa protection pour les lettres, et une sorte de grandeur acquise pendant trente ans de lutte contre Charles-Quint. Quant aux guerres protestantes, M. Rœderer voyant des motifs d’intérêt se mêler chez la noblesse à des sentimens religieux, ne les croit entreprises que dans un but aristocratique, et il les transforme en pures guerres d’ambition. Ce qu’il y a de vrai dans cette opinion devient contestable en étant trop exclusif, car il n’est pas possible d’admettre qu’on se soit laissé dépouiller, proscrire, brûler en France pendant trente ans, et qu’on s’y soit battu pendant quarante, au nom de la religion, sans que celle-ci ait été pour rien dans ce qui s’est fait. Les noms que prennent les choses sont les signes certains des passions qu’ont éprouvées les hommes et lorsqu’une époque a été remplie de divisions religieuses, il n’est pas raisonnable de lui attribuer uniquement des impulsions politiques. On ne saurait transporter uniquement son propre temps partout, faire de ses sentimens la règle de l’histoire, et de sa pensée la mesure des siècles Ce haut tribunal d’où l’on plane sur l’étendue des temps, d’où l’on instruit le procès des évènement, d’où l’on pénètre l’intention des hommes, d’où l’on juge la vie des peuples, il faut y monter avec un regard serein, un esprit libre, une conscience ferme. Ce que l’époque où l’on vit a acquis de plus que les autres doit servir à les mieux connaître, et la lumière plus vive du présent est destinée à éclairer toutes les obscurités du passé. Bien comprendre aide d’ailleurs à mieux juger, et la haute intelligence est ce qui se rapproche le plus de la souveraine justice.

Ce n’est pas que M. Rœderer ait manqué de pénétration ; il en avait même trop, et à force d’être spirituel, il lui arrivait d’être paradoxal. Il avait aussi le désir d’être juste, et c’était un goût trop passionné pour le bien qui l’éloignait quelquefois du vrai. Quant au talent, il péchait plutôt par excès que par défaut, discutant avec verve là où il aurait dû exposer avec simplicité, et mettant de l’esprit là où il ne fallait que du simple bon sens. Mais ses travaux historiques furent variés et considérables, ses aperçus ingénieux, ses intentions honnêtes, et ses livres originaux.

M. Rœderer vécut quinze ans dans cette laborieuse retraite qu’il sut honorer et embellir. Il passait une grande partie de l’année à la campagne, entouré de l’affection de sa famille et des empressemens de ses amis, également charmés de la vivacité de ses entretiens et des agrémens de son commerce. Il y préparait ses livres qu’il publiait et donnait ensuite libéralement, et il s’y procurait le plaisir du théâtre en faisant représenter de petites pièces fort amusantes qu’il composait lui-même. C’est au milieu de ces hautes occupations et de ces délassemens que le surprit la révolution de 1830. Le vieux patriote de 89 fut fier de la nouvelle victoire de son pays, heureux de sa liberté, ravi de sa modération. C’est ce moment qu’il choisit pour publier ses deux ouvrages sur l’esprit de la révolution de 1789, et sur les évènemens du 20 juin et du 10 août, qui serviront à faire mieux apprécier les bienfaits et mieux connaître quelques incidens de cette grande époque. M. Rœderer, resté capable et actif, malgré ses soixante-seize ans, ne demeura point enseveli dans sa retraite. Il en fut tiré pour entrer dans la chambre des pairs, où il remplit ses devoirs avec le zèle qu’il mettait à tout et sa distinction ordinaire. Lorsque le gouvernement nouveau, né de la pensée du siècle et ne pouvant dès-lors pas la craindre, rétablit l’Académie des Sciences morales et politiques, que les ombrages de l’empire avaient supprimée, M. Rœderer fut rappelé dans son sein. À part un très petit écrit qui a fait trop de bruit pour le passer sous silence, et qui était une fausse interprétation du système représentatif par un homme qui avait mieux compris la révolution démocratique de 1789 et la révolution dictatoriale de 1800, que la révolution de 1830, destinée à fonder le gouvernement monarchique parlementaire, à part cet écrit, M. Rœderer se livra uniquement aux travaux de la chambre et de l’Académie. Assidu à vos séances, il les animait par ses spirituelles discussions et par ses attrayantes lectures. C’est au milieu de vous qu’il a produit ce livre charmant sur l’influence de la société polie, qui semble avoir été composé avec la finesse d’observation d’une femme et écrit avec l’imagination d’un jeune homme. Dans cet ouvrage d’un mérite si particulier, M. Rœderer a saisi ce qui se succède sans se fixer et se laisse plus deviner qu’atteindre, le mouvement intime de la société. Il a surpris l’action de la conversation sur les mœurs, et du grand monde sur la langue. Il a pénétré dans les couches les plus profondes de cette société qui a produit les merveilles du temps de Louis XIV ; et il a montré où et par les soins de qui a poussé cette fleur de politesse dont le parfum s’est répandu sur tout le grand siècle. Il a fait l’histoire de cet hôtel de Rambouillet, qui, loin d’être une école de pédantisme, fut le modèle suivi du bon goût. Il a cherché comment se forma ce langage précieux qui, employé par les gens d’esprit, ne fut qu’élégant, et qui, exagéré par les sots, devint ridicule. Il a signalé les phases de cette réforme, qui, en donnant plus de mesure et de délicatesse au style, lui laissa moins d’indépendance et d’abandon, et corrigea ce qui lui restait de son vieux désordre et de son ancienne grossièreté, aux dépens de la hardiesse de ses formes et de la naïveté originale de ses expressions. Il a saisi ce qu’il y avait de plus fin et de plus subtil dans ces temps encore plus éloignés de nous par les mœurs que par les années ; et ce vieillard, qui sortait des révolutions et des affaires, semblait avoir vécu dans la société exquise dont il retraçait si vivement les souvenirs, et avoir été un contemporain de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon par la grace de son esprit et le naturel de son talent.

Cette œuvre fut la dernière de M. Rœderer. Bien qu’il fût parvenu à un âge très avancé, il ne paraissait pas être encore au terme de sa carrière. Il conservait toutes ses forces, et il était loin de croire sa fin prochaine. Il disait en plaisantant qu’il n’était pas très sûr qu’on dût mourir, quoiqu’il y eût beaucoup d’exemples contraires à ce doute, mais donnés par des gens qui n’avaient pas su vivre Il se piquait de le savoir, c’est-à-dire d’être sobre et animé, d’entretenir, en l’exerçant sans le forcer, ce principe intérieur de vie qui fait durer le corps sous l’habile direction de l’ame. Toujours de l’action, jamais de l’excès : tel fut le régime au moyen duquel il vécut long-temps et beaucoup. Aussi passa-t-il de cette existence active et régulière au repos éternel tout d’un coup, sans voir ses facultés diminuées, sa volonté affaiblie, son existence décolorée. Il eut jusqu’au bout une vieillesse saine, vigoureuse, riante. La mort, qui l’atteignit tard et en entier, lui épargna, non-seulement ses approches, mais ses douleurs. Le 17 décembre 1835, il se coucha en pleine santé, et dans la nuit il expira sans s’y attendre et presque sans le sentir. M. Rœderer avait quatre-vingt-un ans lorsqu’il fut si subitement enlevé à l’affection de sa famille, au commerce de ses amis et à la culture de la science.

Ainsi s’éteignit cette vie qui s’était mêlée, pendant soixante années, aux grandeurs et vicissitudes de son temps et qui en avait été remplie. M. Rœderer a été remarquable par l’extrême diversité de ses aptitudes, le nombre, la distinction et quelquefois la supériorité de ses œuvres. S’il n’a pas eu le génie qui découvre, il a eu, au plus haut degré, celui qui applique. Économiste plus vigoureux qu’original, historien plus orignal que sûr, il a été un organisateur du premier ordre, comme l’atteste la part qu’il a prise au système de contributions sous la constituante, à l’établissement administratif sous le consulat, à la régénération financière du royaume de Naples et à l’acte constitutif de la Suisse. Dans les temps de violence, humain ; dans le maniement des deniers publics, honnête ; dans l’action, inventif ; dans la retraite, digne ; dans le commerce de la vie, aimable ; il a de plus uni le mérite des idées à la célébrité des actes. À cinquante ans de distance, il a publié le savant ouvrage sur le reculement des barrières, et le livre ingénieux sur la société polie. Il a été l’un des écrivains spirituels de notre temps, et l’un des pères de notre ordre social. À tous ces titres, M. Rœderer a mérité le souvenir reconnaissant de ses contemporains et l’estime de la postérité.


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  1. Cette notice a été lue le 27 décembre à la séance annuelle de l’Académie des Sciences morales et politiques.